Couverture de PHOIR_017

Article de revue

Le rire philosophique

Pages 47 à 60

Notes

  • [1]
    In De plantatione, 168.
  • [2]
    Cf. de Tche Tchen Kiun, en 1739, Le rire salutaire.
  • [3]
    Les philosophes sont les familiers du rire de Bergson, de celui de Spinoza penseur de la joie (contre par exemple la Satire), du rire, chez Platon, de la servante devant Thalès, dans le Théétète, de la moquerie des ignorants de l’Allégorie de la Caverne (République VII-518), de l’ironie de Socrate, de Jankélévitch, de l’ironie et de l’humour chez Kierkegaard, du mot d’esprit selon Freud, etc.
  • [4]
    Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, IX-29.
  • [5]
    Egalement dans Nietzsche, Œuvres, R. Laffont coll. Bouquins, 1993, “ Ainsi parlait Zarathoustra ”, Tome II, par exemple IV, Le chant d’ivresse, 8-12, pp. 540-543.
  • [6]
    Freud, “ L’Humour ”, paru dans Imago, 1928, vol. XIV, fasc. 1, reproduit dans Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, Gallimard-Idées, 1971, p. 367.
  • [7]
    Ibid., p. 370.
  • [8]
    Ibid., p. 375.
  • [9]
    Idem.
  • [10]
    C’est probablement par excès de gravité que Kant, malgré sa prodigieuse conceptualisation de l’expérience esthétique, a manqué l’essentiel : le ravissement. Il donne à lire l’analytique d’un beau qui est celui de l’homme décharné, une sorte d’automate du jugement de goût, animé de “ satisfaction ” par le libre jeu de ses facultés de l’imagination et de l’entendement. La gravité analytique de Kant a enfermé la puissance de conversion du ravissement comme expérience esthétique de la joie, dans le cadre étroit du plaisir désintéressé comme concept. Peut-être n’a-t-il pas su jouir de l’art, sans doute a-t-il manqué de cette pratique sans quoi l’art ne se donne que comme représentation.
  • [11]
    Epictète, Entretiens, Gallimard-Tel, 1993, I-IV-22, p. 23.
  • [12]
    Ibid, III-X-16, p. 215.
  • [13]
    Ibid, IV-VII-24, p. 326.
  • [14]
    Ibid, IV-X-26 et 29, p. 339.
  • [15]
    Rappelons ici que la dénégation est une forme particulière de la négation, qui, à la différence de celle-ci, ne relève pas du champ de la logique démonstrative, mais du désir que ce qui est ne fût pas. Elle est donc à la négation ce que l’illusion est à l’erreur.
  • [16]
    C. Rosset, La force majeure, éd. Minuit, 1983, p. 44.
  • [17]
    Epictète, op. cit., IV-X-31-33, p. 339.
  • [18]
    Idem.
  • [19]
    Epicure, Sentence vaticane 66.
  • [20]
    Spinoza, Ethique, trad. R. Misrahi, PUF, 1993, III, Définition XI et Explication, p. 210.
  • [21]
    Ibid., III, Préface pp. 155-156, et Traité Politique, trad. C. Appuhn, GF-Flammarion, 1995, I-1 et 4, pp. 11-12.
  • [22]
    Spinoza, Traité théologico-politique, trad. C. Appuhn, GF-Flammarion, 1995, Préface, p. 21 ; Spinoza reprend ainsi à son compte la problématique de La Boétie, en l’éclairant d’un jour nouveau.
  • [23]
    Spinoza, Court Traité,, trad. C. Appuhn, GF-Flammarion, 1995, Première partie, Premier dialogue, 8, p. 59.
  • [24]
    Platon, La République, trad. R. Baccou,Garnier-Flammarion, 1966, VII, 518a-519c, pp. 276-277.
  • [25]
    Bergson, Le Rire, PUF-Quadige, 1983, p. 151.
  • [26]
    Jankélévitch, L’Ironie, Champs-Flammarion, 1997, p. 182.
  • [27]
    Quelque part dans l’inachevé, Gallimard-Folio, 1978, p. 188.
  • [28]
    Comte-Sponville, Petit traité des grandes vertus, PUF, 1995, p. 283.
  • [29]
    Spinoza, Ethique, op. cit., IV, Proposition 67, Démonstration, p. 277.
  • [30]
    “ Quant au rire, il n’a point d’objet extérieur, mais se rapporte seulement à l’homme qui remarque en lui-même quelque chose de bon ; et puisque c’est une certaine sorte de joie, il n’y a rien à en dire qui n’ait été dit précédemment de la joie. ”, Spinoza, Court traité, op. cit., II-11-(2), p. 114.
  • [31]
    Spinoza, Ethique, op. cit., V, Prop. 23, Scolie, p. 309.
  • [32]
    Aristote, Ethique de Nicomaque, trad. J. Voilquin, Garnier Flammarion, 1965, VII-13 (2-3), pp. 199-200.
  • [33]
    Ibid., X-7 (6-7), pp. 276-277.
  • [34]
    Cl. Rosset, La force majeure, op. cit., p. 21.
  • [35]
    Dans le texte cité, C. Rosset soutient cette affirmation en prenant pour exemple le vif intérêt porté à la remémoration d’évènements vécus dans le passé sur le mode de l’indifférence ou du désagrément. L’exemple contraire du souvenir insoutenable des camps d’extermination nazis suffit à ruiner le caractère généralisateur de la thèse : en elle-même, l’existence n’est rien (et ne saurait être donc source de réjouissance) puisque toujours inscrite dans le réel du présent. Que la sagesse tragique consiste à vouloir n’être que pure adhésion, selon le mot de Nietzsche, n’implique nullement que l’existence soit en elle-même source de réjouissance, même à notre insu.
  • [36]
    Ibid, p. 101-102.
  • [37]
    Ibid, p. 26.
  • [38]
    Ibid., p. 27.
  • [39]
    J’ai tenté ailleurs de penser une rationalité de la joie (cf. « L’art, la joie », partie Hors-thème du présent numéro du
    figure im1
    ).
  • [40]
    Même si Rosset la définit comme ne relevant pas du sentiment en ce sens qu’elle s’apparente à la “ cruauté ” comme insouciance et refus de complaisance, elle n’en procède pas moins de l’éthique et ne saurait être comprise comme simple concept spéculatif.
English version
Abba Euloge dit une fois :
“Ne me parlez pas des moines qui ne rient jamais, ils ne sont pas sérieux.”

