Couverture de JDP_334

Article de revue

Le vécu du corps à travers la pratique de la musculation

Pages 49 à 54

Note

  • [*]
    Abadie S., Andrieu B., 2007, Colloque international « Sport et violences », Université de Rennes-2.

1Le discours de quelques détenus, qui ont fait le choix de pratiquer la musculation en prison, vient signifier combien le mouvement physique peut favoriser un équilibre psychique et un contrôle sur soi, combien les transformations physiques qui en découlent viennent restaurer une image de soi et inscrire le temps qui passe... Un vécu du corps qui porte les traces d’une volonté d’adaptation tout en luttant contre l’emprise de l’enfermement !

2L’incarcération est un vaste thème auquel de nombreux professionnels d’horizons pluriels se sont intéressés et qui questionne toujours. Un constat indéniable est le fait que la sanction première de l’enfermement porte sur le corps : menotté, entravé, fouillé, surveillé… Face à cette restriction d’espace, de mouvement, d’action, le corps devient alors le seul endroit où le détenu est libre d’agir, d’exprimer ses conflits, d’y inscrire ses souffrances, ses changements… le corps retrouve son archaïsme en tant que langue porteuse d’un besoin, d’un désir, d’une révolte. Ce corps polarise l’attention du détenu et devient un médiateur pour communiquer, un « outil » entre soi et l’autre, entre l’individu et l’administration pénitentiaire, entre l’intérieur (psychisme) et l’extérieur (enveloppe corporelle), entre l’activité et la passivité.

3Ce corps, si présent et pourtant tant absent des écrits du domaine de la psychologie en milieu carcéral, a nourri notre intérêt pour la question du vécu du corps. Mais cette question restant assez vaste, il nous a semblé intéressant de l’étudier à travers une clé d’entrée, celle de la pratique sportive et, plus précisément, la musculation. En effet, cette activité est centrée sur la sphère corporelle. Nous nous sommes alors demandé : comment le corps-incarcéré est-il investi à travers la pratique de la musculation ? Question que l’on peut également poser de la façon suivante : Comment le détenu existe-t-il en tant que sujet à travers l’effort musculaire ?

4Notre expérience, auprès de cinq hommes détenus, âgés de trente ans à quarante-deux ans, incarcérés pour de longues peines (trafics de stupéfiants, meurtre), nous a menée à explorer la question autour de quatre points majeurs : l’image de soi, le contrôle, le sentiment d’existence et la reconstruction, avec une lutte, plus ou moins implicite, mais toujours constante en filigrane.

Culte du corps, musculation, et image de soi

5La musculation ne découle pas d’une volonté culturiste. Il ressort de nos entretiens une volonté de prendre soin de son corps, de s’entretenir, de ne pas se laisser aller. De cette pratique sportive découlent certains changements quotidiens comme une hygiène alimentaire plus équilibrée et variée, un rythme cadré. Entretenir son corps permet de tenir bon, d’être endurant, de résister en faisant attention à soi. Prendre soin de soi permet de lutter contre les effets destructeurs de l’incarcération et de faire face à la dégradation physique bien souvent observée en prison. En construisant sa « carapace », l’individu se protège : « La musculation remplace beaucoup de choses, elle permet l’appétit, le sommeil, la respiration… »

