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Article de revue

La notion de progrès scientifique et ses problèmes épistémologiques

Pages 39 à 64

Notes

  • [*]
    Article traduit de l’Espagnol par l’auteur.
  • [2]
    Cf. Th. S. Kuhn, « Theory-Change as Structure-Change », Erkenntnis, 10, 1976, p. 191.
  • [3]
    Cf. P.K. Feyerabend, « Changing Patterns of Reconstruction », British Journal for the Philosophy of Science, 28, 1977, p. 365.
  • [4]
    Cf. J.D. Sneed, The Logical Structure of Mathematical Physics, Dordrecht, Reidel, 1971, 2e éd. 1978, et W. Stegmüller, Theorienstrukturen und Theoriendynamik, Berlin-Heidelberg, Springer, 1973.
  • [5]
    On trouvera une introduction informelle et récente à cette conception en français dans mon livre La philosophie des sciences. L’invention d’une discipline, Paris, Éditions de la rue d’Ulm, 2006.
English version

Introduction

1La notion de progrès scientifique peut apparaître, aux yeux de la communauté scientifique et de l’opinion publique en général, comme une notion assez banale. En effet, chacun croit savoir ce qu’il faut entendre par là, et il semble clair à tous qu’il y a eu des énormes progrès scientifiques depuis quelques siècles – au moins dans la culture occidentale. Jusqu’au milieu des années 1960, l’idée de progrès scientifique apparaissait aussi à la grande majorité des épistémologues, si non tout à fait banale, au moins peu problématique du point de vue de sa réalisation factuelle. On pouvait peut-être discuter sur la question de savoir quelle était la meilleure méthode pour consolider ce progrès, mais la réalité du progrès elle-même n’était pas mise en cause. Personne ne doutait qu’il y avait eu un grand progrès des sciences depuis l’Antiquité, que l’Humanité dans son ensemble était parvenue à savoir toujours plus de choses sur toujours plus d’aspects de la réalité, et à les savoir de manière toujours plus précise et toujours plus fondée. On voyait la tâche des philosophes des sciences non dans un questionnement quelconque de l’idée de progrès scientifique en elle-même, mais plutôt dans l’établissement et l’analyse des normes ou règles implicites dans ce type de processus. Ce fut la tâche entreprise par des courants tels que l’empirisme classique, l’inductivisme, le déductivisme, l’opérationalisme, etc.

2À partir de la parution de l’essai de Thomas Kuhn, La Structure des Révolutions Scientifiques, en 1962, le ton de la discussion autour de la notion de progrès scientifique parmi les épistémologues, les historiens et les sociologues des sciences, changea radicalement. Bien que Kuhn lui-même refusait une interprétation trop radicale de ses thèses, si on prenait son interprétation de l’histoire des sciences au sérieux, il semblait que la conséquence inéluctable était qu’aucune réalité objective ne correspondait à l’idée de progrès scientifique en elle-même : elle serait le résultat de l’effort pour réécrire constamment l’histoire de la propre discipline de la part des propres scientifiques concernés, pour en donner une vision héroïque mais complètement faussée – un peu comme les fonctionnaires du fameux « Ministère de la Vérité » conçu par Orwell dans son roman 1984.

3Cet aperçu sceptique du progrès scientifique fut encore radicalisé par les écrits quelque peu postérieurs de Paul Feyerabend ; d’abord dans Against Method, de 1975, ensuite par des pamphlets complètement « anarchistes », qui firent les délices de tous ceux qui avaient toujours pensé qu’il y avait quelque chose de pourri dans la science moderne, et surtout dans les efforts des épistémologues pour justifier une conception rationnelle de l’entreprise scientifique. Pour être justes, les pamphlets au vitriol de Feyerabend avaient leurs sources plus académiques dans ses essais sur le problème de la réduction de théories scientifiques, ou il questionnait le bien fondé de l’idée positiviste d’un progrès scientifique lié à une réduction successive de théories moins avancées à celles plus avancées.

4Les travaux de Kuhn et de Feyerabend ont eu une influence très considérable sur les discussions autour de la nature du développement des sciences. D’autres auteurs ont suivi et accentué encore plus leur vision sceptique sur le prétendu progrès des connaissances scientifiques, parmi eux quelques philosophes inspirés par le dernier Wittgenstein, les constructivistes sociaux, les ethnométhodologues, les sociologues de l’École d’Edinburgh, et des philosophes qualifiés de « postmodernes » comme Richard Rorty, et beaucoup d’autres. Pour eux tous, il n’y a pas de critères objectifs et universels pour décider si une discipline particulière ou la science en général font des progrès ou non. Pour abréger, nous pouvons classifier tous ces auteurs de « relativistes épistémiques », ou tout simplement de « relativistes », puisque leur thèse commune est, en dernière analyse, qu’il n’y a pas des critères universels pour évaluer la connaissance scientifique. Tout au plus, on pourrait parler de progrès à l’intérieur d’un paradigme déterminé, pour employer la terminologie de Kuhn, mais non d’un progrès scientifique global fondé sur la comparaison de paradigmes différents et concurrents. Dès lors, une notion authentique et générale de progrès scientifique devient dépourvue de sens.

5Aujourd’hui, le relativisme épistémique est assez populaire dans les milieux de la sociologie et l’historiographie des sciences, et dans quelque mesure aussi dans la philosophie des sciences contemporaines. Il ne l’est pas du tout, cependant, ni dans la plupart des professionnels des sciences, même des sciences sociales, ni parmi les philosophes qui, d’une façon générale, on peut qualifier de « réalistes », ni encore dans ce qu’on peut appeler le « sens commun » des gens moyennement cultivés de notre époque. Pour tous ces gens-là, que nous pouvons appeler des « progressistes épistémiques », ou simplement des « progressistes », l’idée qu’on ne peut pas parler d’un progrès général de nos connaissances depuis le Néolithique est tout simplement une boutade de quelques intellectuels snobs, qui ne faut pas prendre au sérieux.

6Voici donc les termes du grand débat dans l’épistémologie contemporaine entre progressistes et relativistes : pour les premiers, il est évident qu’il y a eu un progrès général et authentique des connaissances scientifiques, et il est absurde de le vouloir questionner ; par contre, pour les relativistes, cette idée générale de progrès scientifique en tant que réalité objective est une grande illusion, qui ne résisterait pas à l’analyse. Bien que, dans ce contexte, j’appartienne moi-même plutôt au camp « progressiste », il me semble qu’il ne faut pas banaliser la position relativiste. Même si elle résultait au bout de compte insoutenable, et même si beaucoup des thèses des relativistes tiennent effectivement plutôt de la « provocation » que d’un raisonnement bien fondé, elles contiennent aussi un noyau dur de réflexions qu’il faut examiner sérieusement puisqu’elles signalent des aspects vraiment problématiques de l’idée courante du progrès scientifique, et en plus des questions profondes de l’épistémologie et de la sémantique des sciences. Je me propose, donc, d’abord de considérer les aspects que je considère vraiment problématiques de la notion de progrès scientifique, pour voir ensuite si on peut introduire une nouvelle version de cette notion qui soit philosophiquement plus acceptable. Cependant, il convient auparavant de faire quelques précisions conceptuelles pour avoir une idée la plus adéquate possible des termes du problème.

1 – Remarques conceptuelles

7La première remarque que nous voulons faire est que la question du progrès scientifique doit être posée de manière indépendante de la question du progrès moral. Pour une raison quelconque, on pourrait éventuellement arriver à la conclusion que la science, telle que nous la connaissons aujourd’hui, est une chose mauvaise. Le progrès scientifique pourrait aller de pair avec la régression morale. Pour le dire d’une façon encore plus générale, même si nous sommes convaincus qu’il y a eu du progrès scientifique authentique, cela n’implique logiquement rien sur la question de savoir s’il y a eu un « progrès pour la civilisation humaine » – à moins que nous soyons prêts à identifier la civilisation avec la science (ce que je suis loin de proposer). La question qui nous occupe ici est de savoir si on peut parler de progrès scientifique, non de savoir si celui-ci est bon ou mauvais pour l’Humanité.

