Notes
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[1]
L’espace « liminaire » (ou la période liminaire) est un concept anthropologique dérivé des travaux d’Arnauld Van Gennep qui analysant la structure des rituels de passage en trois périodes a permis de rendre visible la phase intermédiaire, d’entre-deux, des rituels, où le sujet n’appartient déjà plus à sa communauté d’origine (il a quitté l’enfance, ou quitté les vivants, par exemple) et n’a pas encore rejoint sa communauté à venir (soit dans les exemples donnés : l’âge adulte ou le territoire des morts). Cette période intermédiaire, l’anthropologue anglais Victor Turner la conceptualisa à son tour sous le terme de (période) « liminaire » (de limen qui signifie le seuil en latin). La « liminarité » est donc proprement « l’existence au seuil » (au cours d’un rituel de passage), soit d’un point de vue anthropologique, l’existence dans l’absence des symboliques communautaires qui offrent des cadres d’existence aux identités.
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[2]
Le concept d’hantologie réfère ici à l’élaboration de Jacques Derrida. Hantologie peut être défini comme suit : « ontologie de ce qui “hante” : les spectres, les fantômes : c’est donc l’ontologie de ce qui existe sans exister, de ce qui est toujours déjà “revenant”, jamais premier, substantiel. » (Charles Ramond, Le vocabulaire de Derrida, Ed. Ellipses, 2001, p. 43).
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[3]
Jean Baudrillard, L’illusion de la fin ou La grève des événements, Ed. Galilée, 1992, p. 18.
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[4]
« Notre fin de siècle (…) ressemble étrangement à un travail d’un deuil raté ». (C’est Jean Baudrillard qui souligne.) (ibid., p. 26).
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[5]
Ibid., p. 40.
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[6]
Jean Baudrillard, L’illusion de la fin, pp. 23-24.
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[7]
Conférence co-organisée par Le Monde diplomatique avec la participation de Jacques Derrida (pour son ouvrage : Voyous, Ed. Galilée, 2003), de Jean Baudrillard (pour Power Inferno, Ed. Galilée, 2002) et d’Alain Gresh. Le débat était présenté par René Major, et il s’est tenu le 19 février 2003 à la Maison des cultures du monde à Paris.
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[8]
Toutes les citations proviennent du même passage de l’ouvrage de Jean Baudrillard, L’illusion de la fin ou La grève des événements, Ed. Galilée, 1992, p. 14.
1On ne présente plus Jean Baudrillard. Germaniste de formation, il a enseigné la sociologie à l’université de Paris X-Nanterre pendant de nombreuses années. Il est souvent considéré comme un représentant de la pensée post-moderne en France. Sa démarche excède cependant les disciplines et étiquettes académiques pour s’apparenter à une méditation trans-genres sur les fondements symboliques de l’époque : « Que signifie tel objet, tel événement ? » Son dernier ouvrage Power Inferno essaie ainsi de déterminer la valeur symbolique du terrorisme dans sa forme contemporaine, à travers les attentats du 11 septembre 2001. En ce sens, sans jamais relever du travail d’historien, ses recherches et écrits nous révèlent néanmoins ce qu’est l’histoire en train de se faire, le sens des événements qui surviennent chaque jour et qui fourniront la matière de leurs études aux historiens du futur qui se pencheront sur notre temps.
2Le Philosophoire : Pour commencer, je voudrais vous poser une question sur ce qui vous distingue des autres sociologues et qui fait que finalement vous échappez à la sociologie au sens traditionnel du terme.
3Jean Baudrillard : Mais mon rapport à la sociologie a-t-il jamais vraiment existé ? J’ai atterri là par accroc, par hasard, à Nanterre. C’était la sociologie qui était disponible. Et comme je n’étais pas philosophe de naissance, c’était pratique. Nanterre était un terrain tous azimuts, ad libitum, on faisait ce qu’on voulait, donc moi j’y ai fait ce que j’ai voulu. Mais j’ai quand même réglé mes comptes avec la sociologie, au début, à travers le problème des masses, le problème de la fin du social, les majorités silencieuses. C’est-à-dire quelque chose qui est « en dehors », cette espèce de masse, de trou noir, de silence des masses, dans le domaine de la non-représentation sociale, ce qui n’est pas représenté, ou ce qui est non-représentable, d’ailleurs. Cela faisait éclater les cadres un peu rationnels et didactiques de la sociologie. Mais moi je ne me suis jamais consi-déré comme sociologue. Heureusement, les sociologues m’ont assez vite rejeté, donc il n’y avait pas de problème !
4Ensuite, j’ai continué à travers cette vague idée de la consommation et des signes. L’interprétation des signes c’est autre chose que l’interprétation du fait social. Mais quand même le signe, ou le système de signes, était cette espèce de fait social total. On est entré dans une société où les signes devenaient le « bouillon de culture ». Cela m’intéressait cependant moins que de voir la transcription, justement, de nouveaux systèmes de médiatisation, au niveau très général, et pas seulement la télévision. Bon, j’étais sorti de la sociologie ! A l’époque, on appelait ça sémiologie, sémiotique. Mais enfin, peu importent les disciplines. Et à ce moment-là, avec le changement d’optique ou de point de vue, de vision des choses, sans aller jusqu’à parler de méthode, apparaissaient de nouveaux objets qui n’étaient plus, évidemment, les catégories sociales, les rapports sociaux. Ce qui faisait l’horizon de la sociologie à cette époque-là, c’était la lutte des classes, le marxisme, ce qui définissait une sociologie peut-être pas militante mais quand même intellectuellement engagée. Je me suis aussi détaché de ça avec Le miroir de la production, mais pas du tout en termes de fâcherie ni de travail de deuil mais simplement pour faire autre chose.
5Je suis donc parti des objets eux-mêmes, de fragments de significations : la pornographie, la séduction, l’obscénité, etc. Ou alors des événements : les prises d’otages, des choses comme ça. Bref, des objets que j’essayais de prendre dans leur singularité, et non plus d’interpréter dans le cadre d’une discipline universitaire typée. A vrai dire, je suis plutôt repassé par l’anthropologie, l’ethnologie : les « fameuses » règles symboliques, par exemple, me semblaient beaucoup plus fondamentales que la sociologie. Il y avait dans l’anthropologie un noyau, une matrice d’interprétation qui était plus forte que celle, moderne, du social. L’anthropologie est en deçà du social, et au-delà du social, et c’est précisément ce qui m’intéressait, ce qui se passait en deçà et au-delà du social. C’est comme la réalité : pourquoi y a-t-il du réel ? Pourquoi y a-t-il du social, pourquoi un discours du social ? La radicalité consistait à traverser tout ça et déconstruire ces concepts trop évidents, d’une telle évidence même que tout le monde travaillait dessus. Moi aussi, d’ailleurs, je l’ai fait. Ma recherche a consisté à traverser tous ces territoires qui étaient déjà lourdement chargés. Il fallait balayer, dans les deux sens du terme : nettoyer mais aussi avoir une vue plus globale et panoramique des choses. Le social, le politique, l’économique étaient, disons, relativisés en termes de disciplines à travers des objets singuliers. L’objet a toujours été mon « cheval de bataille », mon obsession ! (rires) Au départ, il s’agissait des objets, ensuite je suis passé à l’Objet. Je suis donc passé du sujet, le sujet de l’histoire, le sujet social, le sujet du savoir, à l’objet.
6Le P. : Votre spécificité réside, je crois, dans votre rapport à l’histoire.
