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Article de revue

Expérience d’un atelier d’expression artistique au sein d’une mecs

Pages 67 à 72

Notes

  • [1]
    Remerciements à la direction de la mecs qui a permis à ce lieu d’exister ; à Paméla Nigri et Ludovic de Vallon, artistes peintres de l’Association du Renard Levant à Paris, pour nos nombreux échanges qui ont nourri cet écrit ; à Lucie Potet, psychologue stagiaire, pour sa finesse clinique.
  • [2]
    Duverger P., 2011, Intervention au colloque organisé par l’association Hébé à Tours : « La culture : objet de soin à l’adolescence ».

1Depuis une dizaine d’années, un atelier de peinture et de modelage est proposé aux adolescents placés dans une maison d’enfants à caractère social (mecs). L’auteure expose ici les hypothèses de travail qui ont mené les animateurs de l’atelier à adapter son cadre et à affiner ses objectifs, en fonction des adolescents accueillis et de l’institution qui l’abrite. Elle analyse également la valeur symbolique de l’objet créé pour les participants.

2L’atelier a été mis en place en 2008 au sein d’une maison d’enfants à caractère social [1]. Il s’agit d’une mecs qui accueille des adolescents de 15 à 18 ans, qui sont placés sur demande du juge des enfants dans le cadre de la protection de l’enfance. Ses missions principales se situent aux niveaux éducatifs et scolaires. La dimension du soin psychique n’est pas sa mission première, ce qui la différencie des institutions de soin (comme les centres médico-psychologiques, les centres médico-psychopédagogiques, les hôpitaux psychiatriques).

3On peut identifier certaines caractéristiques communes au travail dans les mecs :

  • l’exclusion de l’institution des adolescents les plus en difficulté,
  • les passages à l’acte des adolescents (faits de violence, fugues, incivilités, addictions),
  • la difficulté à mettre en place un suivi avec le psychologue.

4Concernant le travail du psychologue : « L’attaque directe des symptômes comme les attitudes systématiques de pseudo-respect en attendant que l’adolescent soit en demande explicite étant dans ces exemples contre-indiquées. » (Klein, 2007.) L’hypothèse suivante est donc formulée : la création d’un espace d’accueil destiné aux adolescents présentant des difficultés scolaires, comportementales et relationnelles, permettrait de prévenir un passage par l’agir et aiderait à l’expression des événements indicibles qui se traduisent par la mise en actes de comportements inadaptés, signes d’une souffrance qui ne peut se verbaliser.

5Le groupe de pairs et la médiation mettent à distance la relation directe avec l’adulte qui, en fonction de l’histoire, peut être perçu comme intrusif, persécuteur, voire potentiellement incestueux. « Le groupe donne à l’adolescent à la fois une protection, une possibilité de régression, mais aussi un étayage identificatoire de transition. » (Catheline, 2002.)

Historique et évolution du projet

6Cet espace « atelier » propose à l’adolescent un cadre dont l’activité médiatisée (peinture ou modelage) décentre de l’agir et de son immédiateté dirigée vers l’extérieur, et le canalise vers un agir créatif, centré sur l’activité artistique. Il met ainsi en tension la relation d’immédiateté et la relation médiatisée. « Il n’y a pas de rapport au monde, à soi, aux choses et aux autres qui ne soit médiatisé. Le rapport, par essence, ne peut être direct, ce serait fusion et confusion. » (Barus-Michel, 2011.)

7L’objectif est de faciliter l’expression dans un espace ni scolaire, ni éducatif, ni de soin. Les adultes référents s’adaptent, dans la mesure du possible, aux demandes des adolescents présents.

8Du fait de la spécificité institutionnelle et du public accueilli, le groupe est ouvert, afin d’offrir une proposition d’espace décalé des attentes éducatives et des contraintes scolaires.

9Le projet a débuté au sein d’un foyer de jeunes filles. L’atelier s’y déroulait pendant deux ans à un rythme hebdomadaire, en soirée, un jour défini de la semaine. Une première année de fonctionnement s’est faite en présence d’une seule animatrice, la psychologue du service. La présence éducative s’est en effet avérée complexe : l’animatrice a d’ailleurs été amenée à rappeler l’inefficacité de certaines consignes éducatives dans ce cadre.

