Notes
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[1]
Sentence vaticane 27.
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[2]
« Les philosophes n’ont fait qu’interpréter diversement le monde, ce qui importe, c’est de le transformer », Marx, ad Feuerbach, in L’Idéologie allemande, Ed. Sociales, 1977, p. 23.
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[3]
R. Misrahi, « Spinoza ou la promenade parfaite » in Le Nouvel observateur, p. 31, Hors série n° 32, 1998.
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[4]
Voir notamment Exercices spirituels et philosophie antique, Institut d’Etudes Augustiniennes, 1993, et Qu’est-ce que la philosophie antique ?, Gallimard, 1995.
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[5]
Voir notamment E. Weil, Philosophie morale, Vrin, 1992.
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[6]
M. Conche, Le Fondement de la morale, PUF, 1999, p. 61.
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[7]
Ibid., p. 62.
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[8]
E. Kant, Critique de la faculté de juger, op. cit., « Analytique du beau », § 8, p. 145.
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[9]
P. Bourdieu, La Distinction, critique sociale du jugement Minuit, 1979.
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[10]
C’est pourquoi très souvent les enfants, moins enclins à discourir, manifestent une aisance spontanée à apprécier les grandes œuvres, si leur sensibilité n’a pas déjà été affectée par une éducation négative.
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[11]
Ce substantif neutre en allemand de erleben qui signifie « vivre » et transitivement « éprouver », désigne dans le vocabulaire contemporain l’expérience intérieure et vécue de la conscience ; il est par exemple utilisé par Wittgenstein dans ses textes sur l’esthétique.
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[12]
II faut spiritualiser les passions, affirme Nietzsche dans Le Crépuscule des idoles, « La Morale contre nature », 1.
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[13]
Cité dans J. Bouveresse, Wittgenstein, la rime et la raison, Minuit, 1994, p. 202.
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[14]
Hegel, Précis de l’Encyclopédie des sciences philosophiques, Vrin, 1987, Préface de la deuxième édition, p. 15.
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[15]
Ibid., p. 16.
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[16]
Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, Gallimard Tel, 1992, « Pourquoi des poètes ? », p. 326.
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[17]
Plotin, Du Beau, Ennéades, op. cit., « Du Beau intelligible », V-8, p. 96.
-
[18]
Aristote, Ethique de Nicomaque, op. cit., X-8, p. 281.
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[19]
Cf. notamment P. Aubenque, La Prudence chez Aristote, Paris, 1963.
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[20]
Aristote, op. cit., I-10, p. 36.
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[21]
Plotin, op. cit., « Du Beau » I – 6, § 8, p. 61.
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[22]
Ibid., « Du beau intelligible », V – 8, § 10, pp. 95-96.
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[23]
Ibid., « Du beau », I – 6, § 9, p. 68.
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[24]
Ibid., « Du beau intelligible », V – 8, § 11, p. 97.
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[25]
Dans le jugement de goût, par le sentiment d’une satisfaction pure et désintéressée, « la représentation est tout entière rapportée au sujet, c’est-à-dire au sentiment qu’il a de la vie et qu’on désigne sous le nom de sentiment de plaisir ou de peine » Premier moment, § 1 ; « nous désignerons sous le nom d’ailleurs usité de sentiment ce qui doit toujours rester purement subjectif et ne constituer aucune espèce de représentation d’un objet. » idem, § 3 ; Kant, Critique de la faculté de juger, Analytique du beau.
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[26]
Kant, ibid, § 5.
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[27]
Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, Gallimard folio, 1996, p. 60.
Contempler, c’est contempler plus encore, et s’apercevoir dans un Soi infini.
1Si l’on excepte le registre théologique ou religieux, le concept de contemplation — contemplatio est la traduction latine du terme grec théôria — paraît bien relever, et à plus d’un titre, de l’histoire de la métaphysique. Il reste néanmoins, diversement problématisé, une catégorie légitime pour la philosophie esthétique, dont le sens recouvre en général l’attitude de satisfaction désintéressée du sujet devant une œuvre d’art. Mais à interroger plus avant cette satisfaction, l’idée de contemplation pourrait bien, curieusement, nous ramener à l’intelligence des anciens, sous l’angle d’une expérience phénoménologique singulière, qui ressortit davantage à l’affect qu’au concept ; qualifions cette expérience de pratique de la joie. En retour, elle pourrait bien faire signe vers le philosopher lui-même.
2Pratiquer la joie dans l’art, serait éprouver l’unité de la conscience, reposant en elle-même en deçà de la pensée discursive. L’unité peut être pensée dans le discours philosophique, et la tradition métaphysique s’y est appliquée. La pensée parcourt — discursus —, dans son mouvement de connaissance, les intermédiaires, d’un jugement à l’autre ; elle « court ça et là », dans un effort de cohérence systématique et l’exigence de rigueur conceptuelle qu’impose la discipline philosophique (on préférera, pour le discours d’opinion, le terme de « propos », et pour le discours du sage celui de « parole »). Penser l’unité en philosophie, c’est construire l’unité du discours. Elle est donc nécessairement conçue de manière médiate, au moyen du concept, du jugement qui met en rapport deux ou plusieurs concepts, et du raisonnement qui met bout à bout des jugements selon un certain ordre, en se soumettant à des principes (d’identité, de non-contradiction, du tiers exclu), et à des formes (déduction, induction, analogie). Cet appareil de la raison, qui garantit la possibilité de la vérité du discours, médiatise le rapport de la conscience à son objet. Rigoureusement parlant, penser l’unité en philosophie, c’est produire un discours rationnel de vérité sur, ou à propos de l’unité ; pensant l’unité, la philosophie en produit le concept. De même s’agissant de la joie, nous en produisons le concept ; penser la joie n’est bien évidemment pas nécessairement produire la joie elle-même, sans quoi penser le mal impliquerait de l’engendrer, et penser l’infini nous convertirait de facto en démiurge ce qui est proprement absurde.