7J.B. : Je n’ai pas une formation d’historien. Je voyais surtout l’histoire à travers la politique, ou l’économie politique. Du moins au début, c’était tout de même marxiste, ou para-marxiste. Et puis les choses ont changé dès les années 60 avec les recherches de Henri Lefebvre sur la vie quotidienne, etc. On passait de l’histoire transcendante, la grande Histoire, à une sorte de contre-histoire. On descendait vers l’anodin et la banalité qui devenaient des objets dignes d’intérêt sur le plan historique. L’analyse des modes de vie au quotidien plutôt que les grands faits historiques, avec l’irruption de la société de consommation, les mœurs et les manières de vivre. On était déjà redescendu de l’Histoire, des grands mouvements sociaux et historiques. Et finalement, sous ses airs un peu bénins, cette plongée dans la vie quotidienne, même si je n’aime pas beaucoup ce terme qui est un peu réducteur, c’était quand même une espèce de révolution. En fait, plutôt une involution par rapport à l’Histoire. On descendait de la transcendance de l’Histoire dans une espèce d’immanence de la vie quotidienne, et à travers elle toutes ces choses telles que la sexualité qu’on avait largement oubliées dans l’idéalisme historique.
8Le P. : Dans Les stratégies fatales, vous commentez un passage d’Elias Canetti qui se demande si l’humanité n’aurait pas franchi un point au-delà duquel l’histoire ne serait plus réelle, c’est-à-dire linéaire, possédant un sens, une vérité. La fin de l’histoire serait donc déjà consommée. Nous serions désormais dans une histoire irréelle, non-linéaire, dénuée de sens et de vérité particuliers, donc ouverte à une relativité générale de toutes les directions et interprétations possibles.
9J.B. : Canetti pensait que l’on pouvait éventuellement revenir à ce point en deçà de la fin de l’histoire et qu’il serait donc encore possible d’agir et de transformer le monde. Mais il semblait esquisser quand même que l’on était déjà au-delà de la fin. Cette idée m’a effectivement bien inspiré. Cela a toujours été pour moi, non une méthode, mais une forme d’anticipation : aller par anticipation au bout d’un processus, pour voir ce qui se passe au-delà. Je pense toujours que ce qui se passe, ou pourrait se passer au-delà, est en fait déjà là dans le processus même, et que la fin est déjà là, à partir du commencement. Tout se développe en même temps. Les commencements et les fins marchent en parallèle. Cela bouleverse évidemment un peu tout le champ des causes et des effets, on est passé un peu au-delà ! Mais j’aime bien cette idée. Cela dit, je ne vois aucun moyen, comme Canetti semblait le croire, de revenir au point où la distinction était possible entre le Bien et le Mal, le Vrai et le Faux, etc. Autrement dit, revenir aux conditions d’un exercice rationnel et traditionnel de la pensée. Ma vision est sans doute plus catastrophique, mais pas au sens apocalyptique, plutôt d’une révolution ou d’une mutation des choses. Et cette mutation est due à une accélération : on essaie d’aller de plus en plus vite, si bien qu’en fait on est déjà arrivé à la fin. Virtuellement ! Mais on y est quand même.
10Le P. : A ce propos, depuis quelques années ont émergé certains sujets de société, originellement confinés dans une sphère spécialisée, mais qui occupent dorénavant le devant de la scène médiatique : le terrorisme, la pornographie, le clonage, le virtuel. Or, cela fait déjà plus de vingt ans que vous avez commencé, avant tout le monde, à réfléchir sur ces sujets et à reconnaître qu’ils sont symptomatiques du Zeitgeist de notre époque. Il me semble donc que votre rapport à l’histoire n’est pas l’explication du passé ni même du présent de la société mais plutôt l’anticipation de l’avenir à partir d’une compréhension de ce qui est en germe dans le présent.
11J.B. : On peut dès aujourd’hui présumer de toutes les conséquences des choses, par exemple pour le clonage, la cybernétique, etc. Même si nous ne sommes qu’au tout début d’un processus, la pensée peut déjà pressentir et être le réceptacle par anticipation de l’événement qui aura lieu, s’il a lieu, ce qui n’est jamais sûr non plus. Néanmoins, cela peut être une définition de la pensée, qui doit alors inclure la fin dans le processus. C’est une autre flèche du temps qui remet en cause toutes les relations de cause et d’effet. Personnellement, cela fait longtemps que j’ai pris parti pour les effets et contre les causes ! (rires). Il faut essayer de passer au-delà des causes et au-delà des conséquences pour voir en soi dans son processus même, en réintégrant tout le commencement et la fin dans une seule chose, ce que cela peut vouloir dire. D’ailleurs, je n’ai rien fait d’autre pour le terrorisme. J’ai essayé de voir le terrorisme comme une forme d’événement dans lequel tout cristallise. Mais je crois que l’on peut prendre n’importe quel objet et, en faisant le vide autour de lui, y retrouver tout microscopiquement. C’est une vision qui n’est pas mystique, mais…
12Le P. : C’est une vision pascalienne ! Ce sont les deux infinis.
13J.B. : Oui, on peut retrouver une infinité de choses en observant n’importe quel micro-objet, pourvu qu’on l’observe de près, et sans perdre sa singularité. Pourquoi cet objet, pourquoi est-il là, que cela veut-il dire ?
14Le P. : Cela reviendrait-il à dire qu’il n’y a plus de transcendance, de grand récit historique normatif imposant sa grammaire véridique mais seulement une multitude de petits récits communautaires, de petites histoires tribales toutes plus ou moins équivalentes, toutes vraies et fausses à la fois ?
15J.B. : « Tribal » fait référence à une sociologie du type de celle de Maffesoli, au-delà de la sociologie rationnelle, transcendante. Mais cela ne m’intéresse pas vraiment de délocaliser, de faire dans le partiel. Si les tribus sont des singularités, cela peut entrer dans mon champ de recherche. Mais sinon, pour moi la notion de tribu a un pedigree encore trop ethno-anthropologique.
16Le P. : Je voulais surtout parler de l’atomisation de la vérité.
17J.B. : Ah oui ! Alors il faut aller plus loin, jusqu’à la fractalisation. Si c’est pour découper le social en petits morceaux, il faut aller jusqu’à l’atomisation des choses, travailler dans le moléculaire ! (rires)
18Le P. : Afin d’aller plus loin dans votre perception du temps et de l’histoire, j’aimerais avec vous faire l’hypothèse que la temporalité de notre présent est, d’une certaine manière, celle que nous font rencontrer les morts-vivants, spectres et autres figures des espaces liminaires [1] d’un deuil impossible, ou du moins difficile et problématique. Du reste, comme en écho à notre situation, cette sourde et profonde image d’un deuil impossible apparaît comme un invariant de votre pensée, pensée qui exhume de temps à autre quelques objets de notre modernité évanescente, comme pour mieux montrer qu’ils sont liés désormais à une hantologie [2]. Ainsi, dites-vous, « au cœur même de l’information, c’est l’histoire qui est hantée par sa disparition. Au cœur de la hi-fi, c’est la musique qui est hantée par sa disparition. Au cœur de l’expérimentation, c’est la science qui est hantée par la disparition de son objet. Au cœur de la pornographie, c’est la sexualité qui est hantée par sa disparition. » [3] Ici, l’information, la hi-fi, l’expérimentation et la pornographie nous conduisent toutes vers l’expérience d’un « grand-deuil problématique » comme on a pu parler de grand-récit. Elles nous conduisent à l’idée que nous serions dans la matrice (impensée) d’une temporalité propre à celle d’un deuil « raté » [4], d’une pathologie du deuil. Lorsque « l’histoire s’est peu à peu rétrécie au champ de l’actualité et de ses effets “en temps réel” » [5] notre temps ne rejoint-il pas celui des spectres et plus généralement des êtres liminaires dont nous parlent les mythes et les légendes de nos traditions, et aujourd’hui, les mangas et le cinéma hollywoodien ? Comment vous positionnez-vous en rapport à cette hypothèse ?
