1Le soutien psychologique, voire l’accompagnement psychothérapeutique, est aujourd’hui plus fréquemment proposé aux personnes incarcérées. En maison centrale, la longueur de la peine favorise cet investissement, mais il s’agira alors d’anticiper la sortie au-delà des problématiques de réinsertion pure et d’analyser ce qu’elle vient signifier pour le sujet dans son histoire et dans la confrontation à un réel devenu inconnu.
2L’accompagnement psychologique, la psychothérapie dans le milieu carcéral, se présentent aujourd’hui comme une approche courante, bien que la réalité du terrain ne soit pas aussi claire sur cette question qui demeure un entre-deux des plus subtils dans l’institution pénitentiaire et dans celle du soin psychique.
3Le propos qui va suivre concernera notre travail et notre réflexion dans le cadre d’une maison centrale accueillant des détenus condamnés à de longues peines. Nous souhaiterions poser le curseur sur ce moment sensible, celui de la fin de peine que nous proposons d’analyser, afin d’interroger les effets dynamiques qu’il suscite pour la personne dans une perspective de réaménagement psychique. Dans un premier temps, nous reviendrons sur quelques notions autour de la « peine », puis nous évoquerons la dimension du vécu temporel chez ces personnes condamnées à de longues peines. Nous poursuivrons par la question de l’aménagement psychique et ses points de résistance avant de préciser les mécanismes à l’œuvre dans les réaménagements possibles.
L’humeur et la peine
4D’emblée, la question de la peine nous interroge sur le versant clinique, renvoyant à la perte de liberté, réelle, imaginaire, qui, dans les premiers moments de l’incarcération ne manque pas de se signifier sur le versant de l’humeur, entre autres, dépressive dans ses manifestations parfois intenses, accompagnées d’idéations suicidaires, allant jusqu’au passage à l’acte pour certaines personnes. Étymologiquement, la peine renvoie à la punition, la sanction, au châtiment infligé, mais renvoie aussi à la notion de souffrance physique ou morale (douleur, affliction, déplaisir…) ainsi qu’à l’inquiétude, le chagrin, le souci. Le terme « peine » est aussi utilisé dans le sens de « se donner de la peine » ou encore de « à peine, tout juste, pas encore ». Dans ces trois acceptions se dessinent peut-être les mouvements internes que traverse le détenu, celui de la « dépression » avec son lot de somatisations et de souffrances psychiques, celui de « se donner de la peine » vers une tentative de réinsertion et, enfin, cette attente de l’ouverture qui n’est « pas encore », qui est toujours en devenir et qui, lorsque vient la fin de peine, pose d’autres questions.
5Rupture avec la société, la famille, les proches, avec ce qui constituait une réalité, mais rupture aussi avec soi, avec celui que la personne pensait être ou ne supportait plus d’être. Dans ce sens, cette rupture radicale renvoie, pour certains, à l’expérience de l’inquiétante étrangeté, les pertes à différents niveaux conduisent à ces conditions vécues d’incarcération, d’enfermement, d’isolement souvent narrées par les patients-détenus. « Il m’a fallu du temps pour m’ouvrir… », « C’était difficile pour moi de sortir… », « J’ai mis des années avant d’arriver à parler… vous m’auriez connu au début… » Par ailleurs, une autre personne s’est longtemps isolée, car elle avait honte de ce qu’elle avait fait ; autant de paroles qui, parfois, témoignent du retrait des personnes parfois en elles-mêmes depuis bien longtemps ou dues aux conditions de la peine.
6Les personnes incarcérées que nous sommes amenés à rencontrer présentent une organisation de la personnalité de laquelle se dégagent des mécanismes de défense qu’il nous importe de repérer, de respecter et, ensuite, de mettre au travail dans les espaces thérapeutiques créés.