1La fin de la sagesse est le rire, assure très curieusement Philon d’Alexandrie [1]. On s’en étonne tant il paraît communément admis que la fin de la sagesse est la vie bonne. S’il suffit de rire pour se reconnaître sage, à quoi bon alors l’ascèse philosophique, dont on sait que, par le travail du concept, elle vise la sagesse ? A moins que le rire du sage [2] ne submerge de tout son sens le rire du commun ? L’existence d’une philosophie du rire n’échappe à personne [3], mais inversement, peut-on concevoir la possibilité d’un rire philosophique en acte, irréductible au concept du rire, et qui procède de l’effort de connaissance ?

2Il se pourrait que la philosophie se fasse joie en acte. Non pas cette joie simulée qu’affecte Marcel Proust qui, apprenant le départ d’Albertine, se persuade qu’elle sera le soir même de retour (laquelle n’est qu’illusion motivée par le désir de fuir la réalité d’une absence définitive), mais une joie authentique, qui devienne l’objet d’une pratique, donnant lieu à un rire insolite.

3Pour le moins, la philosophie se doit d’être modeste. Toujours en défaut de connaissance dans sa quête en direction de l’intelligibilité du réel, perpétuellement en manque de sagesse dans son mouvement de mise en critique et son activité de création conceptuelle impuissante en tant que raison à éradiquer le mal, elle n’est de surcroît pas non plus à elle-même sa propre fin. On ne philosophe pas pour philosopher, mais pour nuire à la bêtise (et la sienne propre en premier lieu), mais pour accroître sa puissance d’être, mais par amour de la sagesse. On ne saurait mieux dire, à cet égard, que Marc Aurèle :

4

“ Simple et modeste est l’œuvre de la philosophie !
Ne me pousse pas à prendre des airs solennels. ” [4]

5Philosopher, c’est apprendre à rire, ou pour parodier Platon, c’est apprendre à mourir… de rire. L’humour et la malice ne manquent pas chez les anciens et les facéties des cyniques sont édifiantes à cet égard. Parfois, les philosophes les plus sérieux cèdent à la moquerie badine, et l’ironie est l’arme socratique par excellence. Qu’il se fasse humour ou ironie, le rire est une vertu philosophique, s’il est vrai comme le pensait Shaftesbury que la gravité est la marque de l’imposture. Peut-être même une vertu de sainteté, depuis que Nietzsche, dans la Naissance de la tragédie, l’a canonisé ?

6

“ J’ai canonisé le rire ; hommes supérieurs,
apprenez donc — à rire ! ” [5]

7Rire en philosophie consiste à se réjouir de l’existence. Le rire philosophique est affirmateur et corrélativement c’est à proportion du caractère affirmateur d’une philosophie que le rire est possible. Freud a analysé le plaisir propre au rire, dont il a esquissé la formule, analogue pour l’humour, le comique et l’esprit ; il est déterminé par l’épargne d’une dépense, nécessitée respectivement par le sentiment, la représentation et l’inhibition. L’enjeu réside dans le soulagement de la conscience souffrante, et la méthode du rire consiste à regagner un plaisir perdu du fait de notre activité psychique ; la visée touche à l’inconscient, et à la mémoire affective qu’il porte : nous nous efforçons d’atteindre à une euphorie proche de l’humeur joyeuse de notre enfance, période où nous savions goûter à la joie de vivre sans condition, sans le recours nécessaire de ces plaisirs de substitution qui accompagnent l’humour, le comique ou l’esprit. Le rire, à l’instar de l’art, soulage de la souffrance, et décline son caractère libérateur à proportion du plaisir qu’induit la plaisanterie. L’humour contrarie en somme le tragique de l’existence, comme en témoigne cet exemple cité du condamné à la peine capitale : entraîné à la potence un lundi matin, il se serait écrié tout de bon “ La semaine commence bien ! ” [6]. Son caractère libérateur est aussi bien affirmateur, il représente le défi lancé par le principe de plaisir au principe de réalité : “ L’humour ne se résigne pas, il défie, il implique non seulement le triomphe du moi, mais encore du principe du plaisir qui trouve ainsi moyen de s’affirmer en dépit de réalités extérieures défavorables [7]”. Freud y reconnaît cependant une sorte de démenti à la réalité : l’affirmation n’y est pas, comme pour Spinoza ou Nietzsche, affirmation du réel, dont elle est plutôt la dénégation ; elle reste celle du moi qui se découvre capable de plaisir contre la réalité douloureuse du monde. Soustraction du psychisme à la contrainte de la douleur, l’humour relève aussi bien de la névrose ou de la folie que de l’ivresse. Sa différence spécifique réside en ce que le moi y affirme sa victoire jubilaire contre le réel sans pour autant quitter le terrain de la santé psychique. Il opère par une conversion alchimique de la douleur en plaisir ; si le condamné s’était contenté de mesurer l’insignifiance de sa mort en regard de l’infini du monde, et de s’en accommoder sans protester comme Socrate a bu la ciguë, sans doute aurait-il fait montre de sagesse mais nullement d’humour. Celui-ci imposait qu’il prît plaisir à plaisanter de sa condition et de sa douleur, aussitôt effacée. L’humour exalte le surmoi, qui révèle ipso facto au moi le caractère futile et dérisoire de ses intérêts et préoccupations, et étouffe par là même sa réaction. Le moi rit de lui-même comme l’adulte de l’enfant, moquant la vanité de ses petites douleurs en regard des souffrances démesurées du monde. Plus encore, “ L’humour semble dire : Regarde ! Voilà le monde qui te semble si dangereux ! Un jeu d’enfant ! Le mieux est donc de plaisanter ! ” [8]. Il est la consolation que le surmoi adresse au moi épouvanté, opposant à la détresse occasionnée par la réalité, la dénégation et le démenti de celle-ci au moyen du plaisir intellectuel. Il prend de l’altitude, aménage une distance et semble s’élever au-dessus du tragique de l’existence qu’il désapprouve, cherchant refuge dans la jouissance. L’humour est un jugement implicite qui hiérarchise les valeurs – aucune souffrance ne vaudra jamais la vie –, et fonde celle de la joie contre la réalité elle-même s’il le faut. Pour Freud, il y a bien dans l’humour affirmation de la puissance de la joie contre le nihilisme du ressentiment à l’égard du réel et de la vie, mais ce, au prix de la vérité : “ Le surmoi, lorsqu’il provoque l’attitude humoristique, écarte au fond la réalité et sert une illusion [9]”. Probablement est-ce là sa limite, la pensée freudienne semble n’affirmer que dans la négation, et ne concevoir le bonheur même que comme absence de souffrance, comme une ataraxia. Je voudrais montrer en quoi la joie n’épuise pas sa réalité dans un soulagement, même salutaire, de la conscience malheureuse.