19J.B. : C’est complexe. Lorsque quelque chose disparaît, il y a, normalement, un travail de deuil à faire. Et dans le cas où on ne pourrait pas le faire, on tombe alors dans la mélancolie. Ce qui correspond en fait à un travail de deuil raté. Or, la disparition, ce phénomène qui me préoccupe, est un peu autre chose.
20Aujourd’hui, les choses se développent en accéléré, ou d’une façon exponentielle, à partir précisément d’une disparition de leur « principe ». C’est là qu’intervient la disparition. En fait, cela renvoyait pour moi au problème très général de la réalité, attendu que la réalité n’est rien d’autre qu’un principe. Le « Principe de réalité », la réalité objective et le processus de reconnaissance qu’elle appelle, disparaissent en quelque sorte, pour des tas de raisons. A ce moment précis, la réalité délivrée de son principe devient, dans un développement exponentiel, intégrale. On a alors à faire à une réalité où tout est opérationnalisé, ou plus rien ne reste « hors champ ». Si tout se réalise ou s’accomplit, c’est d’abord sur la base de la disparition de « l’essence », de la « transcendance » ou du « principe » de la réalité. Cette base spectrale nous mène, d’une certaine façon, au virtuel, et à tous ces mondes où règnent la virtualité.
21Je pense ici à la très belle fable écrite par Borges sur « le peuple des miroirs », où il parle de peuples vaincus, condamnés par l’empereur à rester à résidence de l’autre côté du miroir, et assignés à la ressemblance des vainqueurs et de l’empereur. Dans cette fable, les peuples vaincus ont disparu derrière le miroir, ils ne sont plus que le miroir de leurs vainqueurs, jusqu’au jour où ils repassent de l’autre côté. Ce conte philosophique nous dit que derrière chaque représentation, chaque miroir, chaque image, quelque chose à disparu c’est-à-dire que quelqu’un a été vaincu. Dans cette perte, il y a bien sûr une mort, un deuil, mais aussi, sans trop savoir comment le deuil se transforme, je pense qu’il y a une énergie dans la disparition, je pense qu’on en tire quelque chose. La disparition n’est pas l’anéantissement. Lorsque la référence disparaît, et avec elle le sens premier, la situation se transforme en une floraison de possibilités, de virtualités. C’est un peu ce qui se passe avec cette fable que nous raconte Borges.
22Pour ma part, j’avais essayé de la transposer, de substituer les miroirs qu’elle mettait en scène par les écrans de notre monde médiatique. Je m’étais posé cette question : qu’est-ce qui a disparu derrière les écrans ? On savait que derrière les miroirs, selon Borges, il y avait les peuples vaincus, voués à la ressemblance. Mais n’en va-t-il pas de même avec les écrans ? S’il y a bien quelque chose qui a fondamentalement disparu derrière les écrans, alors à quoi sommes-nous assignés ? Il ne s’agit plus d’une assignation à la ressemblance et à la représentation comme dans la fable. Notre assignation est plutôt celle à cette « présence en temps réel », à cette actualisation totale des choses, à cette simultanéité de toutes choses, dont on nous parle, et que l’on vit. Nous sommes derrière l’écran dans une servitude, comme presque mort-vivants ou complètement spectralisés. Cela n’empêche pas les choses de fonctionner, au contraire : c’est sur cette base-là que ça fonctionne. Si bien qu’il n’y a plus de principe de gravité, il n’y a plus de référence : tout peut se développer n’importe comment et dans tous les sens, et c’est l’écran qui est l’interface de cette disparition.
23La disparition n’est pas la mort, parce que la mort fait partie des transcendances. Elle est un enjeu véritable, un défi véritable. En revanche, dans l’extermination, il ne reste plus rien à faire. Ici la mort et l’extermination s’opposent, puisque si l’un est un enjeu symbolique fort — la vie, la mort — dans l’extermination il n’y a plus d’enjeu, elle se définit même comme la mort de tous les enjeux. Entre ces deux pôles se situe la disparition. Il y a tout un art à disparaître. La disparition est un jeu. Cela peut être positif ou négatif. Aujourd’hui, nous jouons avec la disparition dans un monde qui, désormais, effectivement n’est plus réel au sens traditionnel du terme, un monde qui n’a plus d’objectivité, qui n’a plus de certitude, de véritable principe de rationalité. Je dirais que quelque chose là a disparu, certainement définitivement ou de façon irréversible, nous ouvrant au grand jeu spectral. Spectral au double sens du terme, comme le dit Marc Guillaume, c’est-à-dire à la fois le spectre de toutes les possibilités et la spectralité de l’homme qui a perdu son ombre.
24Le P. : Si nous sommes dans le « grand jeu spectral », comment interpréter, selon vous, le retour en force de certains grands récits historiques normatifs faisant appel à la transcendance et à la vérité, par exemple sous la forme de l’islamisme ou de la division du monde entre l’axe du Bien et l’axe du Mal ?
25J.B. : Ces histoires-là c’est du « rhabillage ». Si je veux analyser le terrorisme, je ne vais pas le faire en fonction du discours islamiste. C’est une façon d’exorciser les choses que de les renvoyer à une religion, à une idéologie, à une conviction. Si j’observe le terrorisme, c’est l’acte terroriste en tant que fracture d’une puissance mondiale. Cela peut venir de n’importe où, et qu’il y ait des convictions religieuses derrière ne m’intéresse pas. La résurgence des discours ethniques, religieux, linguistiques montre que quelque chose se crispe, se cristallise contre l’hégémonie, contre « l’empire », contre cette pensée unique, cette puissance unique. D’aucuns l’appellent un choc de cultures, un choc d’idéologies. Mais c’est insoluble. Prendre parti pour ou contre ne m’intéresse pas. Ce que je cherche à voir, c’est l’antagonisme véritable. Or, l’antagonisme se manifeste sur un mode symbolique, c’est donc tout autre chose : il s’agit de la mise en jeu de la mort dans un système qui cherche à l’exclure, qui se veut « zéro mort », et dont la puissance repose sur cette exclusion. La mort disparaît du système et le pouvoir de l’Empire repose sur cette espèce de non-mort, de non-événement. Alors des singularités surgissent, mais différentes du discours qu’elles tiennent. Je ne peux pas juger de la rhétorique islamiste, je n’y entre pas, ce n’est pas mon « truc ». Il faut essayer de voir ce qu’il en est de l’acte en dehors de l’idéologie des acteurs. L’analyse ne doit pas être idéologique, ni religieuse. Tout cela me semble des couvertures, des alibis. Il faut se demander « Qu’est-ce qui se passe ? », « Quel est l’événement ? » L’événement c’est deux tours qui s’écroulent. L’analyse de l’événement en tant que tel suppose que l’on balaye toutes les surimpressions, sur-interprétations de type idéologique d’un côté ou de l’autre. Pour moi, ce n’est pas la religion qui est en cause, ce n’est pas la fatwa, et cela pourrait venir d’ailleurs que de l’islamisme. D’ailleurs je crois que cela vient de partout ailleurs. Il y a un terrorisme tout à fait fractal, délocalisé, qui s’exprime par des gestes parfois très simples. Actuellement, l’événement est considérable mais je suppose, j’espère que partout dans la vie de chacun il y a des micro-événements du même type, c’est-à-dire qui restent irréductibles à la loi de la pensée unique, du conformisme total, du pouvoir.
26Le P. : J’ai l’impression qu’une conception implicite de l’histoire parcourt votre œuvre. Et cette conception implicite serait d’inspiration sémiotique. C’est-à-dire que même si l’histoire n’a pas de sens, pas de finalité transcendante, pas de direction particulière, elle répond néanmoins à des structures signifiantes, de la même façon qu’un langage ne vise rien d’autre que sa propre fonctionnalité immanente. Les événements historiques ne se produisent donc pas au hasard mais bien au contraire selon des structures formelles, des règles contraignantes, des grammaires qui sont celles de leur époque. Pour parodier Lacan, peut-on dire selon vous que l’histoire est structurée comme un langage ?