8Nous voudrions faire une seconde remarque, de nature plutôt formelle. Quand on se demande s’il y a eu des progrès dans un domaine quelconque de la culture, il faut comparer les éléments dudit domaine dans une perspective historique et les comparer par rapport à quelques critères d’ordre. Plus exactement, et pour employer la terminologie de la logique formelle, nous avons ici deux relations d’ordre, qui doivent être mises en parallèle : une relation d’ordre temporelle, qu’on exprime en disant que l’élément A précède l’élément B, et une relation d’ordre évaluative, qu’on exprime en postulant que l’élément B est meilleur que l’élément A. On a une vision « progressiste » du domaine en question quand on est convaincu que les deux relations d’ordre constituent, au moins globalement considérées, un parcours en parallèle. Naturellement, pour vérifier si ce parallélisme est vraiment donné, il faut avoir des critères opérationnels pour établir la relation d’ordre. Il peut s’agir du concours de plusieurs critères à la fois. Donnons un exemple de cette situation, qui n’a rien à voir avec la question du progrès scientifique. Supposons que je commence à apprendre une langue étrangère et qu’après quelque temps, je me demande si j’ai fait des progrès, c’est-à-dire, si mes connaissances de cette langue sont devenues meilleures qu’avant. Il y a plusieurs critères différents que je peux appliquer pour décider cette question. Par exemple, je peux me demander si je connais un nombre plus grand de mots de la langue étrangère qu’avant, mais je peux me demander aussi si je comprends mieux qu’avant ce que les usagers natifs de cette langue disent, ou bien encore je peux me demander si je construis les phrases de cette langue d’une manière grammaticalement plus correcte qu’avant, etc. Tous ces critères différents ne sont pas nécessairement corrélés d’une manière simple. Par exemple, je peux constater que je connais beaucoup plus de mots de la langue étrangère qu’avant, mais que mes constructions grammaticales restent aussi mauvaises. Le progrès authentique doit être conçu comme une tendance globale, où tous les critères pertinents sont impliqués à un certain degré. Si je me vante de connaître dix fois plus de mots de la langue étrangère qu’avant, mais je suis encore complètement incapable de les mettre ensemble pour construire une seule phrase correcte, alors personne ne prendra sérieusement mes prétendus progrès. Cette situation ne représenterait pas un progrès authentique de mes connaissances linguistiques. Retenons cet exemple comme analogie pour ce qui est en question sur le sujet du progrès scientifique.

9Troisième remarque générale. Le progrès dans un domaine quelconque peut être stimulé par des capacités acquises dans un domaine complètement différent. Cependant, ce rapport n’implique pas que si je fais des progrès dans le premier domaine, je dois aussi nécessairement faire des progrès dans le deuxième, qui est à la base du premier. Par exemple, je peux faire des grands progrès dans l’apprentissage d’une langue étrangère grâce à ma mémoire prodigieuse ; mais ma mémoire elle-même ne devient pas nécessairement meilleure par là : même si je fais des grands progrès dans l’apprentissage linguistique, ma mémoire peut rester stable ou même devenir pire avec le temps. En tout cas, même si mes progrès linguistiques dépendent de ma mémoire, la question de savoir si cette dernière fait aussi des progrès ou non est complètement dépourvue de signification pour vérifier mes progrès d’apprentissage linguistique.

10Nous disposons maintenant d’un cadre formel pour poser la question du progrès scientifique dans des termes plus précis. Elle revient à se demander si, dans le cas du développement scientifique, nous disposons de critères opérationnels acceptables pour établir une relation d’ordre évaluative des acquis scientifiques en parallèle avec la relation d’ordre du temps historique. Pour bien comprendre quel est l’enjeu ici, il peut être révélateur de faire des comparaisons avec d’autres domaines de la culture humaine, où la présence ou l’absence de critères acceptables d’ordre évaluative est indiscutable. Il y a un certain nombre de processus culturels où le constat d’un progrès global et authentique ne peut pas être mis en doute sérieusement. L’exemple le plus évident est tout ce qui relève de la technologie. Si nous comparons, par exemple, les procédures de transport inventées au cours de l’histoire, et acceptons la vitesse et le confort comme des critères pour la relation d’ordre évaluative, alors on ne peut pas douter sérieusement qu’il y a eu un progrès authentique depuis le Néolithique jusqu’à l’ère du Jumbo jet. Dans ce cas, une position relativiste représenterait vraiment une frivolité ridicule. Un autre exemple presqu’aussi évident est celui de la médecine, ou plus exactement, de la thérapie médicale – qui en quelque sorte peut être conçue aussi comme une forme de technologie. Prétendre qu’il n’y a pas de critères objectifs pour évaluer la pénicilline comme plus efficace que les méthodes de Galène pour guérir, ne revête aucun intérêt ; ce serait au mieux une blague d’un goût douteux. Il suffit de jeter un coup d’œil aux statistiques démographiques. (Cela dit, je remarque en passant, encore une fois, que cette constatation banale sur le progrès thérapeutique n’a, en elle-même, aucune implication de nature éthique : nous ne constatons pas que le progrès thérapeutique ou, plus généralement, technologique, implique un progrès moral ou de civilisation ; nous pourrions arriver, pour d’autres raisons, à la conclusion que le progrès thérapeutique équivaut à une régression du point de vue éthique, par exemple parce que nous considérons que c’est une mauvaise chose qu’un nombre aussi grand de gens vivent aussi longtemps. Cependant, je répète, nous ne discutons pas ici le progrès de l’Humanité en général, mais le progrès dans un domaine spécifique.) Nous constatons, donc, qu’il y a des domaines spécifiques de la culture humaine, où l’idée d’un progrès général établi au moyen de critères objectivement applicables est indubitable.

11De l’autre coté, il y a aussi des domaines culturels où il est manifeste aussi que la notion d’un progrès objectivement valable est très problématique si non clairement inapplicable. Prenons le cas de la religion. Il y a eu sans doute une succession de systèmes religieux dans plusieurs parties du monde au cours de l’histoire. Mais la question ici n’est pas de savoir si, dans cette succession, on peut constater des progrès authentiques, mais plutôt de savoir si le concept de progrès en soi-même est applicable ici. À partir du viie siècle, par exemple, une grande partie de ce que Ferdinand Braudel décrit comme la « civilisation méditerranéenne » remplaça le paradigme du christianisme par celui de l’Islam. Est-ce que cela fut un progrès ? Pour le musulman, la réponse est évidemment positive, mais pour le chrétien ce processus représenta une régression terrible, tandis que l’agnostique peut regarder la controverse en se haussant d’épaules. Qui a raison ? Chacun et personne, naturellement. La seule réponse valable à la question : « Pourquoi croyez-vous que la conversion de millions de chrétiens à l’Islam fut un progrès ? » revient à : « Parce que je suis musulman ». Nous ne disposons pas de critères indépendants pour évaluer le passage du Christianisme à l’Islam comme une « amélioration » ou bien comme une « détérioration ». L’argumentation sur ce point devient circulaire, ce qui revient à constater qu’une notion objective et universelle de progrès est inapplicable ici.

12Un autre cas de cette nature nous vient de la production artistique. Sans doute, nous pouvons comparer des ouvrages artistiques différents procédant de la même école et nous pouvons peut-être atteindre la conclusion qu’il a eu là un progrès ou une régression – du point de vue des standards établis par cette école. Mais quel serait le sens à vouloir établir qu’il y a eu un progrès objectif dans le passage, par exemple, de la peinture figurative à l’art abstrait ? Dans quel sens pouvons-nous dire que les meilleures peintures de Kandinsky sont meilleures que les meilleures peintures de Manet ? Nous ne pouvons établir ici aucune relation d’ordre évaluative fondée sur des critères universellement valables.

13Par conséquent, bien qu’il y ait des exemples clairs de progrès culturels où un progrès authentique est indubitable au cours de l’histoire, nous constatons qu’il y a aussi des processus culturels importants, tels que la religion ou l’art, où le relativiste a raison et l’idée d’un progrès objectivement vérifiable manque de sens. Or, on peut reformuler la question qui nous occupe ici comme celle de déterminer si le développement des sciences est de la même nature que celui du premier groupe ou bien s’il appartient plutôt au deuxième groupe. Bref, est-ce que la science se développe comme la technologie et la thérapie, ou bien plutôt comme l’art et la religion ? Pour les auteurs que nous avons appelé des « progressistes », la réponse est claire : la science est comme la technologie et la thérapie, et non comme l’art ou la religion ; ce qui plus est, la plupart des progressistes irait même jusqu’à défendre l’idée que la science, la technologie et la thérapie constituent une seule unité intellectuelle – justement ce qu’on pourrait décrire comme « l’esprit scientifique moderne », et il est seulement par rapport à cette unité qu’on peut appliquer l’idée d’un progrès authentique. Par contre, pour les relativistes, la succession de théories ou paradigmes scientifiques au cours de l’histoire ressemble plutôt à une séquence de systèmes religieux ou de styles artistiques. Qui a raison ? Quels sont les arguments qu’on peut offrir pour l’une ou l’autre des thèses ?

