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Article de revue

Idéologisation, idéologisme radical, djihad et désembrigadement

Pages 26 à 31

1 L’idéologie est un métaorganisateur au service de l’idéal familial ; dans cette perspective, le processus d’idéologisation est du côté du groupal et de l’originaire. L’hypothèse soutenue ici est que ce processus ne témoigne pas d’une construction intrapsychique, mais d’une problématique inter et transpsychique de l’organisation du maillage des liens de filiation et d’affiliation. L’exemple de la clinique délicate du désembrigadement de jeunes sous l’emprise idéologique de Daesh vient illustrer le propos.

Idéologie familiale et communautaire

2 Le 22 juillet 1998, malgré des flots déchaînés, l’abbé Jean-Yves Cottard envoie quatre jeunes scouts sur une embarcation trop petite. Ils mourront au large de Perros-Guirec. Ce qui interroge ici, c’est non seulement la décision d’autorité du prêtre aveugle au danger qu’il refuse de reconnaître – ainsi que le formule le jugement du tribunal correctionnel de Guingamp, il avait « enfreint délibérément les règles de sécurité et de prudence imposées par la réglementation en ayant conscience de la dangerosité de son comportement à l’égard de l’équipage » –, mais, encore, la persistance du soutien de parents endeuillés dont a bénéficié ce prêtre responsable de leur association catholique intégriste, responsable de la mort de leur enfant. Il y a, dans cette situation tragique, l’illustration dramatique des effets d’emprise d’une idéologie aliénante. Celle de l’abbé intégriste qui croit pouvoir défier la réalité des éléments, celle de parents qui ne peuvent mettre en question la figure toute-puissante paternelle du prêtre intégriste, celle de tous les adeptes inféodés à l’idéologie de l’organisation religieuse aux dérives sectaires.

3 Penser l’idéologie n’est pas chose simple, car cela interroge d’emblée notre propre position idéologique contre-transférentielle dans l’approche du concept. Nous retrouvons le paradoxe de ces enjeux quand nous sommes, en clinique, confrontés, par exemple, à des manifestations que nous considérons pathologiques et que le patient justifie par ses croyances. Lors d’une thérapie familiale à propos d’idées délirantes mystiques d’un jeune adulte, nous avons invité le prêtre de la communauté religieuse comme tiers de référence, interprète dans un savoir religieux reconnu par la famille, elle-même membre de cette communauté religieuse. Nous avons pu mieux entendre le bain idéologique en faisant la part des choses entre les croyances religieuses et le processus hallucinatoire et délirant à thématique mystique. Cette position, que j’appelle « psychoanthropologique », fonde l’écoute à partir d’une position de non-savoir de la culture de l’autre. Mais n’est-ce pas encore une position idéologique ? René Kaës (2002) se propose d’inscrire l’idéologie dans le corpus psychanalytique. Il reprend la notion freudienne de vision-conception du monde (die Weltanschauungen) « soutenue par l’omnipotence de l’idée » qui me semble bien caractériser l’idéologie. La formule vision-conception peut aussi être celle d’une conception-vision, voire, dans une épistémologie circulaire de la complexité, être pensée comme une conception-vision-conception. Contenant et contenu s’entrelacent comme une bande de Moebius. C’est l’idée, comme conception, qui oriente la construction de la vision du monde et des idéaux référentiels. C’est la conviction inébranlable d’une réalité d’un monde. Celui d’un univers préconstruit, préformaté (en analogie à ce qui prélude à l’organisation de l’inscription des signes comme condition du sens de l’écriture informatique), en fonction d’une certaine idée. Cette idée-vision du monde devient fondatrice des valeurs et du Moi Idéal du groupe qui se structure avec l’adhésion des adeptes à ces valeurs.

4 La violence fanatique des actes terroristes réactualise le débat sur les enjeux des idéologies et des guerres entre les idéologies que l’on croyait en déclin après la fin de la guerre froide. La notion d’idéologie était associée, dans sa référence marxiste, à un corpus d’idées, de principes et de représentations déterminées par des conditions historiques, selon le jeu conflictuel des rapports de force, des rapports de production, des alliances, des intérêts. L’idéologie dominante est alors celle de la classe dominante qui fait passer pour des vérités universelles celles qui confortent ses intérêts particuliers.