7Les représentations, le refoulement, le clivage, la dénégation, le déni, la projection, l’identification projective, le passage à l’acte… autant de voies qui tentent de mettre à distance un vécu, une expérience, de l’expulser de soi, face à la société, aux juges, aux témoins, aux soignants, aux médecins et thérapeutes par des mécanismes psychiques. « Je ne suis pas malade, c’est les autres… », « Je lui voulais du bien à cette fille… », « L’enfant s’est approché, s’est collé à moi, il était d’accord… », « Elle m’a trahi, elle l’a mérité… », « Je crois que j’ai réussi à pardonner à la victime… »
8Autant de paroles, lorsqu’elles se disent, qui témoignent de ce qui peut être adressé à l’autre dans une tentative de dire, de se réapproprier une expérience de vie « inélaborable » et inacceptable, qu’il s’agit de mettre à l’extérieur de soi, mais que l’autre, qu’il soit codétenu ou professionnel de la justice, du social ou du soin, lui renvoie sans cesse.
9Un va-et-vient entre cette mise à distance et l’accueil de l’insupportable qui s’humanise par la rencontre et les différentes médiations pouvant être proposées et investies dans le milieu carcéral. Autant de mécanismes qui cherchent à soutenir, à consolider un Moi fragile, souvent au risque de s’effondrer.
10La fin de peine renvoie à un nouveau possible, même si, tout au long de la peine, différents éléments nous y renvoient ; « l’espoir de sortir un jour » disent certains, les différents accompagnements proposés, les remises de peine… des éléments qui constituent la réalité de l’incarcération et dynamisent la fonction imaginaire d’une liberté parfois sous forme de rêveries. Une liberté dont on se souvient, qui est pensée, imaginée, rêvée, surinvestie comme un devenir possible. Or, que se passe-t-il lorsque l’imaginaire et la réalité se rencontrent ? Posons le curseur sur ce moment de la fin de peine et ce qu’en disent les personnes ? Que pouvons-nous saisir de ce moment de mobilisation psychique manifestement dynamique et sans doute propice à un réaménagement des défenses de la psyché, dans cette même période où le discours de la justice parle d’« aménagement de peine ».
Le temps de la peine
11La personne incarcérée passe par différentes phases de temps au cours de son histoire pénale, ayant des effets directs sur sa perception de la temporalité et sur les différentes problématiques qu’elle peut rencontrer.
12Selon Alain Cugno (2002), le détenu « passe de l’immédiateté du crime à la stupeur du passage à l’acte, accompagné d’un fort sentiment d’irréalité. Puis viendra le soulagement de l’arrestation qui laissera place rapidement au cauchemar insupportable de la détention en maison d’arrêt ».
13Pendant le temps du procès, Alain Cugno (2002) souligne la construction d’une « image de la personnalité » de la personne jugée, « une construction de son histoire à laquelle il sera confronté et dans laquelle elle devra se reconnaître, une image de “monstre” à laquelle il devra s’identifier, afin de faire amende honorable devant la société qui le juge, alors que c’est cet être qu’il n’est pas qui est livré au jugement ».
14La difficulté est alors de comprendre qui il est, alors qu’il n’a pas le sentiment d’être ce « monstre » décrit et jugé lors du procès. Quelle image a-t-il de lui-même, lui permettant de poursuivre son existence ? Quel deuil est à l’œuvre dans ce temps de passage ? Et, surtout, le procès et le jugement sont-ils suffisants pour recouvrir l’humanité qu’il pense avoir perdue ? soit par l’accomplissement du crime, soit par le personnage décrit lors du jugement qu’il pense ne pas être, soit par ces années qu’il va vivre loin de cette société qui définit ce qu’est un être humain ?
15Le temps qui passe va également les confronter de façon brutale à la perspective de l’extérieur. Les rues auront probablement changé, des magasins auront peut-être fermé… et comment reprendre le volant d’une voiture après ces années… Et, bien que la télévision semble faire l’effet d’une fenêtre sur l’extérieur, les repères vécus se sont modifiés. En d’autres termes, ils rééprouveront pour certains l’effervescence du monde en s’y confrontant.
16D’autres diront qu’en prison le temps s’arrête ou semble comme suspendu et, pourtant, lors de la sortie, ils sont confrontés à cette impression que le monde va si vite, que rien ne les a attendus et qu’ils n’ont pu être témoins de ces changements, d’où cette impression forte de décalage. Le temps s’arrête et, pourtant, eux-mêmes n’ont plus le même âge lorsqu’ils sortent de prison.