14Pour fonder épistémologiquement leur conception du développement des sciences, Kuhn et Feyerabend introduisent presqu’au même temps et indépendamment l’un de l’autre la notion d’incommensurabilité entre paradigmes ou théories scientifiques qui se succèdent dans le temps historique. Lorsque, dans une discipline quelconque, deux paradigmes sont en concurrence, ils sont souvent « incommensurables » dans le sens que nous ne disposons pas d’un critère extérieur objectivement valable pour décider lequel des deux paradigmes est « le mieux », c’est-à-dire, le plus adéquat à la réalité, puisque chaque paradigme construit pour ainsi dire son « propre monde » et applique ses propres méthodes de recherche scientifique pour valider les hypothèses scientifiques. La conséquence naturelle de cette situation est qu’il devient très difficile, voir impossible de parler de progrès objectif quand la communauté scientifique abandonne un paradigme pour le remplacer par un autre. Le changement de paradigmes scientifiques serait plutôt semblable au changement de modes esthétiques, par exemple, où il serait certainement assez ridicule de vouloir y voir un progrès dans un sens objectif et universellement valable. Cette « thèse d’incommensurabilité », comme elle a été nommée, représente le défi le plus sérieux à l’idée de progrès scientifique, et c’est elle qui est, en fait, le sujet central de nos réflexions ici. Cependant, nous devons auparavant dire un mot de certains arguments utilisés en faveur du progressisme épistémique.

2 – Quelques arguments (mauvais) en faveur du progressisme épistémique

15Un premier argument anti-relativiste des progressistes peut être décrit comme étant un « argument technologique ». Il est vraisemblablement le premier argument qui vient à l’esprit pour tenter de contrer l’attaque relativiste à l’idée de progrès scientifique. On signalera que la technologie (en y incluant la « technologie » thérapeutique) est inséparable de la science ; or, nous avons déjà constaté que le progrès technologique est indéniable ; ergo, dira-t-on, le progrès scientifique lui-même est aussi indéniable.

16Or, cet argument a deux défauts : il part d’une prémisse empiriquement fausse et il commet la sorte de sophisme connue comme un non-sequitur. D’abord, il est tout simplement faux de présupposer que la technologie est inséparable de la science. Il y un grand nombre d’exemples réels, non seulement dans l’Antiquité mais aussi dans les temps modernes, de développements technologiques indépendants d’un développement scientifique contemporain ou précédent quelconque ; du même qu’il a eu aussi beaucoup de développements scientifiques qui n’ont eu, du moins jusqu’au présent, aucune signification technologique. Bref, le développement scientifique en soi n’est ni condition nécessaire ni suffisante du progrès technologique. Pour citer seulement deux exemples notoires dans l’un et l’autre sens : l’invention de la machine à vapeur ne doit rien à la thermodynamique, qui serait la discipline scientifique pertinente, puisque cette discipline a été conçue cent ans après l’invention de la machine à vapeur ; de l’autre coté, le développement de la théorie générale de la relativité ne présupposa ni impliqua aucune invention technologique. Mise à part la fausseté de la prémisse historique de l’argument, celui-ci commet en plus un non-sequitur : en effet, même si l’hypothèse selon laquelle la plupart des innovations technologiques présupposent des nouveaux développements scientifiques s’avérait correcte, il ne s’ensuit pas de là que, si nous avons un progrès authentique dans le cas technologique, nous devons aussi avoir un progrès authentique dans le cas scientifique qui l’accompagne, puisque ce dernier devrait être conçu comme un progrès dans nos connaissances du monde, et non comme un progrès dans la construction de nouvelles machines. L’exemple de l’apprentissage d’une langue étrangère que nous avons considéré plus haut nous donne la clé pour comprendre la nature de ce genre de non-sequitur : même si mes progrès dans l’apprentissage de la langue présupposent mes capacités de mémoire, cela n’implique pas que ma mémoire elle-même fait des progrès. Résumons la critique de ce premier argument progressiste : nous pouvons concéder qu’un certain nombre d’innovations technologiques ont présupposé historiquement la présence de quelques théories scientifiques (même si cette dépendance semble avoir été beaucoup exagérée et n’est certainement pas valable comme condition universelle) ; mais, en tout cas, ces innovations technologiques n’ont pas présupposé des progrès spécifiquement scientifiques. Ceci n’équivaut pas à nier qu’une fois nous aurions un concept valable et indépendant de progrès scientifique, il est très vraisemblable qu’il y ait des rapports intéressants entre ce genre de progrès et le progrès technologique. Je reviendrai sur ce point plus tard. Mais d’abord il faut concevoir une notion de progrès scientifique qui soit indépendante de la question technologique.

17On trouve un deuxième argument en faveur de l’existence réelle du progrès scientifique dans la littérature des philosophes qu’on appelle couramment « des réalistes scientifiques ». C’est l’argument du succès explicatif : le but principal de la science, nous disent ces philosophes, c’est d’expliquer les phénomènes que nous constatons dans notre expérience ; or, il y a eu une augmentation constante de nos capacités d’expliquer les phénomènes au cours de l’histoire grâce à des théories scientifiques successives ; ergo, il y a eu du progrès strictement scientifique.

18Cet argument commet aussi une faute logique bien connue, à savoir une petitio principii : il présuppose tout simplement que ce qui est admis comme une bonne explication des phénomènes du point de vue d’une nouvelle théorie scientifique aurait été considéré comme une bonne explication du point de vue d’une autre théorie précédente. Kuhn, Feyerabend et les autres tenants du relativisme soulignent justement que cette présupposition en général n’est pas tenable. Par exemple, Aristote se serait sans doute montré en profond désaccord avec la manière dont Newton a expliqué la chute de la fameuse pomme de l’arbre – avec toutes ses idéalisations brutales, sa négligence d’un grand nombre de circonstances empiriques, ses trucs mathématiques, etc., qui sont caractéristiques de la mécanique newtonienne. Les relativistes nous feront remarquer qu’on peut comparer les succès explicatifs de théories différentes seulement dans le cas où celles-ci appartiennent à la même tradition scientifique, à la même « matrice disciplinaire » (comme dirait Kuhn). Ceci est analogue à la comparaison des valeurs esthétiques de peintures différentes de la même école. Cela a un sens, sans doute, mais on ne peut pas dériver de là une idée universelle de progrès.

3 – Le problème incontournable de l’incommensurabilité

19Les arguments progressistes que nous venons d’examiner sont parmi les plus populaires pour démontrer la réalité du progrès scientifique. Mais nous venons de constater qu’ils ne sont pas des arguments vraiment convaincants. Ils ne sont logiquement et historiquement pas si solides pour qu’ils puissent réfuter le relativiste qui nie le progrès scientifique. À cela s’ajoute une difficulté majeure : si les analyses historico-épistémologiques de Kuhn, Feyerabend et leurs disciples sont valables, alors le parcours historique des sciences manifeste assez souvent le phénomène de l’incommensurabilité entre théories ou paradigmes successifs ; et s’il y a de l’incommensurabilité, il semble invraisemblable qu’il puisse y avoir un progrès scientifique général et authentique.

