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Article de revue

Le statut de l'apparence et le conflit entre l'art et la vérité chez Nietzsche

Pages 175 à 190

Notes

  • [1]
    NT, « Dédicace à Richard Wagner ».
  • [2]
    NT, Fragments posthumes, 7 [156].
  • [3]
    Heidegger, Essais et conférences, « Dépassement de la métaphysique », IX, p. 91.
  • [4]
    Heidegger, Nietzsche II, p. 87.
  • [5]
    Heidegger, Nietzsche II, p. 23.
  • [6]
    Crépuscule des idoles, « Comment, pour finir, le “monde vrai” devint fable », 6.
  • [7]
    Dans Logique du sens, « Platon et le simulacre », p. 292 sq. L’interprétation de Deleuze n’est évidemment pas si simpliste. Car si Deleuze accepte de « définir la modernité par la puissance du simulacre », il dit bien qu’il faut distinguer entre, d’une part, le « factice », qui ne détruit les anciens modèles que pour les perpétuer sous de nouvelles formes, toujours plus séduisantes et aliénantes, et, d’autre part le « simulacre », qui, s’il détruit les anciens modèles, le fait pour créer de l’authentiquement nouveau. Nous pensons néanmoins que le terme de « simulacre », pris en lui-même et indépendamment de son contexte deleuzien, rend parfaitement compte d’un monde constitué excluivement d’apparences sans fond.
  • [8]
    En effet, la fin de la première section du Nietzsche I laisse ouverte la question d’un éventuel dépassement de la métaphysique par Nietzsche (cf. p. 189 et 190) et admet d’ailleurs que Nietzsche ne s’est pas contenté d’un simple retournement du platonisme (cf. p. 181 à 190). La suite du Nietzsche I et le Nietzsche II, par contre, semblent beaucoup plus fermes, et tiennent bien Nietzsche pour le penseur de l’achèvement de la métaphysique.
  • [9]
    Fragments posthumes, XI, 40[53].
  • [10]
    Généalogie de la morale., II, 17.
  • [11]
    Fragments posthumes, XIV, 17[4].
  • [12]
    Fragments posthumes, XI, 40[53].
  • [13]
    Cf. notamment : Nietzsche II, « La métaphysique de Nietzsche », p. 205 à 266.
  • [14]
    Fragments posthumes, XIV, 14[121].
  • [15]
    Par-delà le bien et le mal, 36.
  • [16]
    « “Attirer” et “repousser”, en un sens purement mécanique, c’est une fiction complète : un mot. Nous ne pouvons nous représenter un attirer sans une intention. — La volonté de s’emparer d’une chose ou de résister à sa puissance et de la repousser — cela, “nous le comprenons” » (Fragments posthumes, XII, 2[84].
  • [17]
    Par-delà le bien et le mal, 36.
  • [18]
    Cf. Par-delà le bien et le mal, 19.
  • [19]
    Fragments posthumes, XII, 2[148].
  • [20]
    Fragments posthumes, XII, 2[151].
  • [21]
    Fragments posthumes, XIV, 14[79].
  • [22]
    Fragments posthumes, XI, 38[12].
  • [23]
    Fragments posthumes, XII, 7[60].
  • [24]
    Evidemment, on peut immédiatement rétorquer à Nietzsche : mais votre interprétation de la volonté de puissance, elle, n’est-elle pas elle aussi qu’une interprétation ? Tout porte à croire que Nietzsche n’ignorait pas cette objection. D’ailleurs, dans un aphorisme de Par-delà bien et mal, Nietzsche reconnaissait, à propos de son interprétation de la volonté de puissance : « En admettant que ceci ne soit qu’une interprétation — et n’est-ce pas ce que vous vous empresserez de me répondre ? — eh bien, tant mieux. — » (Par-delà le bien et le mal, 22). Mais ce qui fait, selon lui, la légitimité de son interprétation, c’est qu’elle permet à la fois de lire le monde selon notre donné le plus proche (car « la croyance dans le corps », étant « bien mieux établie que la croyance dans l’esprit », permet de « prendre pour point de départ le corps » et d’en faire « un fil conducteur », c’est-à-dire de poser l’hypothèse de la volonté de puissance (cf. Fragments posthumes, XI, 40[15]) et de le caractériser comme pure apparence. L’hypothèse de la volonté de puissance autorise à retrouver sous les nombreuses interprétations morales du monde « le texte primitif, le texte effrayant de l’homme naturel » (Par-delà le bien et le mal, 230), en même temps qu’elle surmonte le dualisme de l’essence et de l’apparence. Wolfgang Müller-Lauter remarque à juste titre : « Chez Nietzsche, la pensée transcendantale et la pensée naturaliste ne sont pas seulement entrées en symbiose, elles se pénètrent réciproquement, fusionnent. A chaque fois que l’on insiste sur le naturalisme de Nietzsche, il faut apporter une nuance en indiquant que tout étant interprète, est interprétation. Et à l’inverse, il est vrai que toute interprétation est “naturelle” » (Wolfgang Müller-Lauter, Physiologie de la volonté de puissance, trad. J. Champeaux, Paris, éd. Allia, 1998, p. 106, note 194).
  • [25]
    Fragments posthumes, XIV, 14[121].
  • [26]
    Fragments posthumes, XIV, 2[87].
  • [27]
    Un posthume de 1888 met particulièrement en valeur cette identité : « la simple “apparence” = effet spécifique d’action-réaction / … Chaque foyer de force a pour tout le reste sa propre perspective, c’est-à-dire son appréciation très déterminée, sa manière d’agir, sa manière de résister / Le “monde apparent” se réduit donc à une sorte particulière d’action sur le monde, partant d’un centre / Mais il n’y a aucune autre sorte d’action : et le “monde” n’est qu’un mot pour le jeu d’ensemble de ces actions / La réalité consiste exactement en cette action et réaction particulière de chaque individu à l’égard du tout… / Il ne reste pas ombre d’un droit à parler ici d’apparence plus ou moins trompeuse… / La manière spécifique de réagir est la seule manière de réagir : nous ne savons pas combien de manières il y a et de quel genre elles sont. / Mais il n’y a pas d’être “autre”, pas d’être “vrai”, pas d’être essentiel — ce qui désignerait un monde sans action et réaction… / L’opposition entre le monde apparent et le monde vrai se réduit à l’opposition entre “monde” et “néant” — » (Fragments posthumes, XIV, 14[184]).
  • [28]
    Le gai savoir, 54.
  • [29]
    Nietzsche I, p. 193.
  • [30]
    Fragments posthumes, XI, 40[52].
  • [31]
    Eric Blondel, « Les guillemets de Nietzsche : philologie et généalogie », in Lectures de Nietzsche, Le Livre de poche, 2000, p. 71 à 101. Cf. p. 83 : « … l’utilisation des guillemets établit le discours qui les emploie comme en surplomb par rapport aux expressions citées : l’auteur se désolidarise et, en quelque sorte, se dédouane des citations que, par ces sigles, il enferme, incarcère ou déporte. Surplomb du “propre” sur l’impropre, du pertinent sur le non-pertinent, de l’original sur le plagiat, du “correct” sur l’inacceptable ou l’agrammatical, de l’indigène sur l’étranger — ou l’aliéné. Les guillemets, ainsi, instaurent la différence et la hiérarchie des valeurs… »
  • [32]
    Effectivement, « volonté de puissance » est aussi mis entre guillemets. Mais sans doute, les guillemets, ici, servent à désigner la création d’un nouveau concept, justement « inaccessible » au dualisme de l’essence et de l’apparence.
  • [33]
    Crépuscule des idoles, « Comment le “monde-vérité” devint enfin une fable », 6.
  • [34]
    Fragments posthumes, XII, 2[119] et 2[114] : « L’œuvre d’art, quand elle apparaît sans artiste, par ex. comme corps, comme organisation (corps des officiers prussiens, ordre des jésuites). Dans quelle mesure l’artiste n’est qu’une étape préliminaire. Que signifie le “sujet” — ? / Le monde comme œuvre d’art s’engendrant elle-même ».
  • [35]
    Fragments posthumes, XIV, 17[4].
  • [36]
    Fragments posthumes, XI, 34[253].
  • [37]
    Fragments posthumes, XI, 34[252].
  • [38]
    Fragments posthumes, XIII, 11[145].
  • [39]
    Fragments posthumes, XII, 5[17].
  • [40]
    Fragments posthumes, X, 26[227].
  • [41]
    Fragments posthumes, XI, 34[253].
  • [42]
    Fragments posthumes, XIV, 16[40],6.
  • [43]
    Fragments posthumes, XIII, 9[38].
  • [44]
    Fragments posthumes, XII, 2[119].
  • [45]
    Fragments posthumes, X, 25[304].
  • [46]
    Généalogie de la morale, III,27.
  • [47]
    Généalogie de la morale, III, 25.
  • [48]
    Cf. Dithyrambes pour Dionysos, « Rien que bouffon ! Rien que poète ! » : « — “Toi, l’amant de la vérité ?” raillaient-ils. /Non. Rien que poète,/ animal rusé, prédateur, insinuant,/ Condamné à mentir,/ A mentir sciemment et consciemment,/… Cela — l’amant de la vérité ? / Rien que bouffon ! Rien que poète ! /… Non pas silencieux, rigide, lisse et froid,/ Changé en statue, en effigie divine / Non pas dressé au parvis des temples, gardien au seuil d’un dieu : non ! Ennemi de telles statues de la vertu /… Ainsi suis-je tombé moi-même jadis,/ Du haut de ma folie de vérité,/ De mes désirs de jour,/ Las du jour, malade de lumière,/ Ainsi ai-je sombré vers le fond, vers le soir, vers l’ombre,/ Brûlé et assoiffé / Par une vérité unique…/ T’en souviens-tu encore, t’en souviens-tu, cœur brûlant,/ Quelle était alors ta soif ? / Puissé-je être banni / De toute vérité ! / Rien que bouffon ! Rien que poète ! »
  • [49]
    Cf. Par-delà le bien et le mal, 25.
  • [50]
    Fragments posthumes, XIV, 17[3], 2. A noter, dans les deux phrases, le redoublement du « voir » en « vouloir voir », « vouloir vivre ».
  • [51]
    Fragments posthumes, XIII, 9[110].
  • [52]
    L’Antéchrist, 15. « Ce monde de pure fiction » est en fait « le royaume de Dieu ». Mais la critique que Nietzsche adresse à l’art nihiliste est la même.
  • [53]
    Fragments posthumes, XIII, 11[138].
  • [54]
    Crépuscule des idoles, « La raison dans la philosophie »,6.
  • [55]
    Fragments posthumes, XIV, 14[61].
  • [56]
    Fragments posthumes, XIV, 17[4].
  • [57]
    Fragments posthumes, XIV, 14[47].
  • [58]
    Cf. Fragments posthumes, XIII, 9[110], et aussi Crépuscule des idoles, « Divagations d’un inactuel », 7.
  • [59]
    Le cas Wagner, 3. Les critiques que Nietzsche adresse à Wagner sont extrêmement violentes et il est difficile de ne pas y voir une rancune inavouée.
  • [60]
    Le cas Wagner, 7.
  • [61]
    Fragments posthumes, XII, 2[114].
  • [62]
    Fragments posthumes, XIV, 14[47].
  • [63]
    Franz Kafka, « Joséphine la cantatrice ou le Peuple des souris », in Un artiste de la faim, A la colonie pénitentiaire et autres récits, éd. de Claude David, Gallimard, coll. « folio classique »., 1990.
English version

