Couverture de PHOIR_036

Article de revue

Progrès utile et progrès subtil

Pages 53 à 64

Notes

  • [1]
    Cet article doit beaucoup à un exposé fait à Paris le 9 mai 2011 à l’invitation de Madame Catherine Blondel-Coustaud que je tiens à remercier, ainsi que les auditeurs.
  • [2]
    Voir à ce sujet E. Gombrich, Les idées de progrès et leurs répercussions dans l’art (1971), in L’écologie des images, Paris, Flammarion, 1983, p. 221-291.
  • [3]
    Ibid.

1 – Le paradoxe du progrès

1« Dans le domaine théorique, l’obligation de choisir entre deux positions contrastées peut parfois susciter chez celui qui est interpellé un certain malaise. Ainsi me suis-je vu demander par un éminent philosophe de la technique, il y a une dizaine d’années, si j’étais technophile ou technophobe. La requête m’a paru étrange tant l’alternative était brutale et binaire, alors que ma position oscille entre hésitation, doute, recherche, et autres figures funambulesques encore. Je n’ai pu ni voulu répondre. Mon rapport à la technique est foncièrement ambigu, paradoxal, et sans vouloir universaliser indûment une expérience singulière, il me semble que nos sociétés entretiennent aussi avec leurs instruments et leurs machines des relations qui sont loin d’être claires. Une réflexion sur le progrès est d’emblée une méditation sur nos ambigüités.

2L’histoire de la notion de progrès nous apprend qu’en la matière les plus enthousiastes côtoient les pires sceptiques. Le seul consensus est que le progrès est une notion philosophique importante, c’est-à-dire un de ces avatars de la question philosophique ultime que personne ne peut prononcer. En parlant du progrès, on parle aussi bien de l’inné et de l’acquis, de l’optimisme et du pessimisme, de l’esprit et de la matière, du rapport au temps et à l’histoire, du sens de la destinée humaine. En quelques articulations conceptuelles, le progrès peut être lié aux autres grandes notions. Il est un des fondamentaux de la réflexion.

3Le xix e siècle s’est passionné pour sa défense avec les héritiers des Lumières, hommes de science comme hommes d’esprit, tout autant cependant que pour sa récusation, pleine de mépris chez Baudelaire, pleine d’ennui chez Flaubert. Le progrès marque le xix e siècle d’une fracture.

4Le xx e siècle sera plus étrange encore, car il proscrira petit à petit la notion du discours des philosophes, alors pourtant qu’il verra se réaliser les avancées les plus époustouflantes. Tout semble progresser, sauf la réflexion sur le progrès. L’ambigüité est maximale. Voilà un siècle qui se transforme comme aucun autre, mais qui pourtant ne le conceptualise pas. Il faut dire que cette ambigüité s’enracine dans l’innommable : des logiques parentes ont mené aux techniques les plus meurtrières. L’humanité sait depuis toujours que le même couteau peut être une arme comme un outil. Mais au xx e siècle, elle apprend que ses progrès scientifiques et techniques peuvent devenir facilement une progression dans l’ignoble lorsqu’ils arment le nazisme et le stalinisme. La notion était paradoxale. Elle deviendra tellement pénible qu’elle sera refoulée : nous progressons comme jamais, mais qui utilise encore le mot ? Son étymologie est pourtant simple, presque neutre : « progresser : marcher en avant »… Mais vers où ?

5Les mythes aussi instillent le doute : Prométhée, figure tutélaire de l’humanité qui cherche un salut par l’action, est une victime de l’impossible. Qu’il vole le feu aux dieux, et il sera condamné. Qu’il refuse de le voler, et l’humanité périra, nue dans un monde qui oblige à se protéger. Dans les deux cas, qui gagne perd. Comment ce double bind mythique, qui n’est pas sans analogie avec le châtiment des constructeurs de Babel, n’aurait pas communiqué à l’humanité qui s’en réclame un peu de sa difficulté principielle ? Et nous même quand nous discutons du nucléaire et du clonage, et associons dans la même phrase la nécessité d’un développement et l’inéluctabilité d’une catastrophe, ne nous trouvons-nous pas dans la même configuration problématique que Prométhée ? Les nœuds de l’origine ne sont pas différents des nôtres. Les bénéfices ne peuvent se penser sans sacrifices, les avenirs radieux naissent de mémoires infirmes. Le progrès dit quelque chose du tragique de la condition humaine.

