Notes
-
[1]
Dans la seconde partie de notre article intitulé « La réalité sociale et culturelle de l’homme » (paru dans le n°10 du Philosophoire), nous avons développé plus avant ces questions relatives à l’épistémologie des sciences sociales — quoique bien des points seraient à reprendre, pour actualiser ou affiner ce qui a été écrit en 1999.
-
[2]
Dans Pourquoi les intellectuels n’aiment pas le libéralisme, l’auteur semble toujours plus proche de la sociologie compréhensive, et n’émet plus les réserves qui lui faisait penser la « naïveté » de la méthode wébérienne, lorsqu’il insistait sur le fait qu’il n’y a pas de transparence immédiate des faits sociaux pour les acteurs de ces faits (notamment dans Les méthodes en sociologie, 1969, p. 20). Plus tard, dans La logique du social (1979) la méthode compréhensive est explicitement retenue, et distinguée du « subjectivisme » : le sociologue comprend l’acteur social et procède à une « reconstruction de la subjectivité des acteurs », sans que cette opération soit relative à l’arbitraire de la subjectivité empathique du sociologue lui-même (p. 289). « L’analyse sociologique comporte toujours un moment de compréhension », note Boudon (p. 288). Encore faut-il bien voir que cette compréhension ne se conforme pas à celle qu’a l’agent de son propre comportement, ce qui réduirait le sociologue à un journaliste d’opinion, et c’est pourquoi elle doit plus proprement être saisie comme une explication.
-
[3]
La défaite de la pensée, ouvrage auquel Raymond Raymond Boudon se réfère p. 149. Que les intellectuels soient à l’origine de cette défaite, c’est ce qui est passablement paradoxal s’il est vrai qu’il leur revient d’abord de penser. Reste que, comme l’a montré Raymond Boudon, toute pensée ne sert pas la pensée, en particulier cette « pensée unique » en quoi consiste le « politiquement correct ».
Raymond boudon, Pourquoi les intelectuels n’aiment pas le libéralisme. Odile Jacob, 2004
1Le problème que pose Raymond Boudon part d’un constat qui mérite réflexion : le libéralisme a, semble-t-il, triomphé comme modèle économique, politique et idéologique depuis l’effondrement du modèle socialiste à l’Est ; l’économie de marché n’est plus guère contestée dans ses fondements depuis que le marxisme n’apparaît plus comme étant « l’horizon indépassable de notre temps », et pourtant, l’antilibéralisme des intellectuels reste plus que jamais virulent et vindicatif. Cette critique du libéralisme prend la figure d’un exercice de style obligatoire pour être reconnu comme intellectuel “progressiste”, si ce n’est une condition pour être reconnu en général et pour bénéficier d’une certaine audience.
2Nous ne saurions nous satisfaire des explications psychologiques et sociologiques jusqu’alors avancées : ce n’est pas uniquement par ressentiment ou pour jouer le rôle social de contestataire que les intellectuels sont « illibéraux ». La « sociologie des idées » que Raymond Boudon appelle de ses vœux cherche à rendre compte des « raisons » de cette position critique ; elle met en lumière « la rationalité cognitive » des agents (des intellectuels, en l’occurrence), et pas seulement les « déterminismes sociaux » dont ils seraient les instruments. Il s’agit donc de saisir « les raisons sociocognitives » du rejet du libéralisme, en montrant que ce rejet est « compréhensible » dès lors que l’on adopte une méthode elle-même « compréhensive » en sociologie — Raymond Boudon se rapproche ainsi sensiblement de M. Weber sur cette question méthodologique.