8L’homme de la gravité [10] et celui du ressentiment pessimiste ont ceci en commun qu’ils ne savent pas jouir. Le rire nous rappelle à la joie, il est son émissaire et son porte-parole. De même que dans l’ordinaire, il est l’agent de l’équilibre psychologique – et l’anxieux le sait qui, provoquant ou forçant le rire à tout instant, trouve provisoirement remède à sa souffrance –, en philosophie, il se porte garant de la crédibilité du discours. Epictète, se gaussant autant des efforts entièrement consentis à “ l’acquisition de ce qui est dans les livres ” [11] des uns, que de la “ petite provision de vin ou d’huile ” [12] des autres, annonce : “ pour moi, tout cela est figues et noix ” [13]. Affectionnant particulièrement l’humour (il plaisantait encore devant son maître, rapporte-t-on, qui venait de lui briser la jambe), il sollicitait le rire à l’avantage de la sagesse : “ Mon huile sera répandue, mon pauvre mobilier sera perdu, mais moi je resterai impassible (…). Pourquoi donc n’irai-je pas m’étendre et ronfler ? ” [14] Peut-être l’analogie de l’hygiène (l’hygiène est à la santé ce que le rire est à la philosophie) conviendrait-elle pour rendre compte de cette discipline du rire que toute philosophie devrait s’imposer afin de ne pas trop croire à elle-même ; l’écueil de la suffisance et de la fatuité jalonne l’itinéraire de la pensée qui, à mesure qu’elle se découvre et gagne en cohérence, risque la certitude et, convaincue de sa superbe, l’oubli du caractère dérisoire de toute entreprise qui cherche à pénétrer l’opacité du réel. Rire et avant tout rire de soi pour se débarrasser des impuretés que ne manque de cultiver la tentation du narcissisme intellectuel. Platon, par exemple, invente l’Idée pour tenter de rendre logiquement raison de la possibilité de l’universel dans la multiplicité des étants particuliers et changeants ainsi que peut-être de certaines expériences privilégiées (comme celles de la mort ou du beau) et contemplatives. Abreuvé à la source de l’ironie socratique, il a su pratiquer le rire. Néanmoins le concept, qui n’est somme toute qu’une création langagière du sens, un outil d’interprétation symbolique et de construction de la pensée, a fait l’objet d’une surprenante réification : qualifiée tautologiquement de vérité vraie ou plus étrangement de vraie réalité (peut-on seulement imaginer une fausse réalité ?), la Forme Intelligible a subi une inversion de fait. Tel Narcisse qui, à mirer son reflet dans l’eau en tombe éperdument amoureux et s’y perd, Platon prend son Idée pour une réalité de fait à force de la contempler : une faute de goût, que d’oublier de rire ? C’est sans doute ce qu’a voulu rappeler Diogène le cynique, qui, moquant la gravité platonicienne définissant vainement l’homme comme un bipède sans plume, précipita un coq déplumé sur sa table. Le concept, comme élément du jugement, n’est rien d’autre que l’instrument de l’affirmation du réel dans la joie ; tout philosophe qui s’y contemple est comme l’idiot de la parabole chinoise : son maître lui montre la lune et il regarde le doigt. Le sérieux réclame du rire pour ne pas sombrer dans le ridicule de la gravité. Le rire philosophique est un juste milieu entre la lourde gravité de l’intellectualiste (qui idolâtre ses réponses) et l’exubérance légère de l’inconsistant (qui ignore le questionnement). Le rire philosophique en retour ne manque pas de sérieux. Il n’est en rien, tant s’en faut, un simple ornement au discours dont la vocation serait d’en atténuer la rigueur par formalisme rhétorique, comme les agréments de la musique précieuse ; il se distingue également du divertissement qui vise à soulager la conscience d’une réalité à elle douloureuse qu’elle peine à affronter. Au contraire, il se reconnaît à son caractère martial. Participant de la rigueur dans l’exigence intellectuelle, procédant d’un irréductible laborieux dans la recherche philosophique, il la protège d’elle-même : maîtrisant les éventuelles digressions de la logique démonstrative, dispersant les inévitables angoisses de la pensée tragique, il est martial en ce qu’il affronte le réel tout entier, à l’encontre de ces rires simulés dans le divertissement qui n’ambitionnent que de le fuir. Encore : il n’est pas le rire jaune du ressentiment qui abhorre la vie, ni celui, sarcastique, qui jaillit de la figure médiévale de la mort ; sûre de son fait et drapée dans la cape noire de l’inéluctable, elle brandit sa faux devant le corps d’un moribond, puis éclate d’un rire qui résonne outre-tombe, raillant la misérable condition humaine.