6Même s’ils s’en défendent, la recherche de l’aspect esthétique est indéniable et se révèle au sein de la satisfaction que chacun retire des changements physiques et de l’image de force et de solidité qu’il dégage. L’idée générale qui organise cet axe est que l’individu s’entretient, prend soin de lui en faisant du sport et que, malgré la situation, il résiste et persiste, ne se laissant pas aller au désespoir de l’incarcération. C’est par sa volonté et sa force de caractère que le détenu cherche à être respecté. Contrairement à ce que l’on pourrait penser spontanément, la musculation n’est pas un moyen d’impressionner les autres ni même de les dissuader dans le conflit, c’est une façon d’affirmer sa résistance à l’enfermement. À notre sens, c’est une façon de dire : « Même en prison, vous ne m’atteindrez pas ! Je resterai digne et débout. » L’idée de respect, dont il est question, est le fait d’être considéré, et cette considération se mérite par ce que l’on montre et ce que l’on fait. Cette vision rejoint les valeurs que ces détenus attribuent au sport : respect, discipline, humilité, mérite. À travers cela émerge un paradoxe : nos patients prônent des valeurs en prison qu’ils n’ont pas respectées à l’extérieur. Le sport permet alors de retrouver une identité plus gratifiante et valorisante aux yeux de tous : la famille, la société… mais surtout conforme à la loi. Cette nouvelle identité permet également d’exprimer que, malgré la prison, la personne conserve des valeurs : le détenu se démarque des « autres » qui se font remarquer en délinquant : « En prison, il y a les sportifs, ceux qui étudient et les merdes […], faut savoir qui est qui, moi je me colle qu’avec les sportifs. » L’identification à l’image du sportif, de façon inconsciente, permet au détenu d’apprendre à s’aimer et d’arrêter de se « mettre en danger » ou de se détruire. Le respect des autres s’obtient en se respectant soi-même avant tout.

L’activité physique et la question du contrôle…

7L’aspect exutoire de l’activité sportive est au premier plan de tous les entretiens menés. En effet, le sport est le dérivatif qui permet de se défouler, mais surtout de se vider, de se décharger de toute émotion : « Le sport, c’est une libération psychomotrice… […] je garde tout en moi et c’est grâce au sport que j’évacue tout ça. » Le corps est le moyen, l’outil, qui évacue tout affect pour ne pas avoir à l’élaborer, le penser, autrement dit, le sport permet de fatiguer, d’exténuer le corps pour ôter tout contenu émotionnel et neutraliser la sphère affective. C’est par l’épuisement du corps que le détenu met sous silence ses ressentis. Cette « parade » apparaît dès lors partielle ou superficielle. Le sport supplée un manque de ressources internes pour faire face aux pressions émotionnelles, mais sa portée reste limitée : « Faut me vider, le fait que j’aie mal, l’énervement s’en va, ce n’est qu’en me faisant mal que j’arrive à me maîtriser. » De nouveau, nous retrouvons une forme de lutte interne : le détenu se sert de son corps pour résister à « l’excitation » engendrée et amplifiée par la situation d’enfermement. Le muscle, la carapace, pallient une carence psychique ne pouvant laisser place aux émotions. Cette faillite de la sphère mentale est accentuée par une volonté consciente de ne plus penser, de chasser toute préoccupation ; car la réflexion est écartée, paralysée : « Ça évite de penser, j’oublie tout, je suis concentré […], je ne pense à rien sauf à ce que je fais. »

8Cela nous renvoie à plusieurs notions psychologiques telles que les procédés autocalmants développés par Claude Smadja (1993), le traumatisme psychique et la théorie du Moi-Peau de Didier Anzieu (1985). Le dénominateur commun de ces trois références est la défaillance de la fonction pare-excitatrice du psychisme. Le Moi étant assailli par un ensemble d’excitations, internes et externes, auquel il ne peut faire face, développe alors un système de défenses secondaires où le corps joue le premier rôle. La carapace musculaire va protéger le Moi en étant sujet et objet des excitations pour permettre un retour au calme :

9

« Ces activités motrices ou perceptives auxquelles le patient a recours sont condamnées à se répéter sans apporter de satisfaction, aussi longtemps que dure l’état traumatique. Cette répétition conserve une fonction de maîtrise des excitations en même temps qu’elle traduit un défaut de liaison de ces dernières par le processus secondaire du Moi. »
(Claude Smadja, cité par Abadie et Andrieu, 2007 [*].)

10L’étouffement de la pensée semble alors lié à un noyau traumatique dont l’origine est propre à chacun. Une prise en charge thérapeutique pourrait permettre de répondre à ces questions soulevées.

11On constate que le sport peut être un moyen de tempérer l’excitation, mais il ne peut être un moyen de contrôle efficace de la sphère affective tant que l’élaboration n’a pas lieu. Pour maîtriser quelque chose, nous devons pouvoir l’exprimer et le comprendre.