27J.B. : A vrai dire, je ne me suis jamais posé cette question. L’histoire réelle comme continuité rationnelle ne m’a jamais intéressé. Quant au langage qui s’y est surimposé, il s’agit d’une convention, une façon de donner un sens aux événements, de les finaliser. Certains expliquent l’histoire, d’autres l’interprètent, mais je n’ai jamais été sur ce terrain-là, pas plus que sur celui de la réalité dans un autre domaine. Finalement, le destin m’a toujours plus intéressé que l’histoire. Si l’on oppose les deux, l’histoire, comme le concept de réalité ou celui d’homme, est un créneau relativement restreint, qui s’est inventé à un moment donné, qui a suivi son cours, qui est peut-être en voie de finition, d’accomplissement. L’histoire a eu son âge d’or, où, comme le concept de représentation à d’autres égards, elle était adéquate à ce qui avait lieu, à la façon dont les gens vivent, se battent, etc. Le miroir de l’histoire, ça existait. Mais ce miroir s’est brisé. L’image s’est fractalisée et nous sommes désormais dans un simulacre d’histoire. Ce qui m’intéresse, c’est cette convulsion de l’histoire qui ne l’amène plus du tout vers sa finalité présumée, rationnelle, hégélienne, mais qui la fait percuter son propre retour-image. Elle se médiatise elle-même, prise à son propre piège. Dès ce moment, tous les acteurs historiques deviennent des figurants d’une gigantesque mise en scène. Pour moi, c’est plutôt l’analyse du politique qui passe par ces péripéties, par cette exténuation de la transcendance historique, qu’on l’appelle tribunal de l’Histoire ou luttes en termes de rapports de forces. Tout cela se reflète désormais dans l’écran. A l’époque de l’écran et du virtuel, il n’y a plus d’histoire à proprement parler. Il en va de même pour le réel. Pour qu’il y ait du réel, il faut qu’il y ait de la représentation. Pour qu’il y ait de l’histoire, il faut un espace-temps historique. Cet espace-temps a existé pour nous en Occident à partir de la Modernité. Or, nous sommes passés dans ce que l’on appelle (à tort, mais c’est ainsi) un temps réel, une immédiateté, une simultanéité ou totalité des choses qui rend l’histoire impossible, ne laissant que de la discontinuité. L’histoire a besoin qu’il y ait des causes et des effets, des conséquences, un temps long ou un temps court, mais au moins une temporalité historique. Or, si l’espace-temps historique n’a pas totalement sombré, il semble cependant clair que le temps « réel » et l’espace virtuel ont pris le dessus. Et il est devenu pratiquement impossible, à part des exceptions extraordinaires comme le 11 septembre, de qualifier un événement de tel, dans la mesure où il est impossible de discerner ce qui en est l’image, le medium, où est l’événement réel, qui sont ses véritables auteurs, quelles sont ses causes. C’est fini. Toutes les causes renvoient à tous les effets. La simultanéité et la confusion sont très grandes…
28D’ailleurs, j’ai déjà abordé cette question sur un sujet très épineux, très problématique, qui est le négationnisme, le fait de formuler qu’il n’y a pas eu de chambres à gaz, etc. En termes d’espace-temps historique c’est complètement absurde, il y a une vérité des choses, une vérité humaine. Mais en même temps il est trop simple de renvoyer le négationnisme à sa nullité scandaleuse, et il faut se demander pourquoi il est possible aujourd’hui de faire une telle proposition, que l’on aurait pas pu faire en d’autres temps.
29Le P. : C’est symptomatique de notre temps.
30J.B. : Tout à fait. Le fait que l’on puisse faire cette proposition signifie que l’on n’est plus dans l’espace-temps historique, où il y aurait une mémoire, une réalité de la mémoire et du fait. Nous sommes dans un espace-temps où l’on peut dire que c’est indécidable parce que l’on en aura plus jamais la preuve. La question de la preuve ne se pose même plus exactement. On est dans un tel principe d’incertitude sur toutes choses que même les faits avérés, historiques, tombent dans ce champ d’incertitude, ce qui rend possible de formuler quelque chose comme ça. Ensuite on peut se battre là-dessus. Mais le négationnisme est un virus, une plaie, une réalité qui dépasse de loin les camps et les chambres à gaz. Le négationnisme est partout ! Quand Thierry Meyssan a écrit qu’il n’y avait eu aucun avion sur le Pentagone, on l’a accusé de négationnisme. Et c’en est une forme, effectivement. Mais finalement, la dénégation et l’incertitude sont partout. Le fait que l’on ne puisse plus repérer les causes et les effets peut être volontaire ou involontaire, mais cela reste du négationnisme objectif. Et on y est, on est dans la dénégation de la réalité. Or, la réalité c’est quand même le gros, gros problème, et il n’y a pas que dans les films américains que l’on se le pose. Cette impossibilité d’un statut de la réalité, de la vérité est notre condition. Evidemment, c’est un négationnisme à doses homéopathiques, mais il est néanmoins partout. L’histoire en est sans doute la première victime. L’exemple du négationnisme est donc instructif, même s’il est très difficile de le dire. Il suffit d’envisager le problème du négationnisme pour être immédiatement suspecté d’être négationniste soi-même ! C’est le piège de la pensée dominante, la bonne pensée dominante.
31Le P. : Nous avons vu tout à l’heure que « l’histoire s’est peu à peu rétréci au champ de l’actualité » comme si une résorption totale de l’histoire dans l’actualité était en train de s’accomplir…
32J.B. : Cependant il faut toujours prendre ces propositions comme elle-mêmes virtuelles. Si elles parlent du virtuel, elles sont aussi elle-mêmes virtuelles. Ce qui ne veux donc pas dire que dans les faits, dans la vie, on vive intégralement sur cette base-là. Je me situe dans une espèce de perspectivisme…
33Le P. : En somme, c’est une asymptote.
34J.B. : Oui, une asymptote. Si nous n’y sommes pas encore, nous pouvons toutefois extrapoler avec une quasi-certitude la généralisation de cet état virtualisé des choses.
35Le P. : Vous poussez l’hypothèse d’une façon un peu radicale mais cela donne à penser au regard d’un certain nombre de phénomènes.
36J.B. : Oui. Je cherche à faire rejaillir les choses en usant de la réflexion. J’entends ici la réflexion, non pas au sens du reflet réaliste d’une chose, mais au sens de la réfraction : on envoie une sonde ou un laser qui va frapper l’objectif et qui revient. Là se situe pour moi l’exercice de la pensée.
37Le P. : C’est Batman (et la logique des chauves-souris). Vous seriez, d’une certaine façon, un « Batman spéculatif » ?
38J.B. : (Rires). Merci.
39Le P. : En lieu et place de la temporalité historique désormais disparue dans un éternel présent de l’actualité vous repérez une temporalité plus « chaotique », dans un sens dérivé de la théorie du chaos, paradigme qui chez vous succède à la dimension structuraliste de vos premiers travaux — je pense ici particulièrement au Système des objets (1968)…
40J.B. : Oui, si je peux ouvrir une très courte parenthèse à ce propos. Je ne me suis jamais rangé sous l’appellation « structuraliste ». Mais il est vrai que cela peut très bien s’interpréter comme vous venez de le faire. Cependant, je n’ai jamais joué le jeu du Structuralisme, qui est tout de même un jeu très systématique, avec des règles fermées, rigoureuses. J’ai toujours eu un ailleurs. J’ai toujours visé une forme d’altérité, comme la fiction pouvait l’être vis-à-vis du Structuralisme, suivant une ligne de fuite qui me menait à une traversée symbolique des apparences mais aussi des systèmes. Je n’ai donc jamais mis aucun système en fonctionnement. Mais il est vrai qu’au début je me suis servi du Structuralisme, comme aussi de la psychanalyse, sans jamais que cela ne devienne un point de repère.