3Que le plaisir, la satisfaction, voire la joie (mais pourquoi pas la douleur ?) accompagnent l’activité philosophique, c’est ce dont on ne saurait douter, et Epicure est bien avisé de rappeler qu’en philosophie, le plaisir est simultané à la connaissance [1]. En revanche, que la pure activité intellectuelle en quoi consiste la philosophie comme création de concept puisse conduire à la « conversion de l’âme » dont se préoccupaient les Grecs, ou la « béatitude » dont traite Spinoza, reste problématique ; et que la majorité des philosophes contemporains, soit aient résolu de ne pratiquer la philosophie que pour elle-même, comme discipline de la vérité, ou comme instrument de transformation du monde [2], soit prétendent à une sagesse dont ils sont parfois contraints de reconnaître qu’elle est toute théorique, est à cet égard fort révélateur. C’est à bon droit que R. Misrahi, envisageant une possible critique de la philosophie éthique de Spinoza, interroge les conditions de possibilité de la construction de la liberté — qui est sagesse et béatitude — chez cet auteur, et notamment ses moyens psychologiques et existentiels : « Peut-être manquait-il à votre analyse les concepts de rupture, de saut, de négation active. Il aurait peut-être fallu reconnaître à la conscience le pouvoir de commencer réellement des séries temporelles d’actions et de pensées » [3] ; c’est par ailleurs de façon fort convaincante que Pierre Hadot explique la philosophie antique comme exercice préparatoire à la sagesse et exercice spirituel [4].
4Ce qui dans le fond anime le problème, en reprenant la fameuse formule que philosopher c’est penser sa vie et vivre sa pensée, ce n’est pas tant le « penser sa vie », ou penser la vie, que le vivre sa pensée. La difficulté tient à ce que la philosophie n’est pas nécessairement pur acte de pensée, mais aussi possiblement action. Toujours déjà inscrit dans le monde et confronté à la réalité de la violence — dont E. Weil dit qu’elle est le problème fondamental de tout discours philosophique —, le philosophe ne peut être un pur esprit qui pense. Le discours philosophique, plus qu’une interprétation du monde ou la justification d’un choix de vie, se présente ainsi comme une pratique éthique du discours, par laquelle le philosophe agit sur lui-même, et transforme son rapport au monde et à autrui. Dans ces conditions, pratiquer la joie signifierait pour le philosophe travailler à ce que l’exercice de la philosophie conduise à la sagesse. La philosophie est une science théorique parce que la violence doit être comprise pour être dépassée : violence de la nature, violence des hommes dans leur rapport entre eux dès lors qu’ils s’assemblent pour résister à celle de la nature, violence en nous des désirs égoïstes et des passions empiriques. Elle est un savoir de cette violence qui fait obstacle à la satisfaction d’être, et que la connaissance permet de vaincre parce que précisément, la prenant pour objet, elle la réduit par la négation de la violence elle-même se prenant pour modalité nécessaire de l’existence. La philosophie est l’autre de la violence, dont la négation, affirme E. Weil [5], doit conduire au contentement qui découle selon lui de la réalisation en actes particuliers de l’exigence d’universalité par le sujet moral. Le philosophe se tient donc dans l’attitude de l’action dont la visée est la transformation effective du monde en même temps que de lui-même et son rapport à autrui ; mais il le fait, ajoute Weil, dans son activité même de philosophe, comme éducateur qui influe sur la conscience de son époque à laquelle il apporte de nouvelles catégories du discours par lesquelles le réel peut être compris dans ses contradictions et ses violences.
5Mais l’action ainsi comprise, dans les catégories de la morale et de la politique, nous incline à concevoir l’affectivité sous le registre de la violence, selon la problématique récurrente des passions aliénantes. La morale, dans son exigence d’universalité, prend en charge cet absolu qu’est le rapport de l’homme avec l’homme dans le dialogue (que l’on reconnaît dans la morale des droits de l’homme). L’action morale, que la politique ne fait que prolonger, manifeste la dignité humaine en se préoccupant de contribuer à la réalisation effective des principes universels que la pensée élabore ; elle est une tâche qui s’impose à nous parce qu’il y a de la violence (fussions-nous tous des sages, la morale serait superflue), et en vertu de ce que M. Conche appelle le « devoir de substitution », qui assume l’impuissance des faibles : « Nous devons parler pour ceux qui n’ont pas de voix, et exiger pour eux ce qu’il faut à des êtres humains. Ce discours est le discours moral. La moralité est une charge » [6]. La philosophie à la fois définit l’exigence d’un rapport raisonnable à autrui et guide l’effectuation de ce rapport dans l’action morale ou politique. Dès lors que le devoir est premier, déterminé qu’il est par la raison, la question de la joie semble bien hors sujet. Nous disions que la morale serait superflue si les hommes étaient tous des sages, faudrait-il alors conclure que la sagesse est superflue de ce que les hommes requièrent la morale ? A l’évidence, la sagesse est affaire personnelle, et la joie tout autant ; mais nous avons déjà évoqué la fécondité du souci de soi. Il n’est que de citer M. Conche à nouveau, pour insister sur l’idée que la sagesse, loin de contredire la morale ou la politique, pourrait en être la condition : « Le sage n’a pas de “problème personnel”. Dès lors, il peut d’autant mieux s’intéresser aux autres, à tous les autres, et tenir un discours universel. On conçoit un sage moderne qui, sans rien perdre de sa tranquillité intérieure, et rien laisser échapper des simples joies de la vie, voire poète à ses heures, s’occupe, comme par accident, et parce qu’il le faut, de révolutionner le monde [7] ». Ainsi, le discours du philosophe (qui pense la vie) ouvre sur l’acte (du vivre sa pensée) ; mais l’acte se comprend-il comme la simple effectuation du discours ? N’y a-t-il pas dans l’agir, y compris celui du philosophe, de l’irréductible à tout discours ? Nous lisons dans cet irréductible au discours le mystère de la présence au monde. Il y a dans cette présence au monde le formidable recel d’un savoir qui ouvre à la conscience l’accès au silence. Cet accès est initiation.