1On sait que Nietzsche, dès son premier livre, assignait à l’art « l’activité métaphysique [1] » par excellence et qu’il définissait sa philosophie comme un « platonisme inversé ». Ainsi, un fragment posthume célèbre de cette époque se terminait par ce mot d’ordre, « La vie dans l’apparence comme but [2]», et annonçait donc la prédominance de l’art sur la vérité, s’opposant ainsi à une tradition millénaire qui le dénonçait comme une volonté de paraître néfaste à la vie. Dès le début, donc, Nietzsche pose le paraître comme plus adéquat à la vie que la vérité.

2Mais qu’est-ce que cette adéquation ? Signifie-t-elle que l’art, étant plus en conformité avec une réalité en devenir, serait plus apte à traduire l’essence réelle des choses que la vérité au sens traditionnel du terme ? On aurait dans ce cas affaire à un platonisme renversé au sens propre, comme le veut Heidegger, où Platon serait tout simplement mis la tête en bas, et Nietzsche, bien loin d’avoir dépassé la métaphysique et le nihilisme qui lui est inhérent, la mènerait au contraire à son comble en assurant la prédominance définitive de l’étant sur l’être et en évacuant tout questionnement sur celui-ci : « Le renversement du platonisme, renversement suivant lequel les choses sensibles deviennent pour Nietzsche le monde vrai et les choses suprasensibles le monde illusoire, reste entièrement à l’intérieur de la métaphysique. Cette façon de dépasser la métaphysique… marque seulement, quoique sous une forme différente et supérieure, que l’on ne peut plus s’arracher à la métaphysique. Il semble à vrai dire que le méta-, le passage par transcendance au suprasensible, soit ici écarté en faveur d’une installation à demeure dans le côté “élémentaire” de la réalité sensible, alors que l’oubli de l’être est simplement conduit à son achèvement et que le suprasensible, en tant que volonté de puissance, est libéré et mis en action [3] ». Le sensible prendrait la place du monde vrai, le suprasensible la place du monde faux. La volonté de puissance calculante se substituerait à l’ancienne structure suprasensible, les valeurs ne seraient plus que de simples points de vue destinés à assurer sa suprématie et à préparer son éternel retour sous la forme de la volonté de volonté technologique. Mais l’essentiel serait conservé : la structure du suprasensible, avec sa distinction de l’être et de l’étant, à ceci près que désormais, le premier ne serait même plus pensé à partir du second, comme dans les métaphysiques traditionnelles, mais comme une simple « condition de conservation et d’accroissement [4]» de ce second, comme une valeur posée par l’étant en devenir, la volonté de puissance. Et de l’être en tant qu’être, il ne serait non seulement toujours rien dit, mais il ne serait même plus question. La volonté de puissance artiste préluderait ainsi à « l’ère de l’absurdité achevée, de la parfaite absence de sens[5]».

3On peut aussi entendre cette expression, « renversement du platonisme », plus simplement comme le règne de l’apparence généralisée, où il devient de plus en plus difficile de faire la différence entre ce qui est et ce qui n’est pas, entre la réalité et le rêve, entre le vrai et le fictif. Nietzsche, dans un de ses derniers livres, écrivait : « Nous avons aboli le monde vrai : quel monde restait-il ? Peut-être celui de l’apparence ?… Mais non ! En même temps que le monde vrai, nous avons aboli aussi le monde des apparences ! [6] » Nietzsche annoncerait ainsi le monde des « simulacres », des « copies sans modèle » où la ressemblance avec l’original n’est plus que feinte, simulée, dont parlait Deleuze [7]

4Ces interprétations sont certes très intéressantes, mais elles ne s’en tiennent pas à une lecture purement immanente du texte de Nietzsche. D’abord, on pourrait rétorquer à Heidegger, nonobstant les nuances qu’il apporte parfois lui-même à sa propre interprétation de Nietzsche [8], que Nietzsche ne s’en tient pas à un simple retournement de la distinction métaphysique, mais qu’il l’abolit bel et bien : « L’apparence, au sens où je l’entends, est la véritable et l’unique réalité des choses — ce à quoi seulement s’appliquent tous les prédicats existants et qui dans une certaine mesure ne saurait être mieux défini que par l’ensemble des prédicats, c’est-à-dire aussi par les prédicats contraires [9] ». Mais si on veut s’en tenir à un seul niveau, celui des apparences, on fera bien de ne pas oublier que Nietzsche ne s’est jamais libéré du souci d’une hiérarchie, qu’elle soit, en maniant évidemment ce mot avec d’extrêmes précautions, morale (« “Par-delà le bien et le mal”… Ce qui du moins ne veut pas dire “Par-delà bon et mauvais” [10] »), ou alors qu’elle concerne la valeur de nos divers modes de connaissance (le fameux : « l’art vaut plus que la vérité [11] »). En somme, si Nietzsche abolit l’opposition entre le monde vrai et le monde apparent, il maintient la nécessité d’une distinction, d’une nuance. Si l’art vaut plus que la vérité, cela signifie que ni l’art, ni la vérité, ni surtout leur distinction, ne sont abolis. Qu’est-ce à dire ?