41Le P. : Bien sûr. Je tenais simplement à formuler l’idée qu’au-delà du Structuralisme qui est repérable par traces dans certains de vos premiers travaux, aujourd’hui, c’est définitivement sous l’égide du paradigme de la théorie du chaos que vous pensez un nombre considérable de phénomènes, dont la question de la temporalité aux prises avec cette actualité résorbant l’histoire. Et de ce point de vue, il y aurait une sorte de chaotisation du temps. Vous vous appuyez alors sur l’image d’un temps courbe et soumis aux turbulences de sa courbure pour nous suggérer une pensée du temps actuel (du « temps réel » médiatique) qui est le nôtre. Ainsi, dites-vous « comme pour l’espace cosmique, il y aurait une courbure de l’espace-temps historique. Par le même effet chaotique dans le temps que dans l’espace, les choses vont de plus en plus vite lorsqu’elles approchent de leur échéance, tout comme l’eau accélère mystérieusement sa course aux approches de la cascade. Dans l’espace euclidien de l’histoire, le chemin le plus rapide d’un point à un autre est la ligne droite, celle du progrès et de la Démocratie. Mais ceci ne vaut que pour l’espace linéaire des Lumières. Dans le nôtre, l’espace non-euclidien de la fin du siècle, une courbure maléfique détourne invinciblement toutes les trajectoires. Liée sans doute à la sphéricité du temps (visible à l’horizon de la fin du siècle comme celle de la terre à l’horizon de la fin de journée) ou à la subtile distorsion du champ de gravité. (…) Par cette rétroversion de l’histoire à l’infini, par cette courbure hyperbolique, le siècle même échappe à sa fin. » [6] A vous lire, la fin de l’histoire serait l’équivalent de l’expérience vertigineuse d’être sur le bord d’un tourbillon.
42Aussi, notre question, et la vôtre, devient alors la suivante : comment se structure le bord d’un tourbillon ? Comment se structure l’espace-temps de cette frontière fuyante qu’est le bord d’un typhon pour celui qui doit la parcourir, pour celui qui a pour tâche d’aborder cet espace courbe aux alentours d’un point d’intense gravité ? Aussi paradoxal que cela puisse paraître à une raison trop classique, à l’approche puis à l’intérieur de cette frontière qu’est le bord se repèrent des structures invariantes que formalisent très bien les théories de la fractalité et du chaos. Aussi, lorsque vous constatez que l’histoire disparaît à l’approche de sa propre fin (tant attendue et imaginairement présente), c’est en toute cohérence que vous nous décrivez l’actuelle temporalité sous la figure météorologique d’une chaotisation du temps, avec ces phénomènes de turbulences, d’instabilité, d’imprévisibilité, d’effets d’avalanche, ou d’effet « papillon ». Pouvez-vous développer pour nous cette audacieuse hypothèse d’une chaotisation du temps ?
43J.B. : Il y a diverses perspectives possibles. Penser le temps comme un horizon, c’est-à-dire quelque chose qui ne trouve jamais sa fin, qui ne rejoint jamais sa limite, fait écho en termes physiques à « l’horizon des singularités ». Ici, il y a beaucoup d’analogies possibles avec la physique et la topologie. Je pense effectivement qu’il y a des univers — éventuellement parallèles — où tout est réversible, et où il n’y a pas de franchissement d’une limite quelle qu’elle soit.
44Le P. : Si le franchissement est impossible, c’est peut être que nous sommes prisonniers du franchissement même, c’est peut être que nous sommes dans la frontière ou dans l’espace-bord. Non ?
45J.B. : C’est difficile à dire. On y est, mais c’est parce que la courbure fait qu’il y a une réversibilité automatique des choses. Il n’y a pas une flèche du temps. Ceci dit, on peut aussi envisager l’autre perspective, celle de la double flèche du temps. Cette perspective m’avait bien intéressé aussi. Elle correspondait à l’idée de la réversibilité, mais retranscrite en termes presque linéaires, soit l’idée que le « Big Crunch » commence en même temps que le « Big Bang ». Dans cette hypothèse, le commencement et la fin ne sont pas du tout deux limites opposées des choses, mais ils sont bien plutôt simultanés et parallèles. La dimension (spatio-temporelle) peut alors se décrire sous la figure de l’anneau de Möbius, qui se caractérise par sa réversibilité immédiate. Ces objets qu’étudie la topologie n’ont pas d’extérieur. Il y a une convolution, une circonvolution de l’objet sur lui-même, de l’espace sur lui-même. Je pense que la dimension, s’il y en a une, correspond à la fois sur le plan cosmique comme celui de la moindre réalité, à cette figure de réversibilité immédiate.
46D’ailleurs, cette dimension que je viens de décrire rejoint la dimension symbolique à partir de laquelle beaucoup de cultures vivent, et vivaient – je pense ici aux sociétés antérieures –, mais que nous ne supportons pas. C’est pourquoi nous installons, au sein de cette dimension, des fractions linéaires qu’on appelle « histoire », « finalité », mais aussi « limite », avec toutes les conceptions de franchissement de la limite, de dépassement, de transcendance qu’un tel concept implique. C’est toute notre culture, tout notre système de valeur qui se trouvent engagés là, dans cette opération d’un fractionnement linéaire du temps. Ce qu’il faut bien voir c’est que notre système ne voit sa mise en place ou son orchestration qu’à partir d’un espace restreint, qu’à la condition de cette restriction et de perdre de vue la globalité. Car, au niveau de la globalité, c’est bien la réversion ou la réversibilité qui joue. A ce niveau, plus rien n’est d’ordre historique, pas plus qu’il n’y a quelque chose de l’ordre d’un franchissement des limites. Ici, le concept de limite n’a pas de sens, comme vous en faisiez la remarque.
47Il faut bien comprendre que les deux symboliques du temps que j’ai ici esquissées sont exclusives. Je ne vois pas comment on peut passer de l’une à l’autre. Il faut choisir une perception ou une autre. Il y a bien deux ordres de pensée. D’une certaine façon, on le voyait bien hier soir à la conférence organisée par l’Institut des hautes études en psychanalyse sur le thème : « Pourquoi la guerre ? » à laquelle j’étais invité [7]. Il y a une pensée qui se donne des coordonnées, des dimensions, mais où les choses ont leur « sens », où « les faits » sont là, et où il y a toujours un pressentiment ou une postulation en tous cas finales. Il y a une finalité. Il y a un commencement et il y a une fin. Or, de mon point de vue, cette idée de répercussion de la fin sur le commencement, de réversibilité, est bien plus profonde à l’existence que ne l’est la vision finalisée du temps, puisque cette réversibilité est aussi bien celle de la vie et de la mort. On se trouve là dans un autre type de pensée, où l’on ne voit plus les choses de la même façon.
48Le P. : Parce que vous sortez à ce moment-là de la téléologie sécurisante et sécuritaire. Cette perception de l’espace-temps comme un jeu réversible de la vie et de la mort me fait songer à l’œuvre de Georges Bataille, dont vous êtes ici assez proche.
49J.B. : Oui, il échappe à cette temporalité de l’histoire et de la finalisation des choses. Il y a toujours le danger de prendre cette vision du réel pour une espèce de mystique originelle, qui valoriserait im état de confusion primale où le sujet et l’objet seraient confondus. Evidemment cela peut prêter dangereusement à confusion. A dire vrai, cette vision se passe de mots, il n’y a pas grand chose à en dire. Mais si je devais l’exprimer, je pense que je recourrais à l’idée de singularité, c’est-à-dire à une forme qui correspondrait à un horizon asymptotique de tous les côtés, sur tous les bords, à une asymptote étrange, non linéaire, qui parcourrait tout l’espace. Je trouve cette image assez prodigieuse, fascinante.
