Note
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Ouverture du Séminaire de Schibboleth-Actualité de Freud consacré au « Sujet dans la transmission ».
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Imre Kertesz nommait le xx e siècle celui des liquidations permanentes et des totalitarismes. Le xxi e est, quant à lui, dominé par la terreur islamique, trouvant d’énigmatiques et ferventes alliances en des idéologues archéoprogressistes, du sociologisme et d’une culture du pur narcissisme (sous les formes sacrificielles de l’absolution rédemptrice et purificatoire, de l’être-otage de l’autre).
« Il délire, mais sa folie ne manque pas de méthode. »
1 Quelles sont les conditions pour permettre au sujet de continuer à penser malgré l’idéologie ou en son sein ? C’est par le prisme de la transmission, et plus particulièrement par la question du sujet face au réel, dans la transmission et dans son rapport à la filiation, que le concept d’idéologie est abordé, avec l’approche psychanalytique comme pierre angulaire de la réflexion.
2 « Je ne vois pas pourquoi je ferais quelque chose pour les générations à venir. Qu’ont-elles fait pour moi ? » nous fait percevoir le travail du négatif, qui exprime en creux l’ambivalence constitutive de la transmission, la responsabilité partagée, la réciprocité qu’elle engage, en même temps que la question de l’appartenance, de la constitution d’un peuple et de la construction de la vérité historique. Lorsque mon ami Pascal Bruckner, m’ayant entendu citer ainsi Groucho Marx lors d’une conférence [1], me dit combien cette phrase était extraordinaire, j’ai alors été saisi d’un sentiment unheimlich, d’un trouble de pensée, de réalité, réalisant d’abord que je n’étais pas certain de l’exactitude de cette citation, ensuite de celle de son auteur : n’était-elle pas le reste diurne d’un rêve, alors que je préparais quelques mois plus tôt cette conférence ?
3 Que la présence comporte la manifestation du revenant, sollicitant la revenance (Fédida, 1999), c’est toute la problématique généalogique transgénérationnelle d’une mémoire archaïque du transfert qui est au travail.
La transmission, une inscription dans l’entre-deux
4 Comment transmettre ce qui nous échappe, ce qui, en même temps, en est une condition ? C’est à dire : de la lettre prendre distance de sa parole, trouvant là l’intervalle juste à y jouer d’une interprétation. Et ce, avec l’emprunt à Goethe de l’étrange injonction productrice d’événement : « Ce que tu as hérité de tes pères, acquiers-le pour le posséder » (Freud, 1913), puis avec l’invention de la théorie de l’après-coup, la mise en œuvre de la temporalité, de cette transmission de la transmission qui questionne la tentation de la fameuse Weltanschauung, autrefois fermement dénoncée par Sigmund Freud, conception du monde par trop globalisante et résolutive caractérisant la formation idéologique, et diffusant une psychanalyse de la vie quotidienne en un sens peu éloignée d’une politique de la culture et d’une maîtrise sur celle-ci investie comme fétiche ou relique. Penser la transmission d’un point de vue métapsychologique, en termes de transfert (Wolkowicz, 2014a) qui serait alors anthropologiquement sous sa forme plurielle, et décidément sous la référence de la transmission phylogénétique, le transfert des transferts, inscrit dans une généalogie des pensées, ouvre à une pensée généalogique transférentielle, mettant à l’œuvre l’activité du langage de l’infantile et plaçant le primitif en tant qu’il est l’animation du vivant animé. C’est la dimension aléatoire de ce par quoi un sujet est concerné qui mérite d’être soutenue, tant un héritage s’accepte ou se refuse (Wolkowicz, 2014b), tandis que l’idéologie apparaîtrait comme une version « superstitieuse » ou « métaphysique » de la théorie psychanalytique.
5 La transmission inscrit le sujet dans un entre-deux des générations, de la différence des sexes, du langage – producteur du Symbolique sur lequel s’étayent le réel et le champ du fantasme et la structure du désir. La question de l’identité ne reçoit pas de réponse, ou sans cesse en recevra : « Toujours en devenir, écrit Henri Meschonic, elle échappe au défini. » (Meschonic, 2003.) L’originaire est une construction (Wolkowicz, 2013) mettant à l’œuvre le lien entre l’individuel et le collectif et le processus d’historicisation. Le creuset idéologique d’une identité nouvelle, d’une quête de cohésion identitaire pleine et groupale, a souvent pris la forme du Moloch, en exigeant l’abandon d’une partie de soi et d’un travail de mélancolie, offrant comme une issue faussement glorieuse au processus œdipien, à l’encontre d’une éthique de la transmission.