6Sacré, mystère, initiation : le vocabulaire ne manifeste-t-il pas une digression de la pensée vers l’irrationnel ? Le soupçon mérite d’être relevé. Une redéfinition du sacré assumerait le nécessaire dépassement des catégories théologiques pour comprendre la spécificité de l’expérience esthétique, qui se vit, dans toute son authenticité, en rupture radicale — secare — avec le mode commun de la conscience ordinaire, de même qu’avec la pensée conceptuelle comme l’a très bien souligné Kant : « quand on juge des objets seulement d’après des concepts, toute représentation de la beauté disparaît [8] ». La notion de sacré enveloppe une expérience phénoménologique de la conscience, plutôt qu’une représentation culturelle, qu’elle précède : le sacré qui nous occupe ici est de l’ordre du senti, auquel il nous faut circonscrire notre examen (nous laissons indécidée l’interprétation matérialiste ou religieuse de l’expérience elle-même). Nous définissons selon la même perspective les notions de mystère ou d’énigme : on sait qu’une énigme se donne à déchiffrer, qu’un mystère fait l’objet d’une initiation. Ils présentent en commun le caractère d’un irréductible au discours ; l’énigme est objet pour la pensée rationnelle qui exerce l’activité de déchiffrement, mais, de même que Champollion déchiffrant les hiéroglyphes égyptiens n’a pas pour autant résolu leur mystère (celui, par exemple, de l’expérience spirituelle à laquelle certains textes renvoient), le discours philosophique portant sur l’énigme de l’œuvre n’en laisse pas moins irrésolu l’indicible qu’elle porte (sans quoi on ne parlerait pas d’énigme mais de problème).
7En somme, l’énigme de l’œuvre signale le mystère de l’art ; au seuil de l’énigme, où la pensée discursive trébuche en déchiffrant, s’ouvre un possible accès au mystère et qui requiert l’initiation. L’initiation au mystère de l’œuvre passe par l’exercice de la contemplation, qui elle-même rend possible une authentique expérience esthétique. D’ordinaire, on se satisfait d’une émotion, d’un plaisir qui résultent de la perception de l’œuvre ; peut-être même n’est-il pas exagéré de mesurer la tendance insistante des « esthètes » — les habitués mondains qui n’apprécient des concerts que les halls d’opéra et des expositions que les vernissages — à discourir indéfiniment des œuvres à proportion de l’indigence de leur capacité à en éprouver la puissance expressive. A moins que l’indigence de l’œuvre elle-même ne contraigne, faute de mieux, à une évaluation à l’aune du discours qu’elle est capable de susciter. Il existe certes un ésotérisme de l’art, qui implique une éducation de la conscience, non pas à la « culture » — cette thèse souvent défendue cache une idéologie de la distinction sociale que P. Bourdieu a magnifiquement étudiée [9] —, mais à elle-même, et que l’on peut nommer initiation. Cette éducation est apprentissage à contempler, c’est-à-dire à éprouver en deçà du discours (le plus souvent bavardage ou agitation mentale) la puissance affective de l’œuvre [10]. Dans la contemplation, la conscience repose en elle-même, profondément recueillie, s’appliquant à éprouver la force dynamique de l’affect en une sorte de voyage au cœur de son propre mystère. C’est en ce sens que l’on parle d’expérience — erlebnis [11] — esthétique, qu’il convient de distinguer de la simple émotion esthétique. Cette dernière est un fait de perception passive qui ne médiatise pas la simple sensation, sans connaissance d’elle-même, qui subit l’affection résultant de sa cause (même si c’est parfois de manière très violente, comme dans le cas des « émotions fortes »), en langage spinoziste en une sorte de connaissance du premier genre. Elle est en quelque chose ignorante d’elle-même, toujours sujette aux sortilèges du charme et de la persuasion, inévitablement et indéfiniment victime du chant racoleur des sirènes. Elle réagit indistinctement à toutes les sollicitations, impuissante à discriminer les conséquences, triant lorsqu’elle le peut ses sources sur la foi d’obscures inclinations ; elle est aussi inapte que les plaisirs vains d’Epicure : « aucun plaisir n’est en soi un mal, mais certaines choses capables d’engendrer des plaisirs apportent avec elles plus de maux que de plaisirs ». La contemplation est à l’affect ce que la connaissance est à l’intellect : l’exercice d’un savoir qui risque l’aventure du doute, et qui s’acharne à construire la vérité de son objet.
