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Article de revue

L'économie morale de la mort au XIXe siècle. Regards croisés sur la France et l'Angleterre

Pages 33 à 54

Notes

  • [*]
    Respectivement directrice de recherches au CNRS en sociologie, laboratoire PACTE, université de Grenoble, et professeur émérite d’études anglophones à l’université de Savoie.
  • [1]
    Cf. D. Cefaï, « La construction des problèmes publics. Définitions de situations dans des arènes publiques », Réseaux, 1996, p. 3-66 ; J. Gusfield, The Culture of Public Problems. Drinking-Driving and the Symbolic Order, Chicago, The University of Chicago Press, 1980 ; P. Hassenteufel, « Les processus de mise sur agenda : sélection et construction des problèmes publics », Informations sociales, vol. 1, n°157, janv.-févr. 2010, p. 50-58 ; C. Gilbert et E. Henry (dir.), Comment se construisent les problèmes de santé publique, Paris, La Découverte, 2009.
  • [2]
    T. Walter, « Three ways to arrange a funeral: Mortuary variation in the Modern West », Mortality, August 2005, p. 173-192.
  • [3]
    P. Ariès, L’homme devant la mort, t. 2, La mort ensauvagée, Paris, Éd. du Seuil, 1977 ; T. A. Kselman, Death and the Afterlife in Modern France, Princeton, Princeton University Press, 1993 ; M. Lassère, Villes et cimetières en France de l’Ancien régime à nos jours. Le territoire des morts, Paris, L’Harmattan, 1997 ; E. Fureix, La France des larmes. Deuils politiques à l’âge romantique (1814-1840), Seyssel, Champ Vallon, 2009, p. 43-93.
  • [4]
    Les réformes funéraires du XIXe siècle en France dialoguent avec les administrations des paroisses catholiques mais également les consistoires protestants et juifs institués par Napoléon. Cf. P. Hidiroglou, Rites funéraires et pratiques de deuil chez les juifs en France. XIXe-XXe siècles, Paris, Les Belles Lettres, 1999. Dans le cas anglais, l’acceptation de la diversité religieuse est devenu la norme en matière de sépulture au XIXe siècle.
  • [5]
    Au sens d’inscription du système des funérailles et des inhumations dans l’espace public et la sphère de la régulation politique. Cette définition de la notion de « publicisation », largement mobilisée en sciences politiques, est notamment suggérée par Jean-Pierre Le Bourhis à partir d’une recherche sur la politique de gestion de l’eau en France. J.-P. Le Bourhis, La publicisation des eaux. Rationalité et politique dans la gestion de l’eau en France (1964-2003), thèse de doctorat de science politique, université Paris-1, 2004.
  • [6]
    J. Gusfield, The Culture of Public Problems…, op. cit., p. 16-17.
  • [7]
    L. Thévenot, « Les investissements de forme », Cahiers du centre d’études de l’emploi, n°29, Conventions économiques, Paris, PUF, 1986 ; M. Lamont et L. Thévenot (dir.), Rethinking Comparative Cultural Sociology. Repertoire of Evaluation in France and the United States, Cambridge, Cambridge University Press, 2000. Cette perspective fait écho au renouvellement des analyses comparatives transnationales en science politique et sociologie, orientées vers l’analyse des « répertoires culturels nationaux » comme espaces pluriels d’ordre de justification disponibles pour les acteurs, cependant reconnaissance des variations dans la prégnance de certaines formes de grandeur traditionnellement dominantes.
  • [8]
    T. Walter, « Three Ways to Arrange a Funeral: Mortuary Variation in the Modern West », Mortality, vol. 10, n°3, p. 173-192. T. A. Kselman, Death and the Afterlife in Modern France, op. cit.
  • [9]
    Cf. notamment P. Ariès, L’homme devant la mort…, op. cit. ; P. J. Thibaut-Payen, Les morts, l’Église et l’État. Recherches d’histoire administrative sur la sépulture et les cimetières dans le ressort du parlement de Paris aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Fernand Lanore, 1977 ; P. Chaunu, La mort à Paris, XVIe, XVIIe, XVIIIe siècles, Paris, Fayard, 1978 ; M. Lassère, Villes et cimetières…, op. cit.
  • [10]
    A. Corbin, Le miasme et la jonquille. L’odorat et l’imaginaire social, XVIIIe-XIXe siècles, Paris, Flammarion, 1982, p. 33-34 et p. 120.
  • [11]
    Souvent occasionnées par des vagues d’épidémies et des hausses brutales de mortalité, les premières translations de cimetières, observe Madeleine Lassère, touchent aussi plus directement les défunts désaffiliés : pauvres, vagabonds, soldats étrangers. M. Lassère, Villes et cimetières, op. cit., p. 22.
  • [12]
    J. Thibault-Payen, Les morts, l’Église, op. cit., p. 208-226.
  • [13]
    D. Ligou, « L’évolution des cimetières », Archives des sciences sociales des religions, vol. 39, n°39, 1975, p. 61-77 ; S. Barles, La ville délétère. Médecins et ingénieurs dans l’espace urbain, XVIIIe et XIXe siècles, Seyssel, Champ Vallon, 1999.
  • [14]
    O. Zeller, « La pollution par les cimetières urbains », Histoire urbaine, vol. 1, n°5, 2002, p. 67-83.
  • [15]
    Il faut rappeler en effet à quel point, sous la Convention, l’institution des funérailles civiques est animée par un principe supérieur, celui « d’imposer la dignité des funérailles par la seule majesté de la loi, sans appareil, sans faste et à l’exclusion absolue de toute pensée religieuse » (cité par B. Gaubert, Traité théorique et pratique de législation, de doctrine et de jurisprudence sur le monopole des inhumations et des pompes funèbres, Marseille, Marius Lebon, 1875).
  • [16]
    Les travaux sur la période révolutionnaire convergent vers un diagnostic de négligence et de crise : sous la Terreur, le service des sépultures est un désastre, les champs de repos accueillent pêle-mêle des cadavres jetés les uns sur les autres dans les fosses communes. Sommés de réagir devant l’indécence de la situation, les législateurs de la Convention puis du Directoire rétablissent peu à peu un service des inhumations comportant un protocole minimal. Voir notamment P. Hintermeyer, Politiques de la mort, tirées du concours de l’Institut : germinal an VIII-vendémiaire an IX, Paris, Payot, 1981, p. 13-15.
  • [17]
    Projets de règlement sur les sépultures du 29 prairial an XI et du 12 prairial an XI ; rapport et projet de décret de la section de l’Intérieur sur les Églises et les sépultures du 1er messidor an XI ; rapport et projet de décret relatifs à l’Entreprise générale des convois et des sépultures dans la ville de Paris (1811) ; décret du 18 août 1811 organisant le service des pompes funèbres de Paris.
  • [18]
    Comte Ségur, Rapport sur les sépultures, Conseil d’État, 1er messidor an XI : http://www.napoleonica.org/gerando/GER00580.html.
  • [19]
    On renvoie notamment à l’ouvrage de Pascal Hintermeyer (Politiques de la mort, op. cit.), consacré au concours national sur les funérailles et les sépultures organisé par l’Institut de France en 1800 à la demande de Lucien Bonaparte, ministre de l’Intérieur.
  • [20]
    P. Ariès, L’homme devant la mort, op. cit., p. 226.
  • [21]
    Administrations des biens de l’Église catholique ou protestante.
  • [22]
    E. Fureix, La France des larmes. Deuils politiques…, op. cit., p. 65.
  • [23]
    Transport en char, cercueil et linceul obligatoires pour les indigents, présence d’un ordonnateur et de trois porteurs.
  • [24]
    On pense notamment à la création en 1796 des bureaux de bienfaisance qui délivrent les certificats d’indigence. Sur cette question, voir également R. Griffiths, « The individual, society and the State: Attitudes towards poverty in revolutionary and post-revolutionary France. Some Franco-British Comparisons », Pauvreté et citoyenneté, n°4, septembre 1991, p. 33-42. Cf. M. Lassère, « Les pauvres et la mort en milieu urbain dans la France du XIXe siècle », Revue d’histoire moderne et contemporaine, janvier-mars 1995, p. 107-125.
  • [25]
    Voir notamment la controverse ouverte par Chaptal, ministre de l’Intérieur, qui conteste le monopole des fabriques et consistoires privant les hôpitaux qui reçoivent les pauvres d’une source de revenu significative, in M. Lassère, « Les pauvres et la mort en milieu urbain… », art. cité, p. 120.
  • [26]
    « D’une ville à l’autre, les pratiques sont donc très variables et les pauvres peuvent espérer une donation comprise entre les 7/10e (à Bordeaux) et le dixième (à Metz) du prix de la concession », ibid., p. 122-123.
  • [27]
    Voir notamment M. Vovelle, La mort et l’Occident de 1300 à nos jours, Paris, Gallimard, 1983 ; R. Bertrand, « “Ici nous sommes réunis” : le tombeau de famille dans la France moderne et contemporaine », Rives méditerranéennes, n°24, 2006, p. 63-72. La fosse individuelle, de même que la mise en bière systématique, traduit une modification profonde du mode de sépulture (cf. P. Ariès, L’homme devant la mort, op. cit.). Sous l’Ancien Régime, les inhumations avaient lieu principalement au sein des cimetières d’Église (fosses communes) et, pour les classes supérieures et le corps religieux, dans l’enceinte même de l’église ou dans toute autre dépendance (caveaux, chapelles). Au sein des cimetières paroissiaux, les corps étaient amoncelés et « superposés » sans aucune forme d’individualisation.
  • [28]
    T. A. Kselman, Death and the Afterlife…, op. cit., p. 84-85.
  • [29]
    P. Moreaux, « Naissance, vie et mort des cimetières », Études sur la mort, vol. 2, n°136, 2009, p. 7-21.
  • [30]
    P. Hintermeyer, Politiques de la mort, tirées du concours de l’Institut…, op. cit., p. 148.
  • [31]
    B. Gaubert, Traité théorique et pratique.., op. cit.
  • [32]
    L’échelle des classes est variable selon les municipalités. On trouve jusqu’à onze classes à Paris. Madeleine Lassère rapporte pour le cas de Bordeaux six classes d’enterrement et pour le cas d’Angoulême quatre classes. M. Lassère, « Les pauvres et la mort en milieu urbain… », art. cité.
  • [33]
    Ibid., p. 110.
  • [34]
    A. Daumard, La bourgeoisie parisienne de 1815 à 1848, Paris, Albin Michel, 1996, p. 61.
  • [35]
    M. du Camp, « Les cimetières de Paris et le danger des nécropoles urbaines », Revue des Deux Mondes, 15 avril 1874, p. 812-851.
  • [36]
    Madeleine Lassère rapporte notamment la contestation par les fabriques de la « fausse indigence », soit du contrôle insuffisant des certificats d’indigence délivrés par les commissaires municipaux et donnant accès à l’inhumation gratuite. M. Lassère, « Les pauvres et la mort en milieu urbain… », art. cité, p. 111.
  • [37]
    P. Hidiroglou, Rites funéraires et pratiques de deuil chez les juifs en France, op. cit., p. 71-74.
  • [38]
    À Paris, les municipalités se chargent du service des inhumations jusqu’à l’attribution du marché par le préfet Frochot à un entrepreneur dans chaque arrondissement puis à un entrepreneur unique pour la ville. Voir l’analyse détaillée de T. A. Kselman, qui précise : « L’arrêté de Frochot ne spécifiait pas qui fournirait le cortège funéraire, mais il apparaît que ce nouveau système fut conçu par le préfet après consultation de M. Bobée, un entrepreneur enclin à investir ses profits réalisés pendant les guerres révolutionnaires » (T. A. Kselman, Death and the Afterlife…, op. cit., p. 228).
  • [39]
    Comité « Notre histoire », Rapport de synthèse, PFG, octobre 1992. Au début des années 1990, l’entreprise Pompes funèbres générales (PFG) entreprend un travail de recherche sur son histoire. Le comité « Notre histoire », interne à l’entreprise, mène une recherche à partir de l’étude des archives (archives internes, archives nationales) et des entretiens auprès d’anciens membres.
  • [40]
    Le commerce des accessoires et fournitures associés à la pompe du cortège fut initialement contesté par le ministère du culte au nom du décret de prairial lui attribuant ce monopole. N. Frochot trancha en faveur de l’entrepreneur, invoquant notamment le risque que la perte financière ne lui permette plus de subvenir aux funérailles des pauvres. T. A. Kselman, Death and the Afterlife…, op. cit. Voir également M. du Camp, « Les cimetières de Paris… », art. cité.
  • [41]
    T. A. Kselman, Death and the Afterlife…, op. cit., p. 165-221 et p. 257-290.
  • [42]
    Par exemple le regroupement des fabriques en syndic, l’abandon total ou partiel des fabriques au bénéfice des municipalités (régie), l’affermage à une entreprise sur tout ou partie du service. À Lyon, suite au retrait des fabriques, la ville organise un service limité au transport et adjuge à un entrepreneur les autres prestations. À Chartres, les fabriques fournissent les tentures, les ornements, les costumes de porteurs, tandis que cortège et inhumation sont assumés par la collectivité « suivant d’anciennes coutumes ». H. Rubat du Mérac, Le nouveau régime des pompes funèbres, Paris, Lethielleux, 1905 ; B. Gaubert, Traité théorique et pratique, op. cit., p. 327-365.
  • [43]
    Le constat vaut également pour les cimetières dont l’entretien est mis à la charge des municipalités dès 1837, au motif que celui-ci n’était pas effectué en pratique par les fabriques. À la fin du XIXe siècle, alors que s’engagent les réformes sur la laïcisation, le bilan des républicains est sévère : « On a observé, en effet, que sur les 36 000 fabriques qui existent en France, on en compte à peine quelques milliers qui exploitent, dans des conditions plus ou moins imparfaites, le privilège qu’elles détiennent du décret de Prairial » (cité par B. Gaubert, Traité théorique et pratique, op. cit., p. 20).
