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Article de revue

La violence ou la déréliction du pouvoir

Pages 43 à 48

Notes

  • [1]
    Jean-Paul Sartre, Situation II.
  • [2]
    Hannah Arendt, Du mensonge à la violence, Calmann-Lévy p. 145.
English version
« Je reconnais que la violence sous quelque forme qu’elle se manifeste, est un échec. Mais c’est un échec inévitable, parce que nous sommes dans un univers de violence ; et s’il est vrai que le recours à la violence contre la violence risque de la perpétuer, il est vrai que c’est l’unique moyen de la faire cesser » [1].

Petite introduction au problème de la violence : quelques distinctions conceptuelles

1Comme le faisait remarquer, au début du siècle dernier, Georges Sorel, l’auteur des Réflexions sur la violence : « Les problèmes de la violence sont demeurés jusqu’ici très obscurs ». Il semble que ces obscurités tiennent d’abord à une confusion du vocabulaire philosophique et politique, confusion liée elle-même à nos perceptions bien souvent déformées des réalités politiques. Nous nous efforcerons donc de distinguer brièvement ici ces trois notions : la force, le pouvoir et la violence.

2En effet, la force qui désigne une capacité physique ou morale, une « énergie qui se libère au cours de mouvements physiques ou sociaux » [2], comme l’écrit Hannah Arendt, est trop souvent confondue avec la violence. Or la violence désigne en réalité la manifestation d’une force qui paraît abusive ou illégitime. On parle en ce sens de la violence des éléments (violence du vent ou de la vague qui brisent le navire), de la violence d’une guerre ou d’une manifestation, de la violence policière ou encore de la violence terroriste. Dans toutes ces occurrences, la violence désigne une situation où la manifestation de la force paraît anormale au regard d’un certain équilibre ou d’un principe d’ordre, qu’il soit naturel ou social.

3Toutefois, en ce qui concerne la nature, l’utilisation de la notion de violence paraît plus délicate. Car la violence des éléments fait partie intégrante d’un écosystème qui ne s’en trouve pas entièrement bouleversé à chaque fois qu’elle se produit : elle constitue au contraire une modalité de son fonctionnement même. Sauf à considérer que c’est tout l’ordre de la nature qui se dérègle. Mais dans ce cas, si l’on doit chercher un coupable, c’est vers l’homme que l’on se tournera. Ainsi par exemple, lorsque le maire de Redon s’était employé, il y a peu, devant les médias nationaux à expliquer les inondations désastreuses qui touchèrent sa commune par des causes exclusivement et simplement naturelles, par la fatalité (« la faute à pas de chance »), il avait déclenché de vives polémiques. Ne paraissait-il pas en effet vouloir minimiser et banaliser alors la gravité et l’ampleur de la catastrophe, soit en nier toute la violence ? Est-ce à dire qu’il ne puisse y avoir de violence naturelle ? Que la violence ne puisse avoir de causes autres que sociales ? Est-ce à dire que seul l’homme soit à l’origine de toute violence et qu’il en soit la seule victime possible ?

4De fait l’arbre ne sent pas la violence que le vent lui inflige quand il brise l’une de ses branches, et il ne l’en accusera pas avec la même violence retournée que ne le ferait un homme ayant subi la violence d’un autre homme. Il semble donc bien que la notion de violence ne s’applique à l’arbre que par une transposition métaphorique de ce que l’homme perçoit et pense : soit le fait que l’unité d’un être a été menacée ou détruite. De même le lion qui dévore une gazelle ne lui fait pas à proprement parler violence. Ou du moins, si violence il y a, ce ne peut être qu’aux yeux de l’homme spectateur de la scène et en fonction de son système de valeurs. La nature ne connaît pas la violence, elle ne connaît que des forces biologiques ou physiques œuvrant selon des lois nécessaires.