1 – Le poids du libéralisme sur le marché des idées et le problème du politiquement correct
3Pour saisir les motifs de la critique (politique, économique, philosophique et épistémologique) du libéralisme, Raymond Boudon reprend le vocabulaire et les présupposés de ce dernier, et parle de marché des idées, d’« offre » et de « demande » en matière théorique : le rejet du libéralisme doit se comprendre dans les termes mêmes du libéralisme. Pourquoi donc les intellectuels n’aiment pas le libéralisme ? Parce qu’il y a, dans la société libérale, une véritable attente publique de ces idées, une « demande » à laquelle l’« offre » s’adapte volontiers. Mais pourquoi les citoyens des pays d’économie libérale réclament-ils une critique intellectuelle du libéralisme ? Parce qu’elle les conforte dans leurs “bons sentiments”, leur rachète à bas prix une mauvaise conscience. Le libéralisme a mauvaise presse parce qu’il serait moralement condamnable : dans l’esprit du vulgaire, le libéralisme est le culte du marché au détriment de la solidarité, de la générosité, de l’amour, même. Il prendrait parti pour le portefeuille contre le “cœur”. Celui-là, c’est bien connu, est naturellement “de droite”, tandis que le cœur, lui, est “à gauche” — et Raymond Boudon de rappeler qu’à l’origine de la pensée libérale, au début du XIXème siècle, les idées libérales étaient jugées de gauche ; que par « libéraux », on désignait d’abord les utopistes du progrès en Angleterre, alors qu’aujourd’hui, le libéralisme est taxé de conservatisme de droite.
4Le libéralisme étant le plus souvent confondu avec ce qu’il est convenu d’appeler « ultralibéralisme », on ne voit en lui que l’expression d’instincts de compétition sans règle et sans garantie d’aucune sorte pour les plus faibles. Le libéralisme se réduirait à une volonté de puissance et de domination, ou de conservation d’une domination déjà instaurée. D’où l’idée que le libéralisme — le libéralisme théorique, philosophique et épistémologique — serait une défense d’intérêts particuliers qui ne dit pas son nom. « La prétention à l’objectivité [des théories libérales en économie, en sociologie, en philosophie] ne serait qu’un voile pudique jeté sur des intérêts » (p. 145). Pour les “belles âmes” qui voudraient défendre les intérêts des faibles et des “exclus”, il est donc de bon ton de critiquer le libéralisme.
5Stigmatisé comme pensée de la domination et ainsi diabolisé en tant que tel, le libéralisme n’est plus tant critiqué au plan épistémologique et philosophique qu’au plan des valeurs morales, et ce moralisme ambiant rend impossible, dès lors, tout débat constructif et théorique. « L’épanouissement du moralisme dans le milieu enseignant et dans les milieux intellectuels » ne permet plus ni de comprendre ni d’expliquer rationnellement et objectivement les biens-faits et les effets pervers du libéralisme. Le libéralisme n’est tout simplement pas politiquement correct : on devient moralement suspect dès que l’on tient un discours libéral, ou “de droite”, dans une communauté d’intellectuels.
6Le libéralisme, conçu comme la défense tacite ou explicite des intérêts des dominants, est lui-même victime d’une idéologie dominante : le politiquement correct. Cette domination idéologique qui ne dit pas son nom (parce qu’elle prétend justement lutter contre les dominations idéologiques) rend le débat d’idée difficile, puisque sa stratégie consiste à glisser sans cesse des idées aux valeurs, des théories aux affects, des raisons aux convictions. Cette culture du pathos est relayée largement, comme le remarque très justement Raymond Boudon, par les médias, qui ne font qu’accroître les effets d’une demande latente de « bons sentiments » de la part du public. Ainsi, quelle que soit sa valeur scientifique ou philosophique, une idée libérale à moins de chance d’être rendue publique qu’une idée « illibérale », qui rachète la mauvaise conscience des spectateurs. Ces derniers, qui se doivent d’être solidaire avec la misère du monde, critiquent le libéralisme comme responsable de tous les maux de la terre, sans rien connaître de l’histoire de la pensée libérale et en identifiant celle-ci à un culte imaginaire du marché, à une “politique” du laisser-faire systématique, à un appauvrissement maximal de l’État.
7Au contraire, selon l’interprétation du libéralisme que propose Raymond Boudon, il ne réduit pas l’État à l’exercice d’une fonction policière : assurer la sécurité, le reste étant l’affaire de contrats privés régis par les lois du marché. Le libéralisme réclame un État suffisamment fort pour intervenir positivement dans la société civile quand c’est dans l’intérêt de tous. Il lutte seulement contre un État bureaucratique obèse qui, par sa lenteur et son incompétence, fait dans la société civile plus de mal que de bien. C’est au nom du bien commun, et nom de l’intérêt de quelques dominants, que le libéralisme a fait, fait et devra encore faire ses preuves. Le libéralisme ne cherche pas autre chose que le confort et le bonheur pour tous, mais par un biais qui ne suppose pas un État surpuissant et centralisateur à outrance. Un tel État serait contre-productif, et par conséquent inefficace pour améliorer la condition de tous.