10Au cours de cette première année d’expérience, plusieurs constats et hypothèses ont permis d’adapter l’atelier. Une limite dans la transmission des techniques est vite apparue, mais aussi une limite créative, voire poétique. Une répétition des réalisations s’est installée, questionnant et induisant une forme d’ennui. Les questions suivantes se posaient : sortir de la répétition dans le cadre posé engendrait-il trop d’insécurité ? La présence d’une seule animatrice permettait-elle de vivre une expérience de découverte, peut-être trop déstabilisante ? Ses propres limites étaient-elles en cause ? Les adolescentes avaient‑elles besoin de s’appuyer sur un savoir reconnu, pour plus de sécurité ?

11La seconde année, un enseignant en arts plastiques est donc intervenu en binôme. Par ailleurs, une personne extérieure à l’institution qui ne connaissait pas l’histoire des adolescentes devenait tout à fait pertinente. Cette seconde année se déroule dans le même lieu avec ce nouvel intervenant.

12Le travail réalisé avec cet intervenant donne la priorité à l’aspect pédagogique : apprentissage du cercle chromatique, proposition de travaux avec consignes, application de techniques. Les adolescentes acceptent les consignes, mais progressivement s’expriment sur la lourdeur des contraintes, qu’elles ressentent comme incontournables. « L’adolescent ne doit pas être encombré par une pression quelle qu’elle soit et il apparaît nécessaire de le laisser cheminer sur son parcours qui sera plus ou moins long et sinueux. » (Monel-Lagzouli, 2010.)

13Cette priorité donnée au pédagogique est-elle adaptée, en adéquation avec le projet ? Avec les adolescents accueillis ? Un accompagnement plus proche de la demande de l’adolescent, cheminant au rythme de chacun, ne serait-il pas plus adapté ? Ainsi l’aspect pédagogique pourrait y être inclus « mine de rien » (Klein, 2007) : un conseil, un avis, une remarque, une attention fine, pourront faire émerger une demande singulière. « Ce mine de rien qui ne trompe personne, mais n’annonce pas la couleur officiellement est alors la condition de la réussite, comme s’il fallait endormir les résistances au changement en ne les mobilisant pas de front. » (Barus-Michel, 2011.)

14Après cette nouvelle expérience d’une année, une autre hypothèse est émise, celle d’une collaboration avec un artiste formé à l’accompagnement des capacités créatives, dans le respect du cheminement singulier. Une association d’artistes formés à l’art-thérapie est contactée. L’artiste (et non enseignant), avec ses savoir-faire, sa créativité, son inventivité, son imaginaire, sa poésie, est donc sollicité. Les spécificités de notre collaboration sont ensuite précisées.

15La finalité n’est pas l’interprétation, l’élaboration ou la projection des mouvements internes du sujet. L’espace n’est pas à proprement parler thérapeutique, cependant on peut dire qu’il pourra produire des effets thérapeutiques. L’interprétation des productions réalisées ne fait pas partie des objectifs de l’atelier. En revanche, une écoute ouverte et contenante sera nécessaire dans le cas où l’adolescent souhaiterait dire quelque chose de sa production.

16Si besoin, un temps d’échange pourrait lui être proposé hors atelier. L’objectif du projet est de permettre l’accès à la symbolisation par l’intermédiaire d’outils aidant à sa mise en œuvre, et étayée par la rencontre avec un autre désirant. « On peut parler de “clinique de la banalité”, on n’y avance pas d’interprétation, c’est une clinique qui naît d’une discrète remarque, d’un détail, d’une question douce, d’une remarque non intrusive[2]. »

17Cette collaboration s’engage et entraîne les réflexions et constats suivants.

Le cadre

18Le cadre offre une présence ouverte, accueillante voire maternante, mais aussi contenante et cadrante, du côté de la fonction paternelle. En effet, il s’agit de respecter certaines règles : être en accord avec l’activité, non-jugement sur la valeur du travail de l’autre, respect de l’autre, du lieu, du matériel.

19Nous poursuivons une réflexion sur la présence d’éducateurs à l’atelier. Nous constatons qu’ils y accompagnent les adolescents et sont le lien entre les adolescents et les animateurs de l’atelier. Si nous acceptons la présence éducative, il convient de rappeler le cadre de non-jugement et d’accueil de ce qui est produit.