50Peut-être suis-je ici jouet d’un effet de séduction, devant cette image qui déborde notre rationalité habituelle ? Cela pose néanmoins le problème des limites de la rationalité. Parce que la rationalité correspond à un bon usage des limites – et « le linéaire », « l’histoire », etc., sont autant d’exemples d’un bon usage des limites — nous retournons alors la question des limites à propos du système lui-même : qu’en est-il de ses propres limites ? Qu’obtient-on lorsqu’on pousse à la limite ce système de la limite, de la frontière, de l’au-delà, de la transcendance ? Que voit-on au-delà des limites propres au système lorsqu’on le pousse à son extrême ? En fait, nous n’avons même pas à le faire car il y va de lui-même, parce qu’aujourd’hui tous ces processus : linéaires, évolutifs, etc., finissent dans ce que j’ai appelé les « phénomènes extrêmes », Ils finissent dans une extrémité, dans un au-delà du terme (ex-tremis, de l’autre côté). Les phénomènes extrêmes nous portent donc au-delà des limites de la raison, et c’est la logique elle-même du système qui l’y entraîne. Ce passage-là m’intéresse. Il faudrait étudier de près comment ces systèmes structurés, coordonnés, finalisés, aujourd’hui se précipitent d’eux-mêmes vers leur extrême, c’est-à-dire là où il ne répondent plus à leur propre principe.
51Durant ce temps, il se passe autre chose. C’est ce que l’on appelle communément la catastrophe, et qui prend un sens dramatique pour le système. Mais dans une vision de la catastrophe au sens plus large, dans une pensée de la réversibilité globale des choses, il n’y a pas de drame. Est-ce qu’il y a un rapport entre ces deux niveaux de perception de la catastrophe ? Peut-être que d’une certaine manière la pensée du chaos pourrait faire le lien entre cette vision d’une réversibilité globale et le sens dramatique qu’est la catastrophe pour le système, précisément parce que la pensée chaotique est une pensée des phénomènes extrêmes, de la démesure entre les causes et les effets, et d’une certaine façon, du « sans-rapport ». Cette pensée chaotique nous entraîne dans une toute autre logique, qui est assez proche de celle de la réversibilité puisqu’elle met en cause le principe de causalité, et peut-être même de rationalité. Encore que la pensée du chaos possède sa rationalité propre puisqu’au travers des logiques probabilistes se reconstitue une « raison chaotique ».
52Je repère en fait trois positions à propos de la question de la dimension temporelle symbolique. La première est celle que met en place le système qui désire au plus haut point que cette dimension soit réglée. La seconde position serait celle que produit ce même système alors qu’il connaît des dérèglements profonds et importants, dérèglement qui peuvent aller jusqu’à l’extrême, au point de produire un véritable chaos temporel. Enfin, la troisième position exprime une vision qui ne fonctionne pas depuis la postulation de ces temporalités-là, qui ne fonctionne pas depuis un horizon déterminé en termes de frontière. Cependant, il ne faudrait pas rejeter le terme d’horizon, dans la mesure où, précisément, l’horizon n’est pas une limite. C’est autre chose. C’est quelque chose que l’on ne franchit pas. A la limite, chaque objet, chaque événement à son horizon. Et peut-être aussi son histoire. Au côté donc des processus linéaires qui se développent pour les choses et les êtres, il y aurait un horizon : quelque chose à propos duquel il est hors de question de passer au-delà, car cela n’aurait tout simplement pas de sens.
53On rejoint ici un thème important pour moi : celui du destin et de la prédestination. La prédestination est ce qui met, d’une certaine façon, la fin au commencement, ou ce qui fait que la fin est déjà là au commencement. La prédestination implique cette courbure absolue du temps. Sans aller jusqu’au mythe de l’éternel retour, cette pensée fraye tout de même avec des représentations mythiques que je crois profondément — non pas vrai — mais à la base même de l’organisation symbolique des choses. Ici, la prédestination s’oppose à la destination, comme à une chose à laquelle on donne un but, un objectif— que cette objectif soit atteint ou pas. En revanche, dans la prédestination il n’est plus question d’atteindre un but, ni de franchir une limite : les choses sont là, elles sont toutes là, ou déjà là, de toute façon.
54D’une certaine manière, c’est aussi ce que je pense pour la guerre. On se demande si la guerre va avoir lieu ou pas. Mais en fait ; on y est, on y est déjà ! La catastrophe est déjà là. Et pour revenir sur l’histoire, on est déjà au-delà de la fin. Il faut être lucide et prendre acte de cette situation : elle est très originale. Il faut prendre acte, au lieu de rêver toujours de rétablir un ordre linéaire des choses. Pour que s’ouvre un autre temps que celui commandé par la finalité : le temps transfini.
55Le P. : J’aimerais revenir sur les causes de la disparition de l’histoire qui marque, selon vous, notre époque. Vous expliquez que « nos sociétés sont dominées par un processus de masse » qui porte en lui une « force d’inertie » immense comme une puissance silencieuse d’indifférence quasi-radicale. Or, « cette matière inerte du social » résulte de la multiplication et de la saturation des échanges. Elle naît de l’hyperdensité des villes, des marchandises, des messages, des circuits. Neutralisées par l’information, « les masses neutralisent [à leur tour] l’histoire » [8]. Dans ce texte vous semblez formuler l’hypothèse anthropologique d’un lien fort entre le degré de densité des populations humaines et le type de temporalité dans lesquels ces mêmes populations choisissent de vivre. A vous suivre, c’est l’hyperdensité propre aux mégapoles qui nous fait sortir de la temporalité historique. Est-ce bien cela ?
56J.B. : Je ne crois pas que ce soit lié mécaniquement à une démographie ou à une quantité. La masse n’est pas une question de quantité. Ce qui fait masse est dû à une indifférence dans une équivalence de toutes choses. Ce n’est qu’à partir du moment où les échanges obéissent à un principe d’équivalence qu’il y a une véritable possibilité pour que les choses fassent « masse », en d’autres termes, pour qu’il y ait une dé-singularisation. Cependant, je dois tout de même dire qu’il y a une question de seuil critique pour que ce phénomène de masse critique apparaisse. Encore une fois cela suppose que l’échange soit généralisé, et non pas seulement l’échange marchand ou l’échange commercial. Plus simplement, « ça fait masse » à partir du moment où la valeur elle-même disparaît. Or, le principe de valeur disparaît dans l’équivalence. Tant qu’il y a au fond une transcendance de la valeur, même dans les échanges marchands, il y a un enjeu, et de ce point de vue il y a encore là-dedans de l’énergie, de la mobilité : nous n’avons pas encore à faire à une force d’inertie. En revanche, lorsque les échanges connaissent une généralisation intégrale, lorsque la circulation est totale, nous rencontrons alors une forme d’implosion des échanges. Comment franchit-on ce seuil critique ? Comment ça se passe exactement ? Je ne sais pas. Les cas de figures doivent être sans doute très différents. Mais, pour moi, je faisais l’hypothèse qu’on avait déjà franchi ce seuil, qu’on y était, tout simplement. Que la « masse » avait prise, comme un phénomène chimique lié à la saturation de certains éléments.