8L’expérience contemplative se différencie donc doublement : en premier lieu du travail conceptuel — et de toute activité discursive en général — en ce qu’elle relève de l’affect et qu’elle prend en charge l’excès de sens de l’indicible, en second lieu de l’émotion première qui relève également de l’affect mais qu’elle « spiritualise [12] », et dont elle prend en charge au contraire le défaut de sens. Il est à préciser que la différence notée procède non pas d’un rapport d’opposition (comme certaines philosophies ont pu opposer passion et raison) mais d’implication mutuelle : la contemplation prolonge la conceptualisation qui en retour la renforce ; de même l’expérience esthétique ne serait rien sans la charge émotionnelle première de la sensibilité qui elle-même se prolonge et s’affine dans la contemplation. Si, pour reprendre un mot que F. Rauh appliquait à la croyance morale, l’art ne se prouve pas, il s’éprouve, le terme d’« expérience » — du latin experiri, éprouver — convient parfaitement à notre propos. Lorsque le critique produit un discours sur l’art, il argumente et cela témoigne de son exigence de vérité ; il peut selon le discours prouver (ou tout au moins rationnellement justifier) ce qu’il avance. Mais cela n’est pas de l’art, et son lecteur ou son auditeur le suivent en une activité discursive. Par contre tous deux, sans la médiation du discours, ne peuvent qu’éprouver l’expérience de l’œuvre elle-même. Et cette épreuve restera irréductible à tout discours, fût-il métaphorique ou comparatif, ce que Wittgenstein pense être la meilleure façon d’en rendre compte : « L’impression était celle d’un animal qui se cabre. Il s’en est suivi une description tout à fait déterminée. — Etait-ce cela le voir, ou était-ce une pensée ? N’essayez pas d’analyser l’expérience vécue en vous même ! » [13]. S’initier au mystère de l’art, c’est donc à la fois savoir renoncer au discours — y compris le discours philosophique —, et s’exercer à la contemplation. La tradition chinoise de la calligraphie et de la peinture illustre par l’excellence la puissance contemplative dans l’art. On sait combien l’initiation à la discipline de la calligraphie, qui trouve son origine dans des temps fort reculés, exige d’ascèse, dans la perspective d’un accomplissement spirituel ; art sacré, exercice méditatif, elle conçoit le surgissement du trait comme l’incarnation dans la forme d’une vision intérieure, dans l’instantanéité du geste et des techniques épurées, comme un événement, une participation élaborée, inouïe et toujours renouvelée à l’harmonie universelle. Elle a progressivement habité la peinture, mettant les ressources du pinceau à contribution pour la contemplation de la nature. Les peintres connaissent l’intimité des brumes qui enveloppent les vallées, les secrets des arbres accrochés aux roches et tourmentés par le vent, l’humilité sereine des ermitages déposés au pied des falaises, et la souplesse noueuse des bambous ; le lettré vise moins l’apparence des choses que l’apparaître du monde, dont le surgissement énigmatique s’effectue à proportion de son intériorité. Les peintres adeptes du Chan, au XIIIème siècle, fidèles à l’ancienne pensée taoïste, négligeant la voie intellectuelle de l’étude des textes, se consacrent à une production de l’instantané, de l’immédiateté, dans l’acte d’une vision intuitive où le geste précède la pensée, spontanément porté par le fruit d’un apprentissage long et austère, guidé par une puissance créatrice acquise au prix d’une patiente ascèse monastique ; la peinture réalise l’union fructueuse des contraires et restitue, dans le dépouillement et l’extrême simplicité des moyens, la cohésion du monde. Sous la dynastie Yuan, l’invasion des Mongols précipite dans la solitude et la retraite en Chine du Sud des paysagistes tels que Ni Zan, lequel travaille les blancs du fond, et permet au vide — la vacuité des philosophes — d’imposer sa force contemplative dans la composition ; le recueillement et le silence des paysages désertés par l’homme invitent celui-ci à méditer le caractère fugitif de toute existence. La peinture est un enseignement offert à la contemplation du vide, une invitation à se simplifier jusqu’à saisir l’essentiel, jusqu’à l’accomplissement, la sagesse.
9Nous avons dit que la contemplation prenait en charge cette part d’indicible qu’est le recel de la conscience et au seuil de laquelle la philosophie échoue : ceci légitime le passage continué de la philosophie à l’art et inversement de l’art à la philosophie, comme solution possible aux difficultés que présente la quête de la sagesse ; nous voulons ajouter que cet exercice de la contemplation doit se comprendre comme pratique de la joie. Par-delà la variation continue des affections qui accompagnent l’existence consciente commune, par-delà la satisfaction qui accompagne l’activité philosophique et même la joie dont nous envisageons qu’elle puisse être le sens même de la philosophie au regard des affects, par-delà les sentiments que l’art peut engendrer (et l’on se représente souvent l’art comme l’activité qui crée des sentiments), l’épanouissement de la conscience et de la vie en général (la béatitude) s’expérimente dans l’unité à laquelle conduit la contemplation, et qui se caractérise par une pure activité de l’affect de joie, dégagée de toute activité intellectuelle et de toute préoccupation corporelle.