20Le groupe reste un groupe ouvert. Il est ainsi en mesure d’accueillir de nouveaux arrivants tout en maintenant la sécurité. Il s’avère, en effet, que les nouveaux sont souvent accompagnés par de plus anciens et que le groupe varie peu. Cela permet de conserver une souplesse, afin d’être à l’écoute de toute nouvelle demande, et d’accepter une discontinuité dans la présence de certains adolescents, discontinuité inscrite dans leur histoire. La continuité s’éprouve dans la constance du côté des adultes qui animent l’atelier.

21Après ce changement d’organisation, l’atelier déménage : il n’est plus situé exclusivement dans un foyer d’accueil, mais se situe aussi au siège de l’institution et permet ainsi à d’autres adolescents de s’y inscrire.

L’accueil

22Nous notons qu’il est important de prendre le temps de s’installer et notre présence est ouverte, accueillante. C’est un moment de régression accepté par les adultes et par les pairs, où de nombreuses demandes fusent : de boisson, de sucre, de petits matériels, de conseils, comme de petites douceurs demandées et accordées.

23Nous avons évoqué ce moment comme temps de passage. De l’école ou du foyer vers l’atelier. D’une adhésion à la demande d’un autre (l’éducateur, l’enseignant) à une absence de demande de l’autre. Cette vacance de la demande faite à l’autre génère une insécurité nécessitant un temps d’adaptation pour apprivoiser le lieu, les autres, l’espace psychique, l’instabilité préalable à la créativité.

24Donald W. Winnicott parle de la « préoccupation maternelle primaire » (1969), celle qui permet à la mère de s’adapter au besoin. Dans cet espace, ce moment de régression est rendu possible par l’adulte présent, disponible et à l’écoute de ce besoin. Par ailleurs, nous constatons que les adolescents, rassurés, sont rapidement prêts à quitter ce moment de fusion passé ensemble afin de se concentrer sur une réalisation à soi, dans un espace, un temps, pris pour soi en toute sécurité, dans une « capacité d’être seul en présence de quelqu’un » (Winnicott, 1975a).

25Accueillir, c’est aussi accueillir la réalisation de l’adolescent, sans jugement, et accepter de l’accompagner dans ce qu’il présente ou représente. C’est accueillir, sans crainte, certains mouvements psychiques : une adolescente souhaite dessiner la colère, la mort, il s’agit de l’aider à trouver la forme, la couleur que prendra, pour elle, son idée de la colère, de la mort. C’est respecter le rythme de chacun, de celui qui effectuera plusieurs dessins en une seule séance à celui qui aura besoin de plusieurs séances pour réaliser un dessin.

L’accompagnement vers l’expression

26Il s’agit de faciliter l’expression par la peinture ou le modelage en dehors des références à une esthétique particulière ou à une norme plus traditionnelle. Aux questions : « Comment dessine-t-on un avion ? Une voiture ? Est-ce que c’est bien ? », la réponse est décalée vers un encouragement à la réalisation de sa propre représentation formelle.

27Face à la difficulté à s’exprimer de certains, le soutien des adultes permet à l’adolescent de s’appuyer sur un étayage narcissique fiable ; au moi fragile de s’arrimer ; au moi rigide de s’assouplir ; au moi-idéal de s’avancer vers l’idéal du moi ; au moi débordé d’être contenu. La projection de ce qui vient de soi peut être entravé par un mouvement d’inhibition, par des exigences du surmoi, par de l’anxiété, et empêcher tout mouvement créatif. Dans ce cas, une consigne souple peut faire médiation entre ce qui vient de soi et ce qui est apporté par la consigne. Par la suite, une réalisation plus personnalisée pourra se déployer.