5Aussi la violence désigne-t-elle plus spécifiquement la capacité d’exercer une contrainte physique sur la volonté d’un homme. A ce titre, lorsque les éléments naturels se déchaînent au point de porter atteinte à l’intégrité physique et morale d’un homme, on parlera effectivement de violence, comme dans le cas d’une tempête ou d’un tremblement de terre. Mais cette violence sans auteur n’est sans doute pas la pire que l’homme puisse éprouver : elle lui apparaît bien moins insupportable à coup sûr que celle qu’un autre homme lui inflige. Le mot violence désignera donc plus spécifiquement encore toute situation dans laquelle un homme utilise la contrainte physique (ou la force) comme moyen de pression sur la volonté d’un autre homme. La violence est donc avant tout un certain usage instrumental de la force, comme le souligne Hannah Arendt. Et elle aune signification essentiellement morale et politique.

6Enfin, le mot pouvoir recèle quant à lui la plus grande ambiguïté et se voit généralement ramené à la définition de la notion précédente, soit à la violence. Il consiste en effet à exercer une contrainte sur la volonté d’autrui, à faire faire quelque chose à quelqu’un, à faire agir telle ou telle personne selon ma volonté. Toutefois, s’il est vrai que la violence pourrait se définir comme un abus de la force, peut-on affirmer que l’exercice du pouvoir soit toujours abusif ou illégitime ? Poser cette question revient de fait à entrer de plain-pied dans la philosophie politique et dans son histoire.

7Car la question du pouvoir pose le problème d’un usage légitime ou tout du moins modéré de la force, de sorte que la relation de contrainte exercée par un homme sur un autre ne se réduise pas à la simple domination. Or cela n’est possible que si le principe qui fonde l’usage de la force est reconnu par les deux protagonistes de la relation, par celui qui commande et par celui qui obéit. C’est-à-dire que le pouvoir, contrairement à la violence, serait l’exercice de la force lorsqu’il est consenti par les deux parties. On a un exemple de cette relation avec ce qui se passe dans le droit : les deux protagonistes se sownettent à une seule loi ou bien à une seule une règle qu’ils ont décidée en commun, de sorte qu’aucun des deux n’est censé se soumettre à l’autre. Et comme on sait, dans la tradition de la philosophie politique, le pouvoir politique qui s’appuie sur une loi fondamentale à laquelle tous les citoyens sont soumis, y compris le souverain, est dit républicain, par opposition au pouvoir despotique où la volonté d’un seul vaut comme si elle était la loi de tous.

8Comme le rappelle Hannah Arendt, le pouvoir n’a de réalité que s’il est collectivement consenti : « Le pouvoir correspond à l’aptitude de l’homme à agir, et à agir de façon concertée. Lc pouvoir n’est jamais une propriété individuelle ; il appartient à un groupe et continue à lui appartenir aussi longtemps que ce groupe n’est pas divisé. Lorsque nous déclarons que quelqu’un est « au pouvoir », nous entendons par là qu’il a reçu d’un certain nombre de personnes le pouvoir d’agir en leur nom ». Autrement dit, le pouvoir revêt avant tout un caractère symbolique, il prend en charge le nom, c’est-à-dire qu’il implique l’aptitude de l’homme à entrer en relation avec ses semblables par l’intermédiaire des signes. Bref, la réalité même du pouvoir est manifeste dans le discours.

9Certes, il existe toute une tradition de la pensée politique selon laquelle la vérité du pouvoir, son essence cachée serait mise à nu dans la manifestation brutale de la violence. Le pouvoir serait ainsi le gant de velours qui dissimule une main de fer. Le droit lui-même et les discours qui en constituent l’unique substance, ne seraient donc que la parure et le déguisement inconsistants derrière lesquels se dissimule (mal) la réalité des relations sociales où seule prévaut la force brute. Et cette tradition a le mérite de problématiser la notion de pouvoir et de la renvoyer à ses apories et à ses contradictions. Il est de toute évidence en effet que la notion de pouvoir et celle de violence sont liées l’une à l’autre, que la violence se manifeste le plus souvent comme le dernier recours du pouvoir — à moins qu’elle ne soit alors le symptôme de son désaveu et de son échec. Or cela ne prouve en rien cependant que les deux termes soient synonymes ni qu’ils soient aisément réductibles l’un à l’autre.