17Au moment de la libération, ils sont expulsés dans un monde qu’ils n’ont plus pratiqué ni ressenti depuis longtemps pour certains et qui est différent de ce qu’ils ont connu.
18Le temps paraît alors être élastique pour certains, comme monotone, en raison de la succession de moments intenses parfois morcelés, avec un sentiment de perte de contrôle, alors que d’autres sont plus dans l’attente (du procès, du jugement, etc.), se révélant comme autant de sources d’inquiétudes et d’angoisses.
L’aménagement psychique et ses points de résistance
19La situation clinique que nous allons aborder brièvement ci-dessous nous a questionnés sur l’effet de renforcement de certaines défenses psychiques.
20Lorsque nous rencontrons M. E. dans le cadre de sa dernière peine, il se présente en mettant en avant le fait d’avoir déjà fait quinze ans de prison, dont huit en isolement dans d’autres centrales. Lors de l’entretien, il rit, il plaisante, « je suis un joueur » dit-il, et se montre très agité, ne tient pas en place et fera état de fragments de son existence en passant d’un sujet à un autre. Au fil des entretiens, les pièces du vaste puzzle de son existence se relient ; abandonné par ses parents, d’un père inconnu, recueilli par une famille d’accueil dont il cherchait l’affection. Tout en investissant le travail à la ferme, il se sentait réduit à une main-d’œuvre bon marché (ce qu’il interprétera et comprendra plus tard), « elle avait plusieurs enfants de la ddass, ça lui faisait gagner de l’argent et on travaillait à la ferme, je n’ai jamais eu d’argent de poche », dit-il. Dans son parcours chaotique, émaillé d’errance, de rupture et de drogues, les personnes qu’il investissait, il les nomme avec cette touche affective – « petite sœur, petite mère, petit père » –, une famille non qui l’adopte, car l’illusion est tombée, mais que lui adopte, qu’il choisit. Il racontera ses « premières peines », dont la première commence à l’âge de quinze ans et demi. Il fait, par ailleurs, le constat qu’il a passé trente et un ans en prison à l’âge de cinquante et un ans. Il rit pour se donner contenance, une manière d’inverser la peine en joie dans sa manière de jouer, mais, derrière le masque, se cache une tragédie. Il en viendra à parler de ce tournant : sorti de prison en 1993, il trouve un stage, travaille à la Ville de Paris (Capitale, État, une Grande Mère investie psychiquement), « je voulais m’en sortir », or, pour des questions administratives, de papiers, il n’aura pas été prolongé dans son travail qu’il affectionnait et qui lui correspondait, dit-il. À la même période, il perd ses papiers à proximité d’un fait d’attentat à la pudeur, il est arrêté, passe aux Assises et est condamné à dix ans d’incarcération. « Après, j’ai commencé à tuer, je suis passé de délinquant à criminel », dira-t-il (construction psychique, dénégation, déni ?). En effet, à la sortie M. E. semblait « rejouer » ou recourir à des actes devenus scènes dans leur répétition, faisant par là symptôme, tout en restant une énigme pour son auteur. Sans toutefois réduire la personne à ces fragments de vie, où finalement la place de l’abandon, la perte et la dépression sont prégnantes.
21Au fil des années, M. E. cherche à réinvestir un objet ou un être suffisamment bon qui tiendrait dans la durée, qui serait constant. Toutefois, les ruptures et les désillusions mènent à la « peine » et à l’incarcération. Ces éléments cumulés au rejet verbalisé de sa mère biologique marqueront en lui un point de non-retour, réactualisé dans les circonstances de sa vie, et inscriront plus radicalement ce recours à l’acte dans un processus destructeur face à ce qu’il vit d’injuste, accentuant le risque d’effondrement de son être.