5Résoudre ce paradoxe d’un monde exclusivement constitué d’apparences, de simulacres, et où néanmoins subsiste la nécessité d’une hiérarchie, d’une distinction entre l’art et la vérité, tel est le but de ce travail. Pour cela, notre réflexion partira d’un texte posthume de Nietzsche de 1885. Ce texte s’intitule « contre le mot “phénomènes”[12] » : « N.B. L’apparence, au sens où je l’entends, est la véritable et l’unique réalité des choses — ce à quoi seulement s’appliquent tous les prédicats existants et qui dans une certaine mesure ne saurait être mieux défini que par l’ensemble des prédicats, c’est-à-dire aussi par les prédicats contraires. Or, ce mot n’exprime rien d’autre que le fait d’être inaccessible aux procédures et aux distinctions logiques : donc une “apparence” si on le compare à la “vérité logique” — laquelle n’est elle-même possible que dans un monde imaginaire. Je ne pose donc pas l’“apparence” en opposition à la “réalité”, au contraire, je considère que l’apparence c’est la réalité, celle qui résiste à toute transformation en un imaginaire “monde-vrai”. Un nom précis pour cette réalité serait “la volonté de puissance”, ainsi désignée d’après sa structure interne et non à partir de sa nature protéiforme, insaisissable et fluide ». Ce qui nous semble intéressant dans ce texte, c’est qu’il est le seul de Nietzsche, du moins à notre connaissance, à assimiler entièrement la réalité à l’apparence, mais aussi à la volonté de puissance, donc à affirmer explicitement que la même réalité est à la fois apparence et volonté de puissance. Nul doute, alors, qu’il faille avant tout comprendre la structure fondamentale de cette volonté de puissance, qui n’est visiblement pas un substrat sous-jacent à l’apparence, comme semble le vouloir encore Heidegger [13]. Ce n’est qu’ensuite qu’il nous sera possible de nous attaquer à la distinction de l’art et de la vérité. Si toutes les apparences ne se valent pas, si l’apparence artistique vaut plus que l’apparence de vérité, c’est qu’elles n’entretiennent pas toutes le même rapport avec la volonté de puissance.

6La volonté de puissance, chez Nietzsche, est un concept qui lui sert avant tout à se démarquer du concept de volonté de ses prédécesseurs : « que la volonté telle que la psychologie l’a jusqu’ici comprise est une généralisation injustifiée, que cette volonté n’existe absolument pas, qu’au lieu de saisir la transformation progressive d’une volonté déterminée en de nombreuses formes, on a biffé le caractère de la volonté en en éliminant le contenu, la direction [14] ». « Le contenu », la « direction », c’est très probablement la puissance, le « macht ». Chaque volonté veut la puissance, tend vers plus de puissance. La volonté de puissance n’est pas une, mais multiple, ce qui l’amène inévitablement à entrer en rapport avec d’autres volontés : « La “volonté” ne peut évidemment agir que sur une “volonté” et non pas sur une “matière” (sur des “nerfs” par exemple). Bref, nous devons supposer que partout où nous reconnaissons des “effets” nous avons affaire à une volonté agissant sur une volonté… [15] » La volonté entendue comme une, ou alors comme un en-soi des choses à la manière de Schopenhauer, rend proprement impensable la causalité : on ne peut concevoir la volonté que comme agissant sur une autre volonté, on ne peut concevoir la causalité que comme l’action d’une volonté sur une autre volonté [16]. Si Nietzsche accorde tant d’importance au corps, c’est que celui-ci nous met au plus près de cette causalité, mieux, qu’il rend pensable uniquement cette forme de causalité : « Si rien ne nous est “donné” sauf notre monde d’appétits et de passions, si nous ne pouvons ni descendre ni monter vers aucune autre réalité que celle de nos instincts…, n’est-il pas permis de nous demander si ce donné ne suffit pas aussi à comprendre, à partir de ce qui lui ressemble, le monde dit mécanique (ou “matériel”) ? [17] » Dès lors, dans tout acte de volonté, Nietzsche repère trois instances. Premièrement, une pluralité de sentiments, notamment les sentiments du passage d’un état à un autre et de l’état musculaire concomitant, deuxièmement, une pensée qui commande, sans laquelle est inconcevable un acte de volonté, et troisièmement et surtout, un affect, l’affect du commandement, le sentiment de supériorité de celui qui commande à l’égard de celui qui doit obéir [18]. C’est dire que la volonté est un phénomène pluriel et qu’elle ne saurait être entendue comme une instance simple, une.

7Mais alors, on commence à comprendre pourquoi Nietzsche n’explicite pas la volonté de puissance comme un substrat sous-jacent à l’apparence. Car si la volonté de puissance n’existe que dans son rapport à d’autres volontés de puissance, elle ne peut pas non plus se séparer de ce qu’elle produit en tant qu’elle rencontre d’autres volontés de puissance, elle n’est rien en dehors de la forme qu’elle tente d’imposer aux volontés concurrentes. Pour rendre compte de cela, Nietzsche forge le concept d’interprétation : « La volonté de puissance interprète : quand un organe prend forme, il s’agit d’une interprétation ; la volonté de puissance délimite, détermine des degrés, des disparités de puissance. De simples disparités de puissance resteraient incapables de se ressentir comme telles : il faut qu’existe un quelque chose qui veut croître, qui interprète par référence à sa valeur toute autre chose qui veut croître. Par-là semblables — — En vérité, l’interprétation est un moyen en elle-même de se rendre maître de quelque chose. (Le processus organique présuppose un perpétuel INTERPRÉTER [19]». La volonté de puissance n’est pas un vouloir insensible, aveugle. Pour s’approprier, s’assimiler quelque chose, elle doit le percevoir. Et l’interprétation, ce n’est rien d’autre que cette appropriation, cette assimilation. Pour cela, on ne croira pas que l’interprétation soit seconde par rapport à la volonté de puissance. En vérité, l’interprétation est toute entière volonté de puissance, la volonté de puissance passe toute entière dans l’interprétation. « Il ne faut pas demander : “qui donc interprète ?”, au contraire, l’interpréter lui-même, en tant que forme de la volonté de puissance, a de l’existence (non, cependant, en tant qu’“être” (Sein), mais en tant que processus, que devenir), en tant qu’affection [20] ». La volonté de puissance n’est pas un « être », mais un « processus », un « devenir ». Nietzsche est encore plus précis : avant d’être un processus, la volonté de puissance est un « pathos » : « la volonté de puissance, non un être, non un devenir, mais un pathos est le fait le plus élémentaire, d’où ne fera que résulter un devenir, un “agir sur”… [21] » La volonté de puissance est avant tout sensibilité, pouvoir d’affecter et d’être affecté. Mais de ce pouvoir suit la nécessité d’un processus, d’un devenir, par lequel chaque vouloir de puissance cherche à étendre sa domination sur d’autres. Dès lors, Nietzsche peut écrire indifféremment : « Ce monde, c’est le monde de la volonté de puissance — et nul autre ! [22] », et : « il n’y a pas de faits, seulement des interprétations [23] », sans se contredire. Il n’y a que des volontés de puissance en lutte les unes contre les autres, mais ces volontés de puissance ne peuvent se manifester que comme autant d’interprétations. Les luttes des divers vouloirs entre eux ne sont rien d’autres que les luttes entre diverses formes d’interprétation. La volonté de puissance n’est pas l’interprète derrière l’interpréter, mais l’interpréter lui-même. [24]