  • [44]
    À la fin du XIXe siècle, l’entreprise des Pompes funèbres générales (PFG) détient à son actif vingt-cinq concessions de grandes villes françaises, ainsi que de nombreuses petites municipalités des départements de Seine et Seine-et-Oise. L’acquisition en 1906 de l’ensemble de la ceinture parisienne via la concession passée avec le syndicat intercommunal de la banlieue de Paris renforce sa position dominante. Dans les années 1930, la fusion de PFG avec Roblot et Borniol crée un premier réseau d’envergure nationale. Cf. P. Trompette, « Political Exchanges in the French Funeral Market », Management and Organisational History, vol. 6, n°1, February 2011, p. 13-35.
  • [45]
    E. Bellanger, La mort, une affaire publique. Histoire du syndicat intercommunal funéraire de la région parisienne, Paris, Éd. de l’Atelier, 2008 ; B. Bertherat et C. Chevandier, Paris dernier voyage. Histoire des pompes funèbres (XIXe–XXe siècles), Paris, La Découverte, 2008 ; T. A. Kselman, Death and the Afterlife…, op. cit.
  • [46]
    P. Trompette, « Political Exchanges… », art. cité.
  • [47]
    Le pourcentage de remise ira jusqu’à 83,5 % à Paris en 1852. M. Balard, Les Mystères des Pompes funèbres de la Ville de Paris dévoilés par les entrepreneurs eux-mêmes, Paris, Impr. Émile Allard, 1856.
  • [48]
    T. A. Kselman, Death and the Afterlife…, op. cit., p. 244-256.
  • [49]
    Ibid., p. 266.
  • [50]
    M. Bée, « Dans la Normandie entre Seine et Orne confrères et citoyens », Annales historiques de la Révolution française, n°306, oct.-déc. 1996, p. 601-615.
  • [51]
    W. H. Sewell, Work and revolution in France: the language of labor from the Old Regime to 1848, Cambridge, Cambridge University Press, 1980, p. 163-167.
  • [52]
    Ibid., p. 164.
  • [53]
    Voir le témoignage d’A. Perdiguier, Mémoires d’un compagnon [1854], éd. par M. Agulhon, Paris, Imprimerie nationale, 1992.
  • [54]
    Le nombre de 2 500 est extrapolé à partir du recensement effectif de 2 056 sociétés sur l’ensemble du territoire français. G. Hubbard, De l’organisation des sociétés de prévoyance ou de secours mutuel et des bases scientifiques sur lesquelles elles doivent être établies, Paris, Guillaumin, 1852, p. xi et p. 16.
  • [55]
    W. H. Sewell, Work and revolution in France…, op. cit., p. 164.
  • [56]
    A. Van Gennep, Le folklore français : bibliographies, questionnaires, provinces et pays, Paris, Robert Laffont, 1998 ; M. Agulhon, Pénitents et francs-maçons de l’ancienne Provence, Paris, Fayard, 1968, p. 107-112 ; R. Bertrand, « Les confréries de Provence face à la Révolution », Annales historiques de la Révolution française, n°306, oct.-déc. 1996, p. 635-647 ; M. Bée, « Dans la Normandie entre Seine et Orne… », art. cité ; M. Segalen, « Rituels funéraires en Normandie et attitudes vis-à-vis de la mort », Archives des sciences sociales des religions, vol. 39, n°39, janvier-juin 1975, p. 79-88.
  • [57]
    Le pays de Galles est alors déjà une principauté contrôlée par le royaume d’Angleterre.
  • [58]
    À partir de 1851, plus de la moitié de la population anglaise se concentre dans les grandes villes.
  • [59]
    Voltaire, Lettres philosophiques, cinquième lettre, 1734.
  • [60]
    Indiquant la superficie de chaque lieu, le nombre annuel d’inhumations et le nombre de cadavres par demi-hectare.
  • [61]
    E. Chadwick, A Supplementary Report on the Results of a Special Inquiry into the Practice of Interment in Towns… presented to both Houses of Parliament, London, W. Clowes & Sons, 1843, p. 274-279.
  • [62]
    Il coïncide d’ailleurs avec la tendance « gothique » morbide de la littérature populaire de cette époque.
  • [63]
    Sur ce sujet, voir R. Richardson, Death, Dissection and the Destitute, London, Penguin Books, 1989.
  • [64]
    De même que les cadavres des criminels pendus étaient donnés aux médecins anatomistes pour l’activité de dissection, dès lors que les proches ne parvenaient à récupérer leur corps pour qu’ils soient enterrés dignement.
  • [65]
    Selon ce principe de less eligibility, les conditions de vie dans le cadre de l’assistance devaient être pires que les plus mauvaises des conditions de vie assurées par l’emploi salarié.
  • [66]
    Voir T. Laqueur, « Bodies, Death, and Pauper Funerals », Representations, n°1, February 1983, p. 114. À la fin du XIXe siècle, la proportion des décès au sein des workhouses représentait 20% de l’ensemble des décès à Bristol, 19% à Manchester et Liverpool, 36% à Stepney, le district le plus pauvre de Londres. Cf. J. F. C. Harrison, Late Victorian Britain: 1875-1901, Londres, Fontana, 1990.
  • [67]
    E. Chadwick, A Supplementary Report…, op. cit., p. 57.
  • [68]
    F. M. L. Thompson, The Rise of Respectable Society : A Social History of Victorian Britain, 1830-1900, Londres, Fontana, 1988, p. 201-202.
  • [69]
    Edwin Chadwick cite le cas de parents négligeant leurs enfants dans l’espoir de bénéficier de l’argent de leur enterrement ou encore des burial clubs organisés par les pubs locaux, au sein desquels les membres du cortège s’adonnaient à la boisson pendant les funérailles (p. 60) ; en somme, des dépenses d’argent déplorables qui auraient pu servir pour l’éducation (p. 78). Thomas Laqueur résume bien cette situation : « Au grand dépit des bien-pensants des classes supérieures qui songent à un meilleur usage de cet argent durement gagné, si les classes laborieuses doivent faire la moindre économie, ce sera pour leur enterrement » (T. Laqueur, « Bodies, Death,… », art. cité, p. 110).
  • [70]
    En 1872, les friendly societies ont quatre fois plus d’adhérents que les syndicats et douze fois plus que les cooperative societies. H. Perkin, The Origins of Modern English Society, 1780-1880, London, Routledge & Kegan Paul, 1969, p. 381. Les cooperative societies anglaises, fondées dès les années 1840 mais qui ne deviennent un mouvement commercial puissant que vers la fin du siècle, ne sont apparues au sein de l’industrie funéraire qu’après la Première Guerre mondiale. Elles assurent aujourd’hui environ un quart de l’ensemble des enterrements. Voir B. Parsons, « Yesterday, today and tomorrow. The lifecycle of the UK funeral industry », Mortality, vol. 4, issue 2, July 1999, p. 127-145.
  • [71]
    J. S. Curl, The Victorian Celebration of Death, Stroud, Sutton, 2000, p. 44 ; T. L. Owens, Paying Respects: Death, commodity culture and the middle class in Victorian London, Master of Arts, Texas Tech University, 2005, p. 40.
  • [72]
    Le principe du droit de propriété des tombes à perpétuité s’est maintenu jusqu’à la période contemporaine (il est rare que le Home Office autorise la réutilisation d’une tombe), ce qui constitue un élément de différenciation important avec la France (et la plupart des pays européens) où la pratique de réutilisation des tombes s’est maintenue, depuis la période napoléonienne, comme principe de gestion des cimetières. Les cimetières en Angleterre ne constituent pas une ressource durable. I. Hussein and J. Rugg, « Managing London’s dead ; a case of strategic policy failure », Mortality, vol. 8, issue 2, May 2003, p. 209-221.
  • [73]
    R. H. Griffiths, « Modération et centrisme politique en Angleterre de 1660 à 1800 », Annales historiques de la Révolution française, n°357, juillet-septembre 2009, p. 135.
  • [74]
    Ils sont rebaptisés avec humour « The Magnificent Seven » (voir site web du Kensal Green Cemetery). Les autres sont : West Norwood (1838), St. James, Highgate (1839), Nunhead (1840), Brompton (1840), Abney Park (1840) and Tower Hamlets (1841). Six d’entre eux contiennent un domaine étendu de terres consacrées par l’Église anglicane ainsi que de nombreuses chapelles, dont une chapelle anglicane, généralement plus grande, en fonction des appartenances religieuses des familles. Pour ces six cimetières, le Parlement requit le paiement d’une taxe aux paroisses pour la perte de revenus provenant des inhumations traditionnelles. L’exception fut Abney Park, un jardin de cimetière parmi les plus luxueux, créé par une société contrôlée par la secte des Congrégationalistes. Ici pas de terres consacrées. Cf. J. S. Curl, The Victorian Celebration…, op. cit., p. 103. Ce n’est pas sans une certaine ironie que l’on rappellera que Karl Marx est l’un des plus célèbres “résidents” de ces cimetières destinés aux classes moyennes (en l’occurrence à St James, généralement connu sous le nom de Highgate).
  • [75]
    E. Chadwick, A Supplementary Report…, op. cit., p. 199.
  • [76]
    Ibid., p. 199-200.
  • [77]
    Ibid, p. 117-121. Ekelund et Ford ont raison d’insister sur le fait que Chadwick est un remarquable pionnier dans la défense d’une économie régulée (Regulatory Economics) mais vont certainement trop loin lorsqu’ils suggèrent que celui-ci assimile le système français des pompes funèbres à un modèle de franchise bidding (qui met la concession aux enchères). Voir R. B. Ekelund et G. S. Ford, « Nineteenth-Century Urban Market Failure? Chadwick on Funeral Industry Regulation », Journal of Regulatory Economics, vol. 12, n°1, July 1977, p. 27-51. Comme ils le reconnaissent eux-mêmes (p. 49), le modèle des cimetières français intègre un système de « rente » qui est très loin de l’idéal de Chadwick. Celui-ci admire le mode de régulation des frais funéraires, mais considère pour autant « qu’il n’apparaît rien dans la pratique des enterrements à Paris qui soit digne d’être imitable ». En 1859, Chadwick fait une analyse comparative percutante des pratiques européennes de contractualisation des services en forme de quasi-monopole, qui révèle le fond de sa pensée : E. Chadwick, « Results of Different Principles of Legislation and Administration in Europe: of Competition for the Field, As Compared with Competition within the Field of Service », Journal of the Royal Statistical Society, n°22, 1859, p. 381-420.
  • [78]
    Voir J. M. Clarke, London Necropolis: a guide to Brookwood Cemetery, Stroud, Sutton, 2004, p. 16-22. Les arguments publicitaires de cette nouvelle compagnie sont en opposition directe avec le plan de Chadwick basé sur le « principe européen selon lequel l’enterrement d’un défunt constitue le domaine le plus inapproprié à la spéculation commerciale ». Cf. T. L. Owens, Paying Respects …, op. cit., p. 60.
  • [79]
    J. Brunfaut, Le cimetière de Méry-sur-Oise et le chemin de fer métropolitain et de la banlieue de Paris. Lettre adressée à MM. les membres du conseil municipal de la Ville de Paris par M. l’ingénieur Jules Brunfaut, Paris, Siège de la Société, 1874. Plusieurs fourgons à la tête et à la queue de chaque train seraient aménagés pour recevoir les cercueils et les neuf classes de service à la française (divisées en voitures de première et de deuxième classe) donneraient droit à un nombre plus ou moins limité de places dans les voitures pour les familles en deuil.
  • [80]
    P. Ariès, L’homme devant la mort, op. cit., p. 248-256.
  • [81]
    E. Mindwinter, Victorian Social Reform, Londres, Longmans, 1968, p. 53-54 et p. 97-98.
  • [82]
    La notion de « patchwork » – ouvrage fait de pièces et de morceaux, de pièces de rapport, de pièces disparates – voudrait ici insister sur la complexité des schémas d’administration territoriale, qui renvoient à la cohabitation d’unités administratives distinctes et non intégrées : en 1870, on compte ainsi 667 unions d’assistance publique (Poor Law Unions), 224 conseils municipaux et 335 Burial Boards en Angleterre et au pays de Galles. Voir K. T. Hoppen, The Mid-Victorian Generation, 1846-1886, Oxford, Clarendon Press, 1998, p. 107.
  • [83]
    Undertaker est la traduction littérale anglaise du terme français « entrepreneur », mais, alors que d’autres usages spécialisés du mot existent toujours, l’usage courant en anglais du terme undertaker, remontant à 1698 selon le Dictionnaire Oxford, est « l’entrepreneur de pompes funèbres », tandis qu’au pluriel, le terme undertakers signifie une entreprise de pompes funèbres.
  • [84]
    L’étendue du commerce des accessoires funéraires est immense. Pour ne prendre que deux exemples anglais : sur la plus grande artère commerciale de Londres à l’époque victorienne, Regent Street, il n’y avait pas moins de quatre mourning warehouses (magasins de deuils) et à Whitby, petite ville du Yorkshire, pas moins de 1500 personnes employées dans la fabrique des bijoux de jais, spécialité funéraire de ce port maritime. T. L. Owens, Paying Respects …, op. cit., p. 82.
  • [85]
    A. Ben-Amos, Funerals, Politics and Memory in Modern France, 1789-1996, Oxford, Oxford University Press, 2000.
  • [86]
    Voir T. Laqueur, « Bodies, Death,… », art. cité ; T. L. Owens, Paying Respects…, op. cit., p. 64-85 ; J. S. Curl, The Victorian Celebration…, op. cit.
  • [87]
    T. Laqueur, « Bodies, Death,… », art. cité, p. 117.
  • [88]
    Ce n’est que dans la seconde moitié du XXe siècle que de grandes firmes sont apparues, basées sur des économies d’échelle, tout en conservant cependant les noms des entreprises familiales. Dès les lendemains de la Première Guerre mondiale, qui a mis fin à la sentimentalité victorienne, les funérailles ont commencé à perdre leur dimension de « paraître en public ».
  • [89]
    T. L. Owens, Paying Respects…, op. cit., p. 89.