9Le rire philosophique est adhésion joyeuse à ce qui est ; et s’il semble formuler un reproche, c’est qu’il le dirige à l’endroit du ressentiment, ou d’une dénégation [15]. Réprobateur, il est négation de la négation en ce qu’il se veut affirmateur. Surgissant parfois au cœur de la douleur il n’a rien du rire cynique, qu’opposerait la moquerie d’une froide indifférence à la souffrance vécue d’autrui, non plus du rire nerveux qui feint, pour cacher à soi-même sa propre douleur, une gaieté d’autant plus impossible qu’elle prétend se dérober à la médiation d’un long exercice philosophique, et finit immanquablement dans les pleurs. Parce qu’il est non point réaction mais puissance, il l’emporte sur la douleur comme la méditation de la vie sur celle de la mort. Il est martial car il ne pratique aucune tentative d’évitement devant l’évidence de la souffrance, il invite à dépasser par un acte philosophique l’affect des passions tristes, opposant à l’inclination pour les gémissements, l’exercice de la méditation. Comme le dit si bien Clément Rosset dans La force majeure, toute pensée qui tente de biaiser avec l’évidence de la souffrance et de la mort, est moins appelée à rendre compte de l’existence qu’à inlassablement témoigner contre elle [16]. C’est que la conscience douloureuse est une conscience passionnée : elle est tout accaparée par la préoccupation de sa douleur – douleur physique ou douleur morale – qu’elle ne peut s’empêcher de contempler ; elle se trouve fascinée par la toute-puissance du réel qui résiste, cruellement indifférent à l’urgence du désir insistant que les choses fussent autrement qu’elles ne sont ; elle reste interdite devant son impuissance à contrarier les décrets du réel, incapable en même temps de soumettre son imaginaire désirant à la nécessité de ce qui est. La conscience fait l’épreuve redoublée de la douleur de fait à laquelle vient s’ajouter le désenchantement en quoi consiste la désillusion de constater que le réel ressemble si mal à ce que nous en avions imaginé. Il lui manque l’absurde bienveillance d’un destin auquel on feint toujours d’avoir cru, bienveillance qu’on ne peut s’empêcher de se représenter confusément comme à la fois possible et méritée. Passionnée, la conscience douloureuse pâtit. Souffrir, c’est semble-t-il toujours subir : l’irréductibilité de la douleur nous contraint d’éprouver en toute évidence le caractère illusoire de notre désir (enchanté) d’immunité. Victime d’elle-même, la conscience subit au moins autant l’insistance de ses illusions que la récurrence de la douleur – à force de ne plus trop souffrir, on est tenté de lui dénier toute réalité et de s’en croire délivré. Pinocchio, cédant aux deux tentateurs, croit pouvoir échapper à la réalité de sa condition en fuyant dans l’île enchantée, l’île aux merveilles, l’utopie de la joie paresseuse et du contentement dans la simple immédiateté d’un ailleurs. Progressivement métamorphosé en âne (n’est-ce pas la pire des âneries que de confondre fuite dans le divertissement et poursuite du bonheur ?), le naïf déchante : après avoir été exploité il sera sacrifié. La réalité ne manque pas de se rappeler à notre bon souvenir pour peu que l’on convienne naïvement de l’oublier, de faire comme si de rien n’était. Le désir insensé persiste-t-il malgré tout, l’on s’épuise – mais la lutte est perdue d’avance – à justifier de mauvaise foi l’acharnement du hasard contre nous, travestissant la simple nécessité de ce qui est par un discours paranoïaque. Si la perspective de la douleur appelle parfois la fuite dans l’oubli, son épreuve tend à occuper la totalité du champ de conscience. Jankélévitch précise dans La mauvaise conscience que cette “ expérience inaliénable de notre personne ” corrompt l’heureuse inconscience de la santé ou le cœur harmonieux de notre vie dans lequel elle devrait discrètement s’effacer, pour s’imposer à nous de manière obsédante en une sorte de cancer de la conscience. La conscience douloureuse est passionnée en ce qu’elle pâtit, elle l’est également par son caractère totalitaire. Aux prises avec un sentiment confus de mal-être, elle interprète tout ce qui l’affecte à travers le prisme d’un pessimisme radical : asservie par le tourment qui l’envahit tout entière, la conscience parle le langage de la douleur, devant laquelle elle dépose les armes, toute affaire cessante. Condamné à l’impuissance devant la douleur par un renoncement à l’esprit, on l’est tout autant devant la mort par le désir insensé d’immortalité.