8Peut-être sommes nous à ce niveau mieux en mesure de comprendre le texte autour duquel nous nous proposions d’axer notre recherche. Nietzsche veut penser la réalité comme pure apparence, c’est-à-dire comme apparence dépourvue de fondement. Pour cela, il raye de son vocabulaire le mot « phénomènes » (Erscheinung), qui renvoie encore, selon lui, à un en-soi caché, et lui substitue le mot « apparences » (Schein) : « L’apparence, au sens où je l’entends [c’est-à-dire comme dépourvue de fond], est la véritable et l’unique réalité des choses ». Le problème est que plus loin, Nietzsche qualifie cette même réalité de volonté de puissance. Mais il précise : « désignée d’après sa structure interne et non à partir de sa nature protéiforme, insaisissable et fluide ». Vue de l’intérieur, la réalité est volonté de puissance. Vue de l’extérieur, elle est apparence. Qu’est-ce à dire ? Il semble que nous retombions dans un dualisme à la Schopenhauer, pour qui la multiplicité des individus n’est que la manifestation d’une volonté une et indivisible, la même pour tous les phénomènes. Et à vrai dire, c’était encore ainsi qu’apparaissait Dionysos dans La Naissance de la tragédie : l’un originaire avait besoin, pour se manifester, de la belle apparence apollinienne ; derrière la sérénité d’Apollon, Dionysos souffrant grondait. Or, comme nous l’avons vu plus haut, le Nietzsche tardif se débarrasse de l’idée d’un vouloir un et originel. Autrement dit, maintenant, Dionysos passe tout entier dans Apollon, l’apollinien est pleinement intégré dans le dionysiaque. Et s’il arrive encore à Nietzsche (en 1888) d’employer des formules telles que: « la volonté de puissance est la forme primitive de l’affect, … tous les autres affects n’en sont que des développements », voire même (dans le même fragment) : « le développement d’une monstrueuse abondance de formes est conciliable avec une origine qui serait une unité première [25] », ce n’est pas pour désigner une unité qui se cacherait derrière la multiplicité des phénomènes, mais pour désigner la qualité unique qui s’offre à nous, où que nous tournions nos regards, et qui ne se donne que dans le multiple. « Toute unité n’est unité qu’ en tant qu’organisation et jeu d’ensemble… qui signifie l’Un, mais n’est pas une [26] ». La volonté de puissance n’existe que dans le multiple, que dans le rapport qu’elle entretient avec d’autres volontés de puissance. Si donc Nietzsche écrit : « La structure interne » de la réalité est la volonté de puissance, ce n’est pas pour l’opposer à l’apparence qui en serait en quelque sorte la face externe, mais pour rappeler que l’apparence est immédiatement et en elle-même volonté de puissance, ce qui pourrait ne pas paraître évident si on se limitait à « sa nature protéiforme, insaisissable et fluide », c’est-à-dire à son caractère de pure image. L’apparence est en elle-même volonté de puissance, la lutte des divers vouloirs de puissance n’est rien d’autre que la lutte des diverses apparences entre elles [27]. La réalité est lisible à la fois comme volonté de puissance et comme apparence.

9Dès lors, Nietzsche peut écrire : « Qu’est-ce que pour moi l’“apparence” ! Non pas le contraire d’un être quelconque… L’apparence pour moi, c’est la réalité agissante et vivante elle-même [28] ». Tout ce qui est est apparence. On peut tout prédiquer de l’apparence, le vrai, le faux, le ferme, le fluide… Tout ce qui est, tout ce qui est pensable, imaginable, peut être dit apparence… en même temps que réalité.

10Malgré cela, il reste extrêmement difficile de penser l’apparence sans un arrière-plan, plus précisément, de penser l’apparence comme non distincte de la volonté de puissance. Comme dit Heidegger : « Mais une réflexion plus approfondie fait voir clairement que toute apparence et tout semblant ne sont possibles que si quelque chose arrive seulement à se montrer [29]». L’apparence présuppose encore que quelque chose cherche à se montrer, dans le cas présent, la volonté de puissance. On ne peut penser une apparence sans penser à une chose qui, derrière elle, tend à apparaître. Nietzsche lui-même le savait, et s’il se débarrasse du concept de « phénomènes », il n’ignore pas que le mot « apparences » contient encore, même si c’est sous une forme atténuée, le même dualisme. D’ailleurs, le fragment qui précède chronologiquement celui que nous étudions avouait : « Il est des mots qui semblent être l’expression d’un savoir mais qui, en réalité, inhibent la connaissance ; le mot “phénomènes” en est un exemple. Puissent ces phrases que j’emprunte à différents philosophes récents montrer quelle confusion entretiennent les “apparences” [30]». Comment faire pour sortir de la « confusion » qu’entraîne l’utilisation du mot « apparences », comment faire pour saisir une apparence dépourvue de contraire (que ce contraire soit la volonté de puissance ou une essence platonicienne), ou, dans les termes du texte présent, une apparence « inaccessible aux procédures et aux distinctions logiques », c’est-à-dire à sa « comparaison » avec une « vérité logique » ?

11Relisons attentivement le texte. Nous remarquons que le mot « apparences » y est tantôt mis entre guillemets, tantôt non. Comme l’a remarqué Eric Blondel, la plupart du temps, quand Nietzsche utilise les guillemets, c’est qu’il cherche à prendre ses distances avec le mot employé [31]. Ainsi, « apparence » mis entre guillemets désigne l’apparence dans son ancienne signification, définie exclusivement par son opposition à une « vérité logique » ou à une « réalité » sous-jacente. Il en est d’ailleurs de même de tous les mots dont Nietzsche cherche à se débarrasser : « phénomènes », « vérité logique », « réalité » (au sens où elle s’oppose à l’apparence), « monde-vrai » [32]. Au contraire, quand Nietzsche supprime les guillemets, il entend l’apparence comme dénuée d’envers. Il y a donc bien deux « sens » du mot « apparence » : l’ancien, refusé par Nietzsche, comme en témoigne l’usage des guillemets, et le nouveau, celui dans lequel « l’entend » Nietzsche. Par conséquent, on peut dire, comme en témoigne un autre texte, célèbre : « En même temps que le monde vrai, nous avons aussi aboli le monde des apparences ! [33] », tout en conservant l’usage du mot « apparences », à condition de prendre garde à ne pas retomber dans son acception ordinaire.

12Mais à ce niveau, une question évidente devrait s’imposer. Si le monde tout entier peut être pensé comme un pur jeu d’apparences sans fond et dans lesquelles la volonté de puissance passe toute entière, que devient la distinction traditionnelle de l’art et de la vérité ? Si « le monde est tout entier art », mieux, si l’on est forcé de considérer le monde comme une « œuvre d’art s’engendrant d’elle-même [34]», que devient l’œuvre d’art entendue comme produite par un artiste ? Autrement dit, comment passe t-on d’un problème cosmologique (tout est apparence, la volonté de puissance elle-même ne peut être conçue que comme apparence) à un problème esthétique (comment l’œuvre d’art est-elle possible) ?

13Pourquoi Nietzsche écrit-il : « L’art vaut plus que la vérité [35] » ? On sait en effet que le monde est exclusivement constitué d’apparences. Par conséquent, il ne devrait plus y avoir aucune différence entre le faux et le vrai, autrement dit entre l’art et la vérité.

14Nietzsche ne recule devant aucune conséquence de son interprétation : « La vérité », elle aussi, est « un type d’erreur ». La vérité est une apparence, au même titre que l’œuvre d’art. Seulement, il ajoute : « sans laquelle une espèce d’êtres vivants ne saurait vivre ». « La vérité est ce type d’erreur sans laquelle une espèce d’être vivants ne saurait vivre [36] ». On ne saurait donc s’en tenir à un strict nivellement du vrai et du faux. Si tout est apparence, il n’en reste pas moins que toutes les apparences n’ont pas le même statut.

15Qu’est-ce, en effet, que la vérité pour Nietzsche ? A l’origine, une simplification du chaos de nos sensations. Dans un monde où tout est perpétuellement mouvant, où tout bouge sans cesse, un minimum de stabilité est nécessaire : « La connaissance est falsification de ce qui est polymorphe et non dénombrable en le réduisant à l’identique, à l’analogue, au dénombrable. Donc la vie n’est possible que grâce à un tel appareil de falsification [37] ». La connaissance, autrement dit la volonté de puissance artiste, interprète, invente, simplifie, schématise, réduit à l’identique ce qui est multiple afin de s’y retrouver et d’asseoir sa domination. En ce sens, si notre corps est une multiplicité organisée de nombreux vouloirs de puissance, il n’en a pas moins besoin de se donner une unité fictive afin d’agir sur l’extérieur: « Il est essentiel que l’on ne se méprenne pas sur le rôle de la “conscience” : c’est notre relation avec le “monde extérieur” qui l’a développée… On tient habituellement la conscience même pour un sensorium global, pour une instance suprême : cependant elle n’est qu’un moyen de la communicabilité[38] ». Il en est de même de l’interprétation mécaniste du monde, qui n’est qu’« un art de schématiser et d’abréger, une maîtrise de la diversité par un art de l’expression [39] », mais un art nécessaire, « afin de rendre plus facile la calculabilité de la nature et par conséquent sa domination [40] ». Bref, toutes nos idées d’unité, d’être, de mesure, sont fausses, mais utiles. Et c’est en cette utilité que réside leur valeur : « Ce qu’est la valeur, du point de vue de la vie, décide en dernier ressort [41] ».