20Après la publication par Kuhn et Feyerabend de leur thèse de l’incommensurabilité, on a écrit des milliers de pages sur ce sujet, et des nombreux critiques se sont exprimés contre l’usage trop peu précis ou trop métaphorique de ce terme par ces auteurs. Il a été signalé aussi que Kuhn et Feyerabend ont exagéré beaucoup la portée du phénomène de l’incommensurabilité en ce qui concerne la possibilité de comparaison de théories rivales. Je partage beaucoup de ces critiques. Cependant, je crois aussi qu’il y a un noyau valable dans la thèse de l’incommensurabilité, c’est-à-dire, que Kuhn et Feyerabend ont signalé (sans doute d’une façon peu exacte et trop polémique) un problème réel et profond si nous voulons comprendre les aspects sémantiques et épistémologiques du développement des sciences. Ce problème doit être pris au sérieux par les progressistes, puisqu’il met en cause une manière trop naïve, et en fait déformée, de concevoir le progrès scientifique. Je crois qu’on peut accepter ce noyau rationnel de la thèse de l’incommensurabilité, le reconstruire de manière précise et, au même temps, montrer qu’il est compatible, non avec l’idée naïve du progrès scientifique, à savoir, l’idée d’un processus de connaissance de toujours plus de choses toujours mieux connues, mais avec une idée plus prudente, et aussi plus vraisemblable du progrès scientifique en général. En un mot, je me propose de montrer que l’incommensurabilité (dans une interprétation vraisemblable) n’exclut pas le progrès scientifique authentique (dans une autre interprétation vraisemblable).

21La thèse de l’incommensurabilité, au moins dans sa version kuhnienne, a été interprétée couramment dans le sens que les changements de paradigme que Kuhn et d’autres ont appelé « des révolutions scientifiques », représentent de coupures si profondes dans le développement d’une discipline scientifique que la communication rationnelle dans la communauté scientifique entre les partisans de deux paradigmes rivaux devient impossible ; dès lors, on assisterait à des phénomènes socio-psychologiques troublants où la propagande, la coercition, l le conflit des générations, etc., substituent l’analyse et l’argumentation rationnelle. Cependant, je ne considère pas que ce qui importe vraiment, dans la thèse de l’incommensurabilité, soient ces phénomènes socio-psychologiques – du moins du point de vue strictement épistémologique. On doit prendre la partie la plus significative de cette thèse plutôt comme une sorte de « métathéorie » de la science. C’est-à-dire, c’est une théorie sur la structure conceptuelle des paradigmes scientifiques et de leur développement, une théorie qui applique ce qu’on pourrait décrire comme un « argument abductif » pour expliquer les phénomènes historiques que nous appelons « des révolutions scientifiques », avec ses coupures méthodologiques et les phénomènes socio-psychologiques concomitants. C’est-à-dire, si nous admettons la thèse de l’incommensurabilité en tant que théorie épistémologique, alors les phénomènes en question deviennent plus compréhensibles. Plus particulièrement, on peut comprendre alors pourquoi, dans ces périodes critiques du développement des sciences, la communication entre les scientifiques semble devenir impraticable et la capacité d’analyse et d’argumentation rationnelle deviennent radicalement réduite.

22Le noyau métathéorique explicatif de la thèse de l’incommensurabi1ité consiste dans ce que Feyerabend et d’autres auteurs ont défini comme la divergence radicale de sens (« radical meaning variance ») : pendant une période de crise scientifique, le sens des concepts centraux des théories en concurrence diverge si radicalement (même si les scientifiques continuent à employer les mêmes mots ou les mêmes formules) qu’il ne reste aucune garantie de ce que les scientifiques impliqués dans les théories divergentes « parlent sur le même genre de choses », il ne reste aucune garantie que la référence des mots soit essentiellement identique ; et dans ce cas, il ne reste aucun fondement à la présupposition de ce que la nouvelle théorie permette de savoir plus sur les mêmes choses, puisque la phrase « les mêmes choses » devient très problématique, ou même dépourvue de sens. Kuhn, Feyerabend et les autres nous disent que la nouvelle théorie qui surgit d’une révolution ou crise scientifique construit un monde différent, un « univers du discours » où le sens des mêmes termes a changé si radicalement qu’il devient incomparable avec le sens des termes dans la théorie précédente. Le nouvel univers du discours ne contient pas le premier comme sous-ensemble. Dans cette situation, il devient évident qu’on ne peut plus soutenir que la nouvelle théorie nous permet de savoir plus sur les mêmes choses, puisqu’il n’y a plus de critères indépendants et acceptables pour tous pour identifier ces choses-là. Mais c’est justement la supposition de ce qu’à travers le développement de la science nous connaissons toujours plus sur les mêmes choses, ce qui est la marque du progrès scientifique – au moins du point de vue de ceux que nous avons appelé les « progressistes naïfs ». Si la thèse de 1’incommensurabilité est correcte, la notion la plus centrale de l’idée du progrès scientifique devient vide de sens. Un monde fixe de choses indépendantes de toute théorie devient par là, au mieux, une « chose-en-soi » kantienne qui restera pour toujours absente de nos capacités de connaissance ; au pire, elle est une spéculation complètement sans contrôle et qui doit être bannie de tout discours épistémologique rationnel. Voilà le « noyau dur », et je crois valable pour l’essentiel, de la thèse de l’incommensurabilité. Est-ce que ce noyau-là est suffisant pour laisser les relativistes triompher et pour oublier pour toujours l’idée d’un progrès scientifique objectif ? Je ne le crois pas. Je crois qu’on peut marier le phénomène de l’incommensurabilité avec une notion objectivement valable de progrès scientifique – même si cette notion ne sera pas identique à l’idée de savoir toujours plus sur les mêmes choses. La raison pour cette hypothèse c’est que le rapport d’incommensurabilité sémantique entre théories est compatible avec une notion efficace de comparabilité objective des théories. C’est cela ce que je veux montrer par la suite.

4 – Incommensurabilités comparables

23Curieusement, même si Kuhn et Feyerabend ont souvent été interprétés par ses disciples et par ses critiques comme soutenant la thèse que deux théories séparées par un changement radical ou « révolution » ne peuvent pas être comparées d’un point de vue externe, objectif, ils n’ont jamais dit cela explicitement Au contraire, ils ont désavoué carrément cette interprétation de leur pensée. Ils ont admis explicitement la possibilité de comparer des théories incommensurables – bien qu’ils l’ont fait dans des écrits plutôt mal connus. Déjà en 1976, dans son commentaire à un ouvrage de Wolfgang Stegmüller, Kuhn écrit :

24

La plupart des lecteurs de mon texte ont supposé qu’en parlant de théories qui sont incommensurables, je voulais dire par là qu’elles ne peuvent pas être comparées. Mais (le mot) « incommensurabilité » est un terme emprunté aux mathématiques, et il n’a pas cette implication. L’hypoténuse d’un triangle rectangulaire isocèle est incommensurable avec un de ses cotés, cependant les deux peuvent être comparés avec un degré de précision si haut que nous voudrions. Ce qui nous manque ici ce n’est pas la comparabilité mais une unité de longitude, par rapport à laquelle les deux (parties du triangle) peuvent être mesurées directement et exactement [2].

25Et un an après, dans un autre article dédié aussi à Stegmüller, Feyerabend commente :

26

En employant le terme « incommensurabilité » […] je n’ai déduit jamais incomparabilité à partir de lui. […] Tout au contraire, j’ai essayé de trouver des moyens pour comparer des telles théories (qui sont dans le rapport d’incommensurabilité). Certainement, j’avais exclu une comparaison au moyen de leur contenu ou de leur vraisemblabilité. Cependant, ils restaient sans doute d’autres méthodes [3].

27Il est remarquable qu’on ait prêté si peu d’attention à ces deux passages. Hormis le fait qu’ils n’apparaissent pas dans les ouvrages les plus fameux de Kuhn et de Feyerabend, une autre raison pour cette ignorance peut résider dans le fait que Kuhn et Feyerabend eux-mêmes n’ont été pas particulièrement explicites sur la façon dont on peut comparer des théories incommensurables ou sur comment il faut définir la relation schématique « la théorie T1 est incommensurable et comparable avec la théorie T2 ». L’analogie tirée de la géométrie que Kuhn propose n’est vraiment pas très éclairante : en effet, dans le cas du développement scientifique, nous ne disposons de rien de semblable au système des nombres réels, qu’on pourrait utiliser en tant que base de comparaison entre deux entités incommensurables pour décider laquelle des deux est la plus « longue », c’est-à-dire, dans notre cas, la « meilleure ». En ce qui concerne Feyerabend, il nous avertit seulement qu’il pense à d’autres méthodes de comparaison, différentes des classiques, entre les théories incommensurables ; mais il ne nous dit pas quelles sont concrètement ces méthodes. Nous n’avons encore aucune raison concrète pour supposer qu’il peut y avoir une comparabilité authentique liée à l’incommensurabilité.