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Le mouvement et le sentiment d’existence…

12Toute activité physique engendre une mise en mouvement du corps, cette tension est particulièrement recherchée par les sujets que nous avons rencontrés, notamment deux qui travaillent en « explosivité » :

13

« Je travaille beaucoup à la sensation, si je ne me suis pas fait mal, c’est pas bon, faut que je sois KO et, là seulement, je suis bien. »

14Le corps doit être traversé par une tension, une agitation, une dynamique. Un détenu nous fera part de son impression que son corps s’allonge, s’étire. La tension nécessite une force qui chemine entre deux pôles opposés : flexion-extension, contraction-décontraction…

15Ainsi, seule cette mise en mouvement permet le relâchement qui apporte l’apaisement du corps et de l’esprit, afin de mieux supporter la tension externe. Il peut être intéressant de faire un parallèle entre cette mise sous tension du corps durant la pratique de la musculation et le contexte de haute-tension que représente la prison, tel un effet miroir entre ce que la personne vit et ressent. Peut-on parler de reproduction machinale et inconsciente de la part des détenus vis-à-vis de leur environnement ? Cette interrogation soulève l’idée que l’imprégnation de l’individu par le milieu participe à son adaptation. Cette accommodation illustre le fait que les sujets ont su se servir de cet état de tension externe pour le transformer en une force positive interne et lutter contre l’emprise : l’appropriation prend la forme d’une résistance. Cette réflexion rejoint la théorie interactionniste d’Erving Goffman (1968) avec les différentes formes d’adaptation : primaire et secondaire. Ces stratégies vont permettre à l’individu d’alléger le poids de l’institution et de résister à l’emprise carcérale.

16Le mouvement devient un moyen de trouver un équilibre entre le détenu et son environnement, mais c’est aussi un équilibre entre souffrance et plaisir. En effet, on a constaté une réelle recherche de la souffrance chez les sujets rencontrés. Souffrance du corps dans un premier temps pour tendre vers un mieux-être. Avoir mal permet de ressentir son corps, son existence et donc de lutter contre la disparition de soi liée à l’enfermement où l’individu est exclu de la société et uniformisé. Cela nous renvoie à l’expression de Didier Anzieu : « Je souffre donc je suis. » (Anzieu, 1985.) La douleur peut apparaître comme un moyen de reprendre le contrôle. Premièrement, le sujet décide lui-même de se confronter à la douleur, à la différence de la souffrance morale subie par l’enfermement. Deuxièmement, la recherche de douleur peut être associée à une recherche de limite, d’équilibre, pour tendre vers une meilleure maîtrise de soi. Ce phénomène nous en évoque un autre, celui de l’automutilation qui consiste, pour le sujet, à s’infliger une « saignée ». La recherche de douleur, tout comme dans l’activité physique, signifierait : se faire mal pour tenter de parer, dans l’urgence, une tension émotionnelle insurmontable ou se faire mal pour obtenir un soin par la suite, un pansement qui permettra d’apporter une forme de réconfort.

17C’est également une façon d’exister et de résister contre la disparition au sein des murs de la prison : « Même faire mal au corps, ça fait du bien » ; « C’est le mal par le mal, ça fait du bien, car on a des mauvaises pensées liées à notre situation et c’est ce mal de la situation qui fait qu’on se fait mal aussi pour être mieux par la suite, mieux dormir aussi » ; « Je fais les exercices jusqu’à ce que j’aie mal, je marche à la douleur, j’essaye de tenir, j’arrête, puis je reprends […], c’est surtout le lendemain que je sais si j’ai bien bossé, quand j’ai mal. »

18Le troisième pan de cette tension corporelle et mise en mouvement que nous avons relevé est à rapprocher de la tension maniaque ou d’une lutte antidépressive. L’action, l’excitation, l’énergie, présentes sur la scène sportive, s’opposent au vide, au ralentissement, à l’anesthésie du vécu dépressif. L’hyperactivité que le sport engendre en prison, par rapport à l’immobilisme ambiant, peut s’entendre comme une protection contre un noyau dépressif. L’agitation corporelle peut être la résultante d’une lutte de l’individu contre un fond dépressif. Le sujet refuse de se laisser aller, de s’oublier malgré la dureté de l’enfermement.