6 Passer de la haine à la guerre : ainsi pourrait se dire l’œuvre d’une analyse à l’encontre d’un transfert hypocondriaque. Le traumatique tel qu’il apparaît dans la cure est bien contre-transférentiellement produit par les idéaux – dépressifs – de l’analyste, la « remémoration qui s’emparerait de la souvenance », risquant de participer chez lui à la massification de la disposition analytique, d’une « formation en masse à deux », d’une emprise incestuelle-narcissique-mélancolique neutralisante par une trop grande compréhension-séduction et par l’impossibilité de « redevenir l’étranger dans la cure » (Freud, 1907).
7 L’athéisme psychanalytique se construit à travers l’interprétation (Granoff, 2000) formée à l’inquiétante étrangeté de l’autre-moi du rêve, et qui suppose la capacité tragique du meurtre – restitutif d’une altérité de semblable-non-ressemblant, sous peine de reproduire le traumatique dans la cure – par les idéaux – dépressifs et défensivement narcissiques – de l’analyste (André, 2007) dans cette fuite de l’être vers son agglomération compacte et qui s’appelle la masse qui éloigne le langage comme interlocuteur de lui-même.
8 L’Unheimlich est le retour de l’étranger au cœur du familier, moins une figure de l’étranger que sa métaphore incorporée, un effet qui se produit dans l’entre-deux, et du singulièrement universel, comme dynamique de transmission, toute transmission authentique vouée à se déformer, à se tordre, d’angoisse ou de rire, comportant l’intégration d’un manque, ne serait-ce que celui inhérent à l’échec du fantasme, l’élément étranger perturbant le narcissisme absolu, l’identité pleine, par quelqu’un qui n’est pas de la maison, mais qui y est à demeure, et maintenant un certain rapport à l’être, dans un mode d’être où ce n’est jamais ça ! La subjectivation participe de l’universel du singulier et de l’universel de la subjectivation (Marty, 2014), un universel qui n’a pas besoin de se répandre sur toute la surface de la Terre, mais qui est partageable pour tout un chacun, dans son propre dialecte, avec ses propres références. La libido narcissique individuelle tend à s’indifférencier au profit d’une expansion de la « substance commune », évoquée par Sigmund Freud comme le matériau initial d’une psychologie des foules. Il notait que les masses « n’ont jamais connu la soif de la vérité », en soulignant que la violence de l’idéologie a à voir avec un deuil impossible qui les caractérise, tant il est de l’ordre de la masse d’être une présence sans rêve, ni mémoire ni langage, une présence qui n’ouvre à aucune absence, un arrêt sur image. Et serait-elle fondée sur la massive croyance en l’autocratisme tout-puissant ? L’état de multitude, la multitude, soumise à l’hypnose, du côté de l’incorporation et de la disparition plutôt que de la perte et du deuil, qui est donc un état où l’homme peut écouter et voir sans entendre, éclaire l’effet totalitaire qui tient, selon Hannah Arendt, à l’exercice du langage, au « sur-sens » constamment pratiqué et donnant toute sa force au mépris et à l’anéantissement de la réalité qui détruit la culture sur le terrain même de la culture, qui abroge la possibilité même de la scène intérieure. Hannah Arendt retrouvera dans son analyse du totalitarisme la « fureur de tout savoir » et le « délire avec la raison ». L’énigmatique phénomène de l’hypnose conduit à rejoindre cette image d’un état du moi-masse autofasciné par sa totalité non fragmentable (Widlöcher, 2012). Cet Autre idéalisé fait Un en tant que les sujets y trouvent la cause de leur identification jusqu’à en faire le nom de leur identité et lui abandonner leur autonomie. L’Un-unaire est pris dans l’Autre.