28Ceux relativistes qui sont plus radicaux que Kuhn et Feyerabend ne se montreront pas nécessairement très bouleversés par les allusions de ces deux auteurs à la possibilité de considérer des théories qui sont à la fois incommensurables et comparables. Ils souligneront qu’il ne faut pas admettre qu’une forme quelconque de comparaison ait une signification épistémologique quelconque, et plus particulièrement qu’elle ait une signification pour l’idée de progrès scientifique. Bien sûr, diront-ils, il y aura toujours de possibilités de comparer des théories incommensurables. Par exemple, on peut comparer leurs respectives durées dans le temps historique et constater par là que l’une a duré plus longtemps que l’autre ; ou bien, on peut comparer l’étendue de la région géographique où elles ont été acceptées par les scientifiques, et constater que l’une a été populaire dans plus de pays que l’autre. Mais que s’ensuit de là ? Quelle conclusion sur le prétendu progrès scientifique pouvons-nous extraire de ces comparaisons ?

29Ce défi du relativiste radical doit être pris au sérieux. Dans la mesure où nous sommes incapables d’établir des critères de comparaison qui soient clairement significatifs du point de vue épistémologique, la constatation du fait que nous pouvons avoir à la fois incommensurabilité et comparabilité sera dépourvue de signification pour la question du progrès scientifique. Le problème n’est pas banal, et je ne prétends pas pouvoir dire le dernier mot sur cette problématique. Dans la dernière partie de cet essai, j’essayerai seulement d’esquisser des critères de comparaison effectivement épistémologiques qui nous donnent une possibilité de répondre au défi relativiste.

5 – Progrès scientifique sans référence commune

30Résumons les résultats de notre analyse jusqu’ici. Il y a un noyau rationnel dans la thèse de l’incommensurabilité. Mais il y a un noyau rationnel aussi dans la croyance naïve dans le progrès scientifique. Même si nous laissons de côté le progrès technologique apparemment fondé sur la science, il y a aussi des progrès scientifiques pour ainsi dire « purs », c’est-à-dire, purement épistémiques. Nous savons plus de choses qu’avant, même si apparemment nous ne savons plus de choses qu’avant sur les mêmes choses. Le relativiste qui voudrai le nier, révélerait être vraiment un snob qu’il ne faut pas prendre au sérieux. Ce n’est pas sérieux de vouloir nier qu’on peut constater une relation d’ordre du type « meilleur que » qui suit la relation d’ordre chronologique, au moins dans certaines disciplines. Dans le cas de l’astronomie, nous pouvons certainement illustrer cette relation d’ordre dans la ligne évolutive Ptolémée-Copernic-Kepler-Newton-Einstein. Ce progrès scientifique est indubitable même si la principale application technologique de cette séquence de théories, à savoir, la navigation, ne fut pas amélioré de façon spectaculaire par ce progrès théorique. Il est également indubitable qu’il y a une relation d’ordre progressive dans la ligne Buffon-Lamarck-Cuvier-Darwin-Dobzhansky. Le mérite du relativiste n’est pas de nier la réalité de ces exemples (là on ne peut pas le prendre au sérieux), mais plutôt d’avoir attiré notre attention sur le fait que nous n’avons pas un schéma méthodologique général, épistémologiquement acceptable, pour rendre compte de ce genre d’exemples. Si nous voulons vraiment faire face au défi posé par la thèse de l’incommensurabilité, il faut tout d’abord chercher un schéma métathéorique plus adéquat que la conception réaliste naïve du progrès scientifique en tant qu’accumulation progressive de connaissances sur un univers fixe de choses données une fois pour toutes. Et pour déterminer ce schéma alternatif, il faut se mettre d’accord auparavant sur la nature des unités qui sont à comparer et évaluer dans le développement de la science. Or, si nous laissons de côté le progrès technologique, il semble clair que ces unités ne peuvent être autre chose que des théories. Sur ce point, il semble que Kuhn et Feyerabend eux-mêmes seraient d’accord avec nous (même si Kuhn préfère les termes « paradigme » ou « matrice disciplinaire » au lieu de « théorie », mais cette différence terminologique n’a pas une grande signification dans ce contexte de discussion – il s’agit en tout cas de structures conceptuelles où les processus intellectuels d’abstraction et de théorisation jouent un rôle central).

31Ce sont donc les théories qui doivent être considérées comme les unités fondamentales à comparer pour pouvoir parler d’un progrès scientifique quelconque. La question qui nous est posée est alors la suivante : Comment définir une relation plausible du type « meilleur-que » entre théories qui ne soit équivalente ni au fait qu’une théorie nous permet de construire des machines plus puissantes que l’autre (ce qui reviendrait à réduire le progrès scientifique au progrès technologique) ni à la supposition, d’après laquelle nous pouvons connaître toujours plus sur les « mêmes choses » (ce qui nous est interdit par le phénomène de l’incommensurabilité) ?

32Pour répondre à cette question, il faut évidemment un concept le plus précis possible de ce qu’est une théorie scientifique. Jusqu’à les dernières décennies du xxe siècle, il était courant entre les philosophes des sciences de concevoir les théories scientifiques tout simplement comme un ensemble (en principe axiomatisable) d’énoncés ou propositions. C’est ce que Stegmüller appela la « statement view », c’est-à-dire, la « conception propositionnelle » des théories. Mais depuis ce qu’on a appelé le « tournant sémantique » (« semantic turn ») dans la philosophie des sciences des années 70 et 80, la conception propositionnelle est de moins en moins acceptée par les épistémologues.

33Il y a beaucoup de bonnes raisons pour ne pas accepter la conception propositionnelle, et je ne peux pas entrer dans les détails de cette discussion ici. Mais une des raisons est justement le fait que cette conception ne nous permet pas de traiter le problème du progrès scientifique d’une manière appropriée. La raison est très simple. Si nous concevons une théorie quelconque T1 tout simplement comme un ensemble de propositions et une autre théorie T2 comme un autre ensemble de propositions, alors la seule manière épistémologiquement significative de comparer T1 avec T2 pour voir si l’une est « meilleure » que l’autre, consiste à vérifier si T1 a plus de propositions vraies (ou au moins vraisemblables) que T2, et moins de propositions fausses (ou invraisemblables) sur les mêmes choses. C’est justement l’idée de base de Karl Popper et ses disciples pour définir le progrès scientifique. Or, il est très important ici de remarquer que cette comparaison a un sens seulement si nous avons une garantie que les ensembles de propositions T1 et T2 versent sur le même univers de choses. Si nous n’avons pas cette garantie, le fait que T1 contienne plus de propositions vraies et moins de propositions fausses que T2 ne nous dirait absolument rien sur la question de savoir s’il y a eu un progrès authentique au passage d’une théorie à l’autre. Peut-être le journal sportif L’Équipe contient plus de propositions vraies que le Wall Street Journal. Mais dans quel sens pouvons-nous dire que nous faisons un progrès en remplaçant la lecture du deuxième journal par celle du premier ? Or, la présupposition que T1 et T2 versent sur le même univers de choses est justement la présupposition que nous ne devons pas faire si la thèse de l’incommensurabilité est correcte.

34Par conséquent, il faut abandonner la conception propositionnelle des théories (surtout quand il s’agit d’examiner la question du progrès scientifique), et la remplacer par une conception non-propositionnelle ou sémantique (une non-statement view, d’après Stegmüller). Parmi les divers aperçus proposés dans la grande famille de ce qu’on appelle la conception sémantique des sciences, il me semble que le plus approprié au problème qui nous occupe est ce qui est connu comme le « programme structuraliste dans la philosophie des sciences », ou tout simplement « structuralisme », développé à partir des travaux de Joseph Sneed et Wolfgang Stegmüller dans les années 70 [4], et qui a atteint sa version la plus consolidée pour le moment dans l’ouvrage conjoint de Wolfgang Balzer, Sneed et moi-même intitulé An Architectonic for Science (1987) [5].

35Encore une fois, ici je ne peux pas entrer dans les détails de la métathéorie structuraliste, qui est assez complexe. Je veux me restreindre aux éléments de cette conception qui sont les plus significatifs pour modéliser le progrès scientifique. En outre, je le ferai d’une façon plutôt informelle.