28La présence, dans la continuité, des adultes participants (psychologue et artiste peintre), soutenus par leur désir de rencontrer l’autre, de tisser un lien « suffisamment bon » (Winnicott, 1975b), permettra la fondation de l’expérience de la créativité. C’est dans le jeu de la présence / absence, de cette « capacité à être seul en présence de quelqu’un » (Winnicott, 1975a), dans un mouvement de séparation, que pourront s’initier le geste créatif, le jeu avec l’imaginaire, le plaisir de penser, de s’exprimer. C’est dans cette conquête d’une altérité non décevante, d’une présence fiable ne signifiant pas l’abandon ou le danger psychique, que l’acte de création expressive deviendra possible. Par ailleurs, les adultes présents sont animés du désir et du plaisir de peindre ou de modeler, ils investissent l’objet, s’autorisent des mouvements pulsionnels diversifiés : construire, transformer, déformer, détruire, reconstruire sans danger pour l’objet. Ils s’essaient donc, eux aussi, à des réalisations, montrent leurs hésitations et ratages, leurs réussites parfois. Ils s’autorisent à arpenter leur monde imaginaire, au hasard, et à être auteur d’une œuvre. Ainsi se frayent des voies d’identification, se croisent des idéaux, de nouvelles expériences se soutiennent et se partagent dans le plaisir pris par l’adolescent et par l’adulte.

29Par ailleurs, le regard des adultes est sans étiquette, un regard attentif aux potentialités, un regard qui inscrit l’adolescent à une place comme un miroir signifiant, qui fait exister autrement, qui met en lien, valorise, tel le regard de la mère (Winnicott, 1975c).

30Des restrictions budgétaires ont empêché que la collaboration avec l’artiste art-thérapeute, qui s’est étendue sur trois années scolaires, se poursuive. Il fallait cependant que ce lieu survive. Comment, alors, poursuivre ?

31Un travail auprès des éducateurs a été mené, car l’éducateur peut insuffler le « désir de »… Comme un parent qui accompagne l’enfant « vers » et le soutient dans une activité qui le sépare de lui, lui permet de s’enrichir par la rencontre d’autres adultes dans un cadre différent. Ainsi, certains éducateurs ont su devenir des référents, accompagner des adolescents vers l’atelier et s’engager eux-mêmes dans des réalisations.

L’arrivée d’une psychologue stagiaire

32Depuis trois ans, la présence d’une stagiaire est régulière. Une des stagiaires a proposé de rester durant ses deux années de master, ce qui a assuré une continuité de présence auprès des adolescents et renforcé la relation transférentielle avec des animatrices assurant une permanence du lien. La participation de la stagiaire permet un double regard et affine les observations cliniques rédigées ensemble après l’atelier.

Un nouveau format « ouvert à tous »

33L’idée d’une nouvelle formule est venue de demandes de participation du personnel travaillant hors du champ éducatif. Après échanges et réflexions, il est apparu que cette éventualité pourrait s’envisager sous une forme d’atelier ouvert à tous. Ce choix offre l’avantage de la mixité des participants, de la neutralité du lieu, d’un accueil ouvert à la diversité, de possibilités de croisement des identifications, du partage des expériences. Par ailleurs, il décentre l’espace qui n’est plus exclusivement réservé aux adolescents placés et propose une forme de mise à disposition d’un droit commun pour tous, comme chacun pourrait le vivre dans la société.

L’objet, ses différentes valeurs symboliques

34Au cours des années et au fil de nos observations, il s’est dégagé plusieurs fonctions symboliques de l’objet créé. On peut faire l’hypothèse que le comportement des adolescents face à leur objet reflète le lien à « l’objet interne » (Klein, 1968) et peut se mettre au travail pendant les séances, se transformer, se panser et peut-être se penser. On a pu distinguer différents types d’attitude vis-à-vis de l’objet créé.

Le soin pris à la réalisation de l’objet, le soin de l’objet

35Pour certains, l’objet est investi dès le projet engagé. Il est projeté, imaginé, parlé. Sa réalisation est soignée. Le « prendre soin » est déjà là.

36Il est arrivé qu’une peinture s’égare au sein de l’atelier. Une recherche active s’engage. L’animatrice montrant ainsi qu’un soin est pris à la réalisation qui sera, bien sûr, retrouvée au grand soulagement de son auteur, rassuré. Prendre soin de l’œuvre, c’est prendre soin de son auteur, le reconnaître, lui affirmer qu’il a bien sa place.