Le déni idéologique du réel
9 L’idéologie est un reste diurne : « À soixante-treize ans, loin de se contenter de marteler que l’homme est l’ennemi féroce de la civilisation, Freud affirme que la culture se pervertit sous l’influence même de ses propres efforts. Il est fondé de se demander s’il ne conviendrait pas d’ajouter au catalogue psychopathologique de la civilisation les tentatives mêmes pour la guérir. […] Nous avons un avenir de la désillusion. » (Granoff, 2004.) Le xx e siècle a connu une régression d’une autre nature, un état de confusion entre le sujet et la masse (Freud, 1921). Une clinique du contemporain aura convoqué une généalogie de la pensée servile et de la pensée totalitaire, de la fascination jouissive renouvelée chez une partie importante de l’intelligentsia pour les idéologies et les régimes oppressifs et génocidaires, du nazisme à l’islamisme, passant par le marxisme et le stalinisme, le maoïsme, le polpotisme, enfin le palestinisme comme nouvelle religion universelle, déni et-ou complaisance apathiquement perverse, passion narcissique et amalgamante, pour la Cause totalisante, une cause se substituant à une autre, tout aussi totalisante. Le déni du réel est ainsi le produit d’une transmission altérée, déniée, traces d’un mimétisme mortifère plutôt qu’appropriation subjectivante. Aborder la question de l’idéologie passe par celle du sujet face au réel, dans la transmission, et dans le rapport à la filiation. Qu’on se rappelle un instant la doxa progressiste en faveur de l’Union soviétique dans la France des années 1950. La fonction de l’idéal recouvre un fantasme d’omnipotence narcissique, conjuratoire et de réparation face aux angoisses archaïques d’effondrement, par la projection, le clivage et le désaveu. Alors, quel rapport entre l’idéologie et l’Inconscient ? Qu’est-ce qui fait peuple ou qu’est-ce qui fait masse ? Qu’est-ce qu’un sujet, et comment le devenons-nous ? Comment se construit-il en homme, en citoyen, en sujet politique ? Existe-t-il une extraterritorialité de l’imaginaire, de l’idéologie ? Quelles sont les conditions pour continuer à penser malgré l’idéologie ou en son sein ? Le choix de l’élévation-élection plutôt que la solution de l’absolution ?
10 S’adossant sur le développement de la fonction du jugement, dont Sigmund Freud montre comment celui-ci est aussi bien une levée partielle du refoulement qu’une façon de le poursuivre, mais autrement sur la conquête de l’intellectualité sur la sensorialité et la perception immédiate (Freud, 1938), auquel participe le travail de culture, assèchement du Zuyderzee : « Wo Es war, soll Ich werden », N’Hommer (Wolkowicz, 2010) une épreuve de vérité psychique.
11 Comment penser le persistant « opium des intellectuels », selon la formule de Raymond Aron, dont, précisément, une partie de l’intelligentsia clamait « plutôt avoir tort avec Sartre que raison avec Aron ! » Tout comme Alain Finkielkraut ou Pascal Bruckner sont, aujourd’hui, traités de « réactionnaires ».
12 Raymond Aron avait bien identifié les idéologies totalisantes et sacralisées qui fascinent ces croyants fanatiques, s’ébrouant, selon la formule de Manes Sperber, dans « l’océan barbare des certitudes », et qu’il a nommées des « religions séculières », fascinés que sont les esprits humains par une causalité élémentaire et exhaustive, par une cause première, une origine substantivée, des fins absolutisées. Une intelligentsia championne de la désubstancialisation du Réel, qui garde la passion amalgamante des causes, qui pense en termes de catégories prismatiques, et pour qui la Raison est devenue une catégorie de pensée et non plus une exigence éthique (Wolkowicz, 2016).
13 Des idéologies s’élaborent au sein et dans le cours de l’évolution d’une « psyché collective », selon la formule de Jacques André, productrice et résidence d’idéaux par lesquels le collectif vient inscrire sa marque dans l’intimité du Sujet, participant de l’illusion groupale, de l’idéalisation narcissique, qui caractérisent la psychologie de masse et qui peuvent constituer le moule de la future difficulté à consentir le déchirement de l’imperfection et à reconnaître le deuil d’une intégrité narcissique, d’un bonheur unifié, versions harmonie sédative ou passion comblante.