1La fin du XVIIIe siècle ouvre une période de réorganisation profonde dans les modes de gestion des morts au sein des sociétés occidentales. La croissance de la mortalité dans les grandes métropoles, associée à l’urbanisation et à l’industrialisation, augmente les risques de crises sanitaires et les peurs collectives autour des cimetières et des fosses communes comme foyers d’épidémie, contribuant à faire émerger la question des lieux d’inhumation comme « problème public » [1]. Les préoccupations concernant les cimetières, leur localisation, les conditions d’aménagement des sépultures s’intensifient avec la concentration urbaine des classes ouvrières, directement concernées par les enjeux de salubrité publique [2]. Elles sont aussi indissociables des débats politiques et intellectuels sur le traitement de la pauvreté comme « question sociale », le droit d’être enterré dignement constituant un enjeu d’intégration en même temps que de ségrégation. La question des funérailles est ainsi traversée par des transformations culturelles profondes, associées à la montée de classes moyennes porteuses de nouvelles aspirations en matière de consommation et de pratiques culturelles [3].

2Cet article examine la façon dont, au XIXe siècle, la question des inhumations devient, en France comme en Grande-Bretagne, l’objet d’un traitement politique accompagnant le développement de formes d’organisation économique qui, au-delà de fondements institutionnels distincts, combinent et articulent des logiques publiques, privées et associatives. Nous suivrons le processus à travers lequel la question des inhumations devient enjeu de controverse voire de conflit dans la sphère publique, incluant alors les acteurs religieux dans leur diversité [4]. En suivant ce mouvement de « publicisation » de la mort, des funérailles et des cimetières [5], nous examinerons la façon dont les autorités civiles l’instruisent en prenant appui sur diverses formes d’expertise (rapports de médecins et scientifiques, analyses économiques et statistiques, etc.), et orientent ainsi sa définition publique [6]. Ces expertises, productrices de connaissances objectives, n’en sont pas moins étroitement articulées à la production de rhétoriques, de jugements moraux, de principes de légitimité. De ce point de vue, notre analyse s’intéressera aux schémas d’organisation mais également aux énoncés et principes qui alimentent cette profonde refondation des économies de la mort. Nous envisagerons dans quelle mesure les argumentaires mobilisés reflètent la coexistence dans les deux pays de plusieurs principes de légitimité [7]. Si nous nous attachons surtout ici aux fondements institutionnels de l’économie des inhumations, nous faisons nôtre cette même hypothèse d’une pluralité des formes de légitimité publique, aboutissant de fait et dans les deux pays à des dispositifs organisationnels hybrides, composites, tant sur le registre public/privé que sur celui du national/local. Nous verrons à quel point la distance entre les conceptions française et anglaise, qui pourrait (trop) immédiatement se lire à travers l’opposition binaire monopole public/marché libre, trahit une différenciation beaucoup plus subtile : celle-ci renvoie plus fondamentalement à des modes différenciés d’agencement, d’interaction et de cohabitation entre les autorités publiques, les Églises, les entrepreneurs et la société civile dans la mise en œuvre d’une économie morale autour des funérailles, c’est-à-dire organisant l’articulation entre régulation publique, économie marchande et justice sociale.

3Cette lecture croisée de deux modèles ou régimes ne s’apparente pas à une analyse comparative stricto sensu, entreprise périlleuse à l’abord de questions d’ordre social et culturel, même si celles-ci peuvent prendre appui sur des données économiques objectives. L’ambition vise davantage à mettre en perspective ces formes institutionnelles comme constructions historiques, en suivant les acteurs, arguments et dispositifs qui participent à leur définition. Cette approche nous conduira à rendre compte successivement du cas de la France puis de l’Angleterre, en reconnaissant une certaine forme de cohérence des modèles de gouvernement, cependant traversés et travaillés par des enjeux similaires : la question des relations entre pouvoirs publics et Églises dans l’administration des problèmes publics, l’invention des dispositifs politiques et sociaux de prise en charge de la question sociale de la pauvreté, la construction de la légitimité de l’industrie privée comme partie prenante de l’économie des funérailles.

La conception française : le monopole public et ses limites

La publicisation des nécropoles en France au XVIIIe siècle

4Décrire les trajectoires différenciées de deux pays dans l’invention des formes institutionnelles données au règlement d’une question sociale (la prise en charge des morts dans les cités) constitue un exercice d’autant plus riche que ces sociétés sont traversées par des phénomènes similaires. Au cours de la période située entre la fin du XVIIIe siècle et la première moitié du XIXe siècle, les villes sont confrontées au même problème de l’inflation du nombre de morts [8] : la population des grandes villes augmente rapidement mais les taux de mortalité ne déclinent guère avant la seconde moitié du XIXe siècle.

5Plusieurs travaux ont fait connaître la façon dont la crise des cimetières s’inscrit en France dans l’agenda public tout au long du XVIIIe siècle et précède de fait les réformes établissant le principe du cimetière communal [9]. Dès la fin du XVIIe siècle, les nécropoles paroissiales des villes françaises aux superficies trop étroites amoncellent des cadavres jusqu’au débordement, au sens littéral du terme, puisque la terre n’absorbe plus les corps. Les charniers donnent à voir – et à sentir [10] – cette crise : il est question d’ « odeur cadavéreuse » exhalée des cimetières, de sols et de murs fragilisés par des terres trop retournées et surchargées, d’ossements à même les terres infectées. Incidents, plaintes, soupçons de contagion, c’est au cours du XVIIIe siècle que les morts commencent à migrer à l’extérieur de nombreuses villes, à l’initiative des autorités publiques et ecclésiastiques, des administrations hospitalières ou de celles des paroisses (fabriques) [11].

6La crise des cimetières motive les premières dispositions réglementaires et législatives qui, dès 1760 [12], témoignent de l’intervention croissante du pouvoir civil (les Parlements) sur la question des inhumations [13]. La qualification des nécropoles comme problème public et collectif s’établit essentiellement à partir de la dénonciation des problèmes d’insalubrité (épidémies, miasmes, etc.) [14] et s’appuie sur le recours aux experts (médecins, chirurgiens, scientifiques) dans l’instruction des réformes et des décisions en matière de translation des cimetières. C’est à partir de cette qualification objective et rationnelle associée aux préoccupations hygiénistes que se déploie un premier mouvement de publicisation des funérailles dans lequel interviennent de concert – mais non sans désaccords – les autorités civiles et religieuses.

7La période révolutionnaire déclenche un second mouvement, plus radical par la politisation du débat qui inscrit la question des inhumations dans le plan de déchristianisation. Désappropriation des institutions traditionnelles, suppression de la « pompe » des funérailles au nom de l’égalitarisme [15], « l’absolutisme révolutionnaire » laisse un chantier en ruine [16], investi cependant par les « entrepreneurs des inhumations », héritiers des anciennes corporations des jurés-crieurs (Paris), des ciriers (Angers) ou des tapissiers-décorateurs. Entre 1803 et 1811, le gouvernement napoléonien entreprend la reconstruction du régime d’organisation des inhumations et sépultures [17]. L’héritage de la Révolution se voit dans l’institution des funérailles civiques et des cimetières municipaux, mais l’esprit concordataire conduit à faire marcher de front la question religieuse et la question civile.

8

Dans le « Rapport sur les Sépultures » remis à l’empereur Napoléon le 1er messidor an XI (19 juin 1803), le conseiller Ségur suggère que la Section de l’Intérieur « a généralement reconnu des vues sages et utiles (…) le désir de ressusciter la morale publique et la religion des tombeaux, sans réveiller la superstition ; et enfin l’utile idée de faire cesser des spéculations sordides, en chargeant les administrations des hôpitaux des dépenses relatives aux pompes funèbres ; idée sage, qui fait tourner au profit des pauvres les dernières prodigalités des riches, et qui rend plus légères, sous une administration vertueuse, les dépenses que les familles peu aisées jugent indispensables, non par vanité, mais par décence » [18].

9Issu du long processus de délibération et d’instruction sur les principes qui doivent guider la réforme funéraire [19], le décret du 23 prairial an XII (12 juin 1804) sur les sépultures s’apparente à un « acte de la fondation d’un nouveau culte des morts » [20] : la création du cimetière moderne et l’exil des morts, la restauration d’un culte des morts, l’empreinte religieuse et familiale sur la sépulture conjuguée à l’établissement des nécropoles comme espace public inaliénable, et enfin le retour à une conception plus limitée de l’égalité, au nom de l’expression privée de l’hommage, justifiée par les bénéfices qu’elle procure pour le secours aux pauvres. Ce sont les formes institutionnelles qui soutiennent cette nouvelle économie de la mort que nous allons examiner à présent.

Le système français: concours et concurrence des régulations

10Une fois la question du traitement des morts requalifiée comme affaire publique, le régime d’inhumation inventé sous Napoléon s’apparente à un dispositif de partage des prérogatives et de distribution des rôles entre les autorités civiles et religieuses, sans exclure la médiation des entrepreneurs des inhumations. Quels sont les principes qui organisent ce modèle de gouvernance ?

11Après avoir originellement songé à confier la gestion des inhumations aux institutions des pauvres (hôpitaux), le gouvernement concède finalement aux fabriques et consistoires [21] le monopole du commerce des fournitures mortuaires, privilège qui garantit aux paroisses de substantielles sources de revenus, partiellement à même de compenser les pertes subies pendant la Révolution. Reflet des idéaux révolutionnaires, le partage des prérogatives entre les différents acteurs se calque sur l’établissement d’une séparation plus stricte entre la sphère publique et la sphère religieuse. La maison du défunt habillée de tentures, la chambre mortuaire de même que l’église ou autres lieux de cultes relèvent des prérogatives des Églises et de l’ordre privé, tandis que les rues traversées par le cortège funèbre et le cimetière constituent désormais des territoires publics par excellence. « Curiosité rare » sous l’Ancien Régime, le cortège funèbre, avec l’éloignement des cimetières, s’installe dans les rues de Paris de façon beaucoup plus régulière [22]. Le spectacle des chars funèbres et des voitures de deuil à Paris devient emblématique du rituel bourgeois parisien.

12Un second principe organisateur est bâti autour d’un compromis politique : le principe d’égalité n’exclut plus l’expression de la liberté individuelle, non seulement en matière de culte mais aussi de manifestation de la distinction sociale. Pour le convoi funèbre, la réglementation de 1811 distingue ainsi le service dit « ordinaire » qui garantit à tout citoyen un protocole minimal du convoi jusqu’au cimetière [23], et le service extraordinaire autorisant les familles à des cérémonies avec pompe et culte religieux. En matière de sépulture, l’impératif égalitaire de dignité conduit à instituer la sépulture individuelle, avec cependant une ligne de partage entre les tranchées gratuites (indigents) et la concession assurant un droit de jouissance permanent à la bourgeoisie et à la noblesse.

13La combinaison de ces principes, au fondement du dispositif politique que constitue le décret de Prairial et les dispositions afférentes produit un premier cadre de répartition des droits à partir duquel les différents acteurs (clergé, fabriques, municipalités) vont interagir. Sous la forme d’une nomenclature, celui-ci s’apparente à un dispositif de qualification et de classification des biens et services, qui n’exclut pas l’enchevêtrement des attributions respectives : ainsi, le convoi funèbre est administré par l’autorité municipale tandis que l’habillage du cortège, les voitures de suite, objets de décor (draperies, blasons, etc.) et jusqu’aux costumes des employés municipaux dépendent du monopole des fabriques et consistoires. Le cimetière est désormais contrôlé par les communes mais il est, d’un côté, entretenu par les fabriques, de l’autre, partiellement administré par les Églises, en particulier s’agissant des terrains consacrés (carrés confessionnels) au sein desquels l’autorité religieuse peut refuser d’inhumer les personnes jugées indignes d’un enterrement confessionnel. Prières, cierges, tentures, corbillard, cercueil, costumes, porteurs et ordonnateur sont distinctement régis par des droits de propriété, d’administration, de contrôle et surtout de commerce. Les controverses autour des frontières matérielles – le porche de la maison mortuaire ou de l’église donnant sur la voie publique, ou encore les costumes des employés municipaux –aussi bien que symboliques seront constantes au cours des décennies suivantes. En matière de commerce des fournitures et services des pompes funèbres, elles ne cesseront de s’intensifier à la mesure de l’extension de la sphère du commerce des accessoires.

La question sociale de la pauvreté au cœur de l’économie des funérailles

14Cette distribution politique se décline dans l’ordre économique comme une équation visant à combiner deux exigences a priori contradictoires : d’un côté, assurer aux fabriques (et consistoires) des revenus à même de couvrir leurs charges et compenser leurs pertes ; de l’autre, pourvoir à la charge de l’enterrement gratuit (ou peu cher) des pauvres et indigents garantissant un traitement égal de tout citoyen jusque dans la mort. Il faut ici rappeler à quel point la construction politique de la pauvreté comme « question sociale » constitue l’un des acquis de la Révolution. Le secours aux pauvres, longtemps prérogative exclusive de l’Église et des institutions de charité, a fait place à une conception plus sécularisée du traitement de l’indigence [24]. Les débats politiques autour de la question des funérailles et des inhumations sont fortement traversés par cette préoccupation à l’égard des pauvres [25]. On soutient ici la thèse selon laquelle la cause des indigents s’établit comme ressort de légitimité aussi bien pour les acteurs institutionnels qui se disputent leurs prérogatives respectives que pour les acteurs privés qui intercèdent dans le commerce des funérailles.