19Le moi, face au malaise interne et la souffrance morale du sujet, met en place une défense pour pouvoir lutter et ne pas succomber à l’abandon et à l’oubli de soi. Sentir mouvement et tension dans son corps permet de résister contre la perte de soi.

20De nouveau, les travaux de Stéphane Proia, Yves Morhain et Jean-Pierre Martineau (2006) renforcent l’analyse de nos données cliniques : « Obsédé par le temps plein, la plus grande réussite de l’hyperactif, sportif de surcroît, est sa faculté d’adaptation au monde environnant via sa façon d’occuper tout l’espace disponible sans possibilité pour le vide de s’immiscer.

21L’enchaînement des activités multiples et l’énergie dépensée pour accéder à l’épreuve des sens ne s’arrêtent que lorsque la fatigue survient, emportant avec elle l’intolérance au doute. »

22La musculation est une tentative de retrouver mouvement et tension au sein d’un corps enfermé, contrôlé, immobilisé. Que ce soit à travers la tension, la souffrance ou l’hyperactivité, le corps devient le moyen d’exister et de lutter contre l’emprise de la prison à travers une mise en mouvement corporelle.

Travail du corps et reconstruction

23Travailler son corps, c’est également apprendre à le connaître, dans ses forces et faiblesses, en prendre soin, l’entretenir, le transformer : « Maintenant, je sens mon corps après, je sais combien de temps de récup il me faut, quel étirement il faut faire. » En se centrant sur son corps, l’individu focalise une grande partie de son attention sur celui-ci, lui donne de l’importance, l’individualise. En effet, ce corps n’est plus le même que celui de tout le monde. Bien que nous soyons tous constitués (dans l’ensemble) de la même façon, le travail du corps permet d’avoir la connaissance de nos facilités, de nos prédispositions ou potentiels physiques : notre corps est alors différent de celui d’autrui qui a d’autres spécificités ou particularités. La connaissance affine le regard et précise les différences et les singularités. Le travail du corps permet au détenu de s’individualiser, de mettre en avant ses atouts ou ses difficultés. À défaut de pouvoir l’exprimer avec des mots, le détenu le démontre par le corps. Derrière « l’étiquette » de détenu se cache une personne singulière qui a sa propre identité, histoire, personnalité… Le sport peut alors permettre de lutter contre les processus d’uniformisation propres aux institutions totalitaires (Goffman, 1968) : l’identité personnelle disparaît, elle est réduite à celle du numéro d’écrou et au statut de détenu. Cette perte illustre les « rituels de mortification » exposés par Erving Goffman dans son ouvrage Asiles (1968), l’incarcération dépersonnalise l’individu. Cette rupture brutale engendre une blessure narcissique que le travail du corps peut tenter de compenser : se focaliser sur son corps permet de reprendre une certaine forme de contrôle, à défaut de pouvoir maîtriser la situation dans laquelle on est pris.

24La musculation permet un étayage narcissique.

25En se centrant sur soi, l’individu s’émancipe de façon plus ou moins consciente des attaches extérieures, de l’emprise des autres ou de la prison. Cette prise de recul à l’égard de l’environnement permet de se concentrer sur soi et peut mener à une quête de limites : de quoi suis-je capable ?

26Jusqu’où puis-je aller ? Cette recherche de limites peut connaître différents chemins : un dépassement de soi, l’excès ou la dépendance. Vouloir toujours aller plus loin, se surpasser implique des concessions, de la souffrance et un certain étouffement de la sphère sensorielle et affective. Le corps devient un lieu de lutte contre soi-même où toute émergence affective est mise à l’écart.