57Il ne sert à rien d’opposer l’individu et la masse. L’individu peut certainement s’opposer à la société. Il y a là une dialectique que l’on connaît bien. Mais, dans la masse, il n’est plus question d’individu. Il ne faudrait pas pourtant relier la masse à l’image stéréotypique d’une immense masse humaine. La masse est avant tout un concept. Elle est quelque chose qui, comme un trou noir, ne réfracte plus rien. En ce sens, elle ne se représente plus, ne réfléchit plus, ne renvoie plus rien. Elle n’a même pas besoin de prendre « du » sens. C’est pourquoi elle ne connaît plus la valeur, le sens, etc. Et dans ce phénomène limite qu’elle est, l’échange lui-même vient à disparaître un petit peu. Parce que l’échange généralisé n’est en fait possible que sur la base d’une disparition du principe d’échange, c’est-à-dire d’une disparition de la dualité. Tant que nous sommes dans une sorte de dualité, d’altérité, nous ne sommes pas dans la masse. La masse surgit dans l’absence d’altérité, elle vit de l’indivision. A ce niveau de circulation infinie et constante, les choses et les êtres doivent être évoqués en termes de particules, en termes moléculaires, ou même en termes browniens. La circulation est alors de plus en plus libre comme de plus en plus accélérée. Ce phénomène de masse a un rapport avec la libération des choses, des échanges, avec la libération de l’individu par rapport à son statut traditionnel, avec toutes les formes de libération, bref, avec la libération en générale, celle qui fait l’objet du « progrès », d’un progrès de l’espèce humaine… Il faut voir que les choses ont une évolution. Jusqu’à un certain point, l’évolution est vraiment positive — elle libère de l’énergie et fait progresser — et puis il y a un seuil critique où tout s’inverse, où alors là, tout implose.
58Le P. : On va vous taxer de néo-réactionnaire, non ?
59J.B. : Bon, il y a longtemps que l’on m’a traité de fasciste, de nihiliste… (rires). Alors tout ça, ça m’est égal. Je ne suis même pas au niveau des néo-réactionnaires, je suis très largement ailleurs. Toute cette polémique est tellement oiseuse. Et puis qu’est-ce que cela veut dire au juste ? Le procès de la libération on commence à l’avoir fait maintenant, non ? Au moins a-t-on fait la distinction radicale entre liberté et libération. La liberté était un concept qui s’appuyait sur un système de valeur et une utopie, avec un sujet aux prises avec lui-même, et cela se traduisait en actes. La libération c’est tout à fait autre chose. C’est l’opérationnalisation de la liberté. Et là, tout tombe dans un « piège à con ». Tout ce qui était : concept, utopie, dimension transcendante, se trouve réalisé, opérationnalisé, dans un processus catastrophique.
60Le P. : Mortifère ?
61J.B. : Oui, tout à fait. En même temps, c’est embêtant d’avoir un point de vue critique, inconditionnellement critique ou négatif là-dessus, parce que nous sommes dedans. Mais après tout c’est peut-être un destin. Je n’en sais rien. Que cherche-t-on à travers cela ? On cherche peut-être, en effet, un mode de disparition, qui serait différent et plus complexe. Une sorte de disparition automatique, de jeu de disparition automatique de l’espèce au travers d’une réalisation intégrale des projets humains.
62Le P. : Ne s’agit-il pas, plus simplement, de mutation ?
63J.B. : Oui, une mutation. Mais je pense qu’il y a tout de même quelque chose qui se perd. Voyez-vous, j’ai de la disparition une idée plutôt poétique. Il y a un art de la disparition. Disparaître, cela peut se faire de toutes les façons possibles. De façon glorieuse, où la mort est en jeu et elle se joue. C’est alors un grand jeu. Ou de la façon qui nous est aujourd’hui la plus commune : au travers d’une disparition automatique, celle que nous offre le jeu des technologies. Et là, il n’y a plus de grand jeu. Il s’agit peut-être encore d’une disparition dans le sens où, quelle qu’en soit la façon d’en finir, le terme sera le même. Mais à n’en pas douter, ce qui fait sens se tient dans la façon de disparaître. Tout est dans le parcours qui nous mène à la disparition, et non dans le terme.
64Le P. : Vous formulez l’idée d’une disparition automatique, mais il faudrait peut-être encore rajouter qu’elle sera non seulement automatique, mais aussi exploitable et capitalisée. Je pense à Soleil Vert (à ce film de Richard Fleischer de 1973) où l’on disparaît dans une hygiène parfaite, et où l’on ré-apparaît sous la forme d’un petit gâteau, d’un « soleil vert », qui sert à alimenter les grandes masses indifférentes…
65J.B. : Oui, c’est atroce.
66Le P. : Une dernière question. Vous dites souvent que nous sommes à l’ère de la simulation. La simulation brouille les différences classiques entre vrai et faux, réel et imaginaire. La simulation consiste à faire « comme si ». D’une chose on récupère tous ses signes extérieurs et on les imite, on simule cette chose sans l’être réellement. Les signes extérieurs ne fournissent cependant que le modèle de la chose, sa caricature kitsch pour ainsi dire. Ainsi les gratte-ciel néo-gothiques de Manhattan sont-ils encore plus gothiques que les cathédrales européennes du même style. La simulation est en quelque sorte plus vraie que l’original, plus réelle que le réel, elle en exhibe les éléments les plus typiques, archétypiques. L’époque postmoderne actuelle est une vaste entreprise de recyclage simulatoire des époques antérieures, une vaste exhibition de clichés historiques. En psychanalyse, on définit aussi l’hystérie comme une pathologie simulatrice et exhibitionniste, une pathologie du spectaculaire. D’autre part, le discours des hystériques n’est bien souvent qu’une collection de clichés repris ici ou ailleurs. Au risque d’une métaphore que désapprouverait Jacques Bouveresse, n’avez-vous pas l’impression qu’une sorte de principe hystérique s’est emparé de l’Histoire ?
67J.B. : Vous voulez dire un principe hystérique de conversion, ou de reconversion, en termes de simulacres ? Une sorte de grossesse nerveuse, quoi ?
68Le P. : Au sens où la pathologie propre à l’hystérique consiste en la simulation d’autres pathologies.
69J.B. : Là aussi, je crois qu’il y a des phases, encore que ce ne soit pas évolutionniste. Je pense qu’il y a des objets et qu’il y a des signes. Et au début il y a un système de représentation de l’objet par le signe. Puis, à un moment donné, il y a une prédominance du signe qui, de plus en plus, élimine la référence objet. Et là on entre dans une phase de la simulation qui suppose la disparition du réfèrent. Le signe fonctionne alors pour lui-même. C’est là que le Structuralisme entrait enjeu : les signes finissent par ne plus fonctionner qu’en fonction les uns des autres, à l’exclusion du réel. Mais il me semble qu’on est maintenant au-delà de ce stade. J’ai tellement été confondu avec toute cette problématique de la simulation que je ne sais plus bien quoi en faire, si ce n’est en disant que je n’en parle plus. On a beaucoup dit que le signe tue le réel. Pour simplifier, j’ai aussi parlé du meurtre du réel, du fait que le réel est perdu au profit du signe, des images, bref tout le domaine de la simulation.