5 La réémergence du religieux sous toutes ses formes après la chute du mur de Berlin, en particulier dans les ex-pays soviétiques, malgré des années où elle était dénoncée comme « opium du peuple », interroge sur la dimension psychique groupale des spiritualités et des liens de croyance. La dérive sectaire et la figure du fanatique donnent à l’idéologie une connotation péjorative. La psychanalyse nous a familiarisés à l’envisager comme un aménagement défensif. N’est-ce pas là, encore, un effet de position idéologique qui ferait plutôt barrage à en penser psychanalytiquement les contours ?

Idéologisation

6 En analogie à la formulation classique des théoriciens de la communication : « on ne peut pas ne pas communiquer », et sa version que nous développons en thérapie familiale psychanalytique : « on ne peut pas ne pas transmettre », on pourrait proposer : « on ne peut pas ne pas idéologiser » et « on ne peut pas ne pas être idéologisé », comme « on ne peut pas ne pas être héritier de transmissions »… L’idéologisation n’est pas l’apanage d’un système ou d’une pensée totalitaire. Elle est l’expression fondatrice d’une coconstruction généalogique en périnatalité au sein du berceau groupal familial et communautaire. Elle contribue à l’appareillage psychique de notre matrice sémiotique, comme contenant de sens, signifiant de signifiants, en jeu dans la mise en sens de notre rapport au monde. Selon Jacques Fontanille (2011) : « D’un point de vue sémiotique, il n’y a pas de “faits” qui ne soient déjà, d’une manière ou d’une autre, organisés comme “ensembles signifiants”. Quand le texte littéraire ou la conversation quotidienne manifestent des traces ou des positions idéologiques, ces positions ont déjà été prises en charge, d’une manière ou d’une autre, dans d’autres discours, dans d’autres pratiques signifiantes. » Le processus d’idéologisation est donc intertextuel et transtextuel. Et ce, dès les premières interactions précoces sensorimotrices et effectives du bébé avec son environnement. Dès les liens premiers s’organisent et se maillent les accordages généalogiques textuels, transmis des idéologies filiatives parentales, des idéologies inter et transgénérationnelles et des idéologies affiliatives culturelles d’appartenances communautaire et sociale. Le bébé s’imprègne de ces traces et empreintes « en négatif », selon la formulation freudienne, non révélées au sens du négatif des pellicules de photos argentiques. L’émergence de la contenance idéologique naît dans un bouillon de culture, d’écritures, un bain social d’idées, d’idéaux, de cultures idéologiques. C’est déjà là une des violences de l’idéologie, comme une « violence de l’interprétation », selon Piera Aulagnier (1975), comme une violence qui fait interprétation du monde en tentant de lui donner du sens et de gérer ses angoisses premières comme le rapport à la présence et à l’absence, au Moi et au non-Moi, à la jubilation de l’unicité du Moi avec le stade du miroir décrit par Jacques Lacan (1949). Le travail interpsychique d’idéologisation donne accès à une épistémologie, à une vision du monde par des rapports de sens et d’inscription.

7 L’idée est ici associée à un processus primaire préverbal. C’est plus, à la suite de Wilfred R. Bion, un processus de transformation, une condition d’élaboration des éprouvés corporels sensori-moteurs avec une figuration de sens, de conteneur d’images et de « signifiants formels » selon Didier Anzieu, constitutifs d’une « peau pour penser les pensées ».

8 Cette dimension engage à la fois le corps et le groupal dans la généalogie d’un contenant généalogique de l’Idéal du Moi. Il y a là des éléments hétérogènes qui se condensent, se décomposent et se diffractent dans le corps singulier et dans le corps groupal. Cela mériterait d’être développé en en rapprochant les recherches de Geneviève Haag et son travail en thérapie familiale psychanalytique sur la généalogie des enveloppes psychiques et la construction de l’image inconsciente du corps (Anzieu, Haag et al., 1993).

9 La fonction idéologique familiale est, selon Françoise Aubertel, « un avatar organisateur et sécurisant du lien familial. L’idéologie est un métaorganisateur au service de l’idéal familial, Moi-idéal groupal, qui propose et impose une image idéale, inscrite dans l’histoire de la famille […]. Elle […] fournit les éléments d’une néoréalité » (Aubertel, Grange-Ségéral, 2003).