10Non pas que l’activité intellectuelle en soit tout de bon récusée (nous ne saurions trop insister sur son essentialité), ni que le corps en soit de fait condamné (nous suggérerons que le corps est le lieu même de la pratique et bien plus le temple de l’âme que son tombeau) : si la pensée discursive faite philosophie « prépare à la sagesse », selon le mot de P. Hadot, elle est en revanche impuissante à l’incarner totalement. Avec Hegel, on pouvait penser la philosophie comme système de la vérité, faisant de la « pensée libre » la forme la plus pure du savoir, la plus élevée de l’esprit absolu en quoi l’art et la religion trouvent leur union ; « Ce que je me suis proposé et ce que je me propose comme but de mes travaux philosophiques, c’est la connaissance scientifique de la vérité. C’est la route la plus difficile, mais qui peut seule avoir pour l’esprit de l’intérêt et de la valeur, quand il s’est une fois engagé sur le chemin de la pensée (…) ». [14] La critique contemporaine de l’idée de Vérité ne retire néanmoins rien aux remarques de Hegel sur l’erreur fondamentale de la mise à l’écart du travail philosophique auquel on reproche l’usage de catégories finies pour penser l’absolu : « de l’erreur qui consiste à croire que de l’insuffisance des catégories finies pour parvenir à la vérité, résulte l’impossibilité d’une connaissance objective, on conclut au droit de parler et de trancher les questions d’après le sentiment et l’opinion subjective. (…) C’est d’une catégorie aussi sèche que l’immédiateté, que d’ailleurs on n’examine pas d’avantage, qu’on fait dépendre et par laquelle on fait décider ce qui est relatif aux plus sublimes besoins de l’esprit. (…) Ils se sont débarrassés du malin mais le mal est resté ; et le mal est neuf fois plus funeste qu’avant, car on lui fait confiance sans suspicion et sans critique (…) » [15]. Certes, nous avons affirmé les limites du concept, qui lui-même dépasse l’indigence du sentiment et de l’opinion subjective, mais nullement dans l’intention d’y revenir en vertu d’un diallèle stérile. Objectant à la pensée discursive le fait d’expérience d’un ineffable, il nous incombe de penser la possibilité d’une intelligence du phénomène. Nous proposons, contre la sécheresse de l’immédiateté que condamne Hegel, et par-delà les limites de la médiation du concept, la solution contemplative de l’art comme pratique de la joie, sur « la trace des dieux » [16]. Ainsi conçu, l’art n’est pas une fuite dans l’imaginaire, en compensation de l’impuissance des sentiments et de l’opinion comme du concept, devant la cruelle résistance du réel, mais au contraire conquête du mystère et construction de la perfection dans la finitude. La pensée contemplative englobe le corps.
11En outre, si les activités corporelles favorisent en général la santé, nous devons distinguer celles que nous définissons comme « pratiques du corps » ; strictement libérée de la niaise thématique du narcissisme, la pratique sacralise le corps : contre l’idolâtrie et le fétichisme modernes du corps, la pratique le convertit en une sorte d’icône, le métamorphose non point en l’objet d’une adoration passive autant qu’anxieuse et vaine, mais en l’instrument d’un travail contemplatif méthodique et fécond. Le yoga indien, par exemple, s’y attache depuis des temps fort reculés, mais aussi la danse sacrée (laquelle expérience du sacré certains chorégraphes contemporains s’efforcent de retrouver), mais aussi le chant dans l’exercice attentif de la perception fine : la vibration sonore, qui est un toucher particulièrement fin, agit de façon subtile sur des points particuliers du corps autant que sur la conscience profonde, l’affect. Transcendant les limites du discours — et l’on s’y entend à produire des discours sur le yoga, la danse ou le chant afin, peut-être, de se prémunir contre leur efficience : les tout premiers exercices exposent et dénoncent le dérisoire de nos prétentions —, les pratiques contemplatives du corps participent de l’unité de la conscience intérieure. Comme un voyageur sans bagage que l’avion dépose dans un pays inconnu, et qui se découvre soudain démuni et entièrement livré à lui-même alors même qu’il n’a pas d’autre choix que de devoir affronter la turbulence qui déjà l’enveloppe, le novice rencontre le mystère opaque de sa présence à lui-même. Découvrant la profondeur insondable de sa conscience et de son corps spirituels, il éprouve le vertige de l’ineffable en lui. Le corps devient le lieu d’une pratique de joie dont nous avons tous déjà goûté les indices : qui en effet n’a jamais expérimenté l’intense jubilation d’un premier bain de mer longtemps espéré, l’enveloppement porteur et bienfaisant du corps immensément réjoui par la douce tiédeur de l’eau ? Lequel de ceux qui ont joui du privilège des caresses maternelles, ne se rappelle avec émotion des instants heureux du corps enchanté ? Le corps n’est pas un simple lieu biologique de plaisirs et de douleurs fortuits et contingents, il est le temple de la joie ; non point un système passif toujours déjà engagé sous la menace de la maladie, de la vieillesse ou de la mort (que l’exercice physique s’efforcerait de retarder, que le renouvellement des plaisirs s’évertuerait à faire oublier), mais la demeure de l’affect, le lieu même de la pratique de conversion de l’être tout entier : l’instrument de la sagesse.