L’objet fragile, l’objet informe

37Pour d’autres, la mise en forme est délicate, la forme parvient difficilement à apparaître. L’accès à la forme est hésitant, les couches de peintures se juxtaposent. L’objet en argile est fragile, demande à être renforcé, un déséquilibre le rend instable. L’aide de l’animateur est attendue. Un accompagnement est nécessaire « pour sortir de l’informe » et « donner l’espoir que quelque chose pourrait sortir de cet informe » (Winnicott, 1975d). Mais, lorsque l’informe insiste, l’animatrice psychologue est alors amenée à en informer les référents du foyer afin qu’un soutien plus spécifique soit envisagé.

L’objet perdu

38L’objet en argile peut être détruit après passage au four. La réaction face à la perte de son objet montre la fragilité ou la solidité des assises narcissiques. L’adolescent peut refuser de perdre, s’effondrer, rester dans un refus de poursuivre ou rebondir vers une autre réalisation montrant ainsi que la perte n’est pas catastrophique pour lui. Parfois, l’objet n’est pas totalement perdu, l’animatrice propose des réparations, démontrant qu’une restauration est possible. L’argile peut être, ainsi, quelque temps abandonnée au profit de la peinture, avant d’y revenir un peu plus tard.

L’objet transformé, l’objet détruit

39Parfois, l’objet ne convient pas, il change au fil des gestes, voire est détruit pour se reconstruire, être transformé. Il est en devenir. Le projet se construit dans l’espace de l’atelier, c’est un cheminement. L’acceptation de l’hésitation, de l’incertitude, se travaille au cours des séances.

L’objet irréalisable

40Le choix de l’objet peut être un choix grandiose, suivant un modèle qui demande une technique et un savoir-faire issus de plusieurs années d’expérience. L’objet commencé devient rapidement irréalisable. Une adaptation au principe de réalité est nécessaire. L’adolescent va-t-il renoncer ? S’avancer vers du réalisable ? Son désir tout-puissant pourra- t-il s’ajuster et se confronter, ainsi, à une forme de castration symbolique ?

L’objet insatisfaisant

41L’objet réalisé n’est jamais satisfaisant. Le résultat ne convient pas, les nombreux défauts sont repérés, il restera imparfait, insatisfaisant. Sera-t-il relégué ? L’adolescent pourra-t-il accepter ces imperfections ? La déception sera-t-elle supportable ? La toute-puissance est mise à l’épreuve. L’insatisfaction renvoie à une histoire singulière qui résonne et cherche des voies de dépassement.

L’objet en attente, l’objet oublié

42L’objet restera à l’atelier, oublié, en attente que son auteur le termine ou vienne le chercher. Quelque chose qui reflète l’abandon est révélé. Des rappels permettront, parfois, un nouvel investissement ou viendront confirmer l’oubli.

L’objet fini

43C’est l’objet abouti. Les étapes de la réalisation sont passées. L’objet en argile est attendu souvent avec impatience. C’est l’aboutissement de la création. Le mouvement de sortie du four, de l’intérieur du four vers la présentation de l’objet à l’extérieur, est « comme une petite naissance ». La satisfaction est évidente, l’auteur(e) est valorisé(e) par sa réalisation. L’objet fini sera destiné à un autre comme cadeau ou à une utilisation pour soi.

Cas cliniques

Jean ou « Je ne sais pas »

44Jean a 16 ans, il est décrit par les éducateurs comme renfermé, peu sociable, n’aimant pas le changement. Il évite les moments de collectivité, le repas, s’isole dans sa chambre. Cette description est inquiétante et des rendez-vous individuels avec la psychologue sont proposés à Jean. La première partie de notre travail est centrée sur la verbalisation autour de thèmes généraux. Il s’agit d’expérimenter un échange d’idées dans un effort de mobilisation de la pensée. La participation de la psychologue est active, donnant son opinion, le sollicitant malgré sa position activement passive d’un « Je ne sais pas » qui se répète. Peu à peu, l’humour infiltre les échanges et Jean semble apprécier ces moments, il est assidu aux rendez-vous. Puis, progressivement, on peut remarquer qu’il avance sa pensée, il ose, enfin, dire. Pour l’aider à s’exprimer sur d’autres modes, une proposition de venir à l’atelier lui est faite, une explication du cadre permettant de différencier clairement les moments à l’atelier des rendez-vous en entretien individuel.