15Nicolas Frochot, préfet de la Seine et conseiller d’État, fut l’un des principaux artisans du système inventé pour résoudre cette équation économique et politique, à partir des dispositions expérimentées à Paris et qui serviront de modèle pour les grandes villes de France. Il invente le principe d’un impôt funéraire, basé sur une taxe fixe et une commission prélevée sur les classes de convoi supérieures, choisies par la noblesse et la bourgeoisie montante. Le même système s’applique pour les sépultures. La concession perpétuelle inclut un tribut dédié aux hôpitaux, hospices ou bureaux de bienfaisance [26]. Instituée par le décret de 1805 sur le cimetière du Père-Lachaise, elle autorise des formes plus individualisées de culte des morts, resserrées sur le cercle familial, en même temps qu’elle ouvre la voie à de nouvelles pratiques culturelles associées au monument commémoratif (tombeau, chapelle) dont la somptuosité accompagne l’expression de la grandeur sociale [27]. Les Recherches statistiques sur la ville de Paris (1826) témoignent de la popularité croissante des concessions, notamment auprès des classes moyennes pour lesquelles la concession temporaire permet de s’extraire du commun des mortels pour se rapprocher de l’idéal aristocratique qu’est la concession perpétuelle [28]. Aux environs immédiats des cimetières, l’industrie florissante de la marbrerie accompagne l’expression d’une sensibilité romantique pour l’art funéraire autour des sépultures familiales [29].

16Ceci conduit à suggérer que le rétablissement d’un cérémonial différentiel ne manifeste pas un simple retour au « triomphe des inégalités » [30], mais est désormais indissociable du traitement politique de la pauvreté. Légitimer cette restriction de l’idéal égalitaire des révolutionnaires en instituant la reconversion des profits au bénéfice des pauvres, tout en répondant aux aspirations de la bourgeoisie à l’expression culturelle de la liberté individuelle et de la distinction, tel est le principe qui fonde également le système des « classes de convois » en matière de funérailles.

17

« Impôt facultatif, mais onéreux, à ceux qui ne redoutent pas d’acheter à ce prix la vaine satisfaction d’un orgueil qui devrait s’arrêter aux limites de la vie. Pour en faire pardonner le fastueux étalage, la loi a voulu que le produit qui en découle soulageât la misère du pauvre, pourvût à leur sépulture gratuite et servît à l’entretien du culte. » [31]

18L’échelle des classes [32] joue sur la magnificence du cortège pour donner la mesure de l’hommage et des honneurs octroyés. Dans les classes de convoi les plus somptueuses (trois sur onze au total à Paris), la façade extérieure de la demeure familiale est drapée de tentures mortuaires tandis que l’intérieur est transformé en « chapelle » ; le corbillard est orné de plumets, broderies, franges, écussons, cocardes. À l’opposé, les classes inférieures sont privées d’apparat : cortège silencieux, service minimal, où le noir fait place au gris « qui souligne l’infamie de l’indigence », note Madeleine Lassère à propos du système mis en place à Bordeaux [33]. Il ne s’agit pas pour autant d’un abandon, les pauvres bénéficiant d’un service d’inhumation certes réduit au strict minimum mais gratuit ou presque.

19L’administration de cet impôt funéraire demeure cependant difficile dans un dispositif de co-régulation qui construit l’interdépendance des différents acteurs (clergé, fabriques, municipalités) sans exclure l’expression d’intérêts contradictoires. Là où le clergé et les fabriques rechignent à voire diminuer leurs principales sources de revenu, les municipalités, notamment dans les grandes villes, sont confrontées à la lourde charge que constitue la proportion importante de pauvres et d’indigents pour lesquels elles organisent un convoi funèbre. Dans son étude sur la bourgeoisie parisienne au XIXe siècle [34], Adeline Daumard, à partir des données publiées par le Journal de la Société de la Statistique, estime que la proportion des indigents enterrés de 1821 à 1830 à Paris atteint 83 % des enterrements sur un total de 261 360 morts, pour diminuer ensuite autour de 75 % pendant la période 1839-1848. Selon Maxime du Camp [35], en 1873, les enterrements d’indigents représentaient toujours 74 % du total des obsèques de la capitale. Cette part se situe plutôt entre 30 et 40 % dans les grandes villes de province, mais la charge des indigents n’en demeure pas moins un sujet opposant régulièrement les fabriques et les municipalités [36]. Les convois funèbres sont d’autant plus chers que les cimetières s’éloignent des paroisses vers l’extérieur des villes : le transport à bras à travers Paris ou le cortège hippomobile représentent des investissements et coûts élevés pour l’entreprise en personnels et équipements [37].

20C’est en considérant ces termes de l’équation économique que l’on peut comprendre la façon dont les entrepreneurs privés vont conquérir une place à part entière dans ce jeu d’interactions pour former au fil du siècle une véritable industrie privée du funéraire en France. En effet, la solution initiée par Nicolas Frochot à Paris au sortir de la Révolution [38] jette les bases du système d’échange politique dont l’entrepreneur des inhumations constitue une pièce maîtresse. Premier concessionnaire de la Ville de Paris, le sieur Bobée « fut autorisé à traiter de gré à gré avec les familles aisées pour les funérailles des leurs en compensation de l’obligation qui lui fut faite d’enterrer les pauvres gratuitement » [39]. À partir du décret de Prairial et au prix d’âpres négociations, il paya son droit d’exploiter le privilège des fabriques par des commissions élevées sur les fournitures dont elles avaient le monopole [40]. Ce scénario précurseur décrit à peu de choses près la façon dont l’entrepreneur des inhumations réussit progressivement à intercéder dans les affaires funéraires, en particulier dans les grandes villes au sein desquelles la population pauvre constitue une charge élevée pour les municipalités. La place de l’entrepreneur dans l’économie politique des funérailles au XIXe siècle est originellement celle d’un intermédiaire voire d’un médiateur, à même de gérer l’interface entre les acteurs institutionnels dans la régulation de ce schéma économique distribué et dans la cohabitation d’intérêts conflictuels.

L’industrie funéraire privée : la face cachée du monopole

21Si Paris fait référence en donnant toute leur mesure à ces transformations sociales et politiques majeures, on doit cependant rappeler à la fois la variabilité et le décalage temporel qui caractérisent la mise en place des équipements et services des inhumations dans les villes de province et, au-delà, dans les communes rurales. La translation des cimetières est un processus long et parfois controversé, de même que la mise en œuvre des schémas organisationnels en matière de transport et de services funéraires, qui passe par d’importantes négociations au niveau local et avec le gouvernement central [41]. Les solutions inventées sont relativement variées [42] et dépendent du jeu politique et des relations institutionnelles locales. À suivre les documents et rapports légués par les réformateurs à la fin du siècle, on peut cependant faire le constat que les fabriques ont exploité de façon relativement limitée leur privilège [43] : le manque de moyens et d’équipements, la charge des indigents, la prudence à l’égard d’un cadre juridique qui pouvait être incessamment révisé, ont freiné leurs velléités de réinvestir le commerce des funérailles, sinon en profitant de leur privilège de « rentier » associé à la solution de l’affermage à un entrepreneur.

22À partir de la seconde moitié du XIXe siècle, ce modèle parisien de l’affermage à un entrepreneur privé se répand dans un certain nombre de grandes villes, pour bientôt donner naissance en France à un véritable marché privé de la concession dominé par les Pompes funèbres générales (PFG) [44]. Les travaux et documents historiques sur le cas de Paris et sa périphérie au début du XIXe siècle, mais aussi d’Angers au milieu du siècle ou encore de Lyon, décrivent les stratégies des entrepreneurs dans cette conquête du commerce des funérailles [45]. L’échange politique est au cœur de cette dynamique et construit leur légitimité à arbitrer les interactions au sein de cette arène institutionnelle. Nous résumerons ici les ressorts de cet échange politique [46].

23Il est tout d’abord manifeste que la question des investissements matériels pèse sur les fabriques comme sur les municipalités : draperies, ornements, tentures, costumes mais aussi écuries, personnel et corbillards constituent des immobilisations importantes. L’exploitation de leur monopole par les fabriques tient aussi largement à la disposition du matériel qu’elles ont pu sauver des spoliations révolutionnaires. Ailleurs, la solution de l’affermage les libère du poids des investissements, dans un contexte d’incertitude sur les changements possibles de législation, qui dure jusqu’aux réformes de laïcisation. Déterminante est aussi l’habileté commerciale des entrepreneurs dans les négociations. Du côté des fabriques, ils garantissent des profits substantiels, d’une part sur la base des commissions fixées au contrat pour l’exploitation du monopole [47], d’autre part en concédant quelques pourcentages sur la vente de fournitures libres (coussins, blasons, draperies, fleurs). Ce commerce des accessoires superflus constitue la principale source de profit de l’entreprise. Et si l’exploitation commerciale des vanités sociales est dénoncée par les écrivains du XIXe siècle [48], elle est revendiquée par l’entrepreneur des inhumations comme le moyen de subvenir à la charge des indigents. L’« Entreprise de Pompes Funèbres » officielle de la Ville construit ainsi une alliance solide et durable avec les municipalités, ce qui la distingue des maisons funéraires qui se développent à la périphérie du monopole. Ces dernières, spécialisées dans le commerce libre, se rapprochent davantage des funeral shop anglaises à la même époque.

24Ainsi sont posées les bases du modèle public/privé de délégation de service qui s’est imposé comme le modèle dominant dans la gestion communale des services funéraires, y compris après la municipalisation en 1905, ouvrant la voie aux régies municipales (Tours, Lyon, Marseille). En effet, le recours à l’entreprise privée offre une solution avantageuse sur plusieurs points. Tout d’abord, son expertise commerciale permet de garantir aux municipalités comme aux fabriques la rentabilité voire la profitabilité d’un commerce largement grevé par la charge des pauvres. Quant aux fabriques, le commerce délégué des funérailles les libère de la tâche illégitime de tirer des profits de l’exploitation de la mort. Ensuite, le concessionnaire occupe une position de tiers et de médiateur dans le système de régulation, libérant les autorités religieuses et civiles d’une confrontation directe dans laquelle les intérêts contradictoires conduisent inéluctablement à un jeu à somme nulle. Enfin, comme le rappelle l’historien Thomas A. Kselman [49], il permet de réconcilier deux tendances contradictoires et au cœur des débats intellectuels de l’époque : d’un côté, la garantie d’un traitement digne pour tout citoyen devant la mort, portée par les idéaux égalitaires hérités de la Révolution ; de l’autre, le goût de la société pour le déploiement des fastes.

Le maintien des institutions intermédiaires : confréries, compagnonnages, sociétés de secours mutuel

25Le modèle français d’organisation des funérailles se caractérise par l’hybridation des logiques publiques et privées qui permet le développement d’une classe d’entrepreneurs spécialisés. Cette nouvelle organisation mise en place sous l’Empire n’exclut cependant pas le maintien d’institutions intermédiaires héritées de l’Ancien Régime. Pour les corporations et confréries à partir desquelles se tisse la sociabilité politique d’Ancien Régime, les funérailles sont l’un des lieux essentiels de manifestation de la confraternité. Après la Révolution, le compromis napoléonien permet la renaissance de ces formes variées de groupement associatif, « tantôt d’essence professionnelle, tantôt dévotionnelle [50] », sous des formes plus sécularisées. L’historien W. H. Sewell décrit l’ambivalence des autorités publiques à l’égard de ces associations, toujours suspectées de potentielles coalitions politiques, mais autorisées et bientôt reconnues, voire encouragées sous la Restauration en tant qu’institutions sociales permettant de soutenir des services d’assurance mutuelle [51]. Les groupements de travailleurs se développent tout d’abord à travers les sociétés de compagnonnage (1815-1820), bientôt supplantées par les sociétés de prévoyance ou de secours mutuel à partir de 1840 [52]. Parmi les nombreux services d’assistance qu’elles rendent à leurs membres, elles organisent les funérailles du défunt et encouragent les confrères à former le cortège [53]. Au milieu du siècle, Gustave Hubbard, secrétaire du Comité pour la propagation des sociétés de prévoyance ou sociétés de secours mutuels, estime leur nombre à environ deux mille cinq cents en 1846, avec quatre cent mille membres (« 1 600 000 âmes » si on inclut les familles, soit environ 5 % de l’ensemble de la population) et sept millions de recettes annuelles [54]. Nous sommes loin du dense tissu des Friendly Societies anglaises, que Hubbard revendique explicitement pour modèle, imputant à la méfiance de l’État envers toute forme d’association les causes de ce « sous-développement » français : il estime notamment que le produit de l’épargne amassée par les Friendly Societies s’établit dans un rapport de un à dix par rapport à la France. Il n’est cependant pas sans intérêt de rappeler la persistance de ces institutions intermédiaires qui, comme sous l’Ancien Régime, varient très largement dans leur forme, que ce soit en tant que groupement professionnel, assurance, œuvre pieuse ou club [55].

26Même après la Révolution peuvent persister des confréries que les autorités locales ont laissé fonctionner, y compris parfois en leur conférant officiellement le monopole des inhumations. Les confréries de charité en Normandie ou Bretagne, de même que les confréries de pénitents de Provence, sont décrites comme de véritables « institutions de la mort » [56] qui comptent dans leurs missions la charge d’accompagner sur un plan matériel tout autant que spirituel le passage du monde des vivants à celui des morts : soins aux agonisants, prières au défunt (notamment aux pauvres), organisation du convoi, mise au tombeau. Sur un registre étonnamment proche de celui des enterrements bourgeois et nobles organisés par les entreprises de pompes funèbres, elles participent au déploiement de la « pompe » des funérailles et à la sophistication de cette théâtralisation rituelle.