16Comment se fait-il, alors, que Nietzsche en vienne à dire : l’art vaut plus que la vérité ; mieux : « nous avons l’art afin que la vérité ne nous tue pas [42] » ? C’est que la vérité, pour lui, est effectivement une forme d’art, une sorte d’apparence artistique, mais qui s’est oubliée en tant que telle. Nietzsche ne prétend pas anéantir toute forme de vérité, ce qui serait d’ailleurs absurde, mais nous rappeler son origine fictionnelle : la vérité est un type d’erreur sans laquelle l’homme ne saurait vivre. Ce qui implique que soit reconnu son caractère de fiction : « … il est nécessaire que quelque chose soit tenu pour vrai, non pas que quelque chose soit vrai [43] ». Ce qui fait problème, ce n’est pas que quelque chose soit tenu pour vrai, mais que ce quelque chose se transpose en un autre monde, « imaginaire ». Ce qui fait problème, c’est que ce qui était à l’origine simplement tenu pour vrai se définisse maintenant « en opposition » à l’apparence, que le vrai se mette maintenant à contredire, à nier, le seul et unique plan de réalité, celui des apparences.

17On comprend alors le bien-fondé de la critique nietzschéenne de « la volonté de vérité ». Un texte de 1885-86 résume ce que nous disons depuis le début : « “A quelle profondeur l’art pénètre-t-il l’intimité du monde ? Et y a-t-il, en dehors de l’artiste, d’autres formes artistiques ?” Cette question fut, comme on sait, mon point de départ : et je répondis Oui à la seconde question ; et à la première “le monde est lui-même tout entier art”. La volonté absolue de savoir, de vérité et de sagesse m’apparut, dans ce monde d’apparences, comme un outrage à la volonté métaphysique fondamentale, comme contre nature… vouloir connaître là où l’apparence constitue justement le salut — quel renversement, quel instinct de néant ! [44] ». Voilà donc ce que cache « la volonté de vérité » : la volonté de néant, la haine de la vie et de son caractère le plus essentiel, la volonté d’apparence. Voilà ce que veut l’être assoiffé de vérité et de rien d’autre : nier l’apparence, anéantir le monde en tant qu’apparence.

18Si donc Nietzsche accorde plus de valeur à l’art qu’à la vérité, ce n’est certainement pas pour abolir leur distinction, mais justement pour empêcher la volonté de vérité laissée à elle-même, « la volonté absolue de savoir, de vérité et de sagesse » de développer ses ultimes conséquences et de parvenir à cette dernière “vérité”, à savoir que de vérité, il n’y a pas et il n’y a jamais eu et que par conséquent, tout mérite de s’abîmer dans l’indifférencié : « Rien n’est vrai, tout est permis ! [45] ». « Ayant tiré conclusion sur conclusion, la véracité chrétienne finira par tirer la conclusion suprême, la conclusion contre elle-même ; cela arrivera quand elle se posera la question : “que signifie la volonté de vérité ?”… Point de doute, à partir du moment où la volonté de vérité devient consciente d’elle-même, la morale s’écroule [46] ». Contre ce « spectacle effrayant entre tous », ou plutôt pour le rendre « riche d’espoirs » (car il est pour Nietzsche inévitable), Nietzsche dresse la volonté d’apparence assumée comme telle, l’art : « l’art, en quoi le mensonge se sanctifie, en quoi la volonté de tromper a la bonne conscience de son côté [47] », l’art est la seule force antagoniste capable de lutter contre l’idéal ascétique à l’œuvre dans la science. Si Zarathoustra danse et rit [48], c’est qu’il sait, contre l’esprit de sérieux et de pesanteur, qu’il n’y a pas de vérité au sens absolu du terme, qu’il n’y a pas lieu par conséquent d’en devenir le « martyre » [49], et qu’elle peut subsister, mais à la condition qu’elle se connaisse comme une fiction indispensable à la vie. La vérité n’est mortifère que si elle se prend à son propre jeu. Mais si elle se reconnaît comme fiction, c’est-à-dire si elle respecte sa subordination originaire à l’art, elle est bienfaisante.

19Il n’y a donc aucun esthétisme chez Nietzsche. Une formule comme : nous avons l’art pour ne pas périr de la vérité, ne signifie pas que l’art est le dernier refuge au désespoir devant la perte de tout centre de gravité, mais que la primauté de la science sur l’art instituée par Platon doit être retournée et remise à l’endroit Rien n’est plus éloigné de l’enseignement de Nietzsche que de croire qu’il veut abolir toute forme de vérité. Ce que veut détruire Nietzsche, ce n’est pas la vérité, c’est la vérité en tant qu’indépendante du monde des apparences. Nietzsche ne dresse pas l’art contre la vérité, mais contre la volonté de vérité, contre la volonté de vérité à tout prix et contre la volonté de néant qui lui est inhérente. « L’art vaut plus que la vérité » ne signifie pas nier la vérité en tant que telle, mais la faire rejoindre le plan des apparences, dont elle fait partie intégrante.

20Mais le problème est-il résolu pour autant ? Si la vérité se réduit à une sorte de création artistique, que devient l’œuvre d’art en tant que telle, c’est-à-dire produite par un artiste ? Si tout est apparence, finalement, existe t-il encore une spécificité de l’œuvre d’art ?

21En fait, si Nietzsche accorde tant d’importance à l’œuvre d’art, c’est que celle-ci confirme la réalité du monde en tant qu’apparence. Il ne suffit pas de dire, de constater : tout est apparence, car cela, la volonté de vérité laissée à elle-même en serait bien capable. C’est même en cela que consiste son nihilisme. Il faut encore vouloir l’apparence, l’élever au rang d’un idéal supérieur, d’une pleine volonté de tromper : « L’art, rédemption de celui qui sait, — de celui qui voit, qui veut voir, le caractère terrible et problématique de l’existence, de celui qui sait tragiquement. L’art, rédemption de celui qui agit, — de celui qui non seulement voit, mais veut vivre, le caractère terrible et problématique de l’existence… [50] » Cela ne signifie pas, évidemment, que l’art doive simplement se contenter de redoubler l’apparence. On aurait sinon affaire à un réalisme de second degré, ce qui ne nous ferait guère sortir du nihilisme : « le DESCRIPTIF, le PITTORESQUE, en tant que symptômes du nihilisme (dans les arts et la psychologie) [51] ». Vivre consiste à interpréter, simplifier, corriger. Par conséquent, l’art doit se modeler sur ce caractère artiste de la vie et ne pas se contenter de copier une réalité qui, de toute manière, n’existe jamais en tant que donnée. Cela signifie t-il pour autant que l’art soit libre d’inventer de toutes pièces ? Non, car si Nietzsche, en opposition à la volonté de vérité, accorde à l’artiste la nécessité de mentir, il ne lui laisse pas cependant la liberté de fausser. Il oppose en fait un art de pure fiction, qui fausse le réel pour le dévaloriser, à un art du rêve, qui reflète la réalité sans la masquer : « Ce monde de pure fiction se distingue —tout à son désavantage — du monde du rêve, par le fait que ce dernier reflète la réalité, tandis que le premier falsifie, dévalorise et nie la réalité [52] ». Ici, il semble que nous tournions dans un cercle. D’un côté, l’art est libre de mentir, de l’autre, il doit conserver un pied d’attache avec la réalité. Mais cette contradiction se résorbera peut-être si on se remémore le texte d’où nous étions partis : la réalité est apparence, mais elle est aussi volonté de puissance. L’apparence est ce dans quoi ce manifeste directement la volonté de puissance, sans que cette volonté de puissance apparaisse comme un arrière-plan de l’apparence. D’où l’importance de ce texte, qui permet de sortir de beaucoup de contradictions apparentes de la philosophie nietzschéenne. La réalité est apparence, mais cette apparence n’est pas distincte de la volonté de puissance. Par conséquent, si l’art a une réalité à refléter, c’est celle de la volonté de puissance. Si l’apparence artistique a une apparence à redoubler, c’est celle dans laquelle se manifeste avec le plus d’évidence la volonté de puissance.

22C’est dire que l’art, chez Nietzsche, doit être de grand style : « le grand style expression de la volonté de puissance (l’instinct le plus redouté ose s’avouer) [53] ». Le grand style ne se contente pas de redoubler n’importe quelle apparence. Il la redouble, mais en sélectionnant celle dans laquelle transparaît avec le plus d’évidence la volonté de puissance : « ici, l’“apparence” signifie la réalité répétée, mais triée, renforcée, corrigée [54] ». Le grand style se caractérise par sa propre capacité à maîtriser le multiple, à simplifier, à mettre en valeur la qualité de volonté de puissance. Il correspond donc lui-même authentiquement à la grande volonté de puissance : « Maîtriser le chaos que l’on est ; devenir nécessité dans la forme : devenir logique, simple, non équivoque, mathématique ; devenir loi — : c’est là la grande ambition [55] ».