45Par ailleurs, cette hypothèse de travail s’annonce dans un mouvement précurseur de séparation, d’introduction d’un tiers, afin de déplier l’emprise liée à son attente silencieuse : expression d’une passivité agressive, attente illusoire d’un autre qui a la réponse à toutes les questions, représentant, pour lui, celle qui anime et porte le désir de vivre, dans une attitude régressive par rapport à une mère décrite comme omnipotente. Cette arrivée à l’atelier intervient de façon concomitante avec le projet éducatif qu’il quitte le foyer pour se diriger vers un service qui accueille des jeunes adultes plus autonomes. Son absence à deux séances, due à un oubli de sa part, est un événement marquant, étant donné qu’il est habituellement assidu. Cela laisse envisager, malgré son refus de quitter le foyer et sa réserve face à la proposition de se rendre à l’atelier, que, psychiquement, il se prépare à une séparation. L’artiste art-thérapeute assure une présence attentive auprès de Jean, afin qu’il se dégage d’une relation duelle exclusive avec la psychologue. Ainsi, le tiers est l’espace de l’atelier, l’intervenant artiste, la réalisation qu’il y dépose. Jean vient régulièrement à l’atelier, et ses premières réalisations se font en duo avec l’artiste, qui joue à lui faire apprivoiser son « Je ne sais pas ». Dans un premier temps, l’objet est créé à deux.

46Puis il s’approprie la technique de l’encre de chine où il s’exerce aux nuances, créant un objet pictural flou, mais acceptant de laisser aller son trait de pinceau selon ce qui vient, se détachant de la présence de l’autre pour explorer une technique et des représentations formelles bien à lui : progressivement, il peint des arbres, aux branchages et feuillages détaillés et finement tracés, dont un s’enracine avec force, profondément, dans l’ocre d’une croûte terrestre réalisée sur papier déchiré puis collé ; laissant apparaître des failles dues aux séparations des différentes formes reconstituées. Le travail d’émancipation semble ainsi s’insinuer dans cette recherche singulière.

47À la veille d’un départ en vacances, il demande à partir avec quelques feuilles et de l’encre de chine ; signe qu’il a pu intégrer une nouvelle modalité pour s’exprimer, qu’il est en mesure, aussi, de se séparer en se saisissant de ce quelque chose qu’il gardera de l’autre et de réaliser un objet seul, sans l’étayage de l’autre.

48Lors de son départ de la mecs, Jean ne souhaitera pas partir avec ses œuvres qu’il laissera à l’atelier. Un don et une séparation assumée ?

Jules, le chef de l’atelier

49Jules a participé à l’atelier pendant deux ans. Sa présence est régulière et, progressivement, il prend une place d’ancien qui s’affirme. Parfois, « c’est le chef », position confirmée par sa formation en hôtellerie-cuisine. Position valorisée par les animatrices qui le responsabilisent vis-à-vis de ses pairs. Les questions de Jules sont nombreuses, et les mouvements psychiques évoluent au cours de sa relation transférentielle avec les animatrices.

50La question de l’identité et du genre sera toujours présente. On sent une oscillation chez Jules : « C’est un truc de fille », dira-t-il en parlant de la céramique, et nous devrons lui démontrer, ouvrages à l’appui, que, parmi les céramistes, il y a de nombreux hommes. Il semble, donc, rassuré sur sa présence dans un groupe à majorité féminine. Mais il pourra dire « Je suis une fille », puis affirmer son homosexualité, malgré des jeux de séduction tendre avec une autre participante. La question de l’identité et du genre fait son chemin chez Jules. Ce « truc de fille » ne l’empêche pas d’être particulièrement assidu, si bien que son absence est remarquée et notable.

51Jules crée des objets dont il n’est pas satisfait. Son histoire est marquée par une relation à la mère insécurisante et non protectrice, qui a conduit au placement. Sa relation aux animatrices est exigeante, ses demandes sont nombreuses et son besoin d’être satisfait évoque un besoin régressif : il demande leur présence, à ses côtés, pour être aidé ; il passe commande d’objets qu’elles devront confectionner pour lui ; il les rend responsables des défauts de ses objets. Pendant longtemps, il ne pourra « être seul en présence de quelqu’un » et montrera qu’il souhaite au contraire « être le seul » comme sujet de l’attention des animatrices.