27Sociétés de secours mutuel, confréries et autres formes d’association constituent une alternative à l’entreprise de pompes funèbres. Elles décrivent une économie sociale et solidaire qui, selon le cas, peut être restreinte aux seuls membres de la communauté mais aussi se charger de l’enterrement des pauvres. Ces formes collectives « à la française » évoquent ainsi un modèle d’organisation mutualiste et solidaire qui, sous des formes très variées, constitue un acteur essentiel de l’économie des funérailles. Elles s’établissent comme une alternative populaire face au commerce urbain des funérailles, qu’il soit orchestré par l’Église ou par les marchands.

28Cette première partie visait à restituer les principaux mécanismes qui organisent l’articulation des régimes public et marchand dans la nouvelle économie des funérailles en France au XIXe siècle. Si le décret de Prairial institue un ordre public des inhumations, il consacre dans le même temps la part privée qui se développe à travers la liberté de culte, le droit à la dépense et l’hommage personnalisé au défunt. Il ouvre ainsi un espace dans lequel l’entrepreneur des inhumations, prompt à encourager la dépense ostentatoire, peut cultiver les profits du commerce des funérailles tout en gérant les intérêts contradictoires de ses délégataires, municipalités et administrations religieuses. En termes de légitimité, cette combinaison des logiques publiques et privées repose sur l’idée de subordonner le jeu des inégalités sociales au traitement de la pauvreté.

La conception anglaise : le marché libre et ses limites

Une « révolution » sociale et démographique plus que politique

29Il va de soi que la Grande-Bretagne de la fin du XVIIIe siècle ne connaît pas la rupture politique majeure que constitue la Révolution en France, et n’est donc pas affectée par les mêmes évolutions idéologiques et institutionnelles. Cependant, elle subit une profonde transformation, amenée par le processus d’industrialisation qui fait émerger la question sociale de la mortalité et de ses incidences démographiques et sanitaires. Sur le plan démographique, si la France compte une population deux fois plus nombreuse que l’Angleterre et l’Écosse réunies à l’heure de leur unification en 1707 [57], la population britannique passe de huit millions en 1750 à presque onze millions en 1801. Cinquante ans plus tard, elle a plus que doublé, pour atteindre quasiment l’équivalent de la population française à la fin du XIXe siècle, pour une superficie habitable représentant moins de la moitié de celle de la France. Cette croissance démographique va de pair avec une urbanisation rapide : les « nouvelles » villes industrielles, telles que Manchester, Liverpool ou Leeds voient leur population augmenter de près de 50 % d’une décennie à l’autre, surtout dans les années 1820 et 1830, tandis que la population de Londres fait plus que doubler entre 1801 et 1841, dépassant à cette date les deux millions d’habitants [58].

L’enterrement en Angleterre : la persistance de pratiques religieuses

30Nous avons déjà évoqué pour la France l’affaiblissement du pouvoir de l’Église catholique et son remplacement par l’État dans le gouvernement des questions sociales, incluant celle des inhumations. L’Angleterre n’ayant pas connu ce processus de laïcisation révolutionnaire, la question de la publicisation des inhumations ne se pose donc pas de la même façon dans les deux pays.

31Sur le plan religieux, les croyances et pratiques se sont profondément modifiées sous l’effet de la Réforme aux XVIe et XVIIe siècles. L’Église anglicane, devenue l’Église de l’État, joue un rôle « public » dans de nombreux domaines d’action du gouvernement, en particulier le gouvernement local : les conseils de paroisses exercent un rôle essentiel dans la prise en charge des pauvres. Mais à côté de l’Église d’Angleterre, une large tolérance envers d’autres obédiences protestantes – « non-conformistes » ou « Dissenters » – permet une certaine variété des pratiques religieuses, au point que Voltaire, lors d’une visite en Angleterre en 1727, s’exclama ironiquement : « C’est ici le pays des sectes. Un Anglais, comme homme libre, va au ciel par le chemin qui lui plaît » [59]. Les inhumations se font dans les churchyards, terres consacrées autour de l’église paroissiale, dont une partie est parfois réservée aux Dissenters jusqu’à ce que, progressivement, ces derniers se voient attribuer leur propre domaine. Quand, en 1843, le réformateur social Edwin Chadwick écrit son célèbre Supplementary Report to Parliament on the Practice of Interment in towns, l’une de ses nombreuses annexes donne la liste de tous les lieux d’inhumation de la métropole londonienne [60] : on compte cent soixante-quatorze churchyards, deux enclos pour les épiscopaliens, deux pour les presbytérians », treize pour les congrégationalistes, sept pour les baptistes, cinq pour les méthodistes, trois pour les catholiques romains, trois pour les quakers, quatre pour les juifs, un pour les « étrangers » (apparemment une chapelle suédoise), seize pour les « sans affiliation » et six dénommés comme « General Burial-Grounds ». Sur cet ensemble de deux cent trente-six enclos, 74 % relevaient donc de l’Église anglicane. Trente lieux d’inhumation anglicans accueillaient plus d’un enterrement par jour (six d’entre eux recevant plus deux enterrements par jour), mais il est significatif que huit sur vingt-deux enclos « sans titre » ou « général » recevaient plus de trois défunts par jour : cette dernière catégorie correspondait généralement aux indigents [61].

La montée de la conscience « publique » et politique : the Condition of England question

32Ces statistiques ne disent cependant rien du scandale majeur de la pauvreté urbaine qui préoccupe tant les réformateurs victoriens, pour lesquels la « question sociale » en Angleterre (« Condition of England ») devient un motif d’inquiétude extrême dans les années 1830. Les Tories (bientôt nommés conservateurs) et les libéraux (nouveau nom pour Whigs) sont également concernés. L’un de leurs principaux soucis tient aux effets de l’insalubrité, notamment des cimetières, sur la « santé publique ». La mise en place du Public Health Board (commission gouvernementale de santé publique) en 1848 fut l’une des principales réalisations d’Edwin Chadwick. De fait, le scandale des enclos des morts (graveyards), reconnu et dénoncé depuis le milieu du XVIIIe siècle [62] dans les mêmes termes qu’en France, devenait plus intolérable encore avec la forte croissance démographique. De façon très colorée, le rapport de Chadwick décrit les effets de l’accumulation des cadavres dans la terre, de la putréfaction qui en émane et des « miasmes » produits, vecteurs de peurs populaires. Il n’insiste guère cependant sur le commerce des cadavres des indigents pour la science anatomique et la dissection médicale, dès lors que l’approvisionnement en corps de criminels n’est plus suffisant [63].

33Le traitement des indigents en Angleterre présente de nombreuses différences avec la situation française. À partir de la fin du XVIe siècle, les lois sur les pauvres (Poor Laws) ont obligé chaque paroisse d’Angleterre à pourvoir aux besoins élémentaires des indigents en leur apportant une aide « à domicile », paradoxalement qualifiée d’outdoor relief dans la tradition anglaise, pour signifier que cette aide n’est pas conditionnée au fait de consigner les pauvres dans des établissements spécialisés. Cela signifie entre autres que les pauvres sont enterrés gratuitement, de la façon la plus simple possible, dans les enclos paroissiaux. Les pratiques au sein des grandes villes peuvent différer, notamment quand les charniers (charnel houses) sont des moyens plus efficaces pour se débarrasser des corps [64]. Les changements sociaux et démographiques qui commencent dans la seconde moitié du XVIIIe siècle et s’accélèrent dans les décennies suivantes remettent en question ce système d’assistance aux pauvres. Ce n’est pas ici le lieu de discuter les changements capitaux amenés par le Poor Law Amendment Act de 1834, dont l’un des principaux artisans est Edwin Chadwick, sinon pour relever que cette loi abolit l’aide à domicile (outdoor relief) pour la remplacer par le confinement des pauvres dans les workhouses, communément nommées les « Bastilles », aux conditions de vie pires qu’à l’extérieur. L’un des éléments importants de ce système administratif est le Board of Guardians qui, à l’échelle de chaque territoire (Poor Law Union), a l’obligation d’assurer à chaque indigent un enterrement décent, dans un enclos réservé. Selon le principe utilitaire de less eligibility[65], la cérémonie est réduite à son expression la plus simple, sauf si les proches souhaitent faire quelques dépenses supplémentaires [66]. Il s’agit néanmoins d’un « droit » qui équivaut pour chaque enterrement à la somme non négligeable d’une livre et quinze shillings. N’y aurait-il pas là une forme d’équivalent britannique du service gratuit des funérailles pour les indigents en France ?

Échapper aux obsèques de pauvre : l’omniprésence des friendly societies

34Pour échapper à un enterrement de pauvre et s’assurer des funérailles « décentes » ou « respectables », les travailleurs cotisaient souvent chaque semaine au sein de friendly societies ou de burial clubs. On en rencontre une telle variété qu’il est impossible de les définir précisément, ni d’établir leur nombre exact. À la fin des années 1830, il y avait au moins quatre-vingt-dix burial clubs différents à Walsall, une ville industrielle moyenne voisine de Birmingham [67]. Certains sont plutôt informels et de petite taille, et souvent fondés sur la communauté de voisinage ; ils collectent un demi penny par semaine pour le financement du service minimal requis afin d’être enterré dignement. D’autres atteignent une taille suffisante pour devenir des confréries rituelles, souvent sur le modèle des guildes médiévales chevaleresques, au sein desquelles l’assurance pour les frais d’enterrement représentait seulement un élément parmi d’autres. D’autres encore se sont développés au point de figurer parmi les plus grandes compagnies d’assurance au monde : ainsi la célèbre Prudential, fondée en 1854 et spécialisée dans l’assurance-vie – « the man from the Pru » qui collecte les cotisations chaque semaine devenant une figure familière des quartiers urbains. L’historien Francis Thompson constate qu’à partir de 1870, plus des trois quarts de la population totale étaient couverts par un dispositif d’assurance obsèques et qu’à partir de 1915, « il devient difficile d’imaginer que ceux qui n’avaient aucune forme d’assurance dépassaient 10 % de la population » [68].

35Nombreux sont les écrivains et intellectuels d’alors à porter un regard critique sur ces organisations autonomes multipliées, et nul plus qu’Edwin Chadwick n’insista sur les scandales qui leur étaient associés et sur le fait qu’elles constituaient un obstacle à une régulation étatique de l’ensemble de l’industrie funéraire [69]. On peut aussi analyser ce phénomène des friendly societies – phénomène culturel autant qu’économique – sous un autre éclairage. Il ne saurait assurément être assimilé au mouvement coopératif tel qu’ont pu le défendre des socialistes comme Robert Owen en Grande-Bretagne ou Charles Fourier et Saint-Simon en France. Il n’en constitue pas moins un instrument non négligeable d’amélioration de la condition de prolétaire [70]. Cette domination des friendly societies a sans doute contribué au fait que l’industrie funéraire est restée en Angleterre relativement libre de toute forme de contrôle ou de régulation par le gouvernement, exception faite de la question des cimetières.

Des enclos paroissiaux aux cimetières : le modèle privé

36Le rapport d’Edwin Chadwick adressé au Parlement en 1843 n’est pas la première tentative pour faire face à la crise générale des inhumations au XIXe siècle. Un pan important de l’activité parlementaire peut alors être qualifié de législation « permissive » et dans le domaine qui nous intéresse, elle autorise des initiatives visant à satisfaire l’aspiration des classes moyennes à échapper aux enclos des morts urbains par la création de cimetières plus spacieux à l’extérieur des villes. Le mode privilégié consiste à fonder une joint-stock company (société à capital social), nécessitant l’approbation du Parlement sur la base d’une loi spécifique passée pour chaque projet. La première initiative réussie en la matière est la General Cemetery Company créée en 1830 par l’avocat et philanthrope George Frederick Carden (1798-1874).

37L’usage du terme, relativement nouveau, de « cimetière » vise délibérément à manifester la distance de tels projets par rapport aux enclos des morts considérés comme malsains. Dans le prospectus associé au lancement de sa nouvelle compagnie, Carden fait l’éloge des cimetières post-révolutionnaires en France, en particulier celui du Père-Lachaise à Paris, qui, selon lui, montrent la voie pour de nouvelles pratiques en matière de culte et d’hommage rendus au mort : les familles peuvent ériger de magnifiques monuments selon un modèle à la fois esthétique et ordonné [71]. Le prix des actions reste volontairement modéré, afin de permettre aux investisseurs désireux d’acquérir plusieurs actions d’obtenir en contrepartie le droit de choisir pour leur famille un lieu d’inhumation privilégié dans l’enceinte du cimetière. Est-il meilleur témoignage de l’esprit matérialiste des classes moyennes et de leur aspiration à la respectabilité, à l’affichage de leur rang social, que l’acquisition de ces portions de terre associées à des titres de propriété à perpétuité, permettant ainsi de construire un caveau familial et d’y ériger un monument [72] ?

38Le premier cimetière privé de ce type s’établit à Kensal Green en 1833 et au cours de la décennie suivant, six autres garden cemeteries sont créés dans les environs de Londres. Ils ne ressemblent guère au cimetière du Père-Lachaise ; plutôt que la régularité et l’ordre français, ils privilégient, dans l’esprit des jardins anglais du XVIIIe siècle, des paysages naturels, avec chemins sinueux et buissons astucieusement placés afin de reproduire l’image mythique d’une « Vieille Angleterre » pittoresque [73]. Tous ces cimetières ont prospéré – et existent toujours aujourd’hui, même si pour deux d’entre eux, c’est comme memorial gardens (jardins du souvenir) [74]. Ils sont tous au moins dix fois plus étendus que le plus grand enclos paroissial de Londres, tandis que, si l’on se réfère à l’année précédant immédiatement le rapport de Chadwick, ils accueillent moins d’un enterrement en moyenne par jour, à l’exception du pionnier, Kensal Green, où l’on dénombre 2,5 enterrements par jour en moyenne.