10En effet, lorsque le philosophe admoneste l’homme triste et qui pleure au chevet d’un proche, ce n’est pas plus par manque de délicatesse (incapacité à consoler) que pour nier l’évidence de la mort (pathologie de la dénégation). Epictète s’exclame sur un ton de semonce, confirmant par là le caractère martial du stoïcisme : “ Mais s’est-on jamais imaginé qu’un de ses amis pût être immortel ? Mais n’a-t-on jamais eu devant les yeux cette réalité que, demain ou après-demain, soi-même on devra mourir ou son ami ? ” [17]. Le philosophe admoneste l’homme triste pour mieux affirmer la puissance du rire, et, désapprouvant l’affligeant tableau funèbre, lui oppose une plaisanterie soudaine : “ pourquoi ne t’adresses-tu pas des reproches à toi-même, au lieu de pleurer comme les fillettes ? ” [18]. Le rire tire sa force de ce qu’il tient de l’exemplarité ; que vaudrait celui d’Epictète si l’on savait par ailleurs qu’il fond en larmes à la prime occasion ? S’il peut rire de la douleur d’autrui, c’est qu’il a su rire de la sienne propre. Il se présente en maître, et la plaisanterie n’est ni gratuite ni futile : un véritable enseignement. Un enseignement, non de professeur, qui enjoint ses élèves à imiter son discours, mais d’un maître, qui par l’exemple de sa vie, invite à la pratique pour soi-même ; la joie ne saurait pas plus se décréter pour autrui, que d’imposer à la raison sa nécessité à l’instar d’un axiome mathématique universalisable. Le rire philosophique, y compris et surtout dans la douleur, ne procède pas de la légalité d’un simple décret (en quelque sorte un tu dois du rire), il émerge d’une constante pratique de joie, et porte l’empreinte du sérieux. Epicure à son tour le professe, qui confie : “ Notre compassion pour nos amis disparus doit se manifester non par des larmes, mais l’exercice de la méditation ” [19]. Parfois, elle autorise le rire. Préférant le sérieux à l’insouciance (celle du pourceau dont parle encore Epicure qui supporte, indifférent, le déchaînement de la tempête tout autour de lui alors que marins et voyageurs craignent pour leur vie dans la terreur d’un possible naufrage), le sérieux à l’illusion (le désir maladif d’un ailleurs du réel pour consoler nos peines, fut-il conceptuellement élaboré dans la cohérence), le philosophe se sait assigné à résidence dans le monde tel qu’il est. A ce qui entrave sa puissance d’être, il oppose la force de la joie.

11Le rire philosophique a ainsi fort peu en commun avec la moquerie, qui le plus souvent humilie. La moquerie souffre d’un défaut de jugement. La servante raille Thalès tombé dans un puits, victime d’un comique mérité, et la même raillerie occupe les nazis des camps d’extermination occupés au spectacle des femmes juives, tondues et dénudées, brutalement pressées au seuil des chambres à gaz. La dérision, montre Spinoza, se nourrit des passions tristes du mépris et de la haine dont l’objet, en tant que nous en nions l’existence, nous réjouit : “ La Dérision est une Joie née du fait que nous imaginons qu’il se trouve quelque chose que nous méprisons dans l’objet de notre haine ” [20]. Elle est en somme un mauvais rire, sensible à la faiblesse, l’inadéquation, ou la douleur d’autrui. Le spectacle ignorant des passions tristes, donnant lieu au plaisir vain de leur exégèse et à l’indéfinie litanie de leur condamnation moralisatrice se résume dans ce que Spinoza appelle la Satire [21]. A la différence de l’Ethique qui éclaire et libère par la connaissance vraie, la Satire maintient les hommes dans la tristesse impuissante de leurs passions, comme une pâture pour le cynisme des tyrans et des prêtres de telle sorte “ qu’ils combattent pour leur servitude comme s’il s’agissait de leur salut [22] ”. Elle fonde ses représentations et son discours sur ce qu’il définit comme “ les deux ennemis principaux du genre humain [23] ”, la haine (Tristesse qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure) et le repentir, la culpabilité intérieure de la mauvaise conscience, cette haine retournée contre soi. Le rire grimaçant du ressentiment entrave la force d’exister et diminue la puissance d’agir, et l’on sait combien Nietzsche, par la catégorie du nihilisme et la figure du dernier homme, a repris la méditation spinoziste sur la Vie. Si philosopher c’est nuire à la bêtise, la nuisance ne saurait s’exercer que par la distanciation critique d’un rire simple et joyeux, qui aime et qui adhère, qui goûte et qui connaît ; moquer n’est jamais que rire sottement de cela même qui trouble notre bêtise par la force de l’exemple ; le persiflage est l’arme de l’indigence, une douleur que l’on s’inflige à soi-même par attachement à l’insistante impuissance de la certitude de soi, l’encre opaque du poulpe jetée pardevers soi et qui n’enveloppe la vérité que le temps fragile d’une fuite dérisoire. Platon, d’ailleurs, exhorte les misologues à ne pas rire sottement de la maladresse du sage retourné parmi eux [24] ; il existe, précise-t-il, deux sortes de trouble pour les yeux comme pour l’âme, selon qu’il est causé par le passage de la lumière à l’obscurité ou de l’obscurité à la lumière : celui-ci provoque l’éblouissement d’une vision soudain mise en présence d’un trop vif éclat, celui-là offusque l’âme brusquement plongée dans des ténèbres dont elle a perdu l’usage. Platon invite le ridicule moqueur à plutôt retourner contre lui sa raillerie, avant de l’abandonner tout à fait pour s’appliquer, lui aussi, à accoutumer le regard de son âme, et contempler ce que l’être recèle de plus lumineux.