2 – Récusation de trois interprétations

6Nous ne pouvons refouler la notion de progrès : il faut chercher des mots qui résonnent avec ce que nous vivons. Toutefois, la ligne de fracture héritée du xix e siècle entre les enthousiastes et les sceptiques ne semble plus adaptée pour penser le progrès aujourd’hui. Nous sommes au-delà de cette fracture. Nous connaissons du progrès le meilleur et le pire, l’antibiotique et la catastrophe nucléaire. C’est dire que l’enthousiaste et le sceptique peuvent cohabiter chez la même personne. Ceci oblige à penser la notion d’une manière nouvelle. Pour commencer, il me semble qu’il faut se départir de trois interprétations erronées de cette notion : l’interprétation messianique, la compréhension linéaire, la capture par les sciences et les techniques.

a – L’interprétation messianique

7Le progrès a longtemps été pensé avec une majuscule : Progrès est dans ce cas le nom d’une idéologie qui propose pour la suite des temps une série de modifications qui pourront faire rejoindre au monde un état de bonheur. Il est difficile de dire s’il est possible de penser le progrès en le délestant totalement de sa charge idéologique. Mais du moins faut-il essayer de lui enlever cette majuscule, et avec elle ce qu’elle suppose de marche en avant vers un but qui serait un paradis. Le messianisme suppose une interprétation de l’histoire : c’est à la fin des temps qu’une amélioration qualitative de la vie, réalisée dans une parousie, aura lieu. Karl Löwith, dans son livre Histoire et salut a montré comment cette interprétation de l’histoire avait été sécularisée dans la notion moderne de progrès. Or cette interprétation doit être récusée, au motif qu’elle est un savoir qui est toujours préalable, toujours devançant les faits, et en cela très chargé idéologiquement : prédire ce qu’est le Progrès, avec majuscule, suppose d’avoir identifié quel pourrait être le but de l’histoire. Ignorant d’un tel but, et préférant se nourrir des faits pour les orienter vers une amélioration plutôt que de penser un idéal auquel soumettre l’histoire, il me semble qu’il faut opter pour une notion de progrès relative, révisable et pragmatique : un progrès en minuscule.

b – La compréhension linéaire

8La seconde interprétation à récuser concerne elle aussi le soubassement temporel de l’idée de progrès. Ce soubassement est important. Le progrès est né de la sortie du temps cyclique : pour qu’il y ait marche en avant, il ne peut y avoir éternelle répétition des mêmes thèmes. Les sociétés premières, qui ne pensaient pas le temps en termes linéaires, n’imaginaient pas devoir sortir d’un état pour en conquérir un autre, supérieur. Les sociétés modernes, en revanche, le désirent : les améliorations sont devant elles. Peut-être, mais à condition de penser ce « devant elle » de façon nouvelle, sans y voir un horizon lointain qu’il faudrait rejoindre, sans penser non plus le temps comme une échelle linéaire sur laquelle les événements seraient toujours comparables à l’aune d’un moins bien ou d’un mieux. Dans certains domaines, il y a bien sûr linéarité, donc possibilité de comparaison : quiconque regarde la lignée technique des téléphones depuis l’invention de cet instrument y verra une progression en termes de fiabilité, de miniaturisation, d’efficacité, de réactivité, d’autonomie énergétique, etc. A l’intérieur d’une telle lignée, la comparaison peut se faire. Mais pas en dehors : il peut aussi y avoir interruption de lignage, mutation, bifurcation ou passage à une autre epistémé. Les systèmes étant différents, leurs événements s’écrivent sur des lignes brisées, si bien que la comparaison d’un système à un autre devient impossible. Aux progrès linéaires, il faut opposer des progrès multilinéaires, avec bifurcation, changement de paradigme, reformulation.