10 Je formule l’hypothèse d’une approche de l’idéologie comme un métacontenant métaorganisateur identitaire groupal de sens, dans une perspective sémiotique. Selon le philosophe André Comte-Sponville (2001), « elle fait de nous des sujets en nous assujettissant à elle ». Et, citant Louis Althusser, il en souligne la fonction avec « moins un effet de connaissance qu’un effet de pouvoir ou de sens ».

Le bébé s’imprègne des idéologies filiatives parentales et des idéologies affiliatives culturelles d’appartenances communautaire et sociale

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Le bébé s’imprègne des idéologies filiatives parentales et des idéologies affiliatives culturelles d’appartenances communautaire et sociale

Idéologie et idéologisme

11 Il conviendrait donc de distinguer l’idéologie et l’idéologisme. Je propose de distinguer l’idéologisme avec les formes extrémistes intégristes, comme dans le premier exemple, et les violences radicales de type terrorisme djihadiste comme dérives idéologistes, comme on parle de dérive des organisations sectaires et des systèmes totalitaires que j’ai décrit par ailleurs comme des « organisations incestueuses et incestuelles », afin d’envisager plus conceptuellement l’idéologie.

12 Dans cette perspective, le processus d’idéologisation est du côté du groupal et de l’originaire. J’ai présenté l’idéologisation comme un processus ayant une fonction métaorganisatrice de la métacontenance de l’appareillage psychique. Le travail d’idéologie construit un métacontenant matriciel de sens, une idée / conception-vision / conception du monde. L’idéologisme serait un avatar organisationnel de cette fonction organisatrice métacontenante. Une manifestation de l’idéologisme serait la greffe de contenu idéique dogmatique d’un pré-pensé totalitaire, d’une prothèse psychique ou d’un prêt-à-ne pas-penser. Notre hypothèse est que cela ne témoigne pas d’une problématique intrapsychique, mais d’une problématique inter et transpsychique de l’organisation du maillage des liens psychiques de filiation et d’affiliation. Je développerai ailleurs cette perspective à propos des idéologismes dans les organisations incestuelles et incestueuses, dans les familles incestueuses, les institutions incestuelles, les sectes, la mafia et, en particulier, dans les systèmes étatiques totalitaires. Dans l’exemple décrit ci-dessus, nous constatons la collusion entre la dérive intégriste d’un groupe sectaire et le lien d’emprise du groupe familial adepte.

13 C’est sans doute des failles précoces dans le travail de maillage inter et transpsychique d’idéologisation qui construisent des vulnérabilités propices à des dérives idéologiques telles que nous les retrouvons dans les effets de manipulation mentale sectaire.

14 J’ai proposé l’aphorisme : « L’Idéal du Moi est au contenant ce que le Surmoi est au contenu. » Nous sommes, avec l’idéologisme, dans une clinique de l’Idéal du Moi, témoin d’une problématique clinique de contenant. Aux trous et aux déchirures de contenant correspond un démaillage des liens psychiques. Or, le lien est le support de la transmission inter et transgénérationnelle. En regard des défaillances à l’instance groupale de l’Idéal du Moi correspond la transmission de la honte, de l’inavouable, de l’humiliation, du ressentiment, des identités blessées, des attaques de la dignité en héritage. Le « porte la honte » est héritier, porte-fantôme ventriloque d’une honte familiale ou communautaire inconsciente non élaborée (Benghozi, 1994).

15 L’idéologisme comble l’hémorragie narcissique des contenants troués, vidés. En ce sens, la prothèse ou la greffe idéologique est un « trompe le vide » des contenants troués. L’embrigadement idéologique est l’expression d’un pacte d’alliance pervers. L’organisme prédateur pervers narcissique se nourrit de la psyché de ses adeptes. La théorie du complot donne une réponse manipulatrice idéologique au « malêtre » (Kaës, 2012) et au ressentiment, y compris celui de la honte en héritage. L’idéologisme fait clôture dans une conception-vision paranoïaque persécutive du monde.

16 L’idéologie devient un leurre « trompe le vide » (Benghozi, 2007) de contenant, comme dans l’emprise des objets d’addiction. On comprend la difficulté à déjouer les relations d’emprise de l’addiction idéologique.

17 Comment, alors, aborder la compréhension si difficile des conversions à des radicalisations idéologiques qui semblent parfois si brutales, si rapides en quelques mois, voire moins, et contextuellement rationnellement peu explicables ?