La réforme utilitariste proposée par Edwin Chadwick et les réserves du Parlement

39C’est probablement en raison de cette relative sous-utilisation qu’Edwin Chadwick, partisan de « l’utilitarisme » – il a d’ailleurs été dans sa jeunesse le secrétaire personnel de Jeremy Bentham –, ne tient pas compte de ces entreprises bourgeoises ostentatoires dans son long rapport de 1843. La devise « le plus grand bonheur pour le plus grand nombre » est assez éloignée de ces profits privés propres à satisfaire les intérêts d’une minorité privilégiée plutôt que le bien commun. À l’encontre de l’acception commune d’un utilitarisme « libéral » consistant principalement à promouvoir les valeurs du « laisser-faire individualiste », les conclusions de Chadwick dans son rapport sont au contraire étonnamment dirigistes, sinon étatistes : il appelle à l’interdiction des enterrements au sein d’enclos surpeuplés et à la création de « cimetières nationaux […] entretenus (de même que les équipements matériels) sous la direction de fonctionnaires dûment qualifiés pour promouvoir la santé publique » [75]. Il s’attaque ensuite au « marché libre » de l’industrie funéraire et suggère que les cimetières nationaux soient financés par des bons du trésor avec des taux d’intérêt attractifs pour les souscripteurs. Les frais d’enterrement devaient suffire à l’entretien des cimetières et tout excédent devait être utilisé pour l’amélioration de la santé des vivants [76]. Tout au long de son rapport, Chadwick défend une régulation plus stricte des funérailles, après avoir étudié la manière dont elles étaient pratiquées dans des villes étrangères comme Boston, Francfort et Berlin. Il porte un intérêt particulier au service parisien des pompes funèbres, dont il décrit l’organisation dans les moindres détails – il reproduit le tableau des neuf classes d’enterrements, avec pour chacune les prix correspondants en livres et shillings. Il approuve tout particulièrement le fait que le concessionnaire français choisi par la municipalité ait la responsabilité d’enterrer gratuitement les pauvres et indigents [77].

40Les propositions audacieuses de Chadwick, qui s’apparentent à la revendication d’une nationalisation du commerce funéraire, n’ont guère suscité l’enthousiasme au Parlement britannique, au sein duquel les partisans du commerce libre triomphent après l’abolition en 1846 des Corn Laws (lois de protection agricole). Cependant, après l’épidémie de choléra qui frappe Londres en 1849, le Metropolitan Interments Act de 1850 reprend la proposition d’interdire toute nouvelle inhumation au sein du territoire métropolitain ainsi que le principe selon lequel le Board of Health – que Chadwick dirige alors – peut procéder à l’achat de terrains et être responsable de la gestion des cimetières pour remplacer les anciens enclos paroissiaux. Mais tandis qu’est discutée cette organisation, aussi ambitieuse qu’interventionniste, une nouvelle joint stock company est lancée avec le soutien du Parlement. Baptisée du nom grandiose de London Necropolis and National Mausoleum Company, elle est associée à un vaste projet de transport en train des défunts et de leurs familles sur le trajet de vingt-quatre miles (quarante kilomètres) jusqu’au nouveau cimetière de Brookwood, d’une étendue de huit cents hectares, près de Woking, dans le Surrey. À la fin du siècle, elle est devenue la plus grande compagnie funéraire privée du pays et celle qui offre la gamme de services la plus complète. L’innovation réside notamment dans ces trains spéciaux pour les funérailles, fournis par la toute nouvelle London and South-Western Railway Company. On ne retrouve pas les neuf classes du système français, mais une gamme de wagons plus ou moins luxueux conformes aux classes sociales dont sont issues les familles [78].

41Le parallèle est ici frappant avec le grand projet français de Méry-sur-Oise, soutenu par le préfet Haussmann, qui envisageait de fermer les cimetières parisiens intra muros pour créer un grand cimetière situé à une trentaine de kilomètres de Paris et relié à la capitale par un réseau de chemin de fer. Si les nouveaux cimetières britanniques s’inspiraient à l’origine du Père-Lachaise, ce projet-ci a pour modèle celui de Woking. En témoigne le compte rendu enthousiaste de la visite qu’y a faite l’ingénieur Jules Brunfaut, aux premières pages de son plaidoyer en faveur de Méry-sur-Oise à l’adresse du conseil municipal de Paris [79]. Le projet français était beaucoup plus ambitieux que celui de Woking, car il fallait créer quatre « gares reposoirs », au nord, à l’est, au sud et à l’ouest de Paris, raccordées par un réseau complexe de chemins de fer reliant l’ensemble de Paris au nouveau cimetière. Il s’agissait de ne pas trop encombrer les gares « ordinaires » de ces trains appelés « convois mortuaires» par l’ingénieur mais vite rebaptisés « trains de la mort » par un public dubitatif. De fait, le projet fut rejeté deux fois par le conseil municipal de Paris, en 1879 et en 1881. Philippe Ariès souligne que les catholiques comme les partisans de la laïcité souhaitaient voir maintenus les traditionnels cortèges dans les rues de Paris : le « culte des morts », en plein essor dans la seconde moitié du XIXe siècle, se trouvait mis à mal par cet acheminement ferroviaire [80].

Le compromis du « patchwork » britannique : une organisation décentralisée

42Le « culte des morts » existait bel et bien en Angleterre aussi, mais le Parlement ne voulait pas davantage d’un plan grandiose comme celui que proposait Chadwick. Celui-ci suscita d’importantes oppositions, à commencer par les réticences du Trésor britannique, effrayé par son coût exorbitant. Par ailleurs, certains intérêts particuliers, tels que ceux des autorités religieuses et des entrepreneurs de pompes funèbres, sentant leurs profits menacés, manifestèrent vivement leur désapprobation. En juin 1852, une loi abrogeant l’Interments Act et mettant fin aux ambitions interventionnistes de Chadwick est votée au Parlement.

43En 1853, un décret sur les inhumations (Burial Act) permet aux paroisses et aux municipalités de mettre en place des commissions locales, les Burial Boards, qui peuvent soumettre au gouvernement des projets d’achats de terrains, financés sur la base de taxes locales et de fonds d’emprunt, et qui seront chargées de l’administration de ces nouveaux cimetières. Entre 1852 et 1906, pas moins de quinze Burial Acts ont été votés. On retiendra en particulier le Public Health Act de 1875 qui renforce la législation précédente, défend un « minimum sanitaire national » dans tous les domaines – approvisionnement en eau, inspection alimentaire, gestion des déchets, éclairage public – et, à ce titre, énonce des règles strictes en matière d’enterrement [81]. Ces dispositions législatives n’en demeurent pas moins minimalistes ou permissives. Le développement des cimetières, comme de bien d’autres équipements au temps de l’administration victorienne, ne fut jamais systématique. Cette situation se prolonge au XXe siècle, alors que les investissements municipaux en la matière s’accroissent, pour aboutir à la situation de « patchwork » caractéristique du monde anglais [82].

Les undertakers, entrepreneurs de pompes funèbres

44Ce constat vaut aussi pour l’ancienne profession des undertakers[83]. L’organisation des funérailles inclut tout un ensemble d’opérations diverses : préparation et transport du corps, coordination avec les autorités religieuses, l’administration du cimetière et même l’État, pour l’enregistrement du décès (à partir de 1836), annonce dans le journal local – un must dans l’Angleterre victorienne, y compris et peut-être surtout pour les classes ouvrières –, accompagnement de la famille endeuillée et fourniture des costumes et accessoires pour les cérémonies publiques. Aussi cette période est-elle l’âge d’or des entrepreneurs de pompes funèbres. Les proximités avec la France sont patentes. Dans les deux pays, de grands écrivains populaires – Dickens et Zola, pour ne citer que les plus célèbres – critiquent leurs procédés abusifs et leur propension à forcer les dépenses des familles endeuillées [84]. Les obsèques des personnages publics sont alors des événements patriotiques et, si la France a le Panthéon, qui n’échappe d’ailleurs pas à la politisation [85], l’Angleterre possède pour ce genre de cérémonie l’abbaye de Westminster. L’extraordinaire intérêt public pour des funérailles telles que celles du duc de Wellington en 1852 et du prince Albert en 1861 [86] crée un idéal symbolique qui s’impose même aux classes ouvrières, dont les élites peuvent bénéficier de funérailles de masse [87].

45Même si nous avons des exemples d’entreprises funéraires intégrées à d’immenses projets tels que celui de la London Necropolis and National Mausoleum Company, les entreprises de pompes funèbres sont essentiellement des petites entreprises familiales. La grande variété des appartenances religieuses de même que les différences de classes ou autres différences culturelles contribuent au développement d’un marché libre et multiforme de petites entreprises locales [88].

46Il arrive que les entreprises de pompes funèbres intègrent la fabrication du cercueil ou du monument, mais le plus souvent, il s’agit d’entreprises distinctes – coffin makers ou monumental masonry –, généralement associées par des liens de sous-traitance ou des accords donnant lieu à des commissions plus ou moins officielles. Il existe de façon coutumière un système similaire de commissions payées aux églises comme sans doute aux nombreuses friendly societies. Ces multiples formes d’ententes officieuses, certainement tout aussi présentes au sein de ce marché libre que dans le système français plus organisé, ont, de fait, conduit à des abus manifestes. C’est pourquoi la National Funeral and Mourning Reform Association lance à partir de 1875 une vaste campagne de lutte contre l’exploitation commerciale des funérailles [89]. Cependant, Chadwick excepté, qui rumine durant sa longue retraite son incapacité à transformer le système anglais, il n’y a aucune raison de penser que ces critiques revendiquent en quelque façon la mise en place d’un monopole sur l’organisation des enterrements. Au contraire, elles témoignent plutôt de l’évidence selon laquelle l’ensemble de ce commerce autour des morts est partie prenante du développement d’une culture marchande à l’époque victorienne.

Deux régimes conjuguant gestion publique et initiative privée

47Cette lecture croisée des formes institutionnelles adoptées pour répondre à la question des inhumations en France et en Grande-Bretagne ne se laisse pas enfermer dans un schéma binaire d’opposition de deux modèles nationaux, moins encore de deux figures types telles que celles du monopole public et du marché libéral. Dans les deux pays, le gouvernement politique et économique des inhumations est pluriel, y compris dans l’exercice de l’autorité et du contrôle. Si, en France, il existe un système d’interaction beaucoup plus conflictuel entre l’Église et l’État, encore imprégné du projet révolutionnaire, un modèle de co-régulation et d’interdépendances se met cependant en place, qui contraint les autorités publiques et religieuses à travailler de concert, sans exclure les entrepreneurs privés. En Angleterre prévaut une conception plus pacifique et libérale, que ce soit à travers la manifestation de la diversité religieuse ou l’entrée en scène des compagnies privées autorisant l’expression de certaines formes de ségrégation sociale. L’État n’en demeure pas moins systématiquement impliqué, ne serait-ce que par l’arbitrage, au moyen d’une législation dite « permissive ». Dans les deux pays, l’organisation économique des inhumations fait se rencontrer des logiques publiques et privées, mais aussi individuelles et collectives (confréries et friendly societies), même si c’est de façon différenciée : l’industrie privée des services funéraires en France est adossée au monopole, ce qui lui permet de se déployer dans une logique d’expansion et d’intégration à partir des grandes villes ; en Angleterre, elle fonctionne de façon plus autonome mais aussi plus dispersée à partir d’entreprises familiales ou de compagnies de cimetières s’adressant à des segments sociaux privilégiés.

48Il est aussi instructif de mesurer à quel point, de l’une à l’autre nation, le paysage funéraire est différencié. Si en France se manifeste davantage l’ambition d’un « schéma national » à travers la détermination d’un cadre législatif univoque, toute réduction à une systématisation post-révolutionnaire serait erronée ou illusoire. De toute évidence, il n’existe pas du côté anglais, et encore moins dans l’ensemble du Royaume-Uni, la moindre homogénéité. Hybrides, composites, hétérogènes, les deux « systèmes » – quoiqu’ils n’aient précisément aucun caractère « systématique » – révèlent de ce point de vue d’étonnantes convergences. Mais on peut aussi choisir d’insister sur leurs contrastes, notamment en éclairant la façon dont ils mettent en place des agencements institutionnels privilégiés et des formes dominantes de justification.

49La conception française est bâtie sur le principe du partage et de la cohabitation, avec une segmentation des rôles et des attributions entre les acteurs autour du défunt et dans l’organisation de l’enterrement. Ce principe régit la production des biens symboliques, les lieux, sujets et objets étant systématiquement qualifiés en conformité à une qualité publique (principe égalitaire) ou privée (liberté individuelle et religieuse), avec des interactions aux frontières fortement conflictuelles. En même temps, le principe dominant et supérieur demeure celui de la solidarité civique garantissant à tous un droit égal à un enterrement digne. L’argumentaire associé au monopole, et plus tard à la concession, est avant tout celui du soutien à une économie morale destinée à protéger les pauvres, à partir de l’établissement et de la gestion d’un impôt funéraire prélevé sur les prétentions ostentatoires des classes supérieures. La légitimité encore socialement très fragile de l’entreprise privée et son inscription dans ce système de régulation est rigoureusement subordonnée à sa capacité à être partie prenante voire garante de cette économie morale.

50Au contraire, la conception anglaise s’organise autour d’un principe libéral – au sens de la reconnaissance des libertés individuelles – qui reconnaît des formes religieuses communautaristes et ouvre la voie au marché libre, avec un consumérisme (commodity culture) plus assumé, jusque dans la manifestation d’une ségrégation sociale des funérailles bourgeoises et des cimetières paysagers. L’économie des funérailles est aussi et fortement soutenue par de premiers dispositifs assurantiels portés par les associations collectives et mutualistes, indépendamment de toute intervention de l’État. Plus tardive, cette intervention vient pallier les limites du libéralisme dans le traitement de la question sociale des pauvres, et il n’est pas indifférent de relever qu’elle conduit finalement à une solution beaucoup plus municipale que libérale.