c – La capture par les sciences et les techniques

9Pour penser le progrès aujourd’hui, il faut enfin extraire la notion de la capture qu’ont opéré sur elle les sciences et les techniques. Non que ces progrès-là ne soient pas à valoriser. Au contraire. Non que ces progrès-là ne soient pas les plus visibles et les plus prégnants. Ils le sont, et si manifestes, si bénéfiques dans de nombreux cas, qu’ils ont fini par devenir le paradigme de tout progrès possible. La capture a eu lieu : les progrès ne peuvent plus être que scientifiques et techniques. Les notions chères au xviii e et xix e siècle de progrès humain, de progrès dans les mœurs, et d’amélioration des conditions de vie, non seulement matérielles mais aussi mentales, ne font plus guère partie du vocabulaire. Il est vrai, encore une fois, que l’apocalypse – au sens étymologique de dévoilement – a eu lieu durant le xx e siècle, ce qui ne veut pas dire qu’elle n’aura plus jamais lieu ; il est exact que parler d’un progrès humain dans le sillage de cette catastrophe était ahurissant. La notion a donc plus ou moins disparu, et les seuls progrès qui demeurèrent furent matériels, c’est-à-dire censément moins politiques et idéologiques. Mais on sait que cette neutralité est impossible : les techniques sont toujours prises dans des politiques. Il est dangereux de laisser l’apanage de la notion aux seules technosciences : c’est leur donner une autonomie injustifiée, puisqu’elles sont des faits humains parmi d’autres. Penser le progrès, c’est refuser cette capture, c’est ouvrir la possibilité d’améliorations plurielles à toutes les sphères de l’activité humaine, et non à celles seulement où les avancées sont les plus spectaculaires.

3 – Pourquoi distinguer progrès utile et progrès subtil ?

a – Progrès par capitalisation et progrès par initiation

10Nous ne pouvons devenir les pourfendeurs qualifiés du progrès, et nous ne pouvons non plus adhérer sans réflexion à chaque avancée. Il faut inventer un nouveau rapport à cette notion. En analysant les raisons de la capture du progrès par les sciences et les techniques, on s’aperçoit que dans ces domaines le progrès est très visible et prégnant car il est matérialisé et capitalisé. De nombreux progrès dans les sciences et les techniques se traduisent par la production de nouveaux instruments, dispositifs ou protocoles. Il y a « concrétisation », comme dit Simondon, matérialisation dans la sphère du concret d’idées qui sont autant d’avancées. Or cette concrétisation est comme une trace des progrès réalisés. Elle peut passer d’un individu à un autre, être transmise entre les pays et entre les générations. Elle fonctionne comme un capital : ceux qui en héritent peuvent s’en servir pour créer de nouvelles activités ou pour travailler à de nouveaux développements. Les stades précédents restent acquis : ils sont fixés dans la matière. Il n’est pas besoin de reparcourir ces stades. Le laser ne doit pas être réinventé chaque fois qu’il entre dans une nouvelle application. Grâce à la concrétisation, les progrès réalisés forment ainsi un capital qui rend l’avancée exponentielle et le développement indubitable. On pourrait aussi parler d’accrétion, et voir le progrès dans la sphère matérielle comme un processus d’accumulation d’éléments inorganiques qui s’agencent chaque fois nouvellement.

11Ce progrès par capitalisation est multilinéaire. Sa logique est technique et scientifique. Lorsque l’on réfléchit en refusant la capture par les sciences et les techniques, on peut se dire que ce progrès-là, s’il est le plus visible, n’est cependant pas le seul. Il existe également un progrès par initiation, dont la logique est circulaire plutôt que linéaire. L’enfant qui apprend à marcher ou à parler commence à zéro. Il a bien sûr de nombreuses structures innées, mais chaque mouvement qu’il apprend, il doit l’exercer en tâtonnant ; chaque mot qu’il prononce, il cherche à l’imiter. Ce progrès-là est une initiation : tous les stades doivent être parcourus. Il n’existe aucun capital qui permettrait d’en faire l’économie. L’humain repart toujours à zéro, et progresse à partir de rien, sans doute parce que symétriquement, à l’autre extrémité de sa vie, il va aussi vers un néant biologique qui dissout ce qu’il a de plus précieux, sa mémoire, parmi les éléments. Malgré le tragique de sa condition, l’humain progresse. Mais ce tragique, qui n’est pas sans une grande beauté à laquelle la modernité a tourné le dos, se traduit par le fait que ce progrès-là se fait par initiation, et qu’en plus il est circulaire. Le temps de la génération est le temps de la mémoire : on expérimente, mais on oublie aussi. Les générations se succèdent. Mais elles ne sont pas, chacune, des « nains sur des épaules de géants », selon l’expression de Bernard de Chartre (xi e siècle) qui a souvent été reprise et qui convient à tous les progrès par capitalisation : les géants, c’est le capital sur lequel s’asseoir pour de nouveaux développements. Dans le domaine du progrès par initiation, chacun est d’abord un nain, puis un géant s’il le peut, avant de passer le relais. Des cycles, plutôt que des flèches.