14 Quelques générations après le nazisme et les « plus jamais ça » scandés au cours des manifestations incantatoires, voilà que le « ça » est à l’œuvre, du côté de chez nous, lors de défilés antisémites « verts-bruns-rouges », s’hypnotisant dans la maîtrise omnipotente, dans l’imaginaire esthétisant, évoquant ce que Marc Bloch nommait la « hantise des origines ». L’inconnu est forclos (Rosolato, 1978).
15 L’idéologie offre tout à la fois au narcissisme une solution à sa haine de l’altérité, et à l’amour une solution à sa haine du rival, la haine étant la forme d’autoaffirmation identitaire.
16 Le lieu de la judéo-phobie est ainsi paradigmatiquement le lieu de la légitimation de la haine et de la rencontre des idées mimétiques [2]. Dans cette postmodernité, où il n’est plus question de réalité mais de narrations, la réalité devient incohérente et fragmentée, sans rationalité. L’idée même de réalité, réduite à son récit, a été abandonnée, apparaissant aux intellectuels férus de déconstructivisme derridien – paradoxe narcissique pervers – comme un phénomène fondamentalement idéologique.
17 L’actualité nous apparaît souvent « incroyable », mais aussi hallucinante dans la manière dont elle est traitée, mise en scène, mise en discours, dont nous sommes amenés à en être spectateur, quand elle est cadrée selon des préconstruits qui étayent notre appréhension du monde – paresse de la pensée, servitude volontaire, volonté d’impuissance (Nietzsche). Animisme identitaire et dépolitisation humanitaire participent de la désinformation. L’entreprise d’une intoxication médiatique consiste en dévoiements sémantiques, en constructions de nouvelles mythologies, en inversions en miroir et échangeurs de rôles. L’empaquetage victimaire et compassionnel des faits devient possible et crédible en passant par une déshistoricisation, une désingularisation, une dépolitisation. L’Europe développe, face à cette violence fondatrice, une attitude de culpabilité perverse, qui permet au passage de faire taire toute critique, verrouillage de la pensée organisé par cette « éthique de la faute » (Wolkowicz, 2014).
La situation analytique : l’ombre de l’objet
18 Le transfert ne disparaît pas, il devient réalité aux dépens d’une autre réalité qu’il hallucine. Nos théories dépendent d’une certaine constellation de nos objets internes. La fragilisation de la figure du père pourrait bien conduire vers des conformismes qui éloignent de l’analyse. Et une conception orthopédique se substitue à une découverte vivante et au processus de subjectivation. L’éthique médiatise l’envahissement de l’idéologie, à moins d’en devenir une elle-même, ce qui réintroduit à la question du champ du Symbolique, perceptible uniquement à travers les effets de sa défaillance ou de sa forclusion. Ou encore par son efficacité qui transcende l’unidimensionnel et la rationalité instrumentale. L’idéalisation d’objets imaginaires successifs protège d’être entamé dans le transfert. Dans l’idéologie, ainsi que dans l’état amoureux, tout se passe comme si la mélancolie était impossible : l’objet y est mis à la place de l’Idéal du Moi, auquel l’aliénation est rendue possible par l’expérience primitive d’une détresse physique et psychique dans certains états passionnels, substitut diurne d’un rêve incapable de trouver une nuit qui l’abrite. « La formation de masse à deux », issue de la relation hypnotique, sert l’autoconservation du Moi. Car c’est précisément le transfert qui rend les choses « présentes », et qui nous confronte à nos fascinations et aveuglements. L’incorporation cannibalique figure toute tentative de comprendre l’autre par identification projective dès lors qu’il se révèle étranger et différent de soi, le langage étant anéanti lorsque la guerre ne distingue plus rien, les transferts étant tels que Sigmund Freud les avait désignés « puissances mémoriales hypnotiques d’appel des images », l’activité de langage ouvrant alors les ressources de mémoire de la langue et dont la dépressivité est nécessaire à la pratique qui ne s’intérioriserait pas dans des manifestations d’état-déprimé, la négativité se pensant dans la référence essentielle d’une désignification des contenus, d’une métaphorisation d’un entendre qui, alors, se laisserait écrire en lui un inactuel.
19 La psychanalyse appliquée peut dégénérer en psychanalyse sauvage et donner naissance à des mythes herméneutiques, à des logologies totalitaires.