52La séparation se travaille et, progressivement, il acquiert de l’autonomie et s’affirme comme « l’ancien », « celui qui sait » ; acceptant de se détacher de sa demande d’étayage pour aider l’autre.

53Ses objets sont destinés : à ses neveux, à sa mère, à son petit ami. Le don de l’objet montre sa fierté de la réussite et qu’il accepte que sa création est digne d’être offerte. Il se sépare, alors, de sa réalisation dans un mouvement tourné vers l’autre.

54Au début les objets sont des animaux : la chouette, l’animal de la nuit ; la souris, le petit animal vif, mais fragile et la tortue, avec sa carapace protectrice. Puis viennent les contenants : assiettes, mugs, tasses, théière, passant ainsi de la protection à la réception, l’ouverture.

Conclusion

55Cette expérience aura permis d’envisager différents dispositifs afin d’intégrer les contraintes institutionnelles. Finalement, ce qui s’est passé pendant toutes ces années peut ressembler à une écoute particulière de la demande adolescente : comment s’adapter au mieux pour qu’une demande tout à fait silencieuse soit entendue ? Comment maintenir l’atelier ouvert, existant, vivant ?

56Pour les adolescents, nous constatons, cependant, que l’atelier est déjà là. On en parle, on leur en parle : un dessin exposé, un objet montré, quelques-uns qui y participent, des questions sur ce qui s’y passe, sur ce qu’on y fait…

57Ainsi l’atelier serait comme l’objet déjà là, en attente de saisie par un autre, suffisamment bon et malléable pour accueillir celui qui s’y présentera, ce qui s’y représentera ; fiable pour survivre aux contraintes diverses (absences, reports, annulation, fin du financement) et assumant une présence inédite dans une institution qui n’a pas la vocation du soin. Cette présence de l’atelier affirme que la part singulière, subjective, créative, a sa place au sein d’un cadre institutionnel scolaire et éducatif, que cette place, même infime, ne peut être l’objet de l’oubli.

58Ainsi, ne pas lâcher, ne pas abandonner, s’adapter, auront été la ligne conductrice permettant à cet atelier de poursuivre son activité au fil des années et des changements, dans une continuité d’existence, qui, au sein d’une institution de placement, peut être une gageure.

59Puis, quand on entre au cœur de cet atelier, tous ces objets exposés (peintures, dessins, objets en céramique, modelages sculptés) sont les signes et les témoins des passages d’adolescents qui ont pu et su s’exprimer en couleurs, en formes, et qui ont déposé leurs créations comme preuve vivante et précieuse de ce qui les anime. Les effets thérapeutiques repérés peuvent se décliner ainsi :

  • l’accès à une relation de tiercéité par la proposition d’une relation médiatisée,
  • la valorisation narcissique dans la réalisation picturale ou plastique,
  • la possibilité de remise en jeu de la relation à l’objet interne dans le cadre du lien à l’objet créé, dans un mouvement de symbolisation qui pourra laisser une trace pour plus tard.

60Enfin, la possibilité d’une ouverture de l’atelier à tous témoigne de sa reconnaissance au cœur de l’institution. Celle-ci manifeste ainsi son absence de préjugés et sa confiance dans la capacité des uns et des autres de s’avancer, ensemble, vers une expérience inédite.

Bibliographie

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  • Winnicott D. W., 1975d, « Rêver, fantasmer, vivre », Jeu et réalité, Paris, Gallimard.
  • Winnicott D. W., 1969, « La préoccupation maternelle primaire », De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1989.

Date de mise en ligne : 26/10/2017

https://doi.org/10.3917/jdp.352.0067

Notes

  • [1]
    Remerciements à la direction de la mecs qui a permis à ce lieu d’exister ; à Paméla Nigri et Ludovic de Vallon, artistes peintres de l’Association du Renard Levant à Paris, pour nos nombreux échanges qui ont nourri cet écrit ; à Lucie Potet, psychologue stagiaire, pour sa finesse clinique.
  • [2]
    Duverger P., 2011, Intervention au colloque organisé par l’association Hébé à Tours : « La culture : objet de soin à l’adolescence ».

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