23Rien d’étonnant, alors, à ce que Nietzsche définisse l’art, du moins l’art de grand style, comme « le grand stimulant qui pousse à vivre [56] ». L’œuvre de grand style communique à celui qui la reçoit quelque chose de l’état d’âme de celui qui l’a produite, une part de son sentiment de puissance, de plénitude devant la réalité. Pour cela, elle peut être dite excitant de la volonté de puissance.

24Cela autorise t-il pour autant à accorder cette fonction stimulante à toute forme d’art ? Evidemment non. Car si l’art, normalement, divinise et glorifie la vie (« l’art est essentiellement approbation, divinisation de l’existence… [57]), il faut bien reconnaître que, de fait, la plupart des arts la nient. Ainsi, comme entrevu plus haut, de l’art descriptif, qui, de par sa prosternation devant les « petits faits », ne fait que montrer sa propre incapacité à diviniser l’apparence et la volonté de puissance : « La “Nature”, au sens artistique, n’est jamais “vraie”; elle exagère, elle convulse, laisse des lacunes. L’“étude d’après nature” est un signe de soumission, de faiblesse, une sorte de fatalisme, indignes d’un artiste. Voir ce qui EST — voilà qui relève d’une catégorie d’esprits spécifiquement différente, des factuels, des constateurs ; dès que l’on a développé ce sens dans toute sa force, il constitue quelque chose d’anti-artistique en soi[58] ». De même de l’art de Wagner, que Nietzsche qualifie d’« opéra de la rédemption » : « l’opéra de Wagner, c’est l’opéra de la rédemption. Il y a toujours chez lui quelqu’un qui veut être sauvé : tantôt un homme, tantôt une femme — c’est là son problème. Et avec quelles richesses il varie ce leitmotiv ![59] ». L’art de Wagner n’a pas seulement une fonction rédemptrice (il est selon Nietzsche le type même de l’art mis au service de l’idéal ascétique), il est aussi incapable de grand style, montrant par là d’une seconde manière son caractère foncièrement « décadent ». L’opéra de Wagner se caractérise avant tout par son « inaptitude à créer une forme organique [60] », par son accentuation des petits détails, démesurée par rapport à la longueur de l’œuvre, son extrême pesanteur, ses débordements passionnels… Bref, l’œuvre de Wagner est incapable de maîtriser le multiple. Par contre, Rubens et Raphaël, de par les sujets qu’ils choisissent de traiter, sont qualifiées d’« artistes d’apothéose ». Leur art est « une expression de reconnaissance devant le bonheur dont on a joui ». Raphaël « avait seulement la duplicité de diviniser l’apparence de l’interprétation chrétienne du monde. Il était reconnaissant pour l’existence, ce en quoi il ne se montrait pas spécifiquement chrétien ». Quant à la musique, évidemment, elle « n’a pas encore eu » son artiste d’apothéose [61]

25Il est inutile de prolonger inutilement cette liste. Qu’il nous suffise de rappeler que l’art, en droit, divinise et glorifie la réalité en tant qu’apparence et en tant que volonté de puissance, et que pour cette raison, il peut être qualifié de grand stimulant de la vie.

26De cette manière, on comprend pourquoi Nietzsche accorde plus de valeur à l’art qu’à la vérité. Si Nietzsche pose cette nouvelle hiérarchie, ce n’est pas simplement pour rappeler que toute vérité, au fond, est une création artistique : on ne comprendrait pas, sinon, pourquoi il attache tant d’importance à l’œuvre d’art en tant que produite par un artiste. Si Nietzsche, en fait, place l’art au-dessus de la vérité, c’est qu’il est stimulant de la vie et en cela, beaucoup plus en accord avec les exigences fondamentales de la volonté de puissance que la vérité. La vérité, même lorsqu’elle est reconnue comme une illusion nécessaire, est mortifère, car elle fige la vie dans une seule possibilité d’accomplissement. La vérité contredit directement la volonté de puissance et son exigence d’être plus. C’est pour cela que Nietzsche lui oppose l’art. L’art crée des possibilités d’existence, des perspectives de vie. Par là, il restitue à la vie le plein champ de ses possibles. Pour cette raison, en définitive, il peut être dit valoir plus que la vérité.

27Peut-être est-il alors permis de conclure. Nous nous demandions au début ce qu’entendait Nietzsche par « renversement du platonisme », par le fait d’accorder plus de valeur à l’art qu’à la vérité. Nous sommes partis d’un texte posthume de 1885, où Nietzsche réduisait la totalité de la réalité à l’apparence. Dès lors, toute possibilité de distinction entre le vrai et le faux semblait devoir échouer. Le renversement du platonisme apparaissait, non comme un retournement de sa structure, mais comme sa simple destruction. Le vrai devenait équivalent du faux, tout se noyait dans un nivellement des apparences. Seulement, dans ce texte, Nietzsche définissait la réalité, non seulement comme apparence, mais comme volonté de puissance, et sans que cette dernière passe en arrière-plan. S’il y avait solution, elle devait venir de là. Il est apparu, alors, que Nietzsche ne condamnait pas la vérité en elle-même, mais la volonté de vérité, celle qui veut sortir du plan unique, le plan des apparences, et s’installer dans un imaginaire monde du vrai. Au contraire, quand la vérité admet son caractère d’illusion nécessaire, elle ne quitte pas le plan des apparences, elle devient même volonté de tromper, volonté inverse de l’ancienne volonté de vérité. C’est le premier sens du renversement du platonisme : la volonté de puissance ne se nie plus dans sa forme décadente de volonté de vérité, mais s’affirme dans sa forme authentique, comme volonté d’apparence et d’erreur. Mais cela suffisait-il ? Pouvait-on se contenter d’accepter la vérité comme une illusion nécessaire ? Cela ne revenait-il pas à entrer de plein pied dans un jeu désespéré avec la vérité, bref, dans le nihilisme ? L’art se réduisait-il à une fonction instrumentale, à une stricte nécessité de survivre ? Encore une fois, c’était la volonté de puissance qui apportait la réponse. La volonté de puissance ne se ramène pas à un instinct de conservation, mais à un désir de croissance. Il fallait donc élever la volonté de tromper à une seconde puissance (on pourrait dire aussi : ce qui n’était en définitive qu’une volonté de se tromper à une volonté active de tromper). Là était le deuxième sens du renversement du platonisme. Il ne s’agissait plus de constater et d’accepter le règne de l’apparence, il s’agissait d’affirmer l’apparence, d’acquiescer pleinement à la volonté de puissance comme volonté d’apparence. Là résidait la suprématie de l’œuvre d’art sur la vérité : seule l’œuvre d’art affirme pleinement la vie, seule elle lui restitue son caractère ultime de volonté de puissance, seule elle peut être dite excitant du vouloir.