12Penser, en philosophie, la joie comme praxis revient, une fois effectuée son analyse, à roder aux confins du domaine conceptuel, à explorer la surabondance du silence et la subtilité du corps. La philosophie doit apprendre (réapprendre ?) à s’abolir dans la vacuité contemplative et la plénitude corporelle dont elle saura se nourrir en retour. Mais de même que le corps n’est pas ce qui reste de l’esprit, le silence n’est pas la simple absence de bruit. Il nous faut, par la pratique, habiter le corps comme puissance spirituelle pour accéder au silence, demeure ultime de l’être, pour réaliser ce que Plotin nommait la conversion, « pénétrer à l’intérieur de soi-même pour devenir Un avec le divin » [17]. Si l’Un comme catégorie métaphysique nous intéresse, c’est qu’il rend compte de la conscience de l’unité dans l’expérience esthétique ; cette expérience de l’unité a pour essence la joie. Aristote, reprenant l’idéal platonicien de la participation au divin par l’intellect, le noûs, la partie la plus haute de l’âme, repose la question problématique du passage de la moralité pratique à l’idéal contemplatif : tout en élaborant dans son Ethique à Nicomaque une anthropologie de la finitude, il cherche les conditions de possibilité de la réalisation de cet idéal pour l’homme : principe régulateur, l’idée d’une divinité de l’homme ? L’humanisme tragique des Grecs est une invitation à renoncer aux désirs démesurés, une sagesse des frontières et de la finitude. Si pour Aristote le bonheur n’a d’autres limites que celles de la contemplation, c’est que la nature humaine (dont celle du sage) n’est pas totalement indépendante en la matière. Il s’agit selon la formule de Pindare d’« épuiser le champ du possible », et toutes les conditions requises se trouvent au plus haut point réunies dans la personne du sage : c’est le sage qui doit être l’homme le plus heureux [18]. Mais Aristote a consacré moins de temps à décrire cet idéal que la distance qui nous en sépare, et l’effort proprement humain pour la combler, par la dialectique dans l’ordre théorique, la vertu dans l’ordre pratique et le travail dans l’ordre poétique [19]. Il faut nous rendre immortels autant qu’il est possible, être « heureux comme peut l’être un homme », comme un cordonnier « qui fait du cuir à lui livré le plus beau soulier possible » [20]. La vertu, disposition acquise de la volonté, est l’état habituel du sage, et la vertu la plus parfaite résulte de l’activité, celle de la partie la plus estimable, la plus élevée de l’homme, l’activité contemplative. La joie réside dans l’activité et non dans la potentialité, dans le faire et non dans l’être, car on ne saurait trouver aucune définition générale, aucune détermination conceptuelle capable de subsumer la diversité du réel. Il ne suffit pas de connaître le bien pour le faire, il faut à la fois l’exercice et le discernement de l’homme prudent, phronimos. La prudence est la capacité de délibérer sur les choses contingentes, elle est jugement correct au cœur même des possibles, conscience attentive à l’opportunité de l’instant, le kairos. Le sage aristotélicien est un contemplatif actif, attentif au perpétuel devenir du monde qu’il habite, resplendissant de vertu dès lors qu’il supporte d’un front serein les infortunes les plus graves ; grandeur d’âme n’est pas insensibilité. Il oppose aux vicissitudes de la vie humaine les activités conformes à la vertu. Aristote place le bonheur dans l’activité en raison d’un paradoxe : nul selon lui ne peut se déclarer être heureux, alors qu’on ne saurait en même temps se refuser à déclarer un homme heureux parce qu’il vit et attendre pour cela la fin de son existence ; il nous faut donc agir. Parce que le propre de l’homme est un certain mode de vie accompagné d’actions raisonnables, le souverain bien constitue une fin parfaite dans l’épanouissement de l’activité de l’âme. Nonobstant la fécondité de la pensée aristotélicienne, le concept d’« activité contemplative » nous semble faire problème : posant que cette activité déborde largement le champ intellectuel, et que la contemplation transcende la pensée discursive et rationnelle, il convient de dépasser l’ordre du jugement, et d’interroger les recels du silence (nullement sous l’effet d’un enthousiasme naïf qui nous déterminerait dans l’élan à substituer la contemplation à une pensée rationnelle ainsi dépréciée, mais dans l’intention d’exercer la puissance de la pensée à interroger ses propres limites discursives ; non par négation de la philosophie, mais par souci de sa compréhension).