b – L’utile et le subtil

12Le progrès par capitalisation concerne la sphère de l’utile. Celui par initiation se déploie dans le domaine du « subtil ». Qu’est-ce qui caractérise ce domaine ? Disons qu’il y est d’abord question de perceptions individuelles. Elles peuvent être corporelles. Le parfumeur, par exemple, qui apprend à sentir et qui doit se faire un nez, progresse en créant de nouveaux liens entre son corps, sa mémoire, ses émotions et son environnement. L’apprentissage lui transmet des recettes, des procédés, des balises. Mais pour que cette éducation soit concrète et qu’il finisse par l’incarner, il lui faudra aussi ce « je ne sais quoi » qui est le progrès subtil : une manière de faire résonner ce qu’il a appris avec sa manière d’être, une manière d’équilibrer ses perceptions et ses émotions, une manière de rendre individuel ce qui lui vient d’un apprentissage collectif. La sphère du subtil est celle des détails, des nuances, des petites différences : l’inflexion de la voix pour l’orateur, la manière de faire oublier sa technique pour la danseuse, la façon d’apprendre à voir pour le critique d’art… Le progrès humain se passe dans ces dimensions.

13Le subtil est un savoir du corps, car il concerne les perceptions, mais aussi une agilité mentale, une façon de mettre les événements en relation, une empathie. Lorsqu’il est affectif, le subtil donne le charme. Mais lorsqu’il est pratique, il entre dans la composition des manières d’agir, dans une proportion parfois tellement importante que l’on pourrait se demander s’il ne serait pas une des composantes des ces activités que Freud disait problématiques : enseigner, soigner, gouverner. Dans ces trois domaines des techniques existent, des progrès utiles ont été développés (en médecine surtout, mais aussi dans l’organisation de l’état ou dans la mise en forme du savoir et des structures d’éducation), mais ils restent lettre morte s’ils ne se composent pas avec une dimension fondamentalement individuelle. Avec le subtil, on est toujours dans l’humain, et souvent en deça des mots, dans les manières, les procédés, les feelings, les singularités… Un ensemble assez bizarre et hétéroclite qui est fondamental pour l’étude du progrès, mais qui a été laissé de côté par les théories classiques parce que sa base n’est pas formellement rationalisable, du moins pas globalement. Pourtant, point de progrès humain sans progrès subtil.

c – Y a-t-il progrès en art et en philosophie ?

14En étendant de cette façon le concept de progrès, plutôt qu’en le restreignant aux seules sciences et techniques, on butte inévitablement sur la difficile question du progrès en art et en philosophie. Car s’il est bien des domaines dans lequel aucune lecture historisante et linéaire qui tendrait à y voir un ensemble d’avancées convergentes ne peut être soutenue, c’est bien ceux-là. De Cézanne à Picasso, pas de progrès, mais deux réussites sur des plans différents, sur des modes incomparables. Et d’autre part, quelle maladresse et quelle petitesse de se demander si Bergson constitue un progrès par rapport à Spinoza… Sur base de quels critères comparer ces galaxies ? Et surtout à quoi bon, au service de quelle téléologie de l’histoire de la philosophie ? Il est clair que la notion de progrès est absolument déplacée dans ce domaine.