8Identifier le libéralisme à la défense d’intérêts particuliers, ce serait nourrir encore ce fantasme du complot : on vous ment ou vous cache les vrais enjeux de telle ou telle idée politique ; des dominants tirent les ficelles du décor à votre insu… Pourquoi les schèmes d’explication marxistes survivent-ils au marxisme lui-même à travers la persistance de l’illibéralisme, se demande Raymond Boudon ? Parce que le marxisme « a donné une apparence savante et par suite une légitimité à un schéma explicatif éternel : la théorie du complot » : « tous les maux qu’on peut observer dans la société seraient dus à un complot des puissants, lesquels dissimuleraient leurs desseins égoïstes sous de nobles intentions » (p. 41). Foucault, champion en la matière, écrit Surveiller et punir pour montrer que la répression est une invention « de la classe dominante, visant non à réduire le taux de criminalité, mais à assurer le maintien de son pouvoir » : théorie complètement « fausse », mais « utile », parce qu’elle elle se veut anti-répressive, et flatte ainsi les bons sentiments publics. Mais, note Raymond Boudon, cette pensée anti-répressive politiquement correcte qui, traduite politiquement, consiste surtout à faire de la prévention et à tenir des discours généraux sur les conditions sociales difficiles des délinquants pour résoudre le problème de la délinquance, a eu pour effet de l’augmenter !
9L’auteur prend également des exemples de l’actualité économique et politique, pour montrer comment cette peur du complot, servie par l’ignorance des faits et de l’histoire, tend finalement à paralyser des projets dont la réalisation aurait été profitable à tous. Les « maîtres du soupçon », du « complot » et de la suspicion seraient les responsables indirects d’un ralentissement de l’équilibration Nord-Sud (à cause de la diabolisation de l’OMC), d’une persistance de l’inégalité des chances à l’école et d’un accroissement de la violence scolaire (effets pervers d’une volonté simpliste d’égalitarisation des conditions), d’une hausse de la criminalité, d’une croissance économique faible, etc.
10D’une façon générale, « l’égalitarisme ne favorise pas l’égalité » (p. 225) : comme Rawls l’a montré en son temps, l’inégalité peut être, dans certaines conditions, au service de l’égalité. L’égalité des chances (à l’école, dans la réussite sociale, etc.) a été gravement compromise par l’idéologie égalitariste, laquelle produit les effets qu’elle cherchait à éviter. Inversement, le libéralisme serait apte à égaliser les conditions si, comme le rappellent la plupart des grands penseurs du libéralisme, ce dernier ne signifie ultralibéralisme, État minimal ou “capitalisme sauvage”.
2 – Questions de méthode et problèmes épistémologiques
11On l’aura compris, le propos de Raymond Boudon est polémique, et l’ouvrage ressemble fort à un “manifeste du libéralisme”. Comme tous les manifestes, il défend en attaquant, et produit des effets très stimulants pour la pensée. Mais, comme tous les manifestes également, il ne prend pas toujours le temps de développer ce qui mériterait de l’être, et laisse dans l’ombre bien des questions. La critique se concentrant sur des idées illibérales, il est bien clair que l’auteur ne s’attarde guère sur les méfaits du libéralisme lui-même. Certes, il lui reconnaît des « effets pervers » (dans le monde de la culture, par exemple), analysables au sein même de la philosophie libérale. Mais, dit Raymond Boudon, tout système a ses effets pervers, et « les inégalités ne peuvent êtres considérées comme l’illustration canonique des effets pervers produits par le marché » (p. 169). Le protectionnisme étatique produit lui aussi des inégalités, ce qui tend à montrer que le libéralisme n’a pas le monopole en la matière. Il reste que l’auteur minimise certainement les inégalités sociales consécutives au libéralisme, parce qu’il attribue à la pensée libérale elle-même cette faculté de se réguler par la médiation d’un État. Or, si cette médiation est en effet indispensable pour prévenir les méfaits du libéralisme pur, ce n’est pas au libéralisme lui-même de s’en applaudir. Le libéralisme modéré de Raymond Boudon ne saurait signifier pour nous qu’il est de l’essence du libéralisme d’être modéré ou de se modérer. Les procédures de régulation du marché ne sont pas d’essence libérale, ou alors les mots n’ont plus de sens. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de différence entre libéralisme et ultralibéralisme, mais tout au moins que la pensée libérale en elle-même a besoin d’éléments non-libéraux compatibles avec elle pour devenir le modèle d’une société égalitaire. Or Raymond Boudon, présentant souvent le libéralisme comme un système qui vise de lui-même le bien commun et le bien de tous, semble oublier que c’est en empruntant des éléments proprement non libéraux que le libéralisme, se régulant lui-même par cette médiation, peut éventuellement mener l’humanité à ce bonheur espéré.