36D’après le structuralisme métathéorique, les théories scientifiques doivent être conçues non comme des ensembles de propositions, mais plutôt comme des structures assez complexes de nature non-propositionnelle. Pour être plus précis, une théorie scientifique est conçue comme un réseau à la structure fortement hiérarchisée, qui a la forme (dans la terminologie la théorie des graphes) d’un arbre fini. Les « nœuds » de l’arbre sont des unités structurelles appelés des « éléments théoriques », lesquels représentent une sorte de « mini-théories », tandis que les « branches » représentent la relation de spécialisation entre les éléments théoriques. L’élément théorique premier, celui qui, pour ainsi dire, est le « tronc » de l’arbre, contient les concepts les plus fondamentaux et les lois les plus fondamentales de la théorie en question. À partir de celui-ci, on obtient tous les autres éléments théoriques du réseau par le moyen d’une application successive de la relation de spécialisation, qui peut être définie formellement, bien que je ne le ferai pas ici. À leur tour, chacun des éléments théoriques du réseau consiste pour l’essentiel de deux entités structurelles : un noyau théorique, K, et un domaine d’applications intentionnelles, I. K est une entité assez complexe, mais toutes ses composantes peuvent être définies formellement avec des notions de la théorie des modèles, tandis que la définition formelle du domaine I est seulement partielle : I est déterminé aussi par des paramètres hautement pragmatiques. (D’ailleurs, c’est pour cette raison que le structuralisme, à la différence des autres conceptions de la même famille, ne peut pas être classifié comme une conception purement sémantique des sciences, mais elle est aussi pragmatique.) Dans une mesure importante, la détermination du domaine I ne dépend pas seulement de critères formels, théoriques, mais aussi des intérêts de la collectivité qui utilise la théorie (ce qu’on appelle la « communauté scientifique ») ; or, la notion d’intérêt est clairement une notion pragmatique, qui échappe totalement à une formalisation sémantique. Les intérêts qui jouent un rôle dans la détermination de I peuvent être parfois technologiques, mais parfois ils sont purement épistémiques, et parfois ils sont un mélange compliqué des deux genres. Mais ceci n’est pas essentiel pour la détermination du domaine I. Ce qui est essentiel dans l’aspect pragmatique de sa détermination n’est pas qu’il soit technologique ou non, mais plutôt qu’il correspond à ce qu’on pourrait décrire comme les « intérêts vitaux » d’une communauté scientifique. En fait, la communauté et le domaine I constituent une unité indissoluble – une « forme de vie collective », comme peut-être dirait Wittgenstein.

37Chaque élément théorique d’un réseau R est constitué par un noyau K et son correspondant domaine d’application I. On peut parier aussi du domaine total d’applications du réseau : il est tout simplement l’union des domaines partiels de chaque élément théorique : IR = I1 ? I2 ? I3 ? … On peut considérer la situation aussi à l’inverse : on est d’abord intéressé dans un domaine total IR, qu’on veut expliquer, analyser, systématiser au moyen d’un réseau R. On construit alors une partition de IR dans des domaines partiels, I1, I2, I3, … et on cherche alors dans R les noyaux K1, K2, K3, … qui leur correspondraient (ou bien on les construit si on ne les a pas encore). Ce qui est important de remarquer ici pour notre problématique, est que le « moteur » du progrès scientifique, au moins dans un réseau déterminé R, consiste dans l’intention de vérifier que chaque Ki du réseau peut être vraiment appliqué avec succès au domaine que prétendument lui correspond. Ou bien vue dès la perspective inverse, le moteur du progrès pour la communauté scientifique consiste à essayer de montrer que, pour un domaine total IR, qui nous intéresse pour une raison ou pour une autre, on peut construire une partition de IR dans des domaines partiels pour chacun desquels on trouve une spécialisation K1 dans le réseau de la sorte que Ii peut être subsumée sous Ki. Il n’est pas banal de définir formellement cette relation de subsomption ; cependant, on peut le faire avec l’appareil conceptuel de la métathéorie structuraliste. J’ignorerai les détails techniques ici, mais je noterai tout simplement que la relation de subsomption d’un domaine sous un noyau lui correspondant consiste, pour l’essentiel, de deux opérations conceptuelles : d’abord les systèmes qui apparaissent dans I sont conçus en tant que substructures déterminées de K – d’une façon métaphorique, on pourrait dire qu’on décide de « voir le monde » (au moins le monde qui nous intéresse dans un contexte déterminé dans les termes d’une partie des concepts qui constituent K. La deuxième opération dans la relation de subsomption consiste à vérifier que le domaine ainsi conçu peut être étendu dans une structure complète de K, ce qui veut dire, entre autres choses, qu’il satisfait les lois de K.

38Essayons d’illustrer ce rapport au moyen d’un exemple. Supposons que nous nous intéressions au mouvement de quelques points lumineux dans le ciel nocturne. Et supposons que nous nous intéressions aussi au mouvement de quelques boules massives qui collisionnent sur une table de billard. Voilà notre domaine total d’intérêts, qui consiste en deux domaines partiels – celui des points lumineux dans le ciel nocturne et celui des boules sur la table. Et supposons encore que nous croyons, pour une raison ou une autre, que ces deux domaines peuvent être expliqués au moyen de la mécanique classique newtonienne. Que faut-il faire pour valider cette supposition ? Bon, d’abord, il faut concevoir chacun des deux domaines dans les termes de la cinématique newtonienne ; c’est-à-dire, nous concevrons les points lumineux et les boules, si différents soient-ils du point de vue phénoménique, de la même manière : comme des ensembles de particules indivisibles qui parcourent des courbes continuelles dans l’espace et le temps. Voilà les substructures d’un système newtonien. Ensuite, nous ajouterons à ces substructures des fonctions masse et force appropriées et chercherons, dans le réseau total de la mécanique newtonienne, deux éléments théoriques adéquats sous lesquels nous pouvons subsumer chacune des substructures : pour la première, celle qui représente les points lumineux dans le ciel, l’élément théorique approprié est déterminé, pour l’essentiel, par la loi de la gravitation ; pour la deuxième, celle qui représente les boules sur la table, l’élément théorique approprié est déterminé essentiellement par la loi de la conservation du moment. Or, ceux deux éléments-là sont des spécialisations des lois fondamentales de Newton, qui constituent l’élément théorique de base, le « tronc » commun de la mécanique newtonienne.

39Or, notons trois choses importantes dans cet exemple. D’abord, nous ne disons pas – ou, au moins, nous ne sommes pas obligés de le dire – que le monde entier consiste de particules dans l’espace et le temps dans le sens newtonien. Nous disons seulement ceci : pour quelques domaines de notre expérience, il s’avère convenable de les concevoir comme des particules dans l’espace et le temps – mais seulement parce que nous envisageons d’appliquer à ces domaines la mécanique newtonienne.

40Ensuite, nous ne disons non plus : la loi de la gravitation (ou la loi de la conservation du moment, etc.) est « vraie ». Nous disons seulement : la substructure représentant les points lumineux (ou les boules, etc.) peut être subsumée adéquatement sous la structure complète déterminée par telle ou telle loi.

41Troisièmement : ici, comme partout dans les sciences empiriques, le rapport de subsomption n’est jamais parfait ; on parle d’idéalisations, d’approximations, qui font du rapport de subsomption une affaire graduelle. La subsomption d’une substructure sous une structure complète est plus ou moins bonne, à degrés divers.

42Revenons sur la question du progrès scientifique. Le modèle que nous avons proposé pour représenter les théories scientifiques au moyen de réseaux nous procure un schéma assez exact et différencié pour comparer deux théories au cours du temps et pour déterminer si l’une est meilleure ou non que l’autre. Cette détermination dépend de plusieurs critères en interaction et nous pourrons parler d’un progrès global seulement si tous les critères, pris ensemble, montrent des directions convergentes.