12Traitant du comique de caractère, Bergson affirme le caractère arbitraire du rire qui ne frappe pas toujours juste, “ il a pour fonction d’intimider en humiliant [25] ”. Pour être toujours juste, il faudrait selon lui qu’il procédât d’un acte de réflexion. N’est-ce pas précisément ce que l’on nomme le rire philosophique ? N’est-ce pas pour cette raison que Socrate pratiqua l’ironie ? “ Ironie, vraie liberté ” clame Proudhon, et Jankélévitch de renchérir : “ L’ironie remet sans cesse en question les prémisses soi-disant sacro-saintes ; par ses interrogations indiscrètes elle ruine toute définition, ravive inlassablement le problématique en toute solution, dérange à tout moment la pontifiante pédanterie prête à s’installer dans une déduction satisfaite. L’Ironie, c’est l’inquiétude et la vie inconfortable [26] ”. L’ironie est mortelle aux illusions, et l’antidote à la bêtise du persiflage, elle est le rire qui pense. Le concept revêt l’armure de l’affect de joie : comme dans La Guerre des étoiles, on pourrait souhaiter au philosophe qui manie l’ironie “ Que la force soit avec toi ! ”. La force de l’ironie, c’est la puissance de la joie. Elle fait la guerre à l’opinion qui ne pense pas, mais contre la violence ; tout au plus fait-elle violence à la violence de la sottise, mère de cruauté. Néanmoins, elle reste martiale : elle a beau ne s’attaquer qu’à des représentations, des certitudes et des idées, elle suit à la trace les errances sophistiques pour mieux les débusquer ; elle sait attendre, et feignant l’innocence, cheminer apparemment en vain pour, le moment venu, acculer sa proie à la contradiction fatale en l’empêtrant dans ses propres paralogismes. Assurément gagne-t-elle ainsi à savoir rire perpétuellement d’elle-même : “ Il est possible en effet que l’humour nous délivre de l’ironie [27] ”, conclut Jankélévitch. Le risque toujours menace, de substituer au Veau d’Or une nouvelle idole, et l’ironie n’est jamais très loin du sarcasme ; le rire simple et joyeux, troublé par l’assurance de ses victoires, peut fort bien virer insensiblement à la grimace, et l’ivresse des concepts convertir l’amour de la sagesse en philodoxie. Pour la beauté du système, à trop la contempler comme le visage de Méduse, la philosophie brave le péril de se pétrifier. Ironie et doxa, humour et dogma, l’efficacité du rire est double, indifféremment adressé au monde et à soi-même. Festif, le rire homérique des dieux grecs qui résonne sur l’Olympe est figuré de manière plus philosophique dans le délicat sourire des statues ioniennes, ironique et innocent à la fois, rappelant le discours à la sagesse, qu’il risque peut-être d’oublier. “ Tristesse des systèmes, sérieux écrasant du concept, quand il se croit ! Un peu d’humour en préserve [28] ” confirme André Comte-Sponville contre Kant et Hegel. L’humour porte la corrélation de la lucidité (il préfère s’amuser de ce que d’ordinaire l’on fuit pour ne pas en pleurer) et de l’amour (à la différence de la moquerie qui déteste, il plaisante de ce qu’il aime), il insinue une distance heureuse entre la vérité et le sérieux.

13Si comme le suggère Spinoza, l’homme libre “ ne pense à rien moins qu’à la mort, et sa sagesse est une méditation de la vie ” [29], alors le rire dont nous parlons est celui de l’homme libre. Ce rire procède de la joie[30]. L’homme libre – le philosophe – pratique le rire parce qu’il pratique la joie. Mais qu’est-ce que cette joie dont le rire procède ?

14J’ai déjà souligné ce qu’elle n’était pas : ni simple allégresse circonstanciée et toujours disparaissante, ni pur concept dont l’abstraction signalerait le privilège du loisir. Tous nous faisons l’expérience substantielle des moments de joie dont nous aimerions qu’ils durent toujours, précisément parce que nous les savons éphémères. Seule une espérance insensée car par avance déçue nous conduit à préférer à la conscience éclairée de ce qui est, l’illusion rassurante de ce qu’on rêverait qui soit ; autre chose est de vivre la joie donnée dans l’attention du présent – “ nous sentons et nous expérimentons que nous sommes éternels” [31] – autre chose de la doubler d’espérance qui n’exprime rien d’autre que la crainte qu’elle ne dure pas toujours. La poursuite effrénée des joies passagères dans lesquelles la conscience s’abîme en toute passivité, comme à la sortie du désert on se jetterait dans l’eau, cache mal le néant du désir toujours en manque ; toujours dans l’attente d’une vraie satisfaction qui nous soit donnée et nous permette d’oublier les vides intermédiaires, il est inévitable que l’insatisfaction nous accompagne. A l’image de ce misologue, dont la haine de la raison lui vient d’avoir trop désiré la science sans jamais y trouver le moindre contentement, nous courons le risque d’un perpétuel désenchantement qui nous conduit à ne plus croire en la joie pour avoir été trop déçu : qui dès lors pourrait nous persuader, sinon par sophisme, du contraire de l’évidence dont toute notre expérience témoigne ? De cette joie manquée procède l’idée qu’elle est un privilège, le privilège du loisir. La joie serait réservée aux nantis, qui disposent des moyens de se l’offrir : elle n’est donc pas seulement donnée, elle s’achète. Passagère, elle l’est plus durablement (le temps des contraintes est réduit au bénéfice du plaisir) et plus sûrement (la croisière musicale en méditerranée vaudrait mieux que le petit camping rural). Elle est donc conditionnelle, d’une condition tout extérieure à sa nature et qui est d’ordre social, voire politique ; pour vivre en joie, il convient semble-t-il d’abord d’être libre. L’idée n’a pas échappé à Aristote qui, dans un contexte problématique autre n’en a pas moins assuré que “ prétendre que l’homme soumis au supplice de la roue (…) est heureux à condition d’être vertueux, c’est parler en l’air ” [32]. Autant dire avec lui que le bonheur consiste dans le loisir [33], la contemplation recherchée pour elle-même devant être délivrée des actes pratiques qui par définition nous en privent. Le bonheur parfait tient tout entier dans une vie contemplative prolongée pendant toute la durée de sa vie. Si l’on excepte le renoncement du sage retiré des préoccupations du monde, la joie achevée du bonheur – que l’on a distinguée des joies éphémères du désir manqué – porterait la marque du privilège ; aussi rare que cher, le phénomène de la joie ? Ni simple allégresse circonstanciée (ce n’est pas encore la joie mais la réjouissance) ni privilège du bonheur achevé (ce n’est plus la joie mais la béatitude), il ne reste semble-t-il pour la sauver que le concept.