12Il simplifie grandement les choses quand il présente le libéralisme comme cette théorie « vraie », par opposition aux théories « fausses », mais « utiles », que seraient le marxisme et le structuralisme (utiles parce qu’elles répondent à une demande sociale de suspicion, de critique, de mise en évidence de “vérités cachées”, etc.). Le libéralisme, lui, serait à la fois « vrai », honnête, « tolérant », « attentif à la complexité des phénomènes », promoteur d’un « esprit critique » et seul représentant de « l’objectivité » scientifique en science sociale (pp. 151-152)… S’il est vrai que le cadre de ce petit essai ne se prête pas à de grandes démonstrations scientifiques ni à des réflexions épistémologiques approfondies, il apparaît néanmoins gratuit et cavalier de réserver pour le seul libéralisme de tels honneurs.
13Et ceci d’autant que les principes mêmes sur lesquels se fonde l’épistémologie libérale (l’individu rationnel comme unité d’intelligibilité des phénomènes sociaux) sont hautement discutables. Que les « entités collectives » ne soient constituées que d’« individus », comme le rappelle l’auteur, c’est l’évidence même. La critique des entreprises de « réification » de la société et des collectivités semble vaine dans la mesure où personne n’a cru ni défendu que le social constituait ontologiquement un Tout substantiel. Qu’il faille considérer les faits sociaux comme des choses ne signifie pas que ces mêmes faits sociaux soient des choses, des entités irréductibles en dernière analyse. Le point de vue sociologique exige de penser l’irréductibilité du fait social pour en dégager les lois spécifiques, et cela n’implique aucune réification expresse. La posture scientifique et épistémologique n’est pas une posture ontologique.
14Ainsi, non seulement c’est une évidence que l’individu est l’atome social, mais c’en est une autre que, en sociologie, ce même individu ne saurait servir d’atome d’intelligibilité des faits sociaux, puisque, précisément, il s’agit de faits sociaux. « L’individualisme méthodologique » que défend Raymond Boudon, qui tend à penser les faits sociaux à partir de la rationalité individuelle, ne peut être la méthode que d’une psychologie sociale. Si l’individu est l’intelligibilité d’un phénomène, c’est que ce phénomène, qui peut être collectif, n’est pas un fait social, mais bien une somme de faits individuels. Autrement dit, un fait social n’est pas un « phénomène émergent » (la configuration imprévue d’une rencontre de faits individuels), mais bien un phénomène qui ne peut s’expliquer que par la reconnaissance de l’irréductibilité du tout sur les parties. L’agrégation d’une multitude de “faits psychologiques” a des conséquences sociales, mais cela n’en fait pas un fait social. Un fait est social si son intelligibilité est sociale ; un phénomène émergent est une somme de faits individuels aux conséquences sociales.
15La société n’est ni une somme d’individus, ni la configuration originale macroscopique que forme leur rencontre, elle est comme une chose, qui s’impose à chacun à travers chacun, comme si elle leur était extérieure. Ce “comme” indique la nécessité de considérer le tout comme un pôle d’intelligibilité irréductible, pour autant que l’on est sociologue et non psychosociologue, et cela sans se méprendre sur le fait que, bien évidemment, toutes les déterminations sociales n’existent en dernière instance que “dans la tête” des agents sociaux, lesquels ont au préalable intériorisé leur milieu social sous la forme de schèmes comportementaux, perceptifs, affectifs, etc. [1]
16La « sociologie compréhensive », dont Raymond Boudon se fait ici l’héritier, entre en contradiction avec l’impératif d’objectivité qui est le critère essentiel de la scientificité des théories. Comprendre la rationalité d’un agent permet de comprendre la logique de son comportement telle qu’il la perçoit lui-même, mais cela ne permet pas de l’expliquer, d’en pointer les causes et les lois. La liberté de l’individu n’est en aucune façon un objet de science, de sorte que comprendre les motivations d’un comportement ne peut relever d’une procédure elle-même scientifique — ce qui ne signifie pas qu’elle n’ait pas d’intérêt. En postulant la liberté et la rationalité des individus, le libéralisme dispose sans doute des instruments nécessaires pour penser la politique, la morale, l’éthique, le droit, etc. (mais il n’est pas le seul à en disposer), mais il rend impossible l’investigation scientifique en tant que telle, qui suppose l’objectivation et l’explication (plutôt que la compréhension), la causalité et la légalité (plutôt que la liberté), l’inconscient ou la non-conscience des déterminismes (plutôt que la translucidité des consciences), la non-rationalité des décisions et des comportements (plutôt que le calcul rationnel par le sujet des motifs de son action). La liberté est un horizon, un combat et une valeur, un objet pour la phénoménologie ou pour la philosophie, mais pas un fait scientifique ou un objet de science. Encore moins peut-elle servir à fonder une épistémologie.