6 – Progrès lakatosien

43Supposons que nous sommes en face de deux réseaux R1 et R2, tels que R2 apparait chronologiquement après R1. Regardons une première situation possible, où le progrès dans le passage de R1 à R2 est indéniable, même pour le relativiste le plus farouche. Il s’agit du cas où R1 et R2 ont le même élément théorique de base mais ils différent par rapport aux éléments théoriques spécialisés et aussi dans beaucoup des domaines d’application. D’après notre définition structurelle du concept de théorie scientifique, il s’agit donc de deux théories certainement différentes, puisqu’elles diffèrent dans la structure des réseaux respectifs. Cependant, nous pourrons constater une situation claire de progrès si les conditions suivantes sont remplies.

441) R2 a un plus grand nombre de spécialisations de l’élément théorique de base que R1. Cela veut dire intuitivement que R2 a une capacité de différentiation et systématisation de l’expérience plus grande que R1.

452) Tous (ou presque tous) les domaines d’application des éléments théoriques appartenant à R1 sont de sous-ensembles des domaines d’application des éléments appartenant au réseau R2. Cela implique évidemment que le domaine d’application total de R1 est lui aussi un sous-ensemble du domaine total de R2 (mais la converse de cette implication n’est pas toujours valable). Intuitivement, cette condition signifie, si on veut parler ainsi, que R2 s’applique à plus de choses que R1.

463) Le degré d’adéquation du rapport de subsomption de chaque domaine d’application sous le noyau de l’élément théorique correspondant est, en général, plus haut dans R2 que dans R1. Intuitivement, cela peut être interprété comme la constatation que le réseau R2 fonctionne de manière plus exacte que R1.

47Ces trois conditions sont absolument précises, et même formalisables. Il n’y a pas ici des marges appréciables pour des interprétations subjectives ou pour des spéculations. On pourrait même envisager un ordinateur programmé de manière appropriée pour décider, en face de deux réseaux donnés, si les trois conditions sont remplies ou non. Si elles le sont les trois à la fois, nous avons un cas indéniable de progrès scientifique – même si nous n’avons aucun besoin de postuler que les lois des réseaux soient vraies dans un sens métaphysique, ni qu’il y a un univers invariable de choses-en-soi.

48Il est convenable de choisir une dénomination spécifique pour ce genre de progrès. Nous pouvons l’appeler « progrès lakatosien », en hommage à Imre Lakatos, puisque je crois qu’on peut assez vraisemblablement interpréter son aperçu du progrès scientifique, exposé dans son fameux essai Falsification and the Methodology of Scientific Research Programmes dans les termes proposés ici – même si le cadre conceptuel utilisé par Lakatos est beaucoup moins précis et parfois même incohérent. Les unités de comparaison pour Lakatos, bien sûr, ne sont pas de réseaux structurels mais ce qu’il appelle des « programmes de recherche scientifique » (« scientific research programmes »), qu’il conçut encore dans le cadre du statement view. Mais, avec un grain de bonne volonté herméneutique, on peut réinterpréter ses programmes comme nos réseaux.

49Il faut noter, cependant, qu’on peut décider clairement qu’on est en face d’un cas de progrès lakatosien seulement si les trois conditions à la fois sont remplies. La question resterait indéterminée si elles ne le sont pas simultanément. Par exemple, supposons que la première condition est satisfaite, c’est-à-dire que le deuxième réseau a beaucoup plus de possibilités de différentiation et systématisation que le premier, mais que, de l’autre côté, ces nouvelles spécialisations s’appliquent à moins de domaines ; ou bien, que les deux premières conditions sont remplies, mais que le degré de subsomption adéquate est moins élevé dans le deuxième réseau. Dans ces cas-là, il serait assez problématique de stipuler que nous sommes dans une situation de progrès. En fait, les chercheurs qui sont impliqués dans un processus du type lakatosien, essayeront toujours de faire des efforts pour vérifier les trois conditions à la fois. Dans le cas contraire, ils ne resteront pas satisfaits.

50Quoi qu’il en soit, nous pouvons constater que notre appareil métathéorique nous permet d’établir une sorte de progrès scientifique qui est indubitable. Vouloir nier que dans une évolution structurellement du type lakatosien, il y a eu des progrès, serait vraiment du snobisme pur. En plus, on peut constater bien sûr un grand nombre d’exemples historiques qui peuvent être reconstruits dans notre schéma. Mis à part l’exemple de la chimie daltonienne, que Lakatos lui-même analyse dans son essai, il est assez raisonnable de reconstruire l’évolution de la mécanique classique dans la lignée Newton-Euler-Laplace-Lorentz de la manière indiquée ci-dessus. Du même en va pour la thermodynamique depuis les travaux de Willard Gibbs des années 1870, ou pour la génétique mendélienne. Dans tous ces cas, nous constatons bien sûr la présence d’une succession de réseaux structurellement assez hétéroclites, qui néanmoins satisfont les trois conditions du progrès lakatosien.

7 – Progrès avec incommensurabilité partielle

51Cependant, le relativiste têtu n’admettra pas avoir été battu complètement par la possibilité, et même la réalité historique, de ce que nous avons décrit comme « progrès lakatosien ». Il peut concéder qu’il a eu des processus dans l’évolution des sciences qui ont la structure que nous avons formalisé et qui sont indépendants des présuppositions douteuses du progressiste naïf ou du réaliste scientifique. Mais il peut encore nous faire remarquer qu’il y a aussi des processus qui ne correspondent pas du tout au schéma lakatosien. Ce sont les cas des grands bouleversements dans l’histoire des sciences, ces processus que Kuhn appela des « révolutions scientifiques » – des exemples tels que le passage de l’astronomie ptoléméenne à l’astronomie copernicienne, de la mécanique classique à la mécanique relativiste ou à la quantique, de la théorie du calorique à la thermodynamique, de la chimie du phlogiste à la chimie de l’oxydation, de la théorie lamarckienne de l’évolution des espèces à la théorie darwinienne, etc. Dans tous ces cas-là, nous avertira-t-il, la présence du phénomène de l’incommensurabilité fait qu’on, par principe, ne peut pas appliquer les catégories du progrès lakatosien, et ce sont ces exemples qui mettent en cause l’idée d’un progrès global de nos connaissances scientifiques. Dans ces cas, dira-t-il, l’incommensurabilité empêche qu’on puisse comparer raisonnablement des réseaux consécutifs. La raison est simple : dans le cas du progrès lakatosien, il faut toujours présupposer au moins que l’élément théorique de base reste le même. Mais cette présupposition est justement détruite par l’incommensurabilité, parce que la sémantique même des concepts fondamentaux d’un réseau et de l’autre est complètement divergente.

52Or, pour déterminer si cette objection du relativiste est valable ou non, il faut faire une distinction très importante. Il y a deux manières possibles d’interpréter l’objection du relativiste dans notre modèle des réseaux. On peut les appeler, respectivement, la thèse de l’incommensurabilité partielle et la thèse de l’incommensurabilité totale. La première est vraisemblable, au moins pour quelques-uns des cas examinés. La deuxième ne l’est pas du tout. Cependant, même la thèse de l’incommensurabilité partielle, qui est plus ou moins vraisemblable, n’empêche pas par principe de définir une notion de progrès scientifique objectivement valable. Voyons l’une et l’autre.

53La thèse de l’incommensurabilité partielle affirme que quelques-uns des concepts fondamentaux de l’un et de l’autre réseau sont mutuellement intraduisibles. Ce serait, dans une interprétation favorable au relativiste, le cas du concept de planète pour l’astronomie ptoléméenne et copernicaine, des concepts d’espace, temps et masse pour la mécanique classique et relativiste, du concept de processus thermique pour la théorie du calorique et pour la thermodynamique, etc. Or, nous avertit le relativiste, si ces concepts fondamentaux sont déjà intraduisibles, les lois fondamentales ne pourront avoir la même sémantique non plus, même si elles se ressemblent par leur forme syntactique. Par conséquent, la première condition du progrès lakatosien n’a plus de sens ici. Les éléments théoriques de base sont si divergents qu’il n’y a plus de sens à vouloir comparer l’un à l’autre par rapport au nombre de spécialisations auxquelles ils donnent lieu respectivement.