Notes

  • [*]
    Respectivement directrice de recherches au CNRS en sociologie, laboratoire PACTE, université de Grenoble, et professeur émérite d’études anglophones à l’université de Savoie.
  • [1]
    Cf. D. Cefaï, « La construction des problèmes publics. Définitions de situations dans des arènes publiques », Réseaux, 1996, p. 3-66 ; J. Gusfield, The Culture of Public Problems. Drinking-Driving and the Symbolic Order, Chicago, The University of Chicago Press, 1980 ; P. Hassenteufel, « Les processus de mise sur agenda : sélection et construction des problèmes publics », Informations sociales, vol. 1, n°157, janv.-févr. 2010, p. 50-58 ; C. Gilbert et E. Henry (dir.), Comment se construisent les problèmes de santé publique, Paris, La Découverte, 2009.
  • [2]
    T. Walter, « Three ways to arrange a funeral: Mortuary variation in the Modern West », Mortality, August 2005, p. 173-192.
  • [3]
    P. Ariès, L’homme devant la mort, t. 2, La mort ensauvagée, Paris, Éd. du Seuil, 1977 ; T. A. Kselman, Death and the Afterlife in Modern France, Princeton, Princeton University Press, 1993 ; M. Lassère, Villes et cimetières en France de l’Ancien régime à nos jours. Le territoire des morts, Paris, L’Harmattan, 1997 ; E. Fureix, La France des larmes. Deuils politiques à l’âge romantique (1814-1840), Seyssel, Champ Vallon, 2009, p. 43-93.
  • [4]
    Les réformes funéraires du XIXe siècle en France dialoguent avec les administrations des paroisses catholiques mais également les consistoires protestants et juifs institués par Napoléon. Cf. P. Hidiroglou, Rites funéraires et pratiques de deuil chez les juifs en France. XIXe-XXe siècles, Paris, Les Belles Lettres, 1999. Dans le cas anglais, l’acceptation de la diversité religieuse est devenu la norme en matière de sépulture au XIXe siècle.
  • [5]
    Au sens d’inscription du système des funérailles et des inhumations dans l’espace public et la sphère de la régulation politique. Cette définition de la notion de « publicisation », largement mobilisée en sciences politiques, est notamment suggérée par Jean-Pierre Le Bourhis à partir d’une recherche sur la politique de gestion de l’eau en France. J.-P. Le Bourhis, La publicisation des eaux. Rationalité et politique dans la gestion de l’eau en France (1964-2003), thèse de doctorat de science politique, université Paris-1, 2004.
  • [6]
    J. Gusfield, The Culture of Public Problems…, op. cit., p. 16-17.
  • [7]
    L. Thévenot, « Les investissements de forme », Cahiers du centre d’études de l’emploi, n°29, Conventions économiques, Paris, PUF, 1986 ; M. Lamont et L. Thévenot (dir.), Rethinking Comparative Cultural Sociology. Repertoire of Evaluation in France and the United States, Cambridge, Cambridge University Press, 2000. Cette perspective fait écho au renouvellement des analyses comparatives transnationales en science politique et sociologie, orientées vers l’analyse des « répertoires culturels nationaux » comme espaces pluriels d’ordre de justification disponibles pour les acteurs, cependant reconnaissance des variations dans la prégnance de certaines formes de grandeur traditionnellement dominantes.
  • [8]
    T. Walter, « Three Ways to Arrange a Funeral: Mortuary Variation in the Modern West », Mortality, vol. 10, n°3, p. 173-192. T. A. Kselman, Death and the Afterlife in Modern France, op. cit.
  • [9]
    Cf. notamment P. Ariès, L’homme devant la mort…, op. cit. ; P. J. Thibaut-Payen, Les morts, l’Église et l’État. Recherches d’histoire administrative sur la sépulture et les cimetières dans le ressort du parlement de Paris aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Fernand Lanore, 1977 ; P. Chaunu, La mort à Paris, XVIe, XVIIe, XVIIIe siècles, Paris, Fayard, 1978 ; M. Lassère, Villes et cimetières…, op. cit.
  • [10]
    A. Corbin, Le miasme et la jonquille. L’odorat et l’imaginaire social, XVIIIe-XIXe siècles, Paris, Flammarion, 1982, p. 33-34 et p. 120.
  • [11]
    Souvent occasionnées par des vagues d’épidémies et des hausses brutales de mortalité, les premières translations de cimetières, observe Madeleine Lassère, touchent aussi plus directement les défunts désaffiliés : pauvres, vagabonds, soldats étrangers. M. Lassère, Villes et cimetières, op. cit., p. 22.
  • [12]
    J. Thibault-Payen, Les morts, l’Église, op. cit., p. 208-226.
  • [13]
    D. Ligou, « L’évolution des cimetières », Archives des sciences sociales des religions, vol. 39, n°39, 1975, p. 61-77 ; S. Barles, La ville délétère. Médecins et ingénieurs dans l’espace urbain, XVIIIe et XIXe siècles, Seyssel, Champ Vallon, 1999.
  • [14]
    O. Zeller, « La pollution par les cimetières urbains », Histoire urbaine, vol. 1, n°5, 2002, p. 67-83.
  • [15]
    Il faut rappeler en effet à quel point, sous la Convention, l’institution des funérailles civiques est animée par un principe supérieur, celui « d’imposer la dignité des funérailles par la seule majesté de la loi, sans appareil, sans faste et à l’exclusion absolue de toute pensée religieuse » (cité par B. Gaubert, Traité théorique et pratique de législation, de doctrine et de jurisprudence sur le monopole des inhumations et des pompes funèbres, Marseille, Marius Lebon, 1875).
  • [16]
    Les travaux sur la période révolutionnaire convergent vers un diagnostic de négligence et de crise : sous la Terreur, le service des sépultures est un désastre, les champs de repos accueillent pêle-mêle des cadavres jetés les uns sur les autres dans les fosses communes. Sommés de réagir devant l’indécence de la situation, les législateurs de la Convention puis du Directoire rétablissent peu à peu un service des inhumations comportant un protocole minimal. Voir notamment P. Hintermeyer, Politiques de la mort, tirées du concours de l’Institut : germinal an VIII-vendémiaire an IX, Paris, Payot, 1981, p. 13-15.
  • [17]
    Projets de règlement sur les sépultures du 29 prairial an XI et du 12 prairial an XI ; rapport et projet de décret de la section de l’Intérieur sur les Églises et les sépultures du 1er messidor an XI ; rapport et projet de décret relatifs à l’Entreprise générale des convois et des sépultures dans la ville de Paris (1811) ; décret du 18 août 1811 organisant le service des pompes funèbres de Paris.
  • [18]
    Comte Ségur, Rapport sur les sépultures, Conseil d’État, 1er messidor an XI : http://www.napoleonica.org/gerando/GER00580.html.
  • [19]
    On renvoie notamment à l’ouvrage de Pascal Hintermeyer (Politiques de la mort, op. cit.), consacré au concours national sur les funérailles et les sépultures organisé par l’Institut de France en 1800 à la demande de Lucien Bonaparte, ministre de l’Intérieur.
  • [20]
    P. Ariès, L’homme devant la mort, op. cit., p. 226.
  • [21]
    Administrations des biens de l’Église catholique ou protestante.
  • [22]
    E. Fureix, La France des larmes. Deuils politiques…, op. cit., p. 65.
  • [23]
    Transport en char, cercueil et linceul obligatoires pour les indigents, présence d’un ordonnateur et de trois porteurs.
  • [24]
    On pense notamment à la création en 1796 des bureaux de bienfaisance qui délivrent les certificats d’indigence. Sur cette question, voir également R. Griffiths, « The individual, society and the State: Attitudes towards poverty in revolutionary and post-revolutionary France. Some Franco-British Comparisons », Pauvreté et citoyenneté, n°4, septembre 1991, p. 33-42. Cf. M. Lassère, « Les pauvres et la mort en milieu urbain dans la France du XIXe siècle », Revue d’histoire moderne et contemporaine, janvier-mars 1995, p. 107-125.
  • [25]
    Voir notamment la controverse ouverte par Chaptal, ministre de l’Intérieur, qui conteste le monopole des fabriques et consistoires privant les hôpitaux qui reçoivent les pauvres d’une source de revenu significative, in M. Lassère, « Les pauvres et la mort en milieu urbain… », art. cité, p. 120.
  • [26]
    « D’une ville à l’autre, les pratiques sont donc très variables et les pauvres peuvent espérer une donation comprise entre les 7/10e (à Bordeaux) et le dixième (à Metz) du prix de la concession », ibid., p. 122-123.
  • [27]
    Voir notamment M. Vovelle, La mort et l’Occident de 1300 à nos jours, Paris, Gallimard, 1983 ; R. Bertrand, « “Ici nous sommes réunis” : le tombeau de famille dans la France moderne et contemporaine », Rives méditerranéennes, n°24, 2006, p. 63-72. La fosse individuelle, de même que la mise en bière systématique, traduit une modification profonde du mode de sépulture (cf. P. Ariès, L’homme devant la mort, op. cit.). Sous l’Ancien Régime, les inhumations avaient lieu principalement au sein des cimetières d’Église (fosses communes) et, pour les classes supérieures et le corps religieux, dans l’enceinte même de l’église ou dans toute autre dépendance (caveaux, chapelles). Au sein des cimetières paroissiaux, les corps étaient amoncelés et « superposés » sans aucune forme d’individualisation.
  • [28]
    T. A. Kselman, Death and the Afterlife…, op. cit., p. 84-85.
  • [29]
    P. Moreaux, « Naissance, vie et mort des cimetières », Études sur la mort, vol. 2, n°136, 2009, p. 7-21.
  • [30]
    P. Hintermeyer, Politiques de la mort, tirées du concours de l’Institut…, op. cit., p. 148.
  • [31]
    B. Gaubert, Traité théorique et pratique.., op. cit.
  • [32]
    L’échelle des classes est variable selon les municipalités. On trouve jusqu’à onze classes à Paris. Madeleine Lassère rapporte pour le cas de Bordeaux six classes d’enterrement et pour le cas d’Angoulême quatre classes. M. Lassère, « Les pauvres et la mort en milieu urbain… », art. cité.
  • [33]
    Ibid., p. 110.
  • [34]
    A. Daumard, La bourgeoisie parisienne de 1815 à 1848, Paris, Albin Michel, 1996, p. 61.
  • [35]
    M. du Camp, « Les cimetières de Paris et le danger des nécropoles urbaines », Revue des Deux Mondes, 15 avril 1874, p. 812-851.
  • [36]
    Madeleine Lassère rapporte notamment la contestation par les fabriques de la « fausse indigence », soit du contrôle insuffisant des certificats d’indigence délivrés par les commissaires municipaux et donnant accès à l’inhumation gratuite. M. Lassère, « Les pauvres et la mort en milieu urbain… », art. cité, p. 111.
  • [37]
    P. Hidiroglou, Rites funéraires et pratiques de deuil chez les juifs en France, op. cit., p. 71-74.
  • [38]
    À Paris, les municipalités se chargent du service des inhumations jusqu’à l’attribution du marché par le préfet Frochot à un entrepreneur dans chaque arrondissement puis à un entrepreneur unique pour la ville. Voir l’analyse détaillée de T. A. Kselman, qui précise : « L’arrêté de Frochot ne spécifiait pas qui fournirait le cortège funéraire, mais il apparaît que ce nouveau système fut conçu par le préfet après consultation de M. Bobée, un entrepreneur enclin à investir ses profits réalisés pendant les guerres révolutionnaires » (T. A. Kselman, Death and the Afterlife…, op. cit., p. 228).
  • [39]
    Comité « Notre histoire », Rapport de synthèse, PFG, octobre 1992. Au début des années 1990, l’entreprise Pompes funèbres générales (PFG) entreprend un travail de recherche sur son histoire. Le comité « Notre histoire », interne à l’entreprise, mène une recherche à partir de l’étude des archives (archives internes, archives nationales) et des entretiens auprès d’anciens membres.
  • [40]
    Le commerce des accessoires et fournitures associés à la pompe du cortège fut initialement contesté par le ministère du culte au nom du décret de prairial lui attribuant ce monopole. N. Frochot trancha en faveur de l’entrepreneur, invoquant notamment le risque que la perte financière ne lui permette plus de subvenir aux funérailles des pauvres. T. A. Kselman, Death and the Afterlife…, op. cit. Voir également M. du Camp, « Les cimetières de Paris… », art. cité.
  • [41]
    T. A. Kselman, Death and the Afterlife…, op. cit., p. 165-221 et p. 257-290.
  • [42]
    Par exemple le regroupement des fabriques en syndic, l’abandon total ou partiel des fabriques au bénéfice des municipalités (régie), l’affermage à une entreprise sur tout ou partie du service. À Lyon, suite au retrait des fabriques, la ville organise un service limité au transport et adjuge à un entrepreneur les autres prestations. À Chartres, les fabriques fournissent les tentures, les ornements, les costumes de porteurs, tandis que cortège et inhumation sont assumés par la collectivité « suivant d’anciennes coutumes ». H. Rubat du Mérac, Le nouveau régime des pompes funèbres, Paris, Lethielleux, 1905 ; B. Gaubert, Traité théorique et pratique, op. cit., p. 327-365.
  • [43]
    Le constat vaut également pour les cimetières dont l’entretien est mis à la charge des municipalités dès 1837, au motif que celui-ci n’était pas effectué en pratique par les fabriques. À la fin du XIXe siècle, alors que s’engagent les réformes sur la laïcisation, le bilan des républicains est sévère : « On a observé, en effet, que sur les 36 000 fabriques qui existent en France, on en compte à peine quelques milliers qui exploitent, dans des conditions plus ou moins imparfaites, le privilège qu’elles détiennent du décret de Prairial » (cité par B. Gaubert, Traité théorique et pratique, op. cit., p. 20).
  • [44]