10La violence marquerait donc une limite de l’exercice du pouvoir, soit par excès, soit par défaut. Chaque fois qu’elle se manifeste, ce sont les modalités de l’être-ensemble, de la sociabilité et de la vie politique qui sont remises en question. Faut-il condamner la violence en tant qu’elle serait la résurgence imprévisible de pulsions destructrices sauvages et antéjuridiques propres à la nature de l’homme ? L’actuel président du conseil général des Hauts-de-Seine parlait en ce sens dernièrement de « hordes barbares » au sujet de ces bandes de jeunes qui ont déferlé sur le parvis de la Défense un certain samedi après-midi de janvier, à une heure de grande affluence, afin de s’adonner à une rixe collective plus ou moins improvisée au milieu des honnêtes gens, des citoyens Il faisait écho au célèbre « sauvageons » proféré avant cela par un autre ancien ministre de l’Intérieur. Ou bien faut-il ne voir dans cette violence que l’effet en retour prévisible d’une organisation socio-culturelle et politique excessivement restrictive et répressive envers certains catégories de la population ? Dans la première hypothèse, la violence témoignerait du réveil inopiné d’une brutalité primitive insuffisamment domestiquée. Dans la seconde, la violence ne serait qu’un juste retour des choses, quelque chose qui s’apparente au phénomène physique bien connu du « retour de bâton ».

11Doit-on alors parler de violence originelle, primitive ? Ou bien la violence n’est-elle pas plutôt l’effet des institutions sociales et politiques, un produit aberrant de la civilisation et de l’histoire ? De fait c’est surtout pour la raison des Modernes que la violence apparaît comme un scandale, comme c’est le cas chez Hobbes, Rousseau ou Kant. Chez ces penseurs en effet, la violence est considérée moins comme une rupture (ou menace de rupture) accidentelle, et donc relativement négligeable, du lien social que comme un effet paradoxal du lien social. Que l’on pense à la « guerre de tous contre tous », à l’« insociable sociabilité » ou encore à la décadence du second état de nature décrit dans la seconde partie du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (« la société naissante fit place au plus horrible état de guerre »…), c’est là semble-t-il un trait commun à la philosophie politique moderne. Cette idée se retrouvera bien entendu au XIXème siècle dans la conception hégélienne d’une violence historique fondatrice de la politique, ou bien dans le concept marxiste de la « lutte des classes ». Et c’est encore cette représentation de la violence qui culmine à l’époque contemporaine dans des analyses qui tendent à mettre en évidence les modalités directes ou indirectes de la violence (réelle ou symbolique), sous la forme de contraintes sociales et culturelles plus ou moins consciemment intégrées au travers des comportements individuels. Nous pensons ici par exemple à la notion foucaldienne de « bio-pouvoir » ou à la sociologie des « habitus » de Bourdieu.

12L’intérêt moderne pour la notion de violence est ainsi contemporain de l’effort pour repenser la condition morale et politique de l’homme autrement qu’en termes de sociabilité naturelle ou d’amitié, comme c’est le cas chez Aristote par exemple. Il y a un certain agacement typique des Modernes quant aux effets de structure, quant au discours, au savoir, au droit ou à la politique. Les différents aspects de la vie sociale sont suspectés : ne sont-ils pas une forme de violence détournée et comme tels, leur fondement ne doit-il pas être réinterrogé par la pensée critique ? La violence serait ainsi le fait de sociétés n’ayant pas encore atteint le degré de perfection politique tel que tente de le décrire par exemple Rousseau dans le Contrat social.

13En effet, si Rousseau est un philosophe bien connu pour avoir réfuté la discutable notion de « droit du plus fort » (cf. Contrat social, livre I, chapitre III : il s’agit d’une notion autocontradictoire car la force est antijuridique), il n’en demeure pas moins vrai également selon lui que le droit et la force peuvent se trouver joints ensemble dans l’état politique. C’est pourquoi il écrit dans une lettre à Mirabeau du 26 juillet 1767 : « …je ne vois point de milieu supportable entre la plus austère démocratie et le hobbisme le plus parfait : car le conflit des hommes et des lois, qui met dans l’état une guerre intestine continuelle, est le pire de tous les états politiques ». Il n’y a pas de milieu selon lui, entre un régime du droit pur et un régime de l’arbitraire le plus absolu, car seul l’un ou l’autre serait susceptible de mettre un terme à la violence des hommes. Soit du fait de l’exercice d’une violence absolue infiniment supérieure à l’homme (« … je voudrais que le despote pût être Dieu… »), soit du fait de l’exercice d’un pouvoir absolument légitime et fondé en droit. Entre ces deux extrêmes, on trouve donc un véritable scandale moral et politique qui est le mélange du pouvoir et de la violence. Car l’obéissance de l’homme à l’homme n’est jamais entièrement fondée sur le droit, sur un principe absolument rationnel ni susceptible d’être parfaitement admis par les deux parties. Toutefois, c’est précisément aussi cette violence propre aux sociétés non encore pleinement civilisées, violence insupportable car impure, mélangée et en partie dissimulée derrière l’apparence du droit, qui engendre et explique le progrès historique.