15Il faut postuler la joie comme on pose un axiome mathématique, par un décret de la raison. Contre le dérisoire des réjouissances passagères, elle se doit d’être une réjouissance inconditionnelle de et à propos de l’existence. C’est ce qu’assure Clément Rosset pour qui “ toute joie parfaite consiste en la joie de vivre, et en elle seule ” [34]. Selon lui, le vivre confère à la joie toute sa perfection, sans quoi elle ne serait que virtuelle et en attente de sa propre complétude. La joie gagne en perfection à mesure qu’elle gagne en réalité, c’est-à-dire qu’elle se comprend comme joie de vivre. La thèse est d’un caractère éminemment problématique : en premier lieu est postulée l’idée (pour le moins cartésienne) qu’à la joie comme concept, il manque la perfection de l’existence ; d’où la nécessité logique de la joie de vivre. Or, pour être parfaite, elle se doit d’être approbation du réel tout entier ; en effet, nul ne disconviendra que la joie à l’idée de telle ou telle cause particulière (qui la rend conditionnelle) vaut moins que la joie inconditionnelle à propos de l’existence en général. Mais qu’est-ce que l’existence en général sinon un concept ? L’expérience n’est pas plus en mesure d’embrasser le réel tout entier que l’existence en général. Si tout le monde a l’expérience – comment en serait-il autrement ? – du vivre, et plus particulièrement du plaisir de vivre (tout vécu n’est pas accompagné de plaisir et l’on est en droit de douter que la simple existence soit en elle-même une source de réjouissance [35]), seul un acte fondateur de la raison justifie de droit que vivre pût en soi être cause de joie. Postuler que toute joie parfaite, et elle seule, consiste en la joie de vivre conduit inévitablement à une question initiale : qu’est-ce que vivre en joie ? Se contenter de conceptualiser la joie, c’est courir le risque de ne pas la vivre (ajouter le vivre au concept de joie, c’est ajouter un concept à un autre et non donner à la joie une existence). Chacun sait combien le réel parfois résiste aux efforts de la pensée comme aux mouvements du désir.

16C’est précisément cette résistance du réel qui fonde la sagesse tragique, et inspire à C. Rosset ce qu’il nomme le paradoxe central de la joie : en même temps qu’il postule le caractère inconditionnel de la joie de vivre, il affirme qu’ “ il n’est rien de moins réjouissant que l’existence, à considérer celle-ci en toute froideur et lucidité d’esprit”. La joie exprime un indésirable désiré de la vie. Si la vie est désirée, ce n’est pas en raison de son caractère désirable, puisqu’elle n’est le plus souvent qu’une vallée de larmes, jonchée de malheurs et de souffrances que contrarient difficilement les moments de réjouissance comme nous l’avons évoqué. Si la vie peut être désirée, c’est en raison du caractère approbateur paradoxal de la joie qui dispense un contentement sans réserve en ce qu’elle demeure indifférente, en même temps que consciente, aux malheurs : non parce qu’elle les ignore (en lequel cas il n’y aurait plus paradoxe mais illusion) mais en vertu précisément de son caractère approbateur. L’approbation de la vie est sans argument puisqu’elle est postulée et inconditionnelle. Si “ l’association de la joie et de la lucidité est impossible en théorie car contraire à toute raison [36] ”, c’est moins au détriment de la joie qu’à son avantage ; au contraire d’un éventuel caractère éphémère et dérisoire de la joie (qui quant à lui procède d’un rapport manqué plutôt qu’il ne relève de sa nature), cette impossibilité révèle son caractère paradoxal. La joie n’est pas fondée mais fondatrice. L’auteur de La force majeure la définit comme un secours qui, à l’instar de la grâce pascalienne, vient sauver du nihilisme, comme grande et unique règle, du “ savoir-vivre ” [37], celui d’une vie menée en conscience et connaissance de cause. Alors même que tout concourt à nous décourager de la vie, la force paradoxale et impénétrable de la joie vient substituer aux accommodements névrotiques à la réalité – et tout spécialement celui de l’espérance – le goût de vivre sans condition.

17La sagesse tragique, qui oppose à la lucidité passive du nihilisme la clairvoyance active de la joie, s’instaure sur la foi d’un mystère : le donné existentiel de la joie comme force contrarie l’épreuve des faits – l’inéluctable composante malheureuse de la vie – dans l’incompréhensible. L’approbation inconditionnelle de la vie, envers et contre tout, se passe de toute raison et manifeste l’efficace du secours extra-ordinaire de la joie au grand étonnement de la pensée. La thèse pourrait se formuler ainsi : le concept de joie recouvre l’expérienceexistentielle d’une force mystérieuse et nécessaire[38] que la conscience oppose au tragique de l’existence, et propre à instituer le goût de vivre.

18Partant, deux questions au moins semblent s’imposer : peut-on penser plus avant “ l’incompréhensible ” de la joie comme secours, en convertissant le mystère en problème, autrement dit : y a-t-il une rationalité de la joie [39] ? En second lieu, telle est du moins la question qu’il s’agit de trancher pour soi une fois pour toutes, quelles sont les conditions de possibilité d’une joie réellement vécue [40] ?

19Parce qu’elle ne présente ni la spontanéité ni la réactivité des affections, la joie exige une praxis. En somme, le rire philosophique procéderait d’une décision martiale, celle d’une conversion radicale, qui, dans la lucidité de notre condition existentielle, pose la sagesse comme visée perpétuelle du vivre.