18 Dans une certaine mesure, tout embrigadement idéologiste est une forme de conversion symptomatique d’une vulnérabilité primaire des liens aux processus d’idéologisation.

19 L’importance du nombre des jeunes convertis religieusement à l’islam parmi les militants djihadistes témoigne de souffrances du lien d’appartenance identitaire. Nombreux sont alors ceux qui radicalisent leur intégrisme avec une cruauté violente, tel ce bourreau des films de propagande djihadiste.

20 La conversion radicale fonctionne ici comme un retournement idéologique symptomatique d’un désétayage des liens psychiques. On peut y rapprocher le retournement mythique de la honte que j’ai décrit à propos du génocide en ex-Yougoslavie (Benghozi, 1995). Le retournement mythique transforme la défaite militaire de la Serbie en 1389, au Kosovo, en une victoire mythique organisatrice de l’identité serbe naissante. La mythologie héroïque va nourrir la transmission du scénario généalogique de l’idéologie expansionniste serbe. Le retournement mythique est un mécanisme de défense dans la gestion de l’humiliation groupale communautaire.

21 Ce qui se transmet, c’est le scénario généalogique idéologique d’un néomythe auto-engendré. Le néomythe est l’expression d’un révisionnisme de la transmission généalogique. Ce n’est plus la défaite humiliante du champ des merles en 1389, au Kosovo, mais une victoire. Le scénario narratif s’est propagé et s’est diffracté, de génération en génération, comme un métacontenant narratif néomythique des valeurs et des croyances aux descendants de la communauté serbe à travers des chansons, des récits, des fresques épiques.

22 Mais, paradoxalement, le traumatisme de la défaite humiliante persiste comme une plaie ouverte organisatrice de l’identité serbe. Le jour de la défaite est devenu le jour de la fête nationale.

23 C’est une illustration d’un retournement idéologique. Il ne s’agit pas ici de proposer une explication globale aux embrigadements à des idéologies radicales, ce qui serait en soi une tentation idéologique contre-transférentielle, mais de l’envisager dans l’enjeu sémiotique de la complexité des processus de transmission et de démaillage des liens psychiques. L’enjeu sémiotique concerne la lisibilité des inscriptions dans le lien de filiation et dans les liens d’affiliation.

24 Cette approche d’un travail primaire de l’idéologisation trouve un écho dans les recherches actuelles de praticiens engagés dans la clinique délicate du désembrigadement d’adolescents sous l’emprise de l’idéologie radicale de Daesh. Un constat est fait. Il est très difficile de dresser un profil type des embrigadés. L’âge est leur seul point commun. La plupart d’entre eux sont âgés de quatorze à vingt-cinq ans. C’est donc l’âge de l’adolescence, du « pubertaire », selon Philippe Gutton (1991). J’ai proposé les notions d’« adolescence chrysalide » (Benghozi, 1999), d’« anamorphose psycho /socio/somatique », de « mue » des contenants psychiques individuels en parallèle à la mue du corps familial engagée dans le processus d’adolescence familiale. Or, les processus d’idéologisation individuels sont étayés sur la contenance du corps psychique familial et généalogique. L’adolescence, c’est le temps de la restructuration de l’image inconsciente du corps individuel des adolescents en kaléidoscope avec celui du corps familial. C’est une phase transitionnelle de crise, mobilisant les compétences d’étayage parental et groupal familial. Cela se traduit à l’adolescence par la réactualisation critique des idéologies, des utopies et par le réaménagement des contenants mythiques organisant les idéaux, les principes, les valeurs, les croyances, et structurant l’appartenance identitaire. La littérature, le cinéma, les personnages de bande dessinée, montrent des adolescents identifiés à des idoles, supermen et superwomen, comme des sauveurs de mondes perdus, en quête du père, des héros justiciers au service de la « force » des valeurs, au service de l’Idéal du Moi et du Moi idéal. Mais, parfois, ce sont ces contre-héros, des idéaux écrasants, terrifiants. Et, comme le rappelle Didier Anzieu (1970) : « La focale sur le mythe peut compromettre la saisie du conflit avec la pulsion interdite. »