27Cet état psychique et physique nécessite une concentration totale et une préparation mentale comme cela existe dans le monde du sport de haut niveau. Cependant, cette concentration est fortement mise à mal par les préoccupations et interférences propres au milieu carcéral. Ainsi, le détenu adopte un fonctionnement clivé : il inhibe sa pensée par l’action, le corps s’agite pour faire taire les émergences d’affects pénibles et stressants. Ce clivage repose sur une volonté d’acquérir une sorte d’insensibilité aux doutes, stress, inquiétudes… le détenu est guidé par un souhait d’invincibilité. Ce constat rejoint la pensée de Joyce McDougall : « Il est à noter, en passant, que les adultes qui opèrent ce genre d’étouffement affectif, là où on s’attendrait à une réaction émotive intense, donnent souvent l’impression d’être des sujets impavides, inébranlables, à la hauteur de tout ce qui peut leur arriver comme une sorte de suradaptation au monde extérieur. » (McDougall, 1978.) Le détenu lutte contre lui-même pour ne plus être atteint par l’impact de la détention. Cette recherche de limite peut également basculer dans l’excès ou la dépendance, car le corps devient le seul objet capable d’assurer la survie psychique. Stéphane Proia, Yves Morhain et Jean-Pierre Martineau (2006) affirment : « Point de place pour l’affectivité et la rencontre avec l’inconnu, mais une robotisation des attitudes et du discours assortie d’une idéalisation de l’effort physique, comme empreinte identitaire pour se défendre contre la menace émotionnelle : telle pourrait être une formulation schématique de la relation addictive au sport. » Malgré ces dérives, cette quête répond à un besoin de maîtrise contre la dépossession engendrée par la prison.

28Telle une rééducation, le travail du corps permet de se reconstruire à travers des changements physiques, une évolution, une nouvelle identité plus valorisante.

29De même, dans cette optique de reconstruction, l’investigation de la sphère temporelle est intéressante. Le temps fait partie intégrante de la vie, il permet de rendre compte de l’évolution, du développement, de l’acquisition ou de la perte. Ce repère est essentiel, et c’est d’ailleurs l’objet même de la sanction, le tribunal condamne à une peine qui se calcule en mois, en années. Pour tenter de décrire le « temps carcéral », nous citerons un de nos patients : « Le temps qui passe, des années qu’on ne rattrape pas. » Au vu de nos entretiens, nous pouvons définir le temps carcéral comme un temps qui compte double, immobile, routinier, ralenti. Au sein de cette temporalité, la musculation tient un rôle de « passe-temps » : « Si j’ai pas ça, c’est la merde totale, je sais pas ce que je pourrais faire, faut vraiment un truc qui m’évade. » Mais cette activité ne se limite pas au seul aspect occupationnel et révèle une véritable lutte contre le temps carcéral. En effet, la pratique de la musculation entraîne toute une organisation : prise des repas, préparation, récupération, repos, échauffement… tant de petites actions qui sont gérées par le détenu de façon totalement autonome : « Là où je suis, c’est une grande place, c’est important, essentiel, je gravite autour, dans mon organisation, c’est mon activité principale […]  ; dehors, c’est plus du loisir, tandis qu’ici c’est notre activité principale. » Chacun structure son temps comme il l’entend, restaurant ainsi une forme d’autonomie individuelle. Au-delà de l’organisation, cette activité permet de rester actif, de garder le rythme, contrecarrant ainsi l’immobilisme et la sédentarité liés à l’enfermement. Être occupé et actif permet d’accélérer le temps qui passe, de combler son emploi du temps pour ne pas voir défiler les secondes et les minutes. Rythmer sa temporalité permet également de rester en phase avec les attentes sociétales, à savoir la performance et les résultats. Ainsi, même si le détenu ne peut avoir le même rythme qu’à l’extérieur, il tente de rester dans la course pour ne pas être totalement exclu et étranger à ce monde libre. Enfin, la musculation permet la transformation du corps, entraînant un changement visible qui permet de constater une évolution, un résultat. « Dans cette logique, l’activité sportive et ses affinités électives avec le domaine des sensations corporelles sont une aubaine pour ne pas avoir à endurer l’insupportable du temps qui ne passe pas et l’éventuel ressassement des pensées qui n’ouvrent sur rien qui soit susceptible de recréer l’illusion d’une complétude. » (Proia, Morhain, Martineau, 2006.)