22Le moment de la fin de peine confronte la personne à des sorties, à l’extérieur, des permissions accordées qui peuvent être vécues comme une bouffée d’oxygène après tant d’années, non sans une certaine réserve et de l’ambivalence, voire de fortes inquiétudes. C’est le cas de M. K. qui contera sa permission pour aller voir son père gravement malade et peut-être en fin de vie. Les jours qui ont suivi cette sortie l’ont confronté à revisiter les actes qui l’ont mené à être incarcéré… images, souvenirs, impressions… une reconstruction psychique des actes à la lumière du chemin effectué tout au long de la peine. Prise de conscience de la nécessité d’être entouré par la famille, de pouvoir prendre appui sur des étayages concrets qui contiendraient ses motions pulsionnelles, l’arrêt de l’alcool, le travail (« lorsque je travaille je ne pense pas », répète-t-il régulièrement)…
23À la suite de sa permission, M. J. relatera de la même manière son rapport aux faits avec la distance qui l’en sépare aujourd’hui, ses regrets et son désir de réparer. Pouvons-nous parler de réaménagement psychique ? de consolidation des défenses structurées au fil de la peine ? de passage de défenses archaïques à des défenses plus structurées comme le déplacement, le refoulement et-ou la sublimation ?
24Sans pour autant se détacher des mécanismes tels que le clivage, l’annulation et le déni qui concernent peut-être une part moins importante et moins sensible de l’ensemble de la personnalité.
25Un nouvel équilibre se cherche dans cette période.
26M. L., de son côté, se souvient de sa victime et ne s’autorise pas à vivre, alors qu’il a été responsable de sa mort. Autant de retours en arrière, de réminiscences, qui impactent le mouvement de la psyché.
27L’aménagement de peine semble les confronter à cette réalité de laquelle ils étaient partiellement coupés et à laquelle ils vont se confronter en se la réappropriant, mobilisant ainsi la psyché dont nous témoigne la transformation du discours au fil des entretiens. Par ailleurs, les peurs et les angoisses sont omniprésentes de manière plus ou moins intense au cours de l’incarcération, mais particulièrement à cette période où les portes commencent à s’ouvrir et où il s’agit, pour eux, de se prendre en mains.
Bien des détenus témoignent de leurs angoisses face à la sortie tant espérée
Bien des détenus témoignent de leurs angoisses face à la sortie tant espérée
28M. K. fera état de ses peurs au moment de la sortie : « Ça fait drôle », « Les gens sont fous dehors, ils courent… », « Ici, on ne risque rien »… Des propos qui témoignent du rapport à cette sortie, bien souvent idéalisée, revendiquée, mais qui se révèle plus complexe dans sa réalité. Maintenant que cela se concrétise M. L. dira aussi : « J’ai peur de la sortie. » Aujourd’hui, il comprend les propos entendus voici bien des années, que des surveillants échangeaient entre eux lorsqu’ils parlaient de la peur d’un détenu arrivé en fin de peine et qui devait sortir. Dans ce sens, bien des détenus témoignent de leurs angoisses face à la sortie tant espérée. Sortie synonyme de liberté, mais aussi de confrontation à une réalité parfois angoissante, tant du rapport à l’extérieur que dans le rapport à soi-même.
29Tout moment de changement contribue à un nouvel équilibre pour la personne et touche à son fonctionnement psychique et corporel. Les somatisations et le recours à l’acte semblent parfois nous indiquer combien ces moments peuvent être difficiles à assumer. M. L., actuellement en fin de peine, s’étonne de se blesser régulièrement ces derniers temps :
30« Depuis les permissions, je me blesse », dit-il, alors que, durant toute son incarcération, il n’a pas eu de telles somatisations. Il se blesse au pied lors d’une permission pour aller courir dans le cadre d’une compétition ; bien que content d’être allé au bout de cette course, la déception est présente, la tristesse, le regard des gens, autant d’éléments qui le perturbent.
31Des douleurs au dos, des tendinites qui posent la question du rapport au corps. Serait-ce une des formes de métabolisation de l’angoisse ? une réactivation des perceptions et des sensations qui s’ouvrent ? une résistance face à une réalité à assumer dans une autonomie à construire ? « J’ai grandi avec le sport, une hygiène de vie, des règles… », dit-il, or, que vient signifier, à travers la blessure, le rapport à la vie et les règles, dans ce moment de réaménagements physique et psychique où le repère « sport » ne semble plus suffire pour grandir, mais où d’autres repères s’invitent dans ce temps d’ouverture ? L’extérieur peut se révéler comme un inconnu plus ou moins inquiétant. M. K., qui a pratiquement toujours travaillé pendant sa détention, se plaint d’une douleur persistante dans le bras droit, alors qu’il n’a jamais rien eu auparavant. Cela, à la suite d’une permission et d’un potentiel projet de travailler dans l’entreprise d’un demi-frère dans le village dont il est originaire. Sans présumer de lien univoque entre ces éléments, cela l’interpelle et nous interpelle.