20 Le mythe rêve la langue et, pour avoir méconnu cette appartenance réciproque du rêve et de la langue, l’hypnose avait maintenu l’individu dans la masse dont la tentation de l’immortalité est présente au sommeil hypnotique, et qui serait aussi l’idéal régressif du père primitif de la horde des transferts, immobilisé par ceux-ci dans l’asphyxie de la possession.
21 L’analyste comme reste diurne et interlocuteur du langage (Fédida, 1995), l’interprétation, en tant qu’elle est parole entre rêve et transfert et de l’un à l’autre, qui se dégage d’une herméneutique phénoménologique par sa nature poïétique, à penser du côté de l’intervalle (Didi-Huberman, 1990 ; 2002), dont la parole puise dans le totémisme analytique son athéisme, son pouvoir de désidéologisation, y trouve son fondement profane et, en tant que traduction, condition qu’elle soit instauratrice du langage, approfondissement d’une parole intérieure confrontée à l’indéchiffrable et l’indéfini du texte et du commentaire, tentant d’éviter les risques de substancialisation imaginaire du reste qui connote le travail d’une valeur de temps marqué par l’attente d’une résolution, participant de l’idée férenczienne de « restes non résolus » à partir de la Versagung freudienne.
22 La croyance serait-elle alors l’expression métonymique d’une agitation-fixe-mélancolique qui n’aurait trouvé de nuit qui l’abrite ? La méthode ? « Se tourner vers ce qui a été délaissé, exclu ; redécouvrir la singularité, au moment même où elle est niée en grand », écrit Theodor W. Adorno (1946). « Un cas de paranoïa qui contredit la théorie » : un cas qui contredit la théorie, n’est-ce pas ainsi, selon Sigmund Freud, que se construit la théorie, qui, par ailleurs, avance, en même temps confrontée à la résistance ?
23 Mais l’idéologisation de la métapsychologie perd ce point de fuite de l’origine et annihile le site du langage, la vérité historique étant, selon Marie Moscovici (1985), à construire par les produits de son oubli. N’est-ce pas l’inanimé qui appelle la tentation de toutes les conceptions totalisantes du monde ? La mélancolie serait alors le signe que, depuis longtemps, s’est substituée à la guerre la disparition en masse, le langage se trouvant soustrait à l’epos du mémorable. La grande énigme du deuil est peut-être lieu de résonance, accordant au transfert une fonction de transcendance. Alors que la psychanalyse équivaut d’un point de vue méthodologique à une « anthropologie de la négativité humaine ». Comment, par exemple, la psychanalyse, en acceptant de trop bien s’installer dans le culturel, se déferait-elle d’elle-même ? L’altérité idéalisée, fétichisée, comble l’étrangeté, alors que le psychanalyste, lui, a pour éthique de subvertir son attachement à la culture pour se défaire de son danger de clôture sur lui-même.
24 Car la situation analytique n’est jamais instaurée d’évidence une fois pour toutes, toujours asymptotique, l’analyse disparaissant à l’insu des psychanalystes trop prompts à revendiquer, de diverses manières, le statut d’une place qui les identifie, quand le discours psychanalytique est ainsi gagné par l’idéologie pragmatiste de l’interaction et de la familière relation interpersonnelle, l’appauvrissement mytho-poétique (de la ressource de l’interprétation) dans l’imaginaire de l’analyste, corrélatif de ce que celui-ci gagne en opérativité suggestive (d’inspiration idéologique), soulevant ce fameux problème de la « créativité » de l’analyste, alors incapable de pouvoir être déplacé par rapport à une idée totalisatrice du Moi. C’est le contre-transfert comme métaphore des transferts qui rend possible le « passé anachronique des présents réminiscents » (Fédida, 1986), garantissant la négativité de la construction, à l’encontre d’un « Moi doctrinaire » comme étant l’affirmation dogmatique d’une pensée chronique du Moi idéal et la perversion, symétrique du contre-transfert, une pensée en miroir, au regard de la question d’une liquidation des identifications transférentielles au père de la psychanalyse.