13Du contenu substantiel de la théôria, Platon ne dit rien ; au terme de l’ascension spirituelle vers la sagesse, l’initiation, surgit un jour un événement aussi soudain que mystérieux, d’ordre mystique, la conversion ultime de l’âme. Platon fait le récit d’une rupture radicale et irréversible, le passage à la contemplation de l’Idée du Bien (ou selon, du Beau-en-soi), ultime connaissable et cause de tout. La contemplation de l’absolu est vision de l’âme convertie, et non discours. L’issue de la science dialectique qui construit le cheminement d’un logos strictement consacré à la vérité établit l’interruption du discours qui s’abolit dans la vision : la conversion dernière est instauratrice du silence, que la tradition orphique à laquelle Platon se réfère parfois implicitement appelle l’initiation aux mystères. N’est-ce pas que de la vacuité on ne saurait rien dire ? Ne peut-on légitimer le substantif de « mystère » pour cette raison précise que, à la différence du problème qui tient à notre ignorance et se résout par le savoir, il est selon le mot de J. Guitton une difficulté que la connaissance accroît ? Si l’on écarte les expériences hallucinatoires ou spécieuses des prétendants à l’immédiateté d’une sagesse facile, il nous appartient de tenter une détermination de l’activité contemplative. Nous rencontrons une pensée sans représentation ni concept. Le templum qui donne l’étymologie du mot était l’espace du ciel dans lequel les augures observaient les présages ; mais nul discours crypté ne surgit du silence contemplatif qui nous occupe : le sortir de la conscience profonde exige à nouveau le silence, pour le moins « un temps de silence » où la pensée répugne à toute sollicitation discursive ou représentative. Car la contemplation s’expérimente comme une retraite en soi-même, au cœur, au plus intime de soi-même, en une sorte de sanctuaire de la conscience, peut-être la demeure de l’être ; Plotin exhorte à la fuite, en quelque manière un retour d’Ulysse : « Fuyons vers notre patrie bien-aimée ! » [21]. Le sage plotinien n’est enfin chez lui que métamorphosé en cela même qu’il contemple : deviens tout entier beauté si tu veux contempler le Beau, enseigne-t-il, ajoutant « Tout ce que l’on perçoit comme spectacle, on le perçoit en dehors de soi. Mais il faut alors le transporter en soi-même, et le voir faire un avec soi-même, le voir être soi-même » [22]. Plotin exhorte à la fuite en soi-même, hors de ce qui n’est pas nous-même ; son « Là-bas » est un dedans-ici-même de la conscience contemplative qui retranche d’elle tout le superflu, à la manière du statuaire qui cisèle le marbre — ne cesse de sculpter ta propre statue — ou de l’orpailleur qui sépare le métal précieux de la roche vulgaire. Le philosophe nous raconte son expérience de l’absolu par le truchement des images, mais également en explorant les confins du langage : parce que toute vision est vision de quelque chose d’extérieur et par conséquent dualité, il devient lui-même vision ; caractérisant le silence mental de l’activité contemplative, la notion de vision nous est intelligible : une pensée sans concept ni représentation s’entend comme vision car l’on admet possible dans le noir, par exemple, une vision sans objet ; mais que peut signifier devenir soi-même vision ?
14L’expérience réelle que nous évoquions plus haut est familière à Plotin ; il la pense sous le rapport de l’unité : l’Un est l’absolu métaphysique, et en même temps le terme ultime de la sagesse. Dans l’horreur de la séparation, le sage, à l’issue de la conversion, devient « enfin, Là-bas, un avec le divin ». Il devient l’Un. La perte de l’un s’actualise dans la séparation, il ne saurait dès lors y avoir d’objet de la vision, d’objet pour la contemplation qui serait en même temps son contenu ; c’est pourquoi elle est nécessairement sans concept ni représentation, pure vacuité de la pensée en acte. Du point de vue de l’expérience elle-même, il n’est pas absurde de dire que le sage en contemplation absorbe l’univers tout entier ; retiré en lui-même, éprouvant la parfaite unité de la conscience, il ne connaît plus nul objet, immergé qu’il est dans le Même. Revenu de l’extase, il est devenu ce qu’il a vu, il est devenu vision, « unité », « pureté », « lumière ». Il peut alors se projeter dans l’extériorité, se voir dans la séparation sans souci de se séparer de soi ; il ne lui reste plus qu’à fixer son regard, établi dans l’unité : « fixe ton regard et vois. » [23] Le sage se fait désormais exemple pour autrui, témoin de la possible béatitude pour l’homme ; le divin n’est pas un improbable au-delà mais un simple Là-bas, toujours déjà là, en soi : « Acquérant la ferme conviction qu’il a pénétré en un monde de félicité, il doit se donner lui-même à voir, tel qu’en lui-même, pour devenir au lieu de spectateur, le spectacle d’un autre qui le verra comme il est, procédant du divin, et l’illuminant de ses pures pensées. » [24] Le monde de félicité englobe l’au-delà du divin, et l’intimité de la conscience ; et ce séjour de la conscience retirée en elle-même s’éprouve dans la joie, une joie qui devient monde, le tout de la conscience. Quelle meilleure connaissance de cette active vacuité contemplative peut-on concevoir que celle de l’affect ? Si contemplation n’est pas néantisation — comment le serait-elle—, quelle est sa substance ? La philosophie est certes une construction par concepts, et non seulement une divagation céleste portée par le rythme de la musique et de la vie : lorsque Platon décrit les différentes formes de délire (mania) dans le Phèdre, il ne se contente pas de solliciter le monocorde ou de consulter l’oracle, il construit une analyse argumentée, agrémentée d’un mythe cosmique, afin de justifier dans le logos cet emportement joyeux de l’âme vers le divin, comme le précise fort justement Jean-François Mattéi. Mais nous voulons montrer en quoi le travail du concept ne recouvre pas totalement la réalisation effective de cet emportement joyeux, en quoi celui-ci n’est pas le simple accompagnement du discours philosophique mais plutôt sa possible finalité sous la figure de la sagesse, et, encore, l’objet d’une praxis en tant que joie.