15Et pourtant, quand Platon évoque l’épisode de la caverne, c’est pour signifier que l’esprit doit chercher une progression vers la lumière. De même toute la Phénoménologie de l’esprit est-elle une odyssée de la conscience qui part du moins et de l’inconscient pour arriver au sommet de la conscience de soi. Et de même, pour prendre un exemple moins épique mais marquant, tout lecteur de Deleuze sait qu’en se répétant les concepts, en les reformulant jusqu’à ce qu’ils deviennent des ritournelles, il progressera dans leur élucidation, sera moins maladroit, peut-être plus juste. Point de progrès en philosophie, donc, si le progrès est vu comme un filtre de lecture de l’histoire de la philosophie. Mais du progrès, presque partout, à l’intérieur des philosophies, dans le combat qu’elles mènent contre l’obscurité, le chaos mental et la bêtise. Un progrès subtil.

16Il en va de même dans cette branche de la philosophie qu’est l’éthique. La lecture de l’article Progrès que Pierre Larousse rédigea vers 1865 pour son Dictionnaire universel en 15 volumes, tout empreint d’optimisme républicain, peut engendrer une sorte de stupeur quand on le voit partager sa conviction que l’état du genre humain s’améliore, que les mœurs se civilisent. Les barbaries dont le xx e siècle a été capable en constituent un démenti cinglant. Et qui dira que nos relations pressées peuvent constituer un progrès par rapport au raffinement d’une cour andalouse, il y a une dix siècles ? Entre des mondes tellement différents, l’esprit ne peut que relativiser, et peut-être « regretter » (mot qui est un antonyme philosophique de « progresser »)… Ce relativisme est à l’origine du refoulement de la notion de progrès. Et à bon droit, d’une certaine manière, car il nous apprend à ne pas être « chronocentrés ». Mais une fois de plus, faut-il en abandonnant le progrès historique, s’interdire de penser qu’à l’intérieur d’une vie le progrès peut vouloir dire quelque chose : une tension vers plus de justice, un essai vers la sincérité… Tout le Traité des vertus de Jankélévitch est le témoignage de cette possibilité d’un progrès qui ne capitalise rien, qui s’avance en se dépouillant. Et ce livre est aussi – comme tous les bons livres – la vie d’un esprit.

17L’art, on l’a dit, est un des lieux de ce progrès subtil. Si l’on considère l’effort de Caravage pour parvenir à concentrer l’attention vers quelques zones éclairées, celui de Cézanne pour atteindre un équilibre entre l’impression et la composition, ou celui de Warhol pour produire des images toujours plus efficaces et monnayables, on peut se dire que ces vies aussi furent marquées par un sens du développement, à cent lieues du progrès utile, par un affinement de leurs perceptions et une maîtrise de leurs moyens.

18Mais est-ce à dire que la notion de progrès ne s’applique pas d’une autre manière encore au domaine artistique ? En réalité, si l’on écoute les artistes et les critiques d’art, on doit admettre que la notion de progrès est très présente dans le discours artistique. Il y a là quelque chose d’étrange. Car à première vue, on serait tenté de penser que chaque œuvre d’art aboutie est parfaite dans son genre, incomparable. Les fresques de Lascaux n’ont pas été surpassées : dès le début, l’art s’est donné dans une plénitude qui empêche d’en faire la prémisse d’une évolution ultérieure. Les petits chevaux et les sombres bisons n’annoncent rien : ils sont.

19Cependant, malgré cette évidence de l’œuvre, le discours sur l’art a souvent emprunté sa logique à celle du progrès. Ce fut le cas à la Renaissance. Si l’on lit, par exemple, la Vie des plus excellents architectes, peintres et sculpteurs italiens de Vasari (1550), on se rend compte qu’à ses yeux, et sans doute aux yeux de nombre de ses contemporains, l’évolution de la peinture italienne de la première et de la seconde Renaissance peut être interprétée comme une progression le long d’une échelle de valeur qui irait de Giotto à Botticelli, en passant par Masaccio, et aboutirait à Raphaël qui, aux yeux de Vasari, constitue une sorte d’optimum : une excellence qui non seulement pousse Vasari à le placer en haut de l’échelle, mais aussi à faire accroire que l’art de ses prédécesseurs tendait secrètement à culminer avec lui et par lui.