28Mais n’est-il pas permis de poser une dernière question ? Si tout se réduit à l’apparence, et si toute apparence est volonté de puissance, ne s’ensuit-il pas que toute œuvre d’art, quelle qu’elle soit, est par essence affirmation de l’apparence et de la volonté de puissance ? Car enfin, il est évident que toute œuvre, qu’elle le veuille ou non, en mettant au premier plan l’apparence en tant qu’apparence, est du même coup affirmative, et ce, malgré les considérations de Nietzsche sur le grand style, seul capable, selon lui, d’effectuer cette affirmation. Nietzsche l’ignorait-il ? « L’art est essentiellement approbation, bénédiction, divinisation de l’existence… / —: que veut dire un art pessimiste ? N’est-ce pas une contradictio ? — Si. / Schopenhauer se trompe quand il met certaines œuvres d’art au service du pessimisme. La tragédie n’enseigne pas du tout la “résignation”… / — Représenter les choses terribles et problématiques est déjà en soi chez l’artiste un instinct de puissance et de souveraineté : il ne les craint pas… / Il n’y a pas d’art pessimiste… L’art dit oui. Job dit oui. / Mais Zola ? Mais de Goncourt ? / — Les choses qu’ils montrent sont laides : mais s’ils les montrent, c’est qu’ils trouvent plaisir à cette laideur… / Rien n’y fait ! Vous vous abusez si vous affirmez le contraire. / Comme Dostoïevski fait du bien ! [62] » Tout art dit oui, tout art, en divinisant l’apparence en tant qu’apparence, est affirmateur. Ceci devrait nous amener à envisager le problème du rapport entre l’art et la vérité d’une manière plus large. La vérité est nécessaire pour vivre. Cela, Nietzsche ne cesse pas de le dire. La vérité fournit à l’homme ce fond de stabilité, de permanence, de stabilité, sans lequel il lui serait impossible de vivre. Mais cela ne suffit pas. Car la vérité est aussi homicide, et ce, pas seulement parce qu’elle rend l’homme nostalgique d’un imaginaire monde vrai, mais aussi parce qu’elle étouffe ses possibilités de vie, l’enserre dans une seule perspective d’existence, l’empêche de déployer sa vie. Un monde où il n’y aurait plus de place pour l’incertitude, le risque, l’imprévisibilité, ce serait au sens propre un monde mort, probablement semblable à celui que décrit Kafka à la fin de la nouvelle « Joséphine la cantatrice ou le peuple des souris [63] » : Joséphine, petite souris artiste dont le couinement diffère à peine de celui des autres souris, quitte finalement, dédaigneuse, son peuple qui ne veut pas lui accorder les privilèges qui devraient lui revenir de droit. Mais le monde qu’elle laisse derrière elle est un monde bien triste, un monde où la vie ne se réduit plus qu’à la seule activité mécanique, un monde où l’on ne pratique plus « la science de l’histoire » et où par conséquent on ne peut même plus émettre l’hypothèse d’un avenir possible. Un monde sans art est un monde qui veut mourir. Dès lors qu’il y a encore art, aussi médiocre soit-il, cela signifie que l’on veut encore vivre. Mais à l’inverse, que se passerait-il dans un monde qui a perdu tout lieu fixe, dans un monde où toute réalité se confond avec un clignotement d’apparences ? Sans doute ce que Nietzsche nomme le nihilisme, un monde où la seule vie qui subsiste encore réside dans une lutte désespérée entre diverses conceptions du monde toutes également légitimes et qui prélude à un “à quoi bon ?” universel et définitif. Contre ces deux écueils, Nietzsche affirme : l’art vaut plus que la vérité. L’art vaut plus que la vérité signifie : restituer à l’un et à l’autre leurs places respectives. Que la vérité soit nécessaire à la vie afin de la maintenir, que l’art le soit aussi afin de ne pas l’emprisonner, tel est sans doute, en définitive, l’enseignement de Nietzsche.

Bibliographie

Bibliographie

  • 1. Œuvres de Nietzsche

    • La Naissance de la Tragédie, trad. P. Lacoue-Labarthe, Paris, Gallimard, coll. « Folio/Essais », 1977.
    • Le gai savoir, trad. P. Klossowski, Paris, Gallimard, coll. « Folio/Essais », 1982.
    • Par-delà bien et mal, trad. C. Hein, Paris, Gallimard, coll. « Folio/Essais », 1971.
    • Généalogie de la morale, trad. I. Hildebrand et J. Gratien, Paris, Gallimard, coll. « Folio/Essais », 1971.
    • Le Cas Wagner, trad. H. Albert, Paris, GF-Flammarion, 1985.
    • Crépuscule des idoles, trad. J-C. Hémery, Paris, Gallimard, coll. « Folio/Essais », 1974.
    • L’Antéchrist, trad. J-C. Hémery, Paris, Gallimard, coll. « Folio/Essais », 1974.
    • Dithyrambes pour Dionysos, trad. M. Haar, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1997.
    • Œuvres philosophiques complètes :
      — Tome X, Fragments posthumes (Printemps-automne 1884), trad. J. Launay, Paris, Gallimard, 1982.
      — Tome XI, Fragments posthumes (Automne 1884-automne 1885), trad. M. Haar et M.B. de Launay, Paris, Gallimard, 1982.
      — Tome XII, Fragments posthumes (Automne 1885-automne 1887), trad. J. Hervier, Paris, Gallimard, 1978.
      — Tome XIII, Fragments posthumes (Automne 1887-mars 1888), trad. P. Klossowski, Paris, Gallimard, 1976.
      — Tome XIV, Fragments posthumes (Début 1888-début janvier 1889), trad. J-C. Hémery, Paris, Gallimard, 1977.
  • 2. Ouvrages sur Nietzsche

    • Éric Blondel, « Les guillemets de Nietzsche : philologie et généalogie », in Lectures de Nietzsche, Le Livre de Poche, 2000.
    • Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, Presses Universitaires de France, collection « Quadrige », 1993.
    • Gilles Deleuze, « Platon et le simulacre », in Logique du sens, Paris, Éditions de Minuit, 1969, p. 292 à 307.
    • Michel Haar, Nietzsche et la métaphysique, Paris, Gallimard, collection « Tel », 1993.
    • Martin Heidegger, Nietzsche, trad. P. Klossowski, 2 vol. Paris, Gallimard, 1971.
    • Martin Heidegger, « Dépassement de la métaphysique », in Essais et conférences, trad. A. Préau, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1997.
    • Wolfgang Müller-Lauter, Physiologie de la volonté de puissance, trad. J. Champeaux, Paris, Editions Allia, 1998.
    • Patrick Wotling, Nietzsche et le problème de la civilisation, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Questions », 1995.