    À la fin du XIXe siècle, l’entreprise des Pompes funèbres générales (PFG) détient à son actif vingt-cinq concessions de grandes villes françaises, ainsi que de nombreuses petites municipalités des départements de Seine et Seine-et-Oise. L’acquisition en 1906 de l’ensemble de la ceinture parisienne via la concession passée avec le syndicat intercommunal de la banlieue de Paris renforce sa position dominante. Dans les années 1930, la fusion de PFG avec Roblot et Borniol crée un premier réseau d’envergure nationale. Cf. P. Trompette, « Political Exchanges in the French Funeral Market », Management and Organisational History, vol. 6, n°1, February 2011, p. 13-35.
  • [45]
    E. Bellanger, La mort, une affaire publique. Histoire du syndicat intercommunal funéraire de la région parisienne, Paris, Éd. de l’Atelier, 2008 ; B. Bertherat et C. Chevandier, Paris dernier voyage. Histoire des pompes funèbres (XIXe–XXe siècles), Paris, La Découverte, 2008 ; T. A. Kselman, Death and the Afterlife…, op. cit.
  • [46]
    P. Trompette, « Political Exchanges… », art. cité.
  • [47]
    Le pourcentage de remise ira jusqu’à 83,5 % à Paris en 1852. M. Balard, Les Mystères des Pompes funèbres de la Ville de Paris dévoilés par les entrepreneurs eux-mêmes, Paris, Impr. Émile Allard, 1856.
  • [48]
    T. A. Kselman, Death and the Afterlife…, op. cit., p. 244-256.
  • [49]
    Ibid., p. 266.
  • [50]
    M. Bée, « Dans la Normandie entre Seine et Orne confrères et citoyens », Annales historiques de la Révolution française, n°306, oct.-déc. 1996, p. 601-615.
  • [51]
    W. H. Sewell, Work and revolution in France: the language of labor from the Old Regime to 1848, Cambridge, Cambridge University Press, 1980, p. 163-167.
  • [52]
    Ibid., p. 164.
  • [53]
    Voir le témoignage d’A. Perdiguier, Mémoires d’un compagnon [1854], éd. par M. Agulhon, Paris, Imprimerie nationale, 1992.
  • [54]
    Le nombre de 2 500 est extrapolé à partir du recensement effectif de 2 056 sociétés sur l’ensemble du territoire français. G. Hubbard, De l’organisation des sociétés de prévoyance ou de secours mutuel et des bases scientifiques sur lesquelles elles doivent être établies, Paris, Guillaumin, 1852, p. xi et p. 16.
  • [55]
    W. H. Sewell, Work and revolution in France…, op. cit., p. 164.
  • [56]
    A. Van Gennep, Le folklore français : bibliographies, questionnaires, provinces et pays, Paris, Robert Laffont, 1998 ; M. Agulhon, Pénitents et francs-maçons de l’ancienne Provence, Paris, Fayard, 1968, p. 107-112 ; R. Bertrand, « Les confréries de Provence face à la Révolution », Annales historiques de la Révolution française, n°306, oct.-déc. 1996, p. 635-647 ; M. Bée, « Dans la Normandie entre Seine et Orne… », art. cité ; M. Segalen, « Rituels funéraires en Normandie et attitudes vis-à-vis de la mort », Archives des sciences sociales des religions, vol. 39, n°39, janvier-juin 1975, p. 79-88.
  • [57]
    Le pays de Galles est alors déjà une principauté contrôlée par le royaume d’Angleterre.
  • [58]
    À partir de 1851, plus de la moitié de la population anglaise se concentre dans les grandes villes.
  • [59]
    Voltaire, Lettres philosophiques, cinquième lettre, 1734.
  • [60]
    Indiquant la superficie de chaque lieu, le nombre annuel d’inhumations et le nombre de cadavres par demi-hectare.
  • [61]
    E. Chadwick, A Supplementary Report on the Results of a Special Inquiry into the Practice of Interment in Towns… presented to both Houses of Parliament, London, W. Clowes & Sons, 1843, p. 274-279.
  • [62]
    Il coïncide d’ailleurs avec la tendance « gothique » morbide de la littérature populaire de cette époque.
  • [63]
    Sur ce sujet, voir R. Richardson, Death, Dissection and the Destitute, London, Penguin Books, 1989.
  • [64]
    De même que les cadavres des criminels pendus étaient donnés aux médecins anatomistes pour l’activité de dissection, dès lors que les proches ne parvenaient à récupérer leur corps pour qu’ils soient enterrés dignement.
  • [65]
    Selon ce principe de less eligibility, les conditions de vie dans le cadre de l’assistance devaient être pires que les plus mauvaises des conditions de vie assurées par l’emploi salarié.
  • [66]
    Voir T. Laqueur, « Bodies, Death, and Pauper Funerals », Representations, n°1, February 1983, p. 114. À la fin du XIXe siècle, la proportion des décès au sein des workhouses représentait 20% de l’ensemble des décès à Bristol, 19% à Manchester et Liverpool, 36% à Stepney, le district le plus pauvre de Londres. Cf. J. F. C. Harrison, Late Victorian Britain: 1875-1901, Londres, Fontana, 1990.
  • [67]
    E. Chadwick, A Supplementary Report…, op. cit., p. 57.
  • [68]
    F. M. L. Thompson, The Rise of Respectable Society : A Social History of Victorian Britain, 1830-1900, Londres, Fontana, 1988, p. 201-202.
  • [69]
    Edwin Chadwick cite le cas de parents négligeant leurs enfants dans l’espoir de bénéficier de l’argent de leur enterrement ou encore des burial clubs organisés par les pubs locaux, au sein desquels les membres du cortège s’adonnaient à la boisson pendant les funérailles (p. 60) ; en somme, des dépenses d’argent déplorables qui auraient pu servir pour l’éducation (p. 78). Thomas Laqueur résume bien cette situation : « Au grand dépit des bien-pensants des classes supérieures qui songent à un meilleur usage de cet argent durement gagné, si les classes laborieuses doivent faire la moindre économie, ce sera pour leur enterrement » (T. Laqueur, « Bodies, Death,… », art. cité, p. 110).
  • [70]
    En 1872, les friendly societies ont quatre fois plus d’adhérents que les syndicats et douze fois plus que les cooperative societies. H. Perkin, The Origins of Modern English Society, 1780-1880, London, Routledge & Kegan Paul, 1969, p. 381. Les cooperative societies anglaises, fondées dès les années 1840 mais qui ne deviennent un mouvement commercial puissant que vers la fin du siècle, ne sont apparues au sein de l’industrie funéraire qu’après la Première Guerre mondiale. Elles assurent aujourd’hui environ un quart de l’ensemble des enterrements. Voir B. Parsons, « Yesterday, today and tomorrow. The lifecycle of the UK funeral industry », Mortality, vol. 4, issue 2, July 1999, p. 127-145.
  • [71]
    J. S. Curl, The Victorian Celebration of Death, Stroud, Sutton, 2000, p. 44 ; T. L. Owens, Paying Respects: Death, commodity culture and the middle class in Victorian London, Master of Arts, Texas Tech University, 2005, p. 40.
  • [72]
    Le principe du droit de propriété des tombes à perpétuité s’est maintenu jusqu’à la période contemporaine (il est rare que le Home Office autorise la réutilisation d’une tombe), ce qui constitue un élément de différenciation important avec la France (et la plupart des pays européens) où la pratique de réutilisation des tombes s’est maintenue, depuis la période napoléonienne, comme principe de gestion des cimetières. Les cimetières en Angleterre ne constituent pas une ressource durable. I. Hussein and J. Rugg, « Managing London’s dead ; a case of strategic policy failure », Mortality, vol. 8, issue 2, May 2003, p. 209-221.
  • [73]
    R. H. Griffiths, « Modération et centrisme politique en Angleterre de 1660 à 1800 », Annales historiques de la Révolution française, n°357, juillet-septembre 2009, p. 135.
  • [74]
    Ils sont rebaptisés avec humour « The Magnificent Seven » (voir site web du Kensal Green Cemetery). Les autres sont : West Norwood (1838), St. James, Highgate (1839), Nunhead (1840), Brompton (1840), Abney Park (1840) and Tower Hamlets (1841). Six d’entre eux contiennent un domaine étendu de terres consacrées par l’Église anglicane ainsi que de nombreuses chapelles, dont une chapelle anglicane, généralement plus grande, en fonction des appartenances religieuses des familles. Pour ces six cimetières, le Parlement requit le paiement d’une taxe aux paroisses pour la perte de revenus provenant des inhumations traditionnelles. L’exception fut Abney Park, un jardin de cimetière parmi les plus luxueux, créé par une société contrôlée par la secte des Congrégationalistes. Ici pas de terres consacrées. Cf. J. S. Curl, The Victorian Celebration…, op. cit., p. 103. Ce n’est pas sans une certaine ironie que l’on rappellera que Karl Marx est l’un des plus célèbres “résidents” de ces cimetières destinés aux classes moyennes (en l’occurrence à St James, généralement connu sous le nom de Highgate).
  • [75]
    E. Chadwick, A Supplementary Report…, op. cit., p. 199.
  • [76]
    Ibid., p. 199-200.
  • [77]
    Ibid, p. 117-121. Ekelund et Ford ont raison d’insister sur le fait que Chadwick est un remarquable pionnier dans la défense d’une économie régulée (Regulatory Economics) mais vont certainement trop loin lorsqu’ils suggèrent que celui-ci assimile le système français des pompes funèbres à un modèle de franchise bidding (qui met la concession aux enchères). Voir R. B. Ekelund et G. S. Ford, « Nineteenth-Century Urban Market Failure? Chadwick on Funeral Industry Regulation », Journal of Regulatory Economics, vol. 12, n°1, July 1977, p. 27-51. Comme ils le reconnaissent eux-mêmes (p. 49), le modèle des cimetières français intègre un système de « rente » qui est très loin de l’idéal de Chadwick. Celui-ci admire le mode de régulation des frais funéraires, mais considère pour autant « qu’il n’apparaît rien dans la pratique des enterrements à Paris qui soit digne d’être imitable ». En 1859, Chadwick fait une analyse comparative percutante des pratiques européennes de contractualisation des services en forme de quasi-monopole, qui révèle le fond de sa pensée : E. Chadwick, « Results of Different Principles of Legislation and Administration in Europe: of Competition for the Field, As Compared with Competition within the Field of Service », Journal of the Royal Statistical Society, n°22, 1859, p. 381-420.
  • [78]
    Voir J. M. Clarke, London Necropolis: a guide to Brookwood Cemetery, Stroud, Sutton, 2004, p. 16-22. Les arguments publicitaires de cette nouvelle compagnie sont en opposition directe avec le plan de Chadwick basé sur le « principe européen selon lequel l’enterrement d’un défunt constitue le domaine le plus inapproprié à la spéculation commerciale ». Cf. T. L. Owens, Paying Respects …, op. cit., p. 60.
  • [79]
    J. Brunfaut, Le cimetière de Méry-sur-Oise et le chemin de fer métropolitain et de la banlieue de Paris. Lettre adressée à MM. les membres du conseil municipal de la Ville de Paris par M. l’ingénieur Jules Brunfaut, Paris, Siège de la Société, 1874. Plusieurs fourgons à la tête et à la queue de chaque train seraient aménagés pour recevoir les cercueils et les neuf classes de service à la française (divisées en voitures de première et de deuxième classe) donneraient droit à un nombre plus ou moins limité de places dans les voitures pour les familles en deuil.
  • [80]
    P. Ariès, L’homme devant la mort, op. cit., p. 248-256.
  • [81]
    E. Mindwinter, Victorian Social Reform, Londres, Longmans, 1968, p. 53-54 et p. 97-98.
  • [82]
    La notion de « patchwork » – ouvrage fait de pièces et de morceaux, de pièces de rapport, de pièces disparates – voudrait ici insister sur la complexité des schémas d’administration territoriale, qui renvoient à la cohabitation d’unités administratives distinctes et non intégrées : en 1870, on compte ainsi 667 unions d’assistance publique (Poor Law Unions), 224 conseils municipaux et 335 Burial Boards en Angleterre et au pays de Galles. Voir K. T. Hoppen, The Mid-Victorian Generation, 1846-1886, Oxford, Clarendon Press, 1998, p. 107.
  • [83]
    Undertaker est la traduction littérale anglaise du terme français « entrepreneur », mais, alors que d’autres usages spécialisés du mot existent toujours, l’usage courant en anglais du terme undertaker, remontant à 1698 selon le Dictionnaire Oxford, est « l’entrepreneur de pompes funèbres », tandis qu’au pluriel, le terme undertakers signifie une entreprise de pompes funèbres.
  • [84]
    L’étendue du commerce des accessoires funéraires est immense. Pour ne prendre que deux exemples anglais : sur la plus grande artère commerciale de Londres à l’époque victorienne, Regent Street, il n’y avait pas moins de quatre mourning warehouses (magasins de deuils) et à Whitby, petite ville du Yorkshire, pas moins de 1500 personnes employées dans la fabrique des bijoux de jais, spécialité funéraire de ce port maritime. T. L. Owens, Paying Respects …, op. cit., p. 82.
  • [85]
    A. Ben-Amos, Funerals, Politics and Memory in Modern France, 1789-1996, Oxford, Oxford University Press, 2000.
  • [86]
    Voir T. Laqueur, « Bodies, Death,… », art. cité ; T. L. Owens, Paying Respects…, op. cit., p. 64-85 ; J. S. Curl, The Victorian Celebration…, op. cit.
  • [87]
    T. Laqueur, « Bodies, Death,… », art. cité, p. 117.
  • [88]
    Ce n’est que dans la seconde moitié du XXe siècle que de grandes firmes sont apparues, basées sur des économies d’échelle, tout en conservant cependant les noms des entreprises familiales. Dès les lendemains de la Première Guerre mondiale, qui a mis fin à la sentimentalité victorienne, les funérailles ont commencé à perdre leur dimension de « paraître en public ».
  • [89]
    T. L. Owens, Paying Respects…, op. cit., p. 89.
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