20Nombreux sont ceux qui critiquent la conception de l’art défendue par Vasari. Cependant, s’il pouvait ainsi défendre l’idée d’un progrès dans l’histoire de la peinture, c’est parce qu’il en avait une conception instrumentale[2]. L’art, à ses yeux, sert une fin, et c’est parce que cette fin constitue le critère suprême que l’on peut dire que tel artiste s’en approche plus ou moins. Le romantisme a eu raison de cette conception en faisant des arts plastiques un domaine autonome qu’aucune fonction, notamment religieuse, ne pouvait plus instrumentaliser. Baudelaire l’exprima dans ces termes : « Signorelli était-il vraiment le générateur de Michel-Ange ? Est-ce que Pérugin contenait Raphaël ? L’artiste ne relève que de lui-même » [3]. L’art sera désormais incommensurable. Il n’aura plus d’autre but que celui recherché par l’artiste : être soi.

21C’est parce que les productions des artistes italiens de la Renaissance avaient une fonction, et devaient répondre à un cahier de charges, que Vasari pouvait se permettre de leur appliquer la catégorie de progrès. Dès qu’il y a fonction, il y a possibilité d’évaluer la manière de remplir cette fonction. Ceci nous aide peut-être à comprendre les débats actuels. L’art contemporain s’est totalement affranchi de ce rapport au monde fonctionnel, dont l’origine est sacerdotale. Est-ce pour cette raison que ses productions sont souvent évaluées à travers l’image inverse du progrès : le déclin ? La véritable perte que déplorent les critiques de l’art contemporain ne serait-elle pas l’absence d’une fonction qui permettrait de lui donner un sens social intrinsèque, qui aurait beaucoup de valeur que l’évaluation capitaliste de l’art par ce critère extrinsèque qu’est l’argent, comme le montre le cas de Damien Hirst.

22Si tel était le cas, il faudrait en conclure qu’ici encore les catégories de progrès et de déclin servent d’instruments à un discours qui veut légitimer ou délégitimer une pratique sans l’aborder de front. Dire qu’un événement constitue un progrès ou un déclin, c’est souvent le valoriser ou le dévaloriser sans donner de véritables raisons, et surtout en ne se donnant pas la peine de fournir une véritable argumentation. Il est plus facile de dire qu’un événement constitue un déclin, plutôt que de parler directement de son « sens ». La convocation d’une prétendue « philosophie de l’histoire » a également souvent plus de force persuasive. Cependant, on sait qu’une philosophie de l’histoire est par nature orientée par une téléologie sous-jacente, et à ce titre toujours partisane. Plutôt donc que de parler de progrès et de déclin dans le domaine de l’histoire de l’art, il semble préférable de se placer sur le registre du sens et du non-sens.

4 – Quelles relations entre les différents progrès ?

23La question n’est pas de savoir s’il faut être technophile ou technophobe. Cette alternative est un piège. Reformuler en termes de progrès utile et de progrès subtil, avec chacun leurs logiques et leurs modes de développement, l’alternative se mue en une interrogation sur les modes de relation. Il ne peut en effet s’agir de devoir choisir l’un plutôt que l’autre, ou l’un au lieu de l’autre. L’utile et le subtil constituent deux dimensions humaines fondamentales, comme l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse de Pascal ou l’intelligence et l’intuition de Bergson. Le progrès s’alimente à ces deux sources. Plutôt que de les opposer, il s’agit de se demander comment les mettre en relation.

24La vision aristocratique a longtemps prévalu. Le subtil était pour les cours et les palais, dans la musique, les arts et la politique, tandis que l’utile était tenu de rester discretement au rang des intendances. C’est cet « aristocratisme » que Simondon reproche explicitement à Bergson en l’accusant d’avoir fait de l’intuition, domaine du subtil, la pointe des facultés humaines, tout en caricaturant grossièrement l’intelligence. Elle n’est pas uniquement cette faculté des formes, comme si les spécialistes de la matière étaient réduits à construire et déconstruire un mécano géant. Et d’ailleurs, ajoute encore Simondon, ces physiciens, chimistes, biologistes et techniciens chevronnés, connaissent aussi des moments inouïs de sympathie avec la matière et l’organisation de l’univers. Un astrophysicien reclu dans les montagnes du Chili depuis des années pour dénombrer les galaxies, n’est pas seulement un homme intelligent : il explore aussi toute la finesse de ce que Bergson appelait l’intuition, et par son télescope et ses équations, entretient avec le cosmos des relations d’une richesse qui n’ont pas à pâlir de la comparaison avec certains plasticiens ou artistes contemporains.