32Les premières permissions, après plusieurs années de détention, sont un moment attendu, mais source d’excitations multiples ; une possibilité de se projeter, d’imaginer un avenir au-delà de la détention, une exaltation de retrouver un dehors / un extérieur, bien souvent différent de ce qu’ils ont connu avant leur incarcération. Elles constituent aussi une source d’inquiétudes : qui suis-je une fois les murs de la prison franchis ? toujours un détenu ? « Ce n’est pas écrit sur mon visage, les gens vont-ils s’en rendre compte ? Comment dois-je me comporter ? » La permission peut se révéler source d’angoisses en reprenant contact avec un monde immense, avec une possibilité de voir la ligne d’horizon au sens propre comme au sens figuré, un monde dont les limites ne sont pas aussi clairement posées que dans le milieu carcéral. Souvent, une sensation physique d’angoisse s’apparente à une impression de vide, de noyade, d’être submergé par ce monde qui vient les percuter après tant d’années : « C’est vertigineux », « Le monde est grand », « Je ne savais comment traverser la rue », « J’ai failli me faire percuter plusieurs fois. »
33Ce questionnement fait également état d’une porosité des limites dans le sens où le monde interne est fantasmé comme étant sans protection, alors que les murs de la prison viennent suppléer la contenance du psychisme. La fin de la période de détention correspond également à la fin de l’étayage que peut représenter ces murs, une fonction contenante qui permet de soulager le psychisme de l’effraction de la pulsionnalité et d’assurer une intégrité de l’être.
34Les permissions peuvent prendre différentes formes : permissions familles, employeurs, stage d’une journée en entreprise, visite de foyer d’hébergement, etc., mais aussi des permissions pour des marches (prises en charge par des associations), des permissions sportives donnant la possibilité aux personnes détenues de se rendre à des compétitions sportives, parfois durant plusieurs jours (vélo, basketball, tennis de table…).
35Ces permissions ont pour but de favoriser « la réinsertion au sein de la société » qui ne doit plus être punitive mais accueillante, que les personnes doivent investir pour réussir leur « réinsertion » et leur retour dans le monde. Il s’agit de l’investissement d’un espace d’ouverture, « une bouffée d’air frais », dont les effets sont multiples, et parfois à double tranchant. Certains, par exemple, ressentent encore les bénéfices d’une permission même après un retour dans leur cellule, parfois pendant plusieurs jours, alors que d’autres vont le vivre comme une nouvelle privation de liberté.
36Par cette possibilité d’investissement de l’extérieur, les permissions donnent une réalité au projet de sortie, comme un passage qui concrétise de plus en plus la fin de la détention, mais qui peut parfois durer suffisamment longtemps, émoussant la motivation du futur libéré.
37La question de l’aménagement de peine, ainsi que celle du réaménagement psychique confrontent la personne au poids du regard de l’autre, du professionnel, de la société, mais aussi de la manière dont il se reconnaît à travers le regard de l’autre.
Des mécanismes de réamenagement psychique
38Nous avons posé la question de la fin de peine comme un des moments privilégiés pour la personne d’une confrontation à soi, remobilisant pour la énième fois sa psyché dans la perspective de la sortie, mais aussi et surtout dans cette réalité de la sortie. La fin de peine fait écho, immanquablement, à ce qui l’a fait démarrer, un alpha et un oméga qui viennent circonscrire la peine et, pour certaines personnes, élaborer une construction psychique qui viendrait donner sens à cette dernière. L’organisation psychique et les mécanismes de défense qui ont trouvé un équilibre dans le temps de la peine se voient sollicités par l’échéance d’une autre réalité et peuvent l’éprouver lors des permissions. Cette image de la liberté rêvée, imaginée, construite et reconstruite avec des fragments de passé, d’enfance, des moments glanés dans les recoins d’une trajectoire souvent douloureuse où les instants perçus de joie, de bonheur, s’étoffent et structurent les fragments du puzzle de cette image de la liberté. L’image idéale qui soutient la personne, son narcissisme, n’est jamais totalement abandonnée au fil des années de leur peine, elle joue une fonction contenante tant à l’intérieur qu’à l’extérieur ; or, face à la réalité extérieure, elle peut se révéler décevante.
39La fin de peine contraint à traverser de nouvelles pertes, de nouvelles angoisses. Par ailleurs, les assises narcissiques présentes ont pu se renforcer, s’assouplir et-ou se clarifier durant les dernières années.
40Considérant cette sphère de l’imaginaire venant s’articuler à une réalité (cf. Lacan et son modèle de nœud borroméen), à la lumière des illustrations, nous observons, pour la personne, un rapport à l’angoisse qui tend soit à se symptomatiser et-ou à s’inhiber, à investir des éléments de la réalité qu’elle pourrait s’approprier et-ou à trouver un sens.
41Nous parlons d’« insertion » comme si c’était une évidence qu’un réapprentissage coulerait de source. Évidemment, cela implique des connaissances et des mises en situations fonctionnelles qui, pour bien des personnes, peuvent être investies. Toutefois, pour celles où quelque chose achoppe, il nous importe d’en saisir les ressorts. L’articulation dans la prise en charge entre les conseillers d’insertion et de probation et le soin psychique dessine les contours d’une appropriation possible dans la réalité extérieure, de nouveaux « objets a ».
42Toutefois, « les traumatismes initiaux sont si précoces qu’ils demeurent dans l’inconscient », disait Claude Balier (2003) et, dans ces moments de changement, d’investissement et de désinvestissement, les vécus peuvent se réactiver. Or, plus les fragilités narcissiques sont importantes, plus les défenses mises en œuvre permettent de lutter contre la perte, l’angoisse ou l’effondrement, et vont se mobiliser dans cette contrainte de retrouver un équilibre ; certaines personnes le trouvent dans la dépendance à l’environnement. Nous avons évoqué les peurs et les angoisses qui peuvent se verbaliser, tendant par là à en diminuer l’intensité, tant pour M. K. que pour M. L., chacun à leur manière. Les somatisations sont le lot de l’existence, mais aussi les conditions de la longue peine, et constituent des mobilisations internes dues à un réaménagement qui nous interpelle tant sur le plan du soin somatique que sur celui du soin psychique. Que signifient la blessure, la maladie, l’accident dans une trajectoire d’existence ? Dans ce sens, souvenons-nous des travaux de Georg Grodeck dans Le Livre du ça (1923).
43L’incarcération serait considérée comme un lieu ou un temps de construction ou de reconstruction menant l’individu à chercher à développer les « capacités » de s’intégrer de nouveau au sein de la société et aussi, simplement, de retrouver leur place dans la cité. Mais un patient détenu adapté à l’univers carcéral ne sera peut-être pas autant adapté au-delà des murs de l’environnement qui fut le sien pendant plusieurs années.
44Alain Cugno fait l’hypothèse que les personnes incarcérées développent deux identités adaptatives contradictoires : celle de la communauté des condamnés, qui consiste à manifester révolte et insubordination, et celle soumise à la puissance de l’administration, qui consiste à adopter une attitude de détenu modèle, discret, disposé à répondre aux attentes de cette administration « délivrante ».
45Alors, comment les individus peuvent-ils composer avec cette nécessité d’être présents dans les deux mondes, d’être acceptés dans le quotidien en détention et de remettre en cause l’Administration (conditions de détention, multiples demandes, lenteur des processus, décisions ressenties comme injustes…) et, à la fois, de lui être soumis, de communiquer avec elle à travers ses divers agents, remplir les divers « contrats » (implicites ou explicites) entrant dans le processus de réinsertion ?