30La musculation casse la routine carcérale en offrant la possibilité de se libérer pendant quelque temps des contraintes du cadre pénitentiaire : le détenu redevient actif, il regagne une forme d’autonomie et d’individualité. De plus, les changements corporels obtenus deviennent alors les signes d’un temps gagné sur le temps perdu de la peine : « Je vois que y’a eu du changement. » L’exploration de la sphère temporelle, anodine dans un premier temps, révèle subtilement une lutte implicite à laquelle s’adonnent les détenus qui se construisent un autre temps et se dégagent d’une partie de l’emprise du cadre carcéral, regagnant en quelque sorte un certain pouvoir, aussi minime soit-il.

Conclusion

31Si la pratique intensive de la musculation s’avère être un moyen de revalorisation narcissique et identitaire, elle révèle en même temps un évitement avec une mise à distance aussi bien des motions affectives que de la pensée. En effet, la pratique sportive permet de s’adapter tout en luttant contre l’emprise de l’enfermement.

32Cependant, cette résistance manifeste ses limites au niveau du clivage qu’elle provoque entre corps et psyché.

33Pour qu’une lutte soit productive et non stérile, elle doit prendre sens et forme pour la personne. Sans signification ou élaboration, la lutte ne devient qu’une répétition incessante pour tenter de ne pas disparaître. Redonner du sens, c’est inscrire l’acte, l’événement dans la vie de l’individu, le responsabiliser tout en rétablissant la parole. La mise en mot devrait être un objectif de l’incarcération, légitimant alors la place des psychologues ayant pour fonction la recherche de sens, de pensées et d’émotions.

34Cette réflexion qui révèle la dissociation entre l’acte, la pensée et les émotions, serait intéressante à rapprocher des « thérapies frappantes » élaborées par Richard Hellbrunn (2003) pour penser un atelier thérapeutique, comme cela existe au sein de la prise en charge de jeunes mineurs par la Protection judiciaire de la jeunesse (Pjj). Mis en place pour lutter contre la récidive, l’objectif de ces ateliers est de rendre intelligible pour le mineur un ou des actes qui ne le sont pas forcément ou confusément. Le but est donc de mettre des mots sur un agir. La « psychoboxe » (élaborée par Richard Hellbrunn), outils de médiation, permet aux jeunes de prendre du recul face à ce qu’ils éprouvent : « Loin des représentations binaires qui caricaturent l’être humain soit comme un diable, soit comme un ange, l’auteur en tant que praticien social intervient sur le noyau dur de la violence chez les jeunes. Pas de baratin. Attaché au secteur de la prévention, il les accueille sur un ring de boxe, puis propose ensuite de discuter de ce qui s’y est passé. Il est des jeunes aliénés à la pulsion brute, incapables d’élaboration, qui, par cette médiation, en viennent à prendre une certaine distance avec ce qu’ils éprouvent. On peut parler ici de mise en acte de la responsabilité du sujet. Il s’agit bien, comme l’annonce Pascal Martin, un de ses compères, psychanalyste également, de “dire, redire, que la violence, c’est l’homme dans ce qu’il a de plus archaïque, de plus profond, de plus imprévisible˝. » (Rouzel, 2004.)

35Cette référence pourrait être une piste de réflexion, parmi tant d’autres, pour nourrir, faire évoluer et penser les pratiques cliniques au sein de milieux fermés. D’autant plus qu’il y a peu d’écrits portant sur la question de l’enfermement, du corps et de l’esprit incarcéré. Il serait ainsi question, dans la fonction soignante en prison, de la prise en compte d’un certain silence. Nous pouvons nous demander pourquoi la question du corps ou d’autres sujets de fond ne retiennent que peu l’attention des cliniciens. L’institution totalisante étoufferait-elle aussi la recherche, les débats, le questionnement, la communication ?

Note

  • [*]
    Abadie S., Andrieu B., 2007, Colloque international « Sport et violences », Université de Rennes-2.
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