25Telle était en substance la critique simondonienne de l’aristocratisme bergsonien. Simondon avait ses raisons, dans les années soixante, de revaloriser le monde de l’utile, encore cantonné dans l’intendance. Le cours des choses lui a donné raison, avec tant de poids que la situation s’est inversée et que le centre de gravité de la relation s’est déplacé : l’utile domine, gouverne, commande. C’est là que réside aujourd’hui le progrès. Le subtil, dont les codes sont inassimilables par la raison instrumentale, doit justifier son existence.

26D’un déséquilibre à l’autre, l’humanité « aime le drame » comme l’écrivait Bergson dans un de ces derniers textes, un de ses plus beaux et de ses plus puissants, un texte qui peut se lire comme une profonde méditation sur le progrès dans laquelle il cherche un mode de relation nouveau entre deux dimensions qui, lorsqu’elles sont frénétiquement cultivées, ne peuvent qu’appauvrir l’humain, le décentrer. C’est en effet dans les pages consacrées à « Mécanique et mystique », à la fin des Deux sources de la morale et de la religion (1932), qu’il montre comment la frénésie industrielle, qui allait déboucher sur une guerre dont il ne doutait pas de l’inéluctabilité, faisait suite à une autre frénésie, mystique celle-là, fureur religieuse et ascétique qui avait façonné les mentalités médiévales. Pour Bergson, l’histoire européenne n’est pas celle d’un progrès, mais d’une double frénésie, dont chacun des mouvements de balancier, étant opposé à l’autre, semble annuler celui qui lui fait face. Mais ce n’est là qu’une apparence. Car la force inouïe du texte, son optimisme aussi malgré la guerre qui arrive, est de penser que malgré ces mouvements contraires qui semblent s’annuler, l’humanité avance dans une sorte de mouvement en spirale qui se nourrit de la succession des contraires. La logique historique de ce texte – qu’il faudrait dessiner – est que la résultante du combat entre les frénésies n’est pas négative, mais positive, parce que chaque pôle garde de l’autre ce qui y est transposable.

27Ce mode de relation entre mécanique et mystique, ou entre l’utile et le subtil, est celui qui fait le plus droit à l’autonomie de chacune des logiques ainsi qu’à leur complémentarité non dialectique. Il fallait la lucidité bergsonienne, à la fin de sa vie, pour le concevoir. Il me semble qu’il contient un modèle de pensée, pour nous qui voulons sortir de l’âge des extrêmes, pour nous qui vivons dans un monde où la multiplicités des stimuli et des façons de vivre, interdit de plus en plus d’accorder du crédit aux mouvements qui cultivent de façon frénétique, parfois fanatique, une seule dimension de développement. Le modèle bergsonien du progrès apporte dans ce cas une bonne réponse car il est pluraliste : les tendances contraires coexistent. Mais pour nous qui désirons aussi ne pas brader nos singularités et nos progrès dans une sorte de moyenne entre tous les mouvements contraires, qui ne seraient plus représentés que par leur plus petit commun dénominateur, le modèle bergsonien apporte aussi une garantie : la conscience que le déséquilibre est nécessaire à la recherche d’un équilibre mobile. Sans ce déséquilibre, et parfois cette frénésie dans l’utile ou le subtil, l’humain ne s’excentre pas suffisamment du sens commun, et ne se mettant pas en risque, n’invente plus. Or le progrès ne se nourrit que d’invention, d’imprévisible. C’est pourquoi il faut le penser comme un processus, et l’accompagner avec une éthique concrète, et non avec une idéologie.


Date de mise en ligne : 17/04/2012

https://doi.org/10.3917/phoir.036.0053

Notes

  • [1]
    Cet article doit beaucoup à un exposé fait à Paris le 9 mai 2011 à l’invitation de Madame Catherine Blondel-Coustaud que je tiens à remercier, ainsi que les auditeurs.
  • [2]
    Voir à ce sujet E. Gombrich, Les idées de progrès et leurs répercussions dans l’art (1971), in L’écologie des images, Paris, Flammarion, 1983, p. 221-291.
  • [3]
    Ibid.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.9.173

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions