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Article de revue

Éditorial. Qu'ont à voir les sciences sociales avec le cheval ?

Pages 3 à 11

Notes

  • [*]
    Anthropologue, directeur de recherche émérite au CNRS, UMR 7528 Mondes iranien et indien.
  • [1]
    Notamment : P. Vigneron, Le cheval dans l’Antiquité gréco-romaine (des guerres puniques aux grandes invasions). Contribution à l’histoire des techniques, Nancy, Annales de la faculté des lettres et sciences humaines de l’Université de Nancy, 1968 ; W. Vamplew, The turf : a social and economic history of horse racing, Londres, Allen Lane, 1976 ; J. Thirsk, Horses in early modern England : for service, for pleasure, for power, Reading, University of Reading Press, 1978 ; H. B. Barclay, The role of the horse in man’s culture, Londres, J. A. Allen, 1980 ; B. Lizet, Le cheval dans la vie quotidienne. Techniques et représentations du cheval de travail dans l’Europe industrielle, Paris, Berger-Levrault, 1982 ; J. Mulliez, Les chevaux du royaume. Histoire de l’élevage du cheval et de la création des haras, Paris, Montalba, 1983.
  • [2]
    J.-P. Digard (dir.), Des chevaux et des hommes. Équitation et société, Paris, Caracole/Avignon, RMG, 1988.
  • [3]
    D. Roche et D. Reytier (dir.), Le cheval et la guerre du xve au xxe siècle, Paris, Association pour l’académie d’art équestre de Versailles, 2002 ; id., À cheval ! Écuyers, amazones et cavaliers du xive au xxie siècle, ibid., 2007.
  • [4]
    J.-P. Digard, Une histoire du cheval. Art, techniques, société, Arles, Actes Sud, 2004 ; D. Roche, La culture équestre de l’Occident, xvie-xixe siècle. L’ombre du cheval, t. I : Le cheval moteur, Paris, Fayard, 2008.
  • [5]
    J. Thirsk, Horses in early modern England…, op. cit.
  • [6]
    B. Lizet, Le cheval dans la vie quotidienne…, op. cit. ; D. Roche, La culture équestre de l’Occident…, t. I, op. cit.
  • [7]
    G. Bouchet, Le cheval à Paris de 1850 à 1914, Genève-Paris, Droz, 1993.
  • [8]
    J.-P. Digard (dir.), Chevaux et cavaliers arabes dans les arts d’Orient et d’Occident, Paris, Institut du monde arabe-Gallimard, 2002.
  • [9]
    J. Mulliez, Les chevaux du royaume…, op. cit.
  • [10]
    B. Lizet, La bête noire. À la recherche du cheval parfait, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1989.
  • [11]
    D. W. Gade, « Horsemeat as human food in France », Ecology of Food and Nutrition, vol. 5, 1976, p. 1-11.
  • [12]
    W. Vanplew, The turf…, op. cit. ; N. de Blomac, La gloire et le jeu. Des hommes et des chevaux, 1766-1866, Paris, Fayard, 1991 ; R. Cassidy, Sport of kings : kinship, class and thoroughbred breeding in Newmarket, Cambridge, Cambridge University Press, 2002 ; P. Yonnet, « Tiercé. Les nouveaux dimanches de la démocratie », in Jeux, modes et masses. La société française et le moderne, 1945-1985, Paris, Gallimard, 1985, p. 15-90 ; J.-P. Martignon-Hutin, Faites vos jeux, Paris, L’Harmattan, 1993.
  • [13]
    V. Chevalier, « Les pratiquants de l’équitation : une population et ses mouvements », Population, vol. 45, n° 3, 1990, p. 661-666 ; J.-P. Digard, « Cheval, mon amour. Sports équestres et sensibilités “animalitaires” en France », Terrain, n° 25, 1995, p. 49-60.
  • [14]
    S. Garcia, « Procédures d’apprentissage et défection des pratiquants dans le monde équestre », in Festival d’histoire de Montbrison, De Pégase à Jappeloup, cheval et société, Montbrison, Hôtel de Ville, 1994, p. 139-146.
  • [15]
    R. de Lubersac et H. Lallery, La rééducation par l’équitation, Paris, Crépin-Leblond, 1973 ; Cheval et différences, Saumur, Fédération Nationale Handi Cheval, 2000.
  • [16]
    C. Léger, Cheval et insertion sociale, Paris, Direction régionale de la Jeunesse et des Sports, 1995 ; C. Léomant et N. Sotteau-Léomant, « Monde du cheval et jeunes en précarité. […] Étude exploratoire », Vaucresson, Centre de recherche interdisciplinaire (CNRS/Ministère de la Justice)-Association Cheval et insertion en Île-de-France, 1996.
  • [17]
    B. Lizet, Champ de blé, champ de course. Nouveaux usages du cheval de trait en Europe, Paris, Jean-Michel Place, 1996 ; B. Durand, « Le Henson, un cheval agent de développement local ? », Hommes et Terres du Nord, n° 2, 2004-2005, p. 57-68 ; id., « Les chevaux dans les villes de France, xixe-xxie siècle. La construction d’un patrimoine urbain », La Géographie, n° 1524, 2007 ; S. Brunel, « Le grand retour du cheval », L’Histoire, n° 330, 2008, p. 68-71.
  • [18]
    J.-P. Digard, Une histoire du cheval…, op. cit.
  • [19]
    C. Tourre-Malen, Femmes à cheval. La féminisation des sports et des loisirs équestres : une avancée ?, Paris, Belin, 2006.
  • [20]
    J.-P. Digard, Une histoire du cheval…, op. cit., p. 173 et suiv.
  • [21]
    J.-P. Digard, « Les courses de chevaux en France : un jeu/spectacle à géographie variable », Études Rurales, n° 157-158, 2001, p. 95-106 ; L. Ould Ferhat, « La crise du recrutement des lads-jockeys : l’essoufflement d’un système d’emploi corporatiste », Sociologie du Travail, vol. 45, 2003, p. 211-235.
  • [22]
    C. Tourre-Malen, « Le mal-être des enseignants d’équitation », Équ’Idée (Haras nationaux), n° 18, octobre 2000, p. 30-32.
  • [23]
    Chiffres des Haras nationaux, 2007.
  • [24]
    J.-P. Digard, Une histoire du cheval…, op. cit., p. 72-76, 146 et 203-204.
  • [25]
    K. Thomas, Man and the natural world : Changing attitudes in England, 1500-1800, Hardmondsworth, Penguin Books, 1983.
  • [26]
    A.-G. Haudricourt, « Domestication des animaux, culture des plantes et traitement d’autrui », L’Homme, vol. II, n° 1, 1962, p. 40-50.
  • [27]
    C. Ferret, Techniques iakoutes, aux confins de la civilisation altaïque du cheval. Contribution à une anthropologie de l’action, thèse de doctorat d’anthropologie, EHESS, 2006 ; id., Une civilisation du cheval. Ses usages de la steppe à la taïga, Paris, Belin, 2009.
  • [28]
    C. Ferret, Techniques iakoutes…, op. cit., p. 15.
  • [29]
    C. Ferret, « Éducation des enfants et dressage des chevaux. Des analogies conçues dans la tradition occidentale aux actions pratiquées dans les sociétés altaïques », in Hommage à Françoise Aubin, Paris, Monumenta Serica, à paraître.
  • [30]
    É. Landais, F. Clément, J.-P. Digard, L. Lansade et F. Lévy, « Perspectives de la recherche équine : continuité et innovations », Bulletin de l’Académie Vétérinaire de France, t. CLVII, n° 1, 2004, p. 31-36.
  • [31]
    Voir aussi B. Galland (dir.), Les sources de l’histoire du cheval dans les archives publiques françaises, Paris, Archives nationales, 1993.
  • [32]
    B. Langlois, W. Martin-Rosset, É. Palmer, « Les résultats de la recherche équine et leurs développements », Comptes rendus de l’Académie d’agriculture de France, vol. 87, n° 5, 2001, p. 137-158.
English version

1Il peut paraître déplacé, à propos d’un animal, de parler de « sciences sociales », c’est-à-dire de disciplines telles que l’histoire, la géographie, l’anthropologie ou la sociologie, qui ont toutes pour objet l’homme en société. Un examen attentif montre qu’il y a pourtant au moins deux excellentes raisons pour que ces sciences revendiquent un droit de regard éminent sur le cheval.

2La première est que le cheval, en tant qu’animal domestique ? il ne se trouve plus aujourd’hui de chevaux sauvages vrais ?, n’existe que par les hommes qui le produisent et qui l’utilisent. Comme tous les autres hommes, les « hommes de cheval » (au sens large de producteurs et d’utilisateurs de chevaux) vivent au sein d’une société et d’une culture données ; ce cadre social et culturel conditionne en grande partie leurs modes de pensée et d’action, ainsi, par conséquent, que leurs manières de produire et d’utiliser des chevaux ? manières qui varient d’ailleurs d’une époque à une autre, d’une société à une autre. Or l’étude des hommes de cheval est de la compétence exclusive des sciences sociales ; elle est aussi importante, peut-être même plus importante pour la « filière [économique] Cheval » que l’étude des chevaux eux-mêmes, qui ressortit, elle, aux sciences biologiques. Car, contrairement à ce que semblent croire certains militants animalistes, ce sont évidemment les hommes qui font les chevaux, et non l’inverse.

3La seconde raison de la nécessaire intervention des sciences sociales tient au rôle capital ? économique, militaire, politique, de marquage social… ? joué par le cheval dans l’histoire humaine. L’oublier serait commettre une erreur plus massive encore que celle qui consisterait, par exemple, à gommer l’automobile de l’histoire du xxe siècle.

Beaucoup de retard

4Or, en dépit de ces évidences, il faut bien reconnaître que, comparées aux recherches biologiques et agronomiques sur le cheval lui-même en tant qu’animal (elles-mêmes très inégalement développées), les recherches sur les hommes de cheval accusent un retard considérable. En dépit de quelques travaux pionniers [1], les historiens dans leur ensemble ont, contrairement à toute attente, montré fort peu d’empressement à reconnaître le rôle historique du cheval et à en explorer les multiples aspects. Quant aux autres sciences sociales, leur retard apparaît bien plus considérable encore. En France, par exemple, la première manifestation scientifique collective dans ce domaine est le colloque « Sciences sociales de l’équitation » qui s’est tenu en Avignon dans le cadre du salon « Cheval-Passion » en janvier 1988 [2]. Bien que d’autres manifestations scientifiques du même genre et sur des thèmes voisins aient été organisées depuis [3] et plusieurs travaux généraux publiés [4], les recherches de sciences sociales en matière de cheval demeurent fragmentaires, dispersées et institutionnellement marginales.

5Ce retard, voire ces réticences, sont imputables à de multiples facteurs. L’un d’eux, sans doute le plus important, tient au nécessaire caractère pluridisciplinaire des recherches concernant le cheval. Pour des raisons historiques aisément compréhensibles, les agronomes et les vétérinaires y occupent depuis la fin du xviiie siècle une position dominante, pour ne pas dire hégémonique, qu’ils entendent bien ne pas partager. Par contraste, les chercheurs en sciences sociales intéressés par le cheval font figure de nouveaux venus ; ils restent extrêmement minoritaires et dispersés entre plusieurs laboratoires et institutions (CNRS, Collège de France, EHESS, Muséum national d’histoire naturelle, universités). À l’inverse de la situation qui prévaut en médecine vétérinaire, où les vétérinaires équins ont longtemps constitué une sorte d’élite, les recherches sur le cheval sont peu valorisées et peu valorisantes en termes de carrière pour les chercheurs et les enseignants-chercheurs en sciences sociales. De ce fait, ces recherches restent le plus souvent individuelles, presque clandestines. Les thèses de doctorat sur des sujets équestres ou hippiques, peu porteuses sur le marché de l’emploi scientifique, sont rares. Et il n’existe pas, dans ce domaine, de communauté scientifique ni de masse critique comparables à celles qui existent chez les biologistes, les agronomes et les vétérinaires équins ou, en sciences sociales, sur d’autres domaines ou sujets – il serait d’ailleurs intéressant et sans doute utile de s’interroger un jour sur les critères qui fondent la hiérarchisation de fait entre des thèmes de recherche réputés « nobles » et d’autres supposés, par contraste, ignobles ou subalternes.

Quelques avancées

6En dépit de ces handicaps, l’exploration de plusieurs champs a d’ores et déjà été amorcée. Des historiens et des anthropologues ont étudié la place occupée par le cheval dans les pratiques et les représentations de différentes sociétés à certaines époques : Angleterre moderne [5], France moderne et contemporaine [6], Paris au xixe siècle [7], Moyen-Orient et Afrique du Nord [8]. D’autres chercheurs se sont attachés à des aspects plus particuliers en s’efforçant de mettre les changements survenus dans le domaine équestre et hippique en rapport avec les évolutions de la société globale : en France, fondation des Haras royaux puis nationaux [9], création des races équines au xixe siècle [10], apparition de l’hippophagie [11], développement des courses hippiques et du turf [12]. Étudiant des faits contemporains en situation, des démographes, des sociologues et des ethnologues ont pointé les nouvelles pratiques équestres de loisir et les « nouveaux cavaliers » afin d’essayer de percer les conditions d’apparition des premières et les motivations profondes des seconds [13]. Aux interfaces entre sciences sociales, psychologie et éthologie, les sciences de l’éducation se sont penchées sur la pédagogie de l’équitation [14], sur ses applications thérapeutiques [15] et sur son rôle dans l’insertion sociale des jeunes [16]. D’autres chercheurs, enfin, géographes pour la plupart, ont recensé les reprises ou reconversions d’utilisations traditionnelles de chevaux de travail et interrogé leur possible rôle dans le développement local et l’aménagement du territoire [17].

7Ces premiers résultats ne sont certes pas négligeables, mais la tâche qui reste à accomplir est plus importante encore. De préférence à un programme exhaustif, qu’il serait trop long et fastidieux de dresser ici, on insistera ici sur quelques travaux et actions dont la réalisation apparaît prioritaire.

Un programme chargé

8En tête des recherches à accomplir ou à développer, arrive incontestablement l’étude systématique et méthodique de la population des « nouveaux hommes de cheval », sous tous ses aspects. Il faut en effet savoir que le monde du cheval a connu, dans la deuxième moitié du xxe siècle, une révolution de même importance, par ses répercussions, que la généralisation de la cavalerie il y a quelque 3000 ans ou que l’invention de la selle à arçon et des étriers il y a 2000 ans [18]. Avec la motorisation des transports, de l’agriculture et des armées, le cheval est passé de la sphère de l’utilitaire, de l’indispensable, du travail, dans celle des loisirs. Ce passage s’est accompagné de la massification (plutôt que de la « démocratisation », comme on l’entend souvent dire improprement) des activités équestres et de l’émergence d’un nouveau « marché » : de quelques dizaines de milliers après la guerre, le nombre des pratiquants réguliers ou occasionnels a aujourd’hui atteint en France le million et demi. Mais les changements survenus ne sont pas que numériques. Ils sont aussi sociologiques : alors que, depuis des millénaires, les cavaliers étaient des aristocrates ou des militaires, en tout cas des hommes (d’où l’expression traditionnelle d’« homme de cheval »), les « nouveaux cavaliers » sont en majorité des membres des classes moyennes, des jeunes et surtout des femmes ou, plus exactement, des filles [19].

9Les changements survenus sont enfin et surtout culturels : la culture de l’homme de cheval, fondée sur l’utilisation polyvalente et intensive mais rigoureuse et respectueuse d’un animal de service, qui a régné sans partage dans les milieux équestres jusque dans les années 1960, est aujourd’hui en passe d’être balayée par une nouvelle culture équestre, baroque (aux pratiques de plus en plus diversifiées, empruntées à des horizons culturels variés), hédoniste (axée sur la recherche du plaisir plutôt que de l’effort sportif) et sentimentale (le cheval ayant accédé, en passant dans la sphère des loisirs, à un nouveau statut culturel, proche de celui d’un animal de compagnie) [20].

Des enjeux de développement

10Les ondes de choc de cette révolution se font sentir sur la filière Cheval à plusieurs niveaux et de plusieurs manières.

11Il y a d’abord le décalage de plus en plus perceptible entre les milieux professionnels du cheval, encore imprégnés de l’ancienne culture de l’« homme de cheval », d’une part, et les nouveaux usagers du cheval, porteurs des sensibilités et des aspirations d’un large public non spécialiste, d’autre part. L’inadaptation de l’élevage équin français au marché des activités équestres de loisir, la régression des effectifs des races de trait et la crise de la filière hippophagique, la baisse de la fréquentation des hippodromes, la quasi-disparition des sports équestres à la télévision, les critiques de plus en plus vives portées contre certaines utilisations jugées cruelles ou dangereuses pour les chevaux, sont autant de manifestations de ce décalage.

12Il y a ensuite l’éclatement (pour ne pas dire la division) des milieux du cheval. Certes, la prolifération des chapelles équestres et des organismes professionnels, les cloisonnements entre mondes du trait et de la selle, des sports équestres et des courses, du trot et du galop, ne datent pas d’hier. Mais d’autres lignes de fracture ont fait leur apparition. Dans le domaine hippique, l’internationalisation croissante des courses et du marché des chevaux a provoqué la crise du métier d’entraîneur, accentué les difficultés d’insertion et de reconversion des jockeys et des lads, favorisé l’émergence de nouveaux profils et découpages professionnels [21]. En équitation, la prolifération des centres équestres ? conséquence du succès populaire du cheval ? engendre un risque de saturation du marché et de baisse de la rentabilité ; face à cette situation, les professionnels sont partagés quant aux produits à proposer : sport ou loisir ? formation ou animation ? spécialisation ou diversification ? Dans ce contexte, les enseignants d’équitation sont déchirés entre leurs aspirations et leur formation initiales, d’un côté, et leur pratique quotidienne sur le terrain, de l’autre [22].

13Le monde du cheval se trouve donc aujourd’hui à la croisée de cultures, les unes disparues ou en voie de disparition, les autres en cours de formation ou de diffusion. De cette tectonique des cultures équestres il convient de préciser, d’analyser, de mesurer l’ampleur, les causes et les modalités, et d’en tirer les conséquences pour l’action. Cela nécessite une réflexion sur des bases nouvelles, donnant toute leur place aux facteurs humains ? tâche qui ne saurait être abandonnée aux seuls agronomes, vétérinaires et zootechniciens.

14Que peut-on attendre de tels travaux ? En premier lieu, une meilleure connaissance des interactions homme-animal dans le cadre particulier de pratiques sportives et de loisir fondées sur l’utilisation d’un animal domestique, ainsi que, en amont, de production d’animaux mieux adaptés à ces pratiques. En second lieu, l’élaboration d’instruments statistiques permettant de déceler en temps réel les évolutions démographiques et économiques du monde du cheval ; l’organisation d’observatoires permanents de certaines pratiques sportives ou zones d’exercice de ces pratiques, choisies en fonction de leur représentativité ou de la rapidité de leur évolution (par exemple, Normandie face à Provence-Alpes-Côte d’Azur) ; enfin, l’identification d’utilisations et de débouchés nouveaux pour les chevaux et les activités équestres (intégration sociale, surveillance des espaces publics et des massifs forestiers, entretien de la nature, voirie urbaine…). Derrière le cheval, ce sont plusieurs secteurs professionnels (élevage, dressage, boucherie, etc.) et de loisirs (sports, courses, jeux, etc.), qui vont devoir négocier, comme on vient de le voir, l’un des tournants les plus importants de leur histoire, tournant qui pourrait se révéler périlleux si l’on n’en a pas auparavant évalué correctement tous les tenants et les aboutissants ? sans doute n’est-il pas inutile de rappeler ici que la filière Cheval représente, en France, 900 000 équidés, 160 000 éleveurs, 1,5 million de cavaliers, 67 000 emplois et 10 milliards d’euros de consommation de « produits » équins par an [23].

Des perspectives théoriques

15Au-delà des enjeux pratiques qui viennent d’être évoqués, les recherches sur la production et l’utilisation des chevaux ouvrent d’importantes et prometteuses perspectives théoriques dont l’intérêt dépasse de beaucoup le cas de ce seul secteur d’activité.

16Par exemple, l’histoire du cheval fait apparaître deux grands types de cultures équestres [24]. Chez les « peuples cavaliers » (comme les Mongols), dont tous les membres pratiquent peu ou prou une équitation de travail surtout soucieuse d’efficacité, le cheval envahit tout le champ social et culturel : il est présent aussi bien dans la langue (métaphores hippiques) et la religion (chamanisme) que dans l’alimentation (lait de jument fermenté, hippophagie). Dans les « sociétés à écuyers » (Islam, Europe), où, à la différence des précédentes, l’équitation n’est pas généralisée, les cavaliers forment une élite et la culture équestre constitue une entité fermée, d’autant plus élaborée et valorisée qu’elle sert à manifester une supériorité ; le cheval, précisément parce qu’il n’est pas omniprésent, revêt une valeur d’emblème, que protègent de nombreuses prohibitions (interdiction de monte frappant certaines catégories sociales, condamnation de l’hippophagie…). C’est généralement dans ces dernières sociétés, où l’équitation est devenue un loisir aristocratique, que les techniques équestres ont atteint leur plus haut degré de perfectionnement et un raffinement ? l’« art équestre » ? que les équitations de travail, soumises à de fortes contraintes de productivité, ne peuvent guère se permettre.

17De même, c’est dans les périodes où la fonction utilitaire du cheval décroît que se produisent les révolutions équestres. Nous sommes incontestablement dans l’une de ces périodes. Alors que les chevaux ont disparu des routes et des usines, des champs de bataille et des champs tout court, les sports et les loisirs équestres (courses, concours hippiques, randonnées, etc.) connaissent en Occident un engouement et un renouveau sans précédent. Parallèlement, le cheval est en passe d’accéder à un nouveau statut culturel : dans la hiérarchie animalière caractéristique de l’Occident moderne, il occupe une position intermédiaire entre le groupe des animaux de rente, dont il ne fait déjà plus partie, et celui des animaux de compagnie, qu’il tend à rejoindre. Le cheval survivra-t-il à cette moderne superfluité ? Le xxie siècle ne tardera pas à nous l’apprendre.

18Autre exemple de perspective ouverte par les recherches sur la production et l’utilisation des chevaux, perspective de plus grande portée potentielle encore que la précédente : il est apparu que s’interroger sur les rapports entre domestication animale et société revient à chercher quels « choix » en matière de domestication (préférence pour telles espèces, telles utilisations, telles techniques d’élevage) sont compatibles ou incompatibles, et pourquoi, avec quels « choix » de société ; c’est ainsi que plusieurs auteurs ont pu voir dans la domestication « l’archétype d’autres sortes de subordination » [25]. Cette voie a été ouverte il y a près d’un demi-siècle par le grand ethnologue et linguiste André-Georges Haudricourt (1911-1996) : dans un article marquant [26], Haudricourt établissait un parallèle entre, d’une part, le grand élevage ovin associé à la céréaliculture (fondés sur l’action directe positive) et le « traitement pastoral » des hommes (où ceux-ci sont à « diriger ») caractéristiques de l’aire méditerranéenne et moyen-orientale et, d’autre part, la culture des ignames (fondée sur l’action indirecte négative) et le « traitement horticole » des hommes (où ceux-ci sont à « cultiver ») caractéristiques de la civilisation chinoise et de son idéologie dominante, le confucianisme.

19Il aura fallu attendre près de cinquante ans pour que cette intuition d’une homologie entre modes d’agir avec la nature et avec autrui soit reprise et méthodiquement explorée. Et c’est sur la base de l’étude d’une civilisation du cheval, celle des Iakoutes de Sibérie [27], que cette avancée a été accomplie. En dressant l’inventaire minutieux et détaillé des actions qui sont là-bas exercées sur le cheval ? animal dans lequel tout est bon, comme le cochon chez nous, le travail en plus ?, cette recherche monumentale a abouti à l’établissement d’une grille des modes d’action (directe ou indirecte, positive ou négative, etc.) qui peuvent concrètement être mis en œuvre dans des processus divers portant sur des objets variés, humains ou non. Ce faisant, elle établit que « les correspondances entre traitement de la nature et traitement d’autrui doivent être explorées dans l’analyse des formes d’action et non dans celle des contenus des discours » [28]. Se trouve ainsi fondée une véritable « anthropologie de l’action », qui peut s’appliquer aussi bien à l’éducation des enfants qu’au dressage des chevaux, comme vient de le démontrer un récent travail [29].

L’inévitable question des moyens

20Toutes les recherches qui viennent d’être rapidement évoquées ne seront possibles et ne donneront les résultats attendus que si s’organise en même temps le milieu scientifique correspondant.

21À cet égard, le premier objectif est de parvenir, par des moyens incitatifs spécifiques, à libérer les recherches en sciences sociales sur le cheval de leur ghetto et de leur semi-clandestinité, de manière à ce qu’elles puissent se faire reconnaître en tant que champ autonome, se libérer de la tutelle des disciplines et des thèmes dominants, diffuser et valoriser leurs résultats. Une première impulsion a été donnée dans ce sens par les Haras nationaux (ministère de l’Agriculture) qui ont, de 2001 à 2006, consacré un budget spécifique à des recherches pluridisciplinaires sur le cheval, et mis en place un Comité d’orientation scientifique et technique (COST), composé de scientifiques et de professionnels du cheval, chargé de publier des appels d’offres, de sélectionner des projets de recherche et d’en évaluer les résultats [30].

22Le second objectif est de susciter la formation d’une communauté scientifique en sciences sociales sur le cheval. Il faut, pour cela, trouver des lieux de travail, recenser et développer les moyens documentaires ? en France, les deux principaux centres de documentation spécialisés, mais encore trop peu connus, se trouvent à l’École nationale d’équitation à Saumur et aux Haras nationaux à Paris [31] ? et donner aux bases de données et outils statistiques existants, comme le SIRE (Système d’information relatif aux équidés) et l’Observatoire économique et social du cheval des Haras nationaux, les moyens de fonctionner au service de la recherche, et non pas seulement pour l’information des organismes professionnels et du public.

23Le troisième objectif réside dans le rapprochement des spécialistes de sciences sociales de leurs collègues des autres disciplines ainsi que des représentants des milieux professionnels du cheval, afin, notamment, que ceux-ci précisent leurs attentes vis-à-vis des sciences sociales – cela sans subordonner pour autant toute recherche aux intérêts économiques immédiats des professionnels et des entreprises équestres, ce qui ne serait bon pour personne. Or il faut reconnaître que cet écueil mortel n’a pas toujours été évité. L’évolution des recherches soutenues par le COST est à cet égard symptomatique : quasiment absentes jusqu’en 2000 [32], les sciences sociales ont fait leur apparition entre 2001 et 2006, non sans mal face à la résistance des establishments agronomique et vétérinaire, et à l’incompréhension des professionnels. En effet, tandis que les premiers se posaient, non parfois sans quelque suffisance, en représentants des « sciences dures », les seconds s’obstinaient, au nom du réalisme économique, à cantonner les chercheurs en sciences sociales dans le rôle de fournisseurs d’outils de marketing et de communication. En définitive, sous la pression des milieux professionnels du cheval, la composition du COST a été revue en 2007 de manière à ne plus pratiquer qu’une plate socio-économie d’ingénieurs agronomes. Aujourd’hui, le sabordage de l’exception française du service public des Haras nationaux, sommés par l’Élysée de fusionner pour raison d’économie avec l’École nationale d’équitation, risque d’effacer les fragiles acquis de l’éphémère embellie de 2001-2006. La question se pose maintenant de savoir si le flambeau va être repris et par qui. Il reste également à voir quel choix, crucial pour son avenir, va faire la filière Cheval : va-t-elle, alléchée par la croissance du marché du cheval en France, se laisser emporter par le courant dominant de la marchandisation, au risque de commettre des erreurs irréparables, comme celle de laisser disparaître des savoirs techniques ancestraux d’élevage et d’utilisation du cheval, peu rentables à première vue, ou bien va-t-elle au contraire s’efforcer de ramer à contre-courant, pour préserver le cœur des métiers du cheval, au risque, cette fois, de paraître réactualiser l’étiquette « vieille France », élitiste et conservatrice, qui lui est si longtemps restée accolée et dont elle a eu tellement de mal à se défaire ?

24N’en déplaise aux beaux esprits qui affectent de considérer le cheval comme un sujet d’étude insignifiant ou obsolète, les enjeux intellectuels et sociétaux soulevés par les évolutions et les problèmes de la filière équine, loin de se limiter à la sphère immédiate d’un trivial animal domestique, recoupent au contraire des choix de société plus larges et des interrogations historiques et anthropologiques fondamentales. En d’autres termes, le sujet cheval montre à l’envi, après maints autres « nouveaux objets » des sciences sociales, qu’il existe moins de sujets idiots, mineurs ou marginaux, que de manières idiotes, inadéquates ou stériles, de traiter les sujets.


Date de mise en ligne : 12/11/2009.

https://doi.org/10.3917/lms.229.0003

Notes

  • [*]
    Anthropologue, directeur de recherche émérite au CNRS, UMR 7528 Mondes iranien et indien.
  • [1]
    Notamment : P. Vigneron, Le cheval dans l’Antiquité gréco-romaine (des guerres puniques aux grandes invasions). Contribution à l’histoire des techniques, Nancy, Annales de la faculté des lettres et sciences humaines de l’Université de Nancy, 1968 ; W. Vamplew, The turf : a social and economic history of horse racing, Londres, Allen Lane, 1976 ; J. Thirsk, Horses in early modern England : for service, for pleasure, for power, Reading, University of Reading Press, 1978 ; H. B. Barclay, The role of the horse in man’s culture, Londres, J. A. Allen, 1980 ; B. Lizet, Le cheval dans la vie quotidienne. Techniques et représentations du cheval de travail dans l’Europe industrielle, Paris, Berger-Levrault, 1982 ; J. Mulliez, Les chevaux du royaume. Histoire de l’élevage du cheval et de la création des haras, Paris, Montalba, 1983.
  • [2]
    J.-P. Digard (dir.), Des chevaux et des hommes. Équitation et société, Paris, Caracole/Avignon, RMG, 1988.
  • [3]
    D. Roche et D. Reytier (dir.), Le cheval et la guerre du xve au xxe siècle, Paris, Association pour l’académie d’art équestre de Versailles, 2002 ; id., À cheval ! Écuyers, amazones et cavaliers du xive au xxie siècle, ibid., 2007.
  • [4]
    J.-P. Digard, Une histoire du cheval. Art, techniques, société, Arles, Actes Sud, 2004 ; D. Roche, La culture équestre de l’Occident, xvie-xixe siècle. L’ombre du cheval, t. I : Le cheval moteur, Paris, Fayard, 2008.
  • [5]
    J. Thirsk, Horses in early modern England…, op. cit.
  • [6]
    B. Lizet, Le cheval dans la vie quotidienne…, op. cit. ; D. Roche, La culture équestre de l’Occident…, t. I, op. cit.
  • [7]
    G. Bouchet, Le cheval à Paris de 1850 à 1914, Genève-Paris, Droz, 1993.
  • [8]
    J.-P. Digard (dir.), Chevaux et cavaliers arabes dans les arts d’Orient et d’Occident, Paris, Institut du monde arabe-Gallimard, 2002.
  • [9]
    J. Mulliez, Les chevaux du royaume…, op. cit.
  • [10]
    B. Lizet, La bête noire. À la recherche du cheval parfait, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1989.
  • [11]
    D. W. Gade, « Horsemeat as human food in France », Ecology of Food and Nutrition, vol. 5, 1976, p. 1-11.
  • [12]
    W. Vanplew, The turf…, op. cit. ; N. de Blomac, La gloire et le jeu. Des hommes et des chevaux, 1766-1866, Paris, Fayard, 1991 ; R. Cassidy, Sport of kings : kinship, class and thoroughbred breeding in Newmarket, Cambridge, Cambridge University Press, 2002 ; P. Yonnet, « Tiercé. Les nouveaux dimanches de la démocratie », in Jeux, modes et masses. La société française et le moderne, 1945-1985, Paris, Gallimard, 1985, p. 15-90 ; J.-P. Martignon-Hutin, Faites vos jeux, Paris, L’Harmattan, 1993.
  • [13]
    V. Chevalier, « Les pratiquants de l’équitation : une population et ses mouvements », Population, vol. 45, n° 3, 1990, p. 661-666 ; J.-P. Digard, « Cheval, mon amour. Sports équestres et sensibilités “animalitaires” en France », Terrain, n° 25, 1995, p. 49-60.
  • [14]
    S. Garcia, « Procédures d’apprentissage et défection des pratiquants dans le monde équestre », in Festival d’histoire de Montbrison, De Pégase à Jappeloup, cheval et société, Montbrison, Hôtel de Ville, 1994, p. 139-146.
  • [15]
    R. de Lubersac et H. Lallery, La rééducation par l’équitation, Paris, Crépin-Leblond, 1973 ; Cheval et différences, Saumur, Fédération Nationale Handi Cheval, 2000.
  • [16]
    C. Léger, Cheval et insertion sociale, Paris, Direction régionale de la Jeunesse et des Sports, 1995 ; C. Léomant et N. Sotteau-Léomant, « Monde du cheval et jeunes en précarité. […] Étude exploratoire », Vaucresson, Centre de recherche interdisciplinaire (CNRS/Ministère de la Justice)-Association Cheval et insertion en Île-de-France, 1996.
  • [17]
    B. Lizet, Champ de blé, champ de course. Nouveaux usages du cheval de trait en Europe, Paris, Jean-Michel Place, 1996 ; B. Durand, « Le Henson, un cheval agent de développement local ? », Hommes et Terres du Nord, n° 2, 2004-2005, p. 57-68 ; id., « Les chevaux dans les villes de France, xixe-xxie siècle. La construction d’un patrimoine urbain », La Géographie, n° 1524, 2007 ; S. Brunel, « Le grand retour du cheval », L’Histoire, n° 330, 2008, p. 68-71.
  • [18]
    J.-P. Digard, Une histoire du cheval…, op. cit.
  • [19]
    C. Tourre-Malen, Femmes à cheval. La féminisation des sports et des loisirs équestres : une avancée ?, Paris, Belin, 2006.
  • [20]
    J.-P. Digard, Une histoire du cheval…, op. cit., p. 173 et suiv.
  • [21]
    J.-P. Digard, « Les courses de chevaux en France : un jeu/spectacle à géographie variable », Études Rurales, n° 157-158, 2001, p. 95-106 ; L. Ould Ferhat, « La crise du recrutement des lads-jockeys : l’essoufflement d’un système d’emploi corporatiste », Sociologie du Travail, vol. 45, 2003, p. 211-235.
  • [22]
    C. Tourre-Malen, « Le mal-être des enseignants d’équitation », Équ’Idée (Haras nationaux), n° 18, octobre 2000, p. 30-32.
  • [23]
    Chiffres des Haras nationaux, 2007.
  • [24]
    J.-P. Digard, Une histoire du cheval…, op. cit., p. 72-76, 146 et 203-204.
  • [25]
    K. Thomas, Man and the natural world : Changing attitudes in England, 1500-1800, Hardmondsworth, Penguin Books, 1983.
  • [26]
    A.-G. Haudricourt, « Domestication des animaux, culture des plantes et traitement d’autrui », L’Homme, vol. II, n° 1, 1962, p. 40-50.
  • [27]
    C. Ferret, Techniques iakoutes, aux confins de la civilisation altaïque du cheval. Contribution à une anthropologie de l’action, thèse de doctorat d’anthropologie, EHESS, 2006 ; id., Une civilisation du cheval. Ses usages de la steppe à la taïga, Paris, Belin, 2009.
  • [28]
    C. Ferret, Techniques iakoutes…, op. cit., p. 15.
  • [29]
    C. Ferret, « Éducation des enfants et dressage des chevaux. Des analogies conçues dans la tradition occidentale aux actions pratiquées dans les sociétés altaïques », in Hommage à Françoise Aubin, Paris, Monumenta Serica, à paraître.
  • [30]
    É. Landais, F. Clément, J.-P. Digard, L. Lansade et F. Lévy, « Perspectives de la recherche équine : continuité et innovations », Bulletin de l’Académie Vétérinaire de France, t. CLVII, n° 1, 2004, p. 31-36.
  • [31]
    Voir aussi B. Galland (dir.), Les sources de l’histoire du cheval dans les archives publiques françaises, Paris, Archives nationales, 1993.
  • [32]
    B. Langlois, W. Martin-Rosset, É. Palmer, « Les résultats de la recherche équine et leurs développements », Comptes rendus de l’Académie d’agriculture de France, vol. 87, n° 5, 2001, p. 137-158.
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