15La réponse métaphysique, pour rationnelle qu’elle soit, engage par nécessité logique le concept, lequel est précisément absent de l’expérience réelle : Idée du Bien, Beau en soi, Un, Dieu, toutes catégories qui annulent ce qu’elles s’efforcent de penser au cœur de l’expérience. Certes les arguments ne manquent pas, et les convictions sont légitimes, pour expliquer le mystère de cette activité inouïe de conscience, hors l’expérience elle-même. Kant, par exemple, a admirablement conceptualisé dans l’Analytique du beau le jugement réfléchissant, et les quatre paradoxes du jugement de goût dans l’expérience esthétique ; en revanche, il n’a rien formulé selon l’expérience elle-même, hormis les idées abstraites de « sentiment de plaisir ou de peine » et de « satisfaction » [25] ; sa contribution mérite d’être prolongée : il définit la contemplation comme « un jugement qui, indifférent à l’égard de l’existence de tout objet, ne se rapporte qu’au sentiment du plaisir ou de la peine » [26]. Le terme de jugement — même s’il caractérise le libre jeu des facultés de l’entendement et de l’imagination — ne subsiste pas hors l’architectonique kantienne, et celui de sentiment nous paraît devoir être abandonné car impropre à rendre compte de la complexité de l’activité contemplative ; si l’on parle communément du sentiment esthétique, ou du sentiment de Dieu, cela relève plus de la formule usée que du concept.
16Penser ainsi l’expérience esthétique ouvre le champ à une nouvelle détermination phénoménologique de la contemplation, irréductible aux contraintes théologico-religieuses. Sans doute une philosophie reste-t-elle à faire, celle qui, comme dit Merleau-Ponty, « anime le peintre, non pas quand il exprime des opinions sur le monde, mais à l’instant où sa vision se fait geste. » [27] Repenser la « vision » — celle de la théôria, celle de l’« œil de l’âme » selon les Grecs —, non pas dans un au-delà métaphysique, mais en un en deçà du discours, qui réinterroge le corps, l’affect, une certaine activité de la pensée sans représentation ni concept, pourrait y contribuer. Et repenser exige en la circonstance d’expérimenter. La praxis entraînerait-elle à nouveau la communauté philosophique vers la sagesse ?
Notes
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[1]
Sentence vaticane 27.
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[2]
« Les philosophes n’ont fait qu’interpréter diversement le monde, ce qui importe, c’est de le transformer », Marx, ad Feuerbach, in L’Idéologie allemande, Ed. Sociales, 1977, p. 23.
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[3]
R. Misrahi, « Spinoza ou la promenade parfaite » in Le Nouvel observateur, p. 31, Hors série n° 32, 1998.
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[4]
Voir notamment Exercices spirituels et philosophie antique, Institut d’Etudes Augustiniennes, 1993, et Qu’est-ce que la philosophie antique ?, Gallimard, 1995.
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[5]
Voir notamment E. Weil, Philosophie morale, Vrin, 1992.
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[6]
M. Conche, Le Fondement de la morale, PUF, 1999, p. 61.
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[7]
Ibid., p. 62.
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[8]
E. Kant, Critique de la faculté de juger, op. cit., « Analytique du beau », § 8, p. 145.
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[9]
P. Bourdieu, La Distinction, critique sociale du jugement Minuit, 1979.
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[10]
C’est pourquoi très souvent les enfants, moins enclins à discourir, manifestent une aisance spontanée à apprécier les grandes œuvres, si leur sensibilité n’a pas déjà été affectée par une éducation négative.
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[11]
Ce substantif neutre en allemand de erleben qui signifie « vivre » et transitivement « éprouver », désigne dans le vocabulaire contemporain l’expérience intérieure et vécue de la conscience ; il est par exemple utilisé par Wittgenstein dans ses textes sur l’esthétique.
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[12]
II faut spiritualiser les passions, affirme Nietzsche dans Le Crépuscule des idoles, « La Morale contre nature », 1.
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[13]
Cité dans J. Bouveresse, Wittgenstein, la rime et la raison, Minuit, 1994, p. 202.
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[14]
Hegel, Précis de l’Encyclopédie des sciences philosophiques, Vrin, 1987, Préface de la deuxième édition, p. 15.
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[15]
Ibid., p. 16.
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[16]
Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, Gallimard Tel, 1992, « Pourquoi des poètes ? », p. 326.
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[17]
Plotin, Du Beau, Ennéades, op. cit., « Du Beau intelligible », V-8, p. 96.
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[18]
Aristote, Ethique de Nicomaque, op. cit., X-8, p. 281.
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[19]
Cf. notamment P. Aubenque, La Prudence chez Aristote, Paris, 1963.
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[20]
Aristote, op. cit., I-10, p. 36.
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[21]
Plotin, op. cit., « Du Beau » I – 6, § 8, p. 61.
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[22]
Ibid., « Du beau intelligible », V – 8, § 10, pp. 95-96.
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[23]
Ibid., « Du beau », I – 6, § 9, p. 68.
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[24]
Ibid., « Du beau intelligible », V – 8, § 11, p. 97.
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[25]
Dans le jugement de goût, par le sentiment d’une satisfaction pure et désintéressée, « la représentation est tout entière rapportée au sujet, c’est-à-dire au sentiment qu’il a de la vie et qu’on désigne sous le nom de sentiment de plaisir ou de peine » Premier moment, § 1 ; « nous désignerons sous le nom d’ailleurs usité de sentiment ce qui doit toujours rester purement subjectif et ne constituer aucune espèce de représentation d’un objet. » idem, § 3 ; Kant, Critique de la faculté de juger, Analytique du beau.
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[26]
Kant, ibid, § 5.
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[27]
Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, Gallimard folio, 1996, p. 60.