46Ainsi, durant l’incarcération, l’individu est considéré comme un détenu mettant au second plan les caractéristiques individuelles de la personne (culture, personnalité, type d’acte de transgression…). Le monde carcéral reste, vis-à-vis du monde extérieur, un monde artificiel, à l’origine d’un fonctionnement valable uniquement dans ce monde et dont les règles et les normes perdent leur puissance une fois à l’extérieur.
47Nombre de détenus disent : « Je garde ce que j’ai fait pour moi », « Mes codétenus ne savent pas pourquoi je suis incarcéré. » Mais, à côté de cela, ils doivent, devant l’administration, reconnaître les faits, « admettre leurs torts », afin d’être considérés comme étant sur la voie de la réinsertion.
48L’univers carcéral conduit à la construction nécessaire pour l’individu d’une sorte d’identité virtuelle lui permettant de s’adapter à cet univers, mais ô combien éloignée de l’avenir de détenu lorsqu’il aura réintégré l’extérieur.
49Quel aménagement possible entre les aspects pulsionnels qui traversent la personne par l’angoisse qui peut se symptomatiser ou s’inhiber quant au but de la satisfaction de la pulsion ? Sigmund Freud a utilisé le terme « inhibition », à l’origine associé au sentiment de tendresse et aux sentiments sociaux, aussi le comprenons-nous dans cette recherche pour la personne à élaborer et à symboliser le rapport à l’autre et à soi. Les réminiscences, les pensées tournées vers les victimes, cette fois pas seulement quant à « régler les parties civiles », comme ils le disent, tout en évoquant le fait que les victimes ont déjà été indemnisées, cette réactivation des scènes dans leur pensée, en veille ou durant les rêves et les cauchemars, est énoncée d’une autre manière. Cela ne semble plus venir d’une injonction de la justice et des conditions pénitentiaires mais d’eux-mêmes, tiraillés dans leur profondeur, et nous percevons cette dynamique psychique au travail, confrontée à des fragments de réalité qui leur revient, engendrant des conflits internes parfois difficiles à supporter.
50Déni, annulation, clivage, isolation, dénégation, culpabilité, sentiment d’horreur, de monstruosité, se mélangent pour certaines personnes cherchant à retrouver une stabilité psychique avec ces nouveaux éléments surgis de l’intérieur. Est-ce un moment où la conscience morale s’étoffe, prend de la densité, après une transgression ? Est-ce un moment privilégié où le Surmoi, lors du réaménagement, intériorise de nouvelles exigences et interdits ? Renoncement, d’une part, de la pulsion dans ce chemin de la peine où le temps a fait son œuvre, où d’autres objets ont pu être investis et où cette dynamique a pu s’éclairer pour une part. Mais la peine et la confrontation à la réalité qui revient dans le rapport à la liberté peuvent aussi mettre en évidence les limites du fonctionnement psychique de l’être dans ce temps d’aménagement et signifier des points de butée, des impossibles qu’il importe aussi d’entendre.
Conclusion
51Le temps de la fin de peine et les aménagements proposés dans ce cadre convoquent celui du soin et cette réflexion quant aux aménagements psychiques que nous sommes amenés à repérer. Nous avons pu voir combien les défenses mobilisées par les personnes dans le cadre de la détention étaient vouées à se transformer et à trouver un nouvel équilibre. C’est de ce passage d’un équilibre à un autre qu’il nous importe de témoigner, de son aspect dynamique, parfois instable et précaire, et, à d’autres moments et-ou pour d’autres personnes, promesse d’une nouvelle étape et d’un devenir à construire. L’entretien psychologique et-ou psychothérapeutique constitue un des ces espaces où cet aménagement s’éprouve, se reconnaît et s’inscrit plus clairement pour la personne à travers ce regard qui tend à se dégager du jugement et de l’identification aux attachements qui constituaient l’équilibre d’alors. Entre passé et avenir, la consultation pose un instant de rencontre entre une personne et son être intime et propose d’en éclairer ce qu’il peut assumer aujourd’hui dans cet aménagement psychique.
52Enfin, pour conclure, citons un propos de Christian Bobin (2001) : « Il y a en nous une pureté que rien ne sait corrompre, ni le monde ni nous-même dans notre asservissement au monde : cette pureté est notre seul lieu de séjour dans cette vie, que nous en ayons conscience ou non. »