Notes

  • [1]
    NT, « Dédicace à Richard Wagner ».
  • [2]
    NT, Fragments posthumes, 7 [156].
  • [3]
    Heidegger, Essais et conférences, « Dépassement de la métaphysique », IX, p. 91.
  • [4]
    Heidegger, Nietzsche II, p. 87.
  • [5]
    Heidegger, Nietzsche II, p. 23.
  • [6]
    Crépuscule des idoles, « Comment, pour finir, le “monde vrai” devint fable », 6.
  • [7]
    Dans Logique du sens, « Platon et le simulacre », p. 292 sq. L’interprétation de Deleuze n’est évidemment pas si simpliste. Car si Deleuze accepte de « définir la modernité par la puissance du simulacre », il dit bien qu’il faut distinguer entre, d’une part, le « factice », qui ne détruit les anciens modèles que pour les perpétuer sous de nouvelles formes, toujours plus séduisantes et aliénantes, et, d’autre part le « simulacre », qui, s’il détruit les anciens modèles, le fait pour créer de l’authentiquement nouveau. Nous pensons néanmoins que le terme de « simulacre », pris en lui-même et indépendamment de son contexte deleuzien, rend parfaitement compte d’un monde constitué excluivement d’apparences sans fond.
  • [8]
    En effet, la fin de la première section du Nietzsche I laisse ouverte la question d’un éventuel dépassement de la métaphysique par Nietzsche (cf. p. 189 et 190) et admet d’ailleurs que Nietzsche ne s’est pas contenté d’un simple retournement du platonisme (cf. p. 181 à 190). La suite du Nietzsche I et le Nietzsche II, par contre, semblent beaucoup plus fermes, et tiennent bien Nietzsche pour le penseur de l’achèvement de la métaphysique.
  • [9]
    Fragments posthumes, XI, 40[53].
  • [10]
    Généalogie de la morale., II, 17.
  • [11]
    Fragments posthumes, XIV, 17[4].
  • [12]
    Fragments posthumes, XI, 40[53].
  • [13]
    Cf. notamment : Nietzsche II, « La métaphysique de Nietzsche », p. 205 à 266.
  • [14]
    Fragments posthumes, XIV, 14[121].
  • [15]
    Par-delà le bien et le mal, 36.
  • [16]
    « “Attirer” et “repousser”, en un sens purement mécanique, c’est une fiction complète : un mot. Nous ne pouvons nous représenter un attirer sans une intention. — La volonté de s’emparer d’une chose ou de résister à sa puissance et de la repousser — cela, “nous le comprenons” » (Fragments posthumes, XII, 2[84].
  • [17]
    Par-delà le bien et le mal, 36.
  • [18]
    Cf. Par-delà le bien et le mal, 19.
  • [19]
    Fragments posthumes, XII, 2[148].
  • [20]
    Fragments posthumes, XII, 2[151].
  • [21]
    Fragments posthumes, XIV, 14[79].
  • [22]
    Fragments posthumes, XI, 38[12].
  • [23]
    Fragments posthumes, XII, 7[60].
  • [24]
    Evidemment, on peut immédiatement rétorquer à Nietzsche : mais votre interprétation de la volonté de puissance, elle, n’est-elle pas elle aussi qu’une interprétation ? Tout porte à croire que Nietzsche n’ignorait pas cette objection. D’ailleurs, dans un aphorisme de Par-delà bien et mal, Nietzsche reconnaissait, à propos de son interprétation de la volonté de puissance : « En admettant que ceci ne soit qu’une interprétation — et n’est-ce pas ce que vous vous empresserez de me répondre ? — eh bien, tant mieux. — » (Par-delà le bien et le mal, 22). Mais ce qui fait, selon lui, la légitimité de son interprétation, c’est qu’elle permet à la fois de lire le monde selon notre donné le plus proche (car « la croyance dans le corps », étant « bien mieux établie que la croyance dans l’esprit », permet de « prendre pour point de départ le corps » et d’en faire « un fil conducteur », c’est-à-dire de poser l’hypothèse de la volonté de puissance (cf. Fragments posthumes, XI, 40[15]) et de le caractériser comme pure apparence. L’hypothèse de la volonté de puissance autorise à retrouver sous les nombreuses interprétations morales du monde « le texte primitif, le texte effrayant de l’homme naturel » (Par-delà le bien et le mal, 230), en même temps qu’elle surmonte le dualisme de l’essence et de l’apparence. Wolfgang Müller-Lauter remarque à juste titre : « Chez Nietzsche, la pensée transcendantale et la pensée naturaliste ne sont pas seulement entrées en symbiose, elles se pénètrent réciproquement, fusionnent. A chaque fois que l’on insiste sur le naturalisme de Nietzsche, il faut apporter une nuance en indiquant que tout étant interprète, est interprétation. Et à l’inverse, il est vrai que toute interprétation est “naturelle” » (Wolfgang Müller-Lauter, Physiologie de la volonté de puissance, trad. J. Champeaux, Paris, éd. Allia, 1998, p. 106, note 194).
  • [25]
    Fragments posthumes, XIV, 14[121].
  • [26]
    Fragments posthumes, XIV, 2[87].
  • [27]
    Un posthume de 1888 met particulièrement en valeur cette identité : « la simple “apparence” = effet spécifique d’action-réaction / … Chaque foyer de force a pour tout le reste sa propre perspective, c’est-à-dire son appréciation très déterminée, sa manière d’agir, sa manière de résister / Le “monde apparent” se réduit donc à une sorte particulière d’action sur le monde, partant d’un centre / Mais il n’y a aucune autre sorte d’action : et le “monde” n’est qu’un mot pour le jeu d’ensemble de ces actions / La réalité consiste exactement en cette action et réaction particulière de chaque individu à l’égard du tout… / Il ne reste pas ombre d’un droit à parler ici d’apparence plus ou moins trompeuse… / La manière spécifique de réagir est la seule manière de réagir : nous ne savons pas combien de manières il y a et de quel genre elles sont. / Mais il n’y a pas d’être “autre”, pas d’être “vrai”, pas d’être essentiel — ce qui désignerait un monde sans action et réaction… / L’opposition entre le monde apparent et le monde vrai se réduit à l’opposition entre “monde” et “néant” — » (Fragments posthumes, XIV, 14[184]).
  • [28]
    Le gai savoir, 54.
  • [29]
    Nietzsche I, p. 193.
  • [30]
    Fragments posthumes, XI, 40[52].
  • [31]
    Eric Blondel, « Les guillemets de Nietzsche : philologie et généalogie », in Lectures de Nietzsche, Le Livre de poche, 2000, p. 71 à 101. Cf. p. 83 : « … l’utilisation des guillemets établit le discours qui les emploie comme en surplomb par rapport aux expressions citées : l’auteur se désolidarise et, en quelque sorte, se dédouane des citations que, par ces sigles, il enferme, incarcère ou déporte. Surplomb du “propre” sur l’impropre, du pertinent sur le non-pertinent, de l’original sur le plagiat, du “correct” sur l’inacceptable ou l’agrammatical, de l’indigène sur l’étranger — ou l’aliéné. Les guillemets, ainsi, instaurent la différence et la hiérarchie des valeurs… »
  • [32]
    Effectivement, « volonté de puissance » est aussi mis entre guillemets. Mais sans doute, les guillemets, ici, servent à désigner la création d’un nouveau concept, justement « inaccessible » au dualisme de l’essence et de l’apparence.
  • [33]
    Crépuscule des idoles, « Comment le “monde-vérité” devint enfin une fable », 6.
  • [34]
    Fragments posthumes, XII, 2[119] et 2[114] : « L’œuvre d’art, quand elle apparaît sans artiste, par ex. comme corps, comme organisation (corps des officiers prussiens, ordre des jésuites). Dans quelle mesure l’artiste n’est qu’une étape préliminaire. Que signifie le “sujet” — ? / Le monde comme œuvre d’art s’engendrant elle-même ».
  • [35]
    Fragments posthumes, XIV, 17[4].
  • [36]
    Fragments posthumes, XI, 34[253].
  • [37]
    Fragments posthumes, XI, 34[252].
  • [38]
    Fragments posthumes, XIII, 11[145].
  • [39]
    Fragments posthumes, XII, 5[17].
  • [40]
    Fragments posthumes, X, 26[227].
  • [41]
    Fragments posthumes, XI, 34[253].
  • [42]
    Fragments posthumes, XIV, 16[40],6.
  • [43]
    Fragments posthumes, XIII, 9[38].
  • [44]
    Fragments posthumes, XII, 2[119].
  • [45]
    Fragments posthumes, X, 25[304].
  • [46]
    Généalogie de la morale, III,27.
  • [47]
    Généalogie de la morale, III, 25.
  • [48]
    Cf. Dithyrambes pour Dionysos, « Rien que bouffon ! Rien que poète ! » : « — “Toi, l’amant de la vérité ?” raillaient-ils. /Non. Rien que poète,/ animal rusé, prédateur, insinuant,/ Condamné à mentir,/ A mentir sciemment et consciemment,/… Cela — l’amant de la vérité ? / Rien que bouffon ! Rien que poète ! /… Non pas silencieux, rigide, lisse et froid,/ Changé en statue, en effigie divine / Non pas dressé au parvis des temples, gardien au seuil d’un dieu : non ! Ennemi de telles statues de la vertu /… Ainsi suis-je tombé moi-même jadis,/ Du haut de ma folie de vérité,/ De mes désirs de jour,/ Las du jour, malade de lumière,/ Ainsi ai-je sombré vers le fond, vers le soir, vers l’ombre,/ Brûlé et assoiffé / Par une vérité unique…/ T’en souviens-tu encore, t’en souviens-tu, cœur brûlant,/ Quelle était alors ta soif ? / Puissé-je être banni / De toute vérité ! / Rien que bouffon ! Rien que poète ! »
  • [49]
    Cf. Par-delà le bien et le mal, 25.
  • [50]
    Fragments posthumes, XIV, 17[3], 2. A noter, dans les deux phrases, le redoublement du « voir » en « vouloir voir », « vouloir vivre ».
  • [51]
    Fragments posthumes, XIII, 9[110].
  • [52]
    L’Antéchrist, 15. « Ce monde de pure fiction » est en fait « le royaume de Dieu ». Mais la critique que Nietzsche adresse à l’art nihiliste est la même.
  • [53]
    Fragments posthumes, XIII, 11[138].
  • [54]
    Crépuscule des idoles, « La raison dans la philosophie »,6.
  • [55]
    Fragments posthumes, XIV, 14[61].
  • [56]
    Fragments posthumes, XIV, 17[4].
  • [57]
    Fragments posthumes, XIV, 14[47].
  • [58]
    Cf. Fragments posthumes, XIII, 9[110], et aussi Crépuscule des idoles, « Divagations d’un inactuel », 7.
  • [59]
    Le cas Wagner, 3. Les critiques que Nietzsche adresse à Wagner sont extrêmement violentes et il est difficile de ne pas y voir une rancune inavouée.
  • [60]
    Le cas Wagner, 7.
  • [61]
    Fragments posthumes, XII, 2[114].
  • [62]
    Fragments posthumes, XIV, 14[47].
  • [63]
    Franz Kafka, « Joséphine la cantatrice ou le Peuple des souris », in Un artiste de la faim, A la colonie pénitentiaire et autres récits, éd. de Claude David, Gallimard, coll. « folio classique »., 1990.
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