17Qu’on nous entende : il ne s’agit pas de contester en général la pertinence des thèses de Raymond Boudon ni sa méthode d’investigation des phénomènes, mais seulement de dire que, si la liberté et la rationalité des agents est au principe de ces explications, c’est qu’il ne s’agit pas d’explication scientifique de faits eux-mêmes scientifiques (la sociologie étant une science à part entière). Il critique le causalisme et le déterminisme des doctrines concurrentes à la sienne ; mais une science qui ne dégagerait pas des lois et des causes ne serait pas une science. En outre, il est tout à fait dommageable que l’auteur superpose des considérations axiologiques aux développements épistémologiques, et critique les sociologies déterministes pour leurs prétendues conséquences relativistes. En fait, il est tout à fait possible de penser que la culture a des effets structurants et déterminants sur les individus (point de vue scientifique), tout en luttant contre le relativisme culturel au nom d’un universalisme des droits de l’homme (point de vue axiologique). Certes, quand il s’agit de critiquer Lévi-Strauss, cette distinction importe peu puisque lui-même (dans Race et histoire, auquel se réfère Raymond Boudon) mêle les deux types de discours, la positivité d’une description scientifique et la défense elle-même ambiguë du relativisme des valeurs.
18Si l’individualisme méthodologique (dont la méthode est mise à l’épreuve y compris sur cette question du parti-pris des intellectuels) est scientifiquement fécond, ce ne peut être qu’au niveau d’une psychologie sociale, et non d’une sociologie. Or, les métadiscours de Raymond Boudon sur sa propre méthode tendent à nous conforter dans cette idée : il parle de « la rationalité cognitive » des agents, dont il s’agirait de rendre compte par contraste avec l’habituelle mise en valeur des « déterminismes sociaux » (p. 15). Tout au long de l’ouvrage, il insiste sur cette « psychologie rationnelle » qui serait le lot commun des penseurs libéraux traditionnels. Il faut penser « les comportements de délinquance, dit Raymond Boudon, comme des comportements compréhensibles : qu’on peut expliquer à l’aide du seul recours à la psychologie rationnelle » (p. 206, nous soulignons « psychologie »). Ceci signifie pour nous qu’il n’est nulle besoin de considérations sociologiques pour en rendre compte, et donc que Raymond Boudon fait seulement une psychologie sociale de la délinquance.
19Or, cette façon de voir est évidemment très partielle, puisqu’elle suppose que les délinquants agissent rationnellement, et qu’ils se comprennent eux-mêmes parfaitement bien ; aussi bien, du moins, que peut le faire le “scientifique” qui cherche à les « comprendre ». D’une façon générale, pour l’auteur, « toute différence caractérisant la vie politique et sociale de deux nations résult[e] de comportements compréhensibles de la part des auteurs concernés » (p. 204). Cela semble signifier deux choses : d’une part que les comportements sont compréhensibles pour le regard extérieur, ce qui est en effet une condition de possibilité des sciences sociales en général, mais aussi que les acteurs eux-mêmes se comprennent parfaitement bien, ce qui à l’inverse, rend toute science vaine et inutile. Une sociologie compréhensive devrait ainsi nécessairement se soumettre au discours de l’individu sur lui-même, puisqu’il est censé avoir déjà la clef de ce qu’il fait. Loin que la science éclaire les comportements et projette une lumière nouvelle sur les choses, elle devrait recevoir des choses et des individus les explications qu’elle cherche… A quoi bon la science dans ces conditions ? [2]
20Boudon réduit le social à un « contexte » (p. 16), qui semble extérieur à l’individu. Le social serait ainsi pour l’individu comme une sorte d’espace de jeu, un environnement au sein duquel il est amené à faire des choix rationnels. En réalité, la société et la culture sont au moins autant à l’intérieur de l’individu qu’à l’extérieur, pour autant que celui-ci s’est constitué lui-même en intériorisant l’extériorité en général. La causalité en sociologie ne doit pas se comprendre sur un modèle mécanique d’action des choses ou des institutions sur l’individu : c’est en fait une relation de conditionnement interne, qui ne heurte pas frontalement l’idée de liberté s’il est vrai qu’une liberté n’a de sens que pour un individu constitué et adapté à son milieu (et il y est d’autant mieux adapté qu’il l’a intériorisé sous la forme de schèmes perceptifs, affectifs et comportementaux).