14Quoiqu’il en soit de cette question de l’origine de la violence, question qui soulève tout autant le problème de la nature humaine (aimable ou détestable ?) que de l’institution de la société (contrainte ou mutuellement consentie ?), il convient de bien distinguer le pouvoir, en tant qu’usage de la force fondé sur le droit, de la violence, en tant qu’abus de la force. En effet, s’il n’était plus possible de distinguer ces deux notions, cela signifierait ipso facto que toute violence deviendrait légitime. On sortirait alors de l’état politique. On ne connaîtrait plus que des forces brutales œuvrant au service de fins biologiques (l’état de nature selon Hobbes par exemple). Si l’exercice du pouvoir de l’Etat se réduisait à la simple manifestation d’une violence illégitime et injustifiée, violence juridique, policière, judiciaire, économique ou même violence sociale et culturelle, alors toute violence deviendrait légitime contre lui. Inversement, si des violences désordonnées et débridées étaient dirigées contre l’Etat et si elles étaient assimilables à de simples explosions de fureur et de sauvagerie, tous les moyens de contrainte dont dispose l’État pourraient sembler justifiés. Au terrorisme des bandes organisées répondrait de la part de l’État une action ni plus ni moins condamnable offrant de « terroriser les terroristes ». Or c’est bien ici un cercle vicieux, ou une « spirale de la violence », comme disent les journalistes, qu’il s’agirait dès lors de conjurer.

15Comment pourra-t-on alors y parvenir autrement qu’en revenant à la distinction politique majeure que nous avons tenté d’évoquer ? De fait, si certaines violences peuvent parfois apparaître comme légitimes, ce ne peut être que parce qu’elles revêtent un caractère exceptionnel (elles sortent de l’ordinaire qui est l’ordre politique), et qu’elles ont pour fin de nier une autre violence afin de rétablir ou de fonder un ordre politique. A cet égard, l’apparition de la violence dans le champ social et politique serait donc moins la conséquence d’un abus de pouvoir que d’une faillite de celui-ci. La violence n’est pas la forme paroxystique de l’exercice du pouvoir, mais bien le témoignage de sa déchéance et de sa déréliction. Elle traduit généralement moins le refus du pouvoir que l’exigence de fonder un pouvoir mieux assuré et plus légitime. Réciproquement, considérer que l’ordre politique sous la forme de l’Etat n’est qu’un mode d’organisation de la violence, fut-elle légitime, pour faire allusion à une formule wébérienne bien connue, c’est d’emblée fermer la porte à toute réflexion politique. C’est réduire l’humain à une condition bio-anthropologique où toute possibilité d’agir (au sens arendtien de l’agir collectif et concerté) lui est refusée, sa vie se bornant alors à de simples comportements. Et c’est lui Ôter toute prise sur son histoire, car cela revient ni plus ni moins à fermer la perspective historique elle-même. La politique se résumerait dans ce cas en effet à une panoplie de techniques de domination.

16En définitive, il nous semble que le surgissement de la violence dans l’histoire devrait être l’occasion d’une méditation approfondie sur le sens authentique de ce qu’est le politique, sur le sens de ce vouloir vivre ensemble à la fois si difficile à réaliser et pourtant si insistant qui caractérise l’humanité. Méditation qui nous invite à faire des distinctions critiques telles que les notions de force, de pouvoir, de violence, de politique, d’Etat ou de droit retrouvent une signification claire et distincte, autant que faire se peut.

Notes

  • [1]
    Jean-Paul Sartre, Situation II.
  • [2]
    Hannah Arendt, Du mensonge à la violence, Calmann-Lévy p. 145.
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