54Or, le relativiste a raison jusqu’ici : dans le cas de l’incommensurabilité partielle, on ne peut pas comparer les noyaux de l’un et de l’autre des réseaux. Mais cela atteint seulement la première condition du progrès lakatosien ; cela n’atteint pas les deux conditions suivantes – celle référée aux domaines d’application, et celle du degré de subsomption. Et la raison est que, dans l’incommensurabilité partielle, il est vrai que quelques-uns des concepts fondamentaux sont intraduisibles, mais cela n’est pas vrai de tous. Il est vrai que le mot « planète » a un sens complètement différent dans l’astronomie ptoléméenne et la copernicaine, mais ceci n’est vrai ni du mot « astre », ni de l’expression « mouvement circulaire », ni du mot « épicycle » ; il est peut-être vrai que la métrique de l’espace et du temps absolus dans la mécanique classique est incommensurable avec celle de l’espace de Minkowski, mais ceci n’est pas vrai des rapports spatio-temporels purement topologiques ; il est vrai que la signification de « processus thermique » ou « température » semble diverger radicalement dans la théorie calorique et la thermodynamique, mais ceci n’est pas vrai des concepts de volume et de pression d’un gaz ; et ainsi par la suite.

55Dans les structures complètes qui constituent les noyaux des éléments théoriques de base d’un réseau et de l’autre, il peut y avoir des composantes mutuellement intraduisibles ; mais il y a aussi des composantes qui sont identiques ou au moins sémantiquement interdéfinibles. Ce sont ces dernières celles qui constituent les substructures qui représentent les domaines d’application des éléments respectifs. Et pour ces substructures, qui sont communes ou au moins analogues dans les deux réseaux, nous pouvons certainement poser encore les deux questions décisives. 1) Est-ce que l’ensemble des substructures représentant des applications dans le réseau R1 est un sous-ensemble de l’ensemble des substructures représentant des applications dans le réseau R2 ? 2) Est-ce que le degré d’adéquation de la subsomption de ces-mêmes substructures dans les noyaux de R1 est moins bon que le degré respectif de subsomption dans R2 ? Ces deux questions sont parfaitement intelligibles même si les noyaux de R1 et R2 sont, pris dans sa totalité structurelle, incommensurables. Si la réponse aux deux questions ci-posées est positive, alors nous avons un bon critère pour décider que le passage de R1 à R2 signifie un progrès authentique, objectivement détectable – même avec incommensurabilité partielle.

8 – Est-ce que l’incommensurabilité totale est une possibilité sérieuse ?

56Les cas d’une incommensurabilité partielle sont, par la partialité même de cette forme d’incommensurabilité, aussi des cas de commensurabilité partielle. Et cette sorte de commensurabilité, même réduite, nous venons de le voir, est suffisante pour définir une relation d’ordre évaluatif qui peut être interprétée très vraisemblablement comme une sorte de progrès scientifique objectif. Quelle chance lui reste encore au relativiste pour défendre sa position radicale ? La seule chose qu’il pourrait répliquer encore c’est que, quand il parle d’incommensurabilité, il se réfère à une incommensurabilité totale – tous les concepts fondamentaux de l’un et de l’autre des réseaux, et partant les structures complètes des noyaux respectifs, sont mutuellement intraduisibles. Cela signifie aussi que les domaines d’application respectifs ne sont pas sémantiquement comparables. Est-ce que cela constitue une possibilité à prendre sérieusement ?

57La première chose à remarquer ici c’est qu’il est extrêmement douteux, pour ne dire carrément absurde, de prétendre qu’un seul des exemples historiques favoris des relativistes ait la structure qui conviendrait à l’incommensurabilité totale. Evidemment, ce n’est pas ici la place pour procurer une analyse historique détaillée de ces exemples. Mais je crois qu’il suffira de faire quelques indications brèves pour bien comprendre le caractère déraisonnable de l’hypothèse de l’incommensurabilité totale. Le relativiste radical devrait soutenir, par exemple, qu’il n’est pas possible d’indiquer une seule description commune des applications des réseaux consécutifs dans la lignée Ptolémée-Copernic-Kepler-Newton-Einstein. Or, il suffit d’en indiquer une qui a été toujours présente et a joué un rôle important au cours de ce processus historique : la description de la trajectoire de Mercure ; voici un phénomène astronomique qui apparait décrit de manière, si non identique, du moins structurellement analogue, depuis Ptolémée jusqu’à Einstein, et par rapport auquel il est indubitable qu’il y a eu un progrès scientifique d’ordre explicatif. Deuxième exemple : le phénomène de la transformation des métaux exposés pendant longtemps à l’air fut toujours la même application à travers la lignée Stahl-Priestley-Lavoisier – une autre des séquences de théories apparemment incommensurables. Troisième exemple : les différences et similarités anatomiques entre des fossiles et des organismes vivants a été la même application envisagée par les théories successives de Buffon, Lamarck, Cuvier et Darwin. On pourrait multiplier les exemples pour tous les cas typiques de la littérature relativiste.

58La seule chose que le relativiste radical pourrait répliquer encore à ce genre d’exemples serait qu’il ne veut pas nier que les phénomènes en question (la trajectoire de Mercure, la transformation des métaux, le rapport entre fossiles et êtres vivants) en eux-mêmes soient communs aux intérêts des théories en question, mais qu’il n’y a pas un seul concept commun à chacune de cette série de théories pour concevoir et décrire les phénomènes en question. Or cela reviendrait à dire : voici un phénomène X que je peux très bien identifier ; mais il n’y a aucun concept commun aux théories qui s’occupent d’X avec lequel je puisse le décrire. Mais, alors, qu’est-ce que c’est que X ? Au moins que nous présupposions une sorte d’intuition mystique, qui nous permettrait d’identifier les objets de notre connaissance sans avoir recours à des concepts qui soient la propriété commune des théories qui s’occupent d’X, personne, ni le relativiste ni quelqu’un d’autre, n’est en mesure d’identifier X. Et si notre relativiste, acculé par cette argumentation, devient soudainement un mystique, alors il est clair qu’il ne pourra être plus notre partenaire dans une discussion rationnelle. Nous pouvons l’oublier.

59Cette conclusion signifie-t-elle qu’il ne peut y avoir de théories totalement incommensurables du point de vue du progrès scientifique ? Certainement pas ! Il y a bien sûr un grand nombre de théories totalement incommensurables bien qu’elles se succèdent dans le temps. Seulement, ces cas n’intéressent ni le progressiste ni le relativiste. Prenons un exemple : l’émergence de la théorie marxienne de la valeur succéda presqu’immédiatement à l’effondrement de la théorie du calorique, dans les années 1840. Est-ce que cela représente un cas de deux théories totalement incommensurables par rapport à la question du progrès scientifique ? Bien sûr que oui ! Est-ce que cela représente un cas de révolution scientifique du genre auquel pense le relativiste ? Bien sûr que non ! Le relativiste radical est mis donc devant un dilemme très fâcheux : Ou bien il admet concevoir le passage de la mécanique classique à la mécanique relativiste (ou de la chimie du phlogiste à la chimie de l’oxydation, etc.) de la même manière que le couple « théorie du calorique – théorie marxienne de la valeur » ; ou bien, il admet que, dans le premier type d’exemples, il y a des applications communes décrites au moyen de concepts communs ou homologables. Dans le premier cas, personne ne le prendra au sérieux et il se révélera être ce que nous avons soupçonné tout le temps : un snob intellectuel. Dans le deuxième cas, il devra admettre que l’incommensurabilité épistémologiquement intéressante est seulement l’incommensurabilité partielle. Mais dans ce dernier cas, il devra admettre aussi, nous l’avons vu, une forme de progrès scientifique objectivement valable.

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Date de mise en ligne : 29/12/2011

https://doi.org/10.3917/phoir.035.0039

Notes

  • [*]
    Article traduit de l’Espagnol par l’auteur.
  • [2]
    Cf. Th. S. Kuhn, « Theory-Change as Structure-Change », Erkenntnis, 10, 1976, p. 191.
  • [3]
    Cf. P.K. Feyerabend, « Changing Patterns of Reconstruction », British Journal for the Philosophy of Science, 28, 1977, p. 365.
  • [4]
    Cf. J.D. Sneed, The Logical Structure of Mathematical Physics, Dordrecht, Reidel, 1971, 2e éd. 1978, et W. Stegmüller, Theorienstrukturen und Theoriendynamik, Berlin-Heidelberg, Springer, 1973.
  • [5]
    On trouvera une introduction informelle et récente à cette conception en français dans mon livre La philosophie des sciences. L’invention d’une discipline, Paris, Éditions de la rue d’Ulm, 2006.

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