Date de mise en ligne : 01/01/2012.

https://doi.org/10.3917/phoir.017.0047

Notes

  • [1]
    In De plantatione, 168.
  • [2]
    Cf. de Tche Tchen Kiun, en 1739, Le rire salutaire.
  • [3]
    Les philosophes sont les familiers du rire de Bergson, de celui de Spinoza penseur de la joie (contre par exemple la Satire), du rire, chez Platon, de la servante devant Thalès, dans le Théétète, de la moquerie des ignorants de l’Allégorie de la Caverne (République VII-518), de l’ironie de Socrate, de Jankélévitch, de l’ironie et de l’humour chez Kierkegaard, du mot d’esprit selon Freud, etc.
  • [4]
    Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, IX-29.
  • [5]
    Egalement dans Nietzsche, Œuvres, R. Laffont coll. Bouquins, 1993, “ Ainsi parlait Zarathoustra ”, Tome II, par exemple IV, Le chant d’ivresse, 8-12, pp. 540-543.
  • [6]
    Freud, “ L’Humour ”, paru dans Imago, 1928, vol. XIV, fasc. 1, reproduit dans Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, Gallimard-Idées, 1971, p. 367.
  • [7]
    Ibid., p. 370.
  • [8]
    Ibid., p. 375.
  • [9]
    Idem.
  • [10]
    C’est probablement par excès de gravité que Kant, malgré sa prodigieuse conceptualisation de l’expérience esthétique, a manqué l’essentiel : le ravissement. Il donne à lire l’analytique d’un beau qui est celui de l’homme décharné, une sorte d’automate du jugement de goût, animé de “ satisfaction ” par le libre jeu de ses facultés de l’imagination et de l’entendement. La gravité analytique de Kant a enfermé la puissance de conversion du ravissement comme expérience esthétique de la joie, dans le cadre étroit du plaisir désintéressé comme concept. Peut-être n’a-t-il pas su jouir de l’art, sans doute a-t-il manqué de cette pratique sans quoi l’art ne se donne que comme représentation.
  • [11]
    Epictète, Entretiens, Gallimard-Tel, 1993, I-IV-22, p. 23.
  • [12]
    Ibid, III-X-16, p. 215.
  • [13]
    Ibid, IV-VII-24, p. 326.
  • [14]
    Ibid, IV-X-26 et 29, p. 339.
  • [15]
    Rappelons ici que la dénégation est une forme particulière de la négation, qui, à la différence de celle-ci, ne relève pas du champ de la logique démonstrative, mais du désir que ce qui est ne fût pas. Elle est donc à la négation ce que l’illusion est à l’erreur.
  • [16]
    C. Rosset, La force majeure, éd. Minuit, 1983, p. 44.
  • [17]
    Epictète, op. cit., IV-X-31-33, p. 339.
  • [18]
    Idem.
  • [19]
    Epicure, Sentence vaticane 66.
  • [20]
    Spinoza, Ethique, trad. R. Misrahi, PUF, 1993, III, Définition XI et Explication, p. 210.
  • [21]
    Ibid., III, Préface pp. 155-156, et Traité Politique, trad. C. Appuhn, GF-Flammarion, 1995, I-1 et 4, pp. 11-12.
  • [22]
    Spinoza, Traité théologico-politique, trad. C. Appuhn, GF-Flammarion, 1995, Préface, p. 21 ; Spinoza reprend ainsi à son compte la problématique de La Boétie, en l’éclairant d’un jour nouveau.
  • [23]
    Spinoza, Court Traité,, trad. C. Appuhn, GF-Flammarion, 1995, Première partie, Premier dialogue, 8, p. 59.
  • [24]
    Platon, La République, trad. R. Baccou,Garnier-Flammarion, 1966, VII, 518a-519c, pp. 276-277.
  • [25]
    Bergson, Le Rire, PUF-Quadige, 1983, p. 151.
  • [26]
    Jankélévitch, L’Ironie, Champs-Flammarion, 1997, p. 182.
  • [27]
    Quelque part dans l’inachevé, Gallimard-Folio, 1978, p. 188.
  • [28]
    Comte-Sponville, Petit traité des grandes vertus, PUF, 1995, p. 283.
  • [29]
    Spinoza, Ethique, op. cit., IV, Proposition 67, Démonstration, p. 277.
  • [30]
    “ Quant au rire, il n’a point d’objet extérieur, mais se rapporte seulement à l’homme qui remarque en lui-même quelque chose de bon ; et puisque c’est une certaine sorte de joie, il n’y a rien à en dire qui n’ait été dit précédemment de la joie. ”, Spinoza, Court traité, op. cit., II-11-(2), p. 114.
  • [31]
    Spinoza, Ethique, op. cit., V, Prop. 23, Scolie, p. 309.
  • [32]
    Aristote, Ethique de Nicomaque, trad. J. Voilquin, Garnier Flammarion, 1965, VII-13 (2-3), pp. 199-200.
  • [33]
    Ibid., X-7 (6-7), pp. 276-277.
  • [34]
    Cl. Rosset, La force majeure, op. cit., p. 21.
  • [35]
    Dans le texte cité, C. Rosset soutient cette affirmation en prenant pour exemple le vif intérêt porté à la remémoration d’évènements vécus dans le passé sur le mode de l’indifférence ou du désagrément. L’exemple contraire du souvenir insoutenable des camps d’extermination nazis suffit à ruiner le caractère généralisateur de la thèse : en elle-même, l’existence n’est rien (et ne saurait être donc source de réjouissance) puisque toujours inscrite dans le réel du présent. Que la sagesse tragique consiste à vouloir n’être que pure adhésion, selon le mot de Nietzsche, n’implique nullement que l’existence soit en elle-même source de réjouissance, même à notre insu.
  • [36]
    Ibid, p. 101-102.
  • [37]
    Ibid, p. 26.
  • [38]
    Ibid., p. 27.
  • [39]
    J’ai tenté ailleurs de penser une rationalité de la joie (cf. « L’art, la joie », partie Hors-thème du présent numéro du
    figure im1
    ).
  • [40]
    Même si Rosset la définit comme ne relevant pas du sentiment en ce sens qu’elle s’apparente à la “ cruauté ” comme insouciance et refus de complaisance, elle n’en procède pas moins de l’éthique et ne saurait être comprise comme simple concept spéculatif.
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