25 Sigmund Freud jugeait nécessaire la création d’une institution, et il n’a pas seulement créé une science, il a fondé surtout une tradition, et cela veut dire « filiation » et « transmission » rendant vivante la formation. Et nous savons qu’il y a toute une tendance de la psychanalyse qui aimerait se débarrasser de ce côté « religieux », de l’attente croyante unheimlich, avec ses rituels, en la transformant uniquement en science psychologique et en pratique thérapeutique, où, dans « la foule fuyante », l’ambiguïté est abolie, le transfert pouvant être cette forme moderne de l’abandon de la liberté au profit de l’état de servitude désirée ? L’histoire des scissions qui porte, comme on le sait, sur les questions théorico-pratiques, théorétiques et surtout de la formation des analystes, ne saurait se représenter dans ses effets, en dehors des mouvements et des filiations transférentiels, pouvant donner son entière portée à la question de la formation analytique et de la transmission de la psychanalyse. Cet Autre idéalisé fait Un en tant que les sujets y trouvent la cause de leur identification jusqu’à en faire le nom de leur identité et lui abandonner leur autonomie. Ce qui veut dire que cet Un de l’Idéal fait l’unité en tant que les sujets trouvent dans cet Autre idéalisé le trait unaire de leur identité. La civilisation serait la reconnaissance de la réalité avec la capacité de métaphorisation, mais l’idée se prenant pour La Vérité a pris la parole dans un discours « idéologue », suscitant la croyance sans réserve, plutôt que l’adhésion critique. Le langage idéologique, totalitaire (Klemperer, Goldschmidt), consiste à déposséder le langage lui-même de sa propre mémoire, de le réduire à la parole. « Avertisseurs d’incendie » pour reprendre la formule de Walter Benjamin, nous savons que l’on peut s’illusionner un temps sur les périls qui montent. Un temps seulement. Mais qu’à la fin le réel se venge toujours. Un universel idéologique qui confond l’humain, la foule, le divin, et qui, unanimiste, aboutit à la réversibilité de la victime – mythifiée – et du bourreau, s’oppose à la métacritique, tandis que « l’universel symbolique n’a absolument pas besoin de se répandre à la surface de toute la Terre pour être universel », selon Jacques Lacan (1966) : arracher cet universel au savoir absolu, au « tout » de l’idéalisme de Georg Hegel, l’universel mythique annihilant l’indécidable symbolique, l’entre-deux insoluble, l’idéologisation de l’universel, avec la confusion des langues, incluant ce dogme de la « transparence » universelle déjà dénoncé par George Orwell, avec l’assimilation du Symbolique au biologique, du sujet politique à l’individu-masse ou sadien.
L’idéologie, un reste diurne
26 Il y a fort à parier que la suggestion l’emporte sous la forme diabolique d’une emprise ou d’une véritable aliénation transférentielle. Mais s’agit-il encore de transferts ou plutôt d’états proches de la possession passionnelle ? Sigmund Freud, dans son Moïse de Michel Ange, parle de la « racaille » sans conviction, sans patience ni confiance, la racaille qui cherche « l’illusion » dans des figures d’idolâtrie, tandis que l’« espérance utopique » tiendrait en la constitution d’« une communauté humaine qui aurait soumis sa vie pulsionnelle à la dictature de la raison », attendant inévitablement celle de vouloir faire résoudre le conflit par le raisonnement : Pourquoi la guerre ? a sollicité l’appel à la raison qui ne peut s’empêcher de proposer utopiquement des solutions pour une paix qui n’aura pas lieu. Car le lieu est celui des contraires – où guerre et langage sont l’exigence de l’hostile rendant aux morts la généalogie de leur nom.
27 Nous avons hérité de la psychanalyse… Qu’en reste-t-il ? Il reste la pratique, « une fiction, ainsi que l’écrit Wladimir Granoff (1975), qui s’est avérée ne pas être une illusion ». La transmission comme processus serait ainsi susceptible de résister à l’idéologisation de la pensée.
Note
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[1]
Ouverture du Séminaire de Schibboleth-Actualité de Freud consacré au « Sujet dans la transmission ».
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[2]
Imre Kertesz nommait le xx e siècle celui des liquidations permanentes et des totalitarismes. Le xxi e est, quant à lui, dominé par la terreur islamique, trouvant d’énigmatiques et ferventes alliances en des idéologues archéoprogressistes, du sociologisme et d’une culture du pur narcissisme (sous les formes sacrificielles de l’absolution rédemptrice et purificatoire, de l’être-otage de l’autre).