Dés/embrigadement

25 Selon Dounia Bouzar, anthropologue du Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l’islam (Cpdsi), citée par Ève Taraborrelli, dans Le Monde du 22 septembre 2015 : « Le registre de la raison est inefficace pour parler à un jeune embrigadé. » Dans Comment sortir de l’emprise « djihadiste » ?, l’anthropologue dévoile la méthode conçue par son association pour lutter contre l’embrigadement des jeunes Français dans l’islam radical. « Notre méthode, appelée la madeleine de Proust, agit en miroir des djihadistes qui essaient de désaffilier le jeune de son histoire, de son identité… Cette étape repose largement sur les parents, qui vont alors tenter de raviver chez le jeune des souvenirs de son enfance. Ils vont refaire les mêmes gestes, les mêmes promenades qu’avant, faisant resurgir chez l’enfant des sentiments du temps où il considérait encore ses parents comme ses parents. Une fois que le parent sent chez son enfant une émotion autrefois perdue réapparaître, nous passons au… désembrigadement…

26 Nous coécrivons avec le parent un scénario, en présentant au jeune des désembrigadés qui ont le même profil que lui. Puis… la stabilisation consiste à favoriser le dialogue entre les jeunes désembrigadés, qui mettent alors des mots sur les mécanismes des djihadistes. » (Bouzar, 2015.)

27 Cette approche vise à une réaffiliation d’un lien familial et social qui était désaffilié, avec un embrigadement idéologique radical. Elle passe donc par l’accompagnement d’une régression temporelle psychoaffective, émotionnelle et psychosensorielle des adolescents, souvent des adolescentes, en rupture de lien. Ce qui est remarquable, c’est la mobilisation de l’entourage familial, la place et l’utilisation des objets familiers, des objets investis de l’âme infantile, de sensations, d’affects, de l’odeur et de la musique familiale, et l’affiliation à la reconnaissance du groupe des pairs.

28 La réactualisation du temps perdu de la madeleine de Proust n’est pas sollicitée par un discours, mais par une reviviscence sensori-affective, par un vécu du corps actualisant ce qui s’était déposé dans les contenants originaires avec le processus d’idéologisation périnatale. Nous appellerons « objets précieux », les objets psychiques qui se déposent en étayage lors des liens premiers et que la proximité d’objets concrets, de photos de famille, de jouets d’enfants, permettent de convoquer au niveau émotionnel. La pseudo-hallucinose actualise des objets-images-sensations, flashs de souvenirs encryptés comme des incorporats idéologiques. La commémoration groupale réinscrit dans le corps une appartenance à des liens attaqués par des effets d’emprise maintenus par des mécanismes de clivage. Nous sommes, en effet, impressionnés par cette sorte d’alexithymie, qui déconnecte des émotions, déshumanise l’empathie du lien de l’humain à l’humain, dont semblent relever des terroristes djihadistes. Des études toxicologiques ont montré que les terroristes tueurs de sang-froid au Bataclan, à Paris, n’étaient pas sous l’effet de drogues. La drogue, l’opium des barbares, serait, ici, celle de l’emprise idéologique, clivant le rapport du lien à l’humain.

29 L’expérience de désembrigadement proposée montre l’importance du travail groupal avec des personnes ayant vécu des parcours semblables.

30 Dounia Bouzar formule à la fois l’efficacité, pour certains jeunes, et les limites de la stratégie de la madeleine. Et plusieurs cliniciens sont au travail pour tenter de limiter l’importance de ceux que certains qualifient d’« irrécupérables ».

31 Nous avons insisté sur l’importance du processus groupal pour contenir par des défenses groupales d’étayage la reconnaissance du traumatisme et l’effroi dans des situations extrêmes comme après le génocide au Rwanda. Reconnaissance réciproque par un accueil de la désillusion groupale lorsque les idéaux ont été, avec l’attaque traumatique, des objets « précieux » d’étayage primaire.

32 La réactualisation des « incorporats », selon la formule de Jean-Claude Rouchy (1998), des incrusts somato-psychiques que j’ai décrits à partir de l’écoute sur place au Rwanda, en groupe d’intervenants humanitaires dans les jours qui ont suivi le génocide, n’est pas en rapport avec un retour du refoulé.

33 C’est un désencryptement des objets clivés, incorporés et non introjectés, tels qu’on les rencontre chez des jeunes sous emprise idéologique djihadiste.