21Il semble au total nécessaire de dissocier ce que Raymond Boudon associe quant à lui : ses considérations sur les raisons de l’illibéralismes des intellectuels d’une part, et le métadiscours épistémologique sur les méthodes en sciences sociales d’autre part. Il voulait traiter la question des intellectuels de telle sorte qu’elle illustre et promeuve la méthode qu’il préconise en sociologie. Or, quoiqu’il en soit de la pertinence de ses analyses concernant l’antilibéralisme des intellectuels, il est clair que la méthode qui consiste à comprendre les raisons conscientes d’un comportement ne peut servir de modèle à la sociologie. S’il s’avère que les intellectuels obéissent aux raisons mises en évidence par Raymond Boudon, et seulement à celles-ci, c’est que leur comportement est en effet rationnel et libre, et qu’il n’est pas un objet de science possible. C’est seulement à la condition de dissocier le discours sur les intellectuels et le métadiscours sur la méthodologie de ce discours même, que l’ouvrage peut être pensé dans ses différents enjeux et intérêts. Si donc on laisse de côté les questions épistémologiques de méthodologie, et si l’on n’attend pas de l’ouvrage qu’il rende pleinement justice aux excès en tout genre du libéralisme, on le lira avec délectation pour son impertinence, son refus avisé du politiquement correct, sa dénonciation d’un intellectualisme bien-pesant, et son refus de ce que Alain Finkielkraut appelait lui-même « la défaite de la pensée ». [3]
Notes
-
[1]
Dans la seconde partie de notre article intitulé « La réalité sociale et culturelle de l’homme » (paru dans le n°10 du Philosophoire), nous avons développé plus avant ces questions relatives à l’épistémologie des sciences sociales — quoique bien des points seraient à reprendre, pour actualiser ou affiner ce qui a été écrit en 1999.
-
[2]
Dans Pourquoi les intellectuels n’aiment pas le libéralisme, l’auteur semble toujours plus proche de la sociologie compréhensive, et n’émet plus les réserves qui lui faisait penser la « naïveté » de la méthode wébérienne, lorsqu’il insistait sur le fait qu’il n’y a pas de transparence immédiate des faits sociaux pour les acteurs de ces faits (notamment dans Les méthodes en sociologie, 1969, p. 20). Plus tard, dans La logique du social (1979) la méthode compréhensive est explicitement retenue, et distinguée du « subjectivisme » : le sociologue comprend l’acteur social et procède à une « reconstruction de la subjectivité des acteurs », sans que cette opération soit relative à l’arbitraire de la subjectivité empathique du sociologue lui-même (p. 289). « L’analyse sociologique comporte toujours un moment de compréhension », note Boudon (p. 288). Encore faut-il bien voir que cette compréhension ne se conforme pas à celle qu’a l’agent de son propre comportement, ce qui réduirait le sociologue à un journaliste d’opinion, et c’est pourquoi elle doit plus proprement être saisie comme une explication.
-
[3]
La défaite de la pensée, ouvrage auquel Raymond Raymond Boudon se réfère p. 149. Que les intellectuels soient à l’origine de cette défaite, c’est ce qui est passablement paradoxal s’il est vrai qu’il leur revient d’abord de penser. Reste que, comme l’a montré Raymond Boudon, toute pensée ne sert pas la pensée, en particulier cette « pensée unique » en quoi consiste le « politiquement correct ».