70Mais aujourd’hui, je pense que c’est encore pire : c’est le signe lui-même, en termes de médium de représentation, c’est-à-dire le langage, qui est perdu. C’est le meurtre du signe qui devient aujourd’hui l’enjeu. Et je crois que dans le virtuel le signe a disparu. On dépasse le meurtre du réel, pour atteindre la disparition même du signe comme représentation, c’est-à-dire encore comme dialectique jusque dans ses excès simulateurs. Ou alors, on est à un stade tellement avancé de la simulation qu’elle met purement et simplement fin au signe lui-même, à la représentation. Dans le virtuel, il n’y a plus de signes : on est dans le chiffre, dans le 0/1, on est plus du tout dans le signifiant/signifié. Ce meurtre du signe, qui reste encore à analyser, nous fait entrer dans l’opérationnalité pure, qui n’a même plus besoin de la représentation, qui s’en fiche. Les répercussions en sont non seulement épistémologiques ou philosophiques, mais encore politiques. De nos jours, le politique ne fonctionne plus vraiment à la représentation. Il est au-delà, comme dans du virtuel : il n’y a qu’à voir la circulation tautologique des sondages où n’apparaît plus nulle part un réfèrent qui serait signifié, des gens qui seraient représentés. Pour qu’il y ait une légitimité de la souveraineté, il faut des signes qui veulent dire quelque chose, où il y a quand même du sens. Le système actuel est bien au-delà, peut-être même est-ce le dernier ? Tout est chiffrage, déchiffrement, tout passe dans le binaire, le digital, et plus du tout dans le significatif, le sémiologique. Le signe, la sémiologie et les systèmes de représentation disparaissent, en même temps que le social disparaît de la sociologie. Au profit de quoi ? Je ne vois pas d’autre terme que l’opérationnalité, la performance automatique, une écriture automatique du monde. Ce n’est même plus de la simulation, qui drainait encore avec elle une certaine richesse et complexité, qui sans forcément relever de la grande illusion au sens fort du terme s’apparentait malgré tout au « grand jeu » du réel avec son signe. C’est ainsi qu’au début j’ai étudié la question : le signe, l’objet réel perdu, le jeu entre les deux. Mais il me semble qu’on va maintenant encore plus loin dans l’abstraction.
71Le P. : Donc on irait du temps des hystériques au temps des automates ?
72J.B. : Oui, à la limite. L’hystérie est un concept « dramatique », connoté par des effets de mimétisme, de montée en puissance, de dramaturgie, du moins dans sa clinique habituelle. Mais je n’ai plus l’impression que dans le virtuel on soit dans de l’hystérie. Je ne sais pas s’il faut trouver une catégorie pathologique, mais ce serait plutôt la paranoïa, même pas la schizophrénie ! On peut concevoir des systèmes paranoïaques. Ou alors, je verrais bien un fétichisme radical, où l’objet fétiche remplace tous les signes. Plus de signes ni de significations du sexuel, de l’acte sexuel et de l’enjeu, il n’y a que l’objet. On serait donc passé de l’objet au signe qui le représente, et l’on reviendrait du signe à l’objet. Un objet fétiche, formant une singularité dans son genre, faisant disparaître derrière lui la sexualité. Le fétichisme est une cristallisation absolument opérationnelle, un objet incontestable, il est là, il ne signifie rien et il est investi de tout. Au-delà de la sexualité, ce fétichisme toucherait l’univers du virtuel, de la marchandise : l’opération cybernétique, virtuelle serait devenue notre objet de désir. Pervers, je ne sais pas… (rires) On est un peu loin de l’hystérie, mais on peut voir… C’est aussi une façon de circonvenir la folie, d’échapper à la schizophrénie qui serait le destin de la modernité, d’échapper à la schize totale, à l’absence d’identités, à la fracture traversée par toutes les possibilités, tous les discours, à l’absence de recentrage. Tout au contraire, la paranoïa est tellement bien structurée et fermée que rien n’y rentre. On peut envisager les diverses perspectives.
73Le P. : Par hystérie, j’entendais « séduction » et « spectacle », au sens de la société du Spectacle, qui sollicite continuellement notre appétit sexuel en associant l’objet à vendre à un objet érotique.
74J.B. : Si l’on suit mon hypothèse, on est bien au-delà de la société du Spectacle, c’est fini, avec tout le respect et l’admiration que j’ai pour Debord ! En effet, il n’y a même plus la distance nécessaire au fait même du Spectacle. Au contraire on est dans l’immersion. Je me souviens d’un article pas mal de Régis Debray, une critique de Debord où il réglait ses comptes personnels. Il analysait la société du spectacle en termes de distanciation, de désappropriation, d’aliénation. Je crois qu’au contraire on est maintenant dans l’immersion forcée. On est même plus en position de spectacle, d’aliénation ou de dépossession. Nous sommes immergés, devenus un medium automatique des choses sans plus de possibilité de se distancier.
75Le P. : Ou quand l’immanence devient aliénante…
76J.B. : Il n’y a même plus de problème d’aliénation. On est au-delà ou en deçà, je ne sais pas. L’aliénation c’est quand même encore l’Autre.
77Le P. : Disons qu’il y a plusieurs formes d’aliénation, et que celle que nous rencontrons aujourd’hui prend la forme du « cheval de Troie », de l’autre interne, de l’Alien (1979) tel que Ridley Scott a pu le mettre en scène…
78J.B. : Ah oui, si ça s’internalise. Et on le retrouve, mais sous une forme qui n’est plus un jeu.
79Le P. : On repère aussi à l’œuvre une démultiplication et une complexiflcation de cette figure de l’étranger intérieur. Par exemple dans Alien, la résurrection (le 4ème de la série réalisé par Jean-Pierre Jeunet en 1997) il y a des croisements et des métissages génétiques entre des humains eux-mêmes porteurs d’aliens et des aliens plus ou moins humanisés. On a alors à faire à une sorte de complexification mutante de cette image première ou originaire qu’est l’étranger en soi, image qui déjà brouillait la frontière de l’interne et de l’externe, et qui par le jeu de cette complexification finit par rendre inepte la frontière elle-même entre les humains et les aliens.
80J.B. : Cela évoque le problème du clonage. C’est une autre forme d’aliénation par suridentification et démultiplication de l’identité à l’infini.
81Le P. : Monsieur Jean Baudrillard, nous vous remercions de nous avoir offert le temps ouvert et singulier pour une rencontre.
Notes
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[1]
L’espace « liminaire » (ou la période liminaire) est un concept anthropologique dérivé des travaux d’Arnauld Van Gennep qui analysant la structure des rituels de passage en trois périodes a permis de rendre visible la phase intermédiaire, d’entre-deux, des rituels, où le sujet n’appartient déjà plus à sa communauté d’origine (il a quitté l’enfance, ou quitté les vivants, par exemple) et n’a pas encore rejoint sa communauté à venir (soit dans les exemples donnés : l’âge adulte ou le territoire des morts). Cette période intermédiaire, l’anthropologue anglais Victor Turner la conceptualisa à son tour sous le terme de (période) « liminaire » (de limen qui signifie le seuil en latin). La « liminarité » est donc proprement « l’existence au seuil » (au cours d’un rituel de passage), soit d’un point de vue anthropologique, l’existence dans l’absence des symboliques communautaires qui offrent des cadres d’existence aux identités.
-
[2]
Le concept d’hantologie réfère ici à l’élaboration de Jacques Derrida. Hantologie peut être défini comme suit : « ontologie de ce qui “hante” : les spectres, les fantômes : c’est donc l’ontologie de ce qui existe sans exister, de ce qui est toujours déjà “revenant”, jamais premier, substantiel. » (Charles Ramond, Le vocabulaire de Derrida, Ed. Ellipses, 2001, p. 43).
-
[3]
Jean Baudrillard, L’illusion de la fin ou La grève des événements, Ed. Galilée, 1992, p. 18.
-
[4]
« Notre fin de siècle (…) ressemble étrangement à un travail d’un deuil raté ». (C’est Jean Baudrillard qui souligne.) (ibid., p. 26).
-
[5]
Ibid., p. 40.
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[6]
Jean Baudrillard, L’illusion de la fin, pp. 23-24.
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[7]
Conférence co-organisée par Le Monde diplomatique avec la participation de Jacques Derrida (pour son ouvrage : Voyous, Ed. Galilée, 2003), de Jean Baudrillard (pour Power Inferno, Ed. Galilée, 2002) et d’Alain Gresh. Le débat était présenté par René Major, et il s’est tenu le 19 février 2003 à la Maison des cultures du monde à Paris.
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[8]
Toutes les citations proviennent du même passage de l’ouvrage de Jean Baudrillard, L’illusion de la fin ou La grève des événements, Ed. Galilée, 1992, p. 14.