Idéologies et clinique de l’idéalité

34 Nous sommes concernés par une clinique complètement différente de celle de la névrose, de l’œdipe, du Surmoi, du refoulement et, classiquement, du rêve. L’appareil psychique est organisé avec un maillage contenant troué ou déchiré, c’est la capacité même de produire du rêve et, plus globalement, la fonction onirique comme expression du travail de figurabilité qui est défaillante. Parmi les candidates au départ djihadiste et à une conversion, on retrouve souvent des adolescentes victimes de violences sexuelles humiliantes. La place de l’image comme écran au penser et greffe de fantasme se substitue comme une prothèse défensive contre des angoisses d’effondrement dépressif chez ces personnes à la contenance narcissique effractée ou héritières de défaillances narcissiques enclavées dans la transmission de la honte et de l’humiliation.

35 Tous les professionnels s’accordent pour reconnaître l’impact attractif considérable de l’utilisation des nouvelles technologies d’Internet et des réseaux sociaux.

36 Ces adolescents vulnérables sont particulièrement sensibles à ces narrativités iconiques qui les plongent dans des univers régressifs mythiques héroïques. On retrouve des addictions de jeunes à ces images soutenues par la répétition de musiques envoûtantes, favorisant des mouvements affectifs régressifs. Ces sonorités hypnotiques deviennent des marqueurs idéologiques. Elles produisent une enveloppe sonore et participent à la captation, à la pulsion d’emprise et à la diffusion de formatages idéologiques des contenants de l’intime.

37 Ce sont ces situations cliniques qui justifient, en particulier, la mise en place de dispositifs psychothérapeutiques de groupe spécifiques. Elles concernent globalement une clinique de l’Idéal du Moi et ce que j’appelle les « pathologies de contenant généalogique » (Benghozi, 1995).

38 J’insiste sur l’importance du travail onirique, de l’écoute, des rêveries coconstruites en thérapie de groupe. Elles assurent une fonction de néocontenants oniriques et narratifs groupaux familiaux ou communautaires à propos de groupes familiaux démaillés comme à propos de contenants communautaires qui ont été déchirés avec un démaillage catastrophique, à propos de génocides, de la Shoah, de la Bosnie, du Rwanda… (Benghozi, 1994 ; 1995 ; 1996 ; 2000.)

39 Cela nous invite, dans les groupes d’accueil de jeunes sous emprise d’un embrigadement djihadiste, par exemple, à soutenir l’accompagnement du travail de rêverie plus qu’à des pseudo-interprétations formatées à des grilles d’écoute des névroses. Nous avons vocation à ne pas négliger l’utilisation d’objets de médiation onirique, à être à l’écoute des sensorialités comme le propose la stratégie de la madeleine non dans la perspective de lever un refoulement, mais dans celle d’une nouvelle écriture de la réaffiliation des liens attaqués. L’économie clinique est alors de tenter de déjouer les effets du clivage, en étant disponible à une position d’étayage et au niveau topique à l’écoute du préconscient. Le travail d’intertransfert et de supervision est essentiel pour élaborer notre contre-transfert parfois confronté à ce que j’ai décrit dans des contextes génocidaires, comme « un révisionisme psychique ». Les personnes ayant vécu un traumatisme en arrivent à douter de la réalité de ce qu’ils ont vécu.

40 Notre pré-contre-transfert idéologique nous confronte à de l’impensable. Il peut alors nous arriver de douter de la réalité de ce que nous entendons non pas parce que la question se poserait en vrai ou en faux, mais parce que nos contenants idéologiques nous la rendent inentendable. Or, l’endoctrinement idéologique s’est acharné à couper les liens à la fois filiatifs et affiliatifs. Par exemple, les embrigadés de Daesh ont régulièrement un nouveau nom. Cette conversion du nom est là comme une désinscription et une néo-inscription dans un nouveau lien d’appartenance identitaire en témoignage de la désaffiliation du lien familial et social et de la conversion affiliative à l’organisation. C’est dire l’importance du remaillage affiliatif et du lien d’alliance thérapeutique par la construction d’un nouveau pacte d’alliance thérapeutique, contenant le négatif des idéologies de chacun.

Conclusion

41 L’importance du développement de cette guerre idéologique et de ses effets sur la psyché reste encore à être étudiée pour tenter d’en limiter l’emprise et l’attaque contre les liens. Gageons que les recherches psychanalytiques groupales sur les processus d’idéologisation et de formations idéologiques, au carrefour des territoires de l’intime, du privé familial et communautaire et du lien social dans nos sociétés en transformation, aident à mieux en cerner les enjeux et à les déjouer.

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