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Article de revue

Psychanalyse et médecine, aujourd’hui

Pages 53 à 59

1Avec l’avènement de la médecine moderne, la psyché semble devenue un organe comme un autre et la dimension relationnelle patient-médecin est parfois quelque peu délaissée. Pour autant, on observe dans certains services de médecine une ouverture possible pour l’orientation analytique bien plus qu’en psychiatrie, les somaticiens faisant eux-mêmes le constat que l’espace subjectif ne cesse de faire retour dans leur pratique quotidienne. Une question d’idéologie ? de formation ? Discussion.

2Henri-Pierre Bass : Quel est, selon vous, le lien originaire entre la psychanalyse et la médecine ?

3Alain Vanier : La psychanalyse est née au moment où la médecine a abandonné une certaine fonction sociale qu’elle occupait depuis toujours, à savoir une fonction religieuse, sacrée. On soignait par les mots, soutenus par des doctrines, et ce n’était pas aussi inefficace que l’on peut le penser. Si l’on se penche attentivement sur la médecine d’aujourd’hui, on s’aperçoit que cet aspect n’a pas totalement disparu, mais qu’il y survit clandestinement, car il n’a plus sa place dans le discours médical contemporain. La médecine scientifique a vu le jour au début du xixe siècle avec la méthode anatomo-clinique de Bichat, comme l’a montré Michel Foucault dans Naissance de la clinique (1963). Puis, cela s’est accentué avec la biologie, la biochimie, etc., jusqu’à la médecine contemporaine, et plus la médecine est devenue scientifique, moins elle a voulu assumer cette dimension qui faisait partie de son exercice. Le corps humain n’est plus un sanctuaire, un lieu sacré, mais il apparaît fonctionner comme une machine, c’est un corps désubjectivé, et il faut qu’il le soit. C’est une sorte de rançon de cette évolution qui permet les performances de la médecine moderne. Mais, du coup, le médecin, dans sa relation avec le malade, a, d’une certaine façon, délaissé ce qui était le ressort même de la relation médecin-malade et que la psychanalyse appelle le « transfert ». La psychanalyse est née dans cet espace-là, sur ce terrain délaissé par la médecine scientifique. Il y avait des patients dont les troubles neurologiques ne correspondaient pas à la systématisation nerveuse que l’on venait de dégager. Cela a été un grand débat autour de Jean-Martin Charcot concernant la paralysie des hystériques. Ces patientes étaient paralysées d’une façon qui était complètement contradictoire avec l’anatomie telle qu’on commençait à la connaître. La psychanalyse est née en montrant que c’étaient des mots, des charges d’affect, qui provoquaient les paralysies. C’est donc sur les traces de ce que la médecine devenant scientifique a laissé de côté que la psychanalyse a émergé, sur ce qui, jusque-là, était au cœur de la relation médecin-malade. Cela ne signifie pas pour autant que cette dimension du transfert ait aujourd’hui disparu dans la relation du malade avec son médecin. Le patient peut attendre la parole du médecin comme un oracle, cela existe toujours, mais cela ne fait plus partie du discours ou du savoir-faire exigé du médecin. Cela a été abandonné comme dimension effective de l’acte médical, et ce sont les psychanalystes qui se sont occupés de cela. Il y a un lien, de fait, entre médecine et psychanalyse, même si la psychanalyse doit rompre avec la médecine pour exister, car elle s’est servie de cette relation pour en venir à d’autres fins que le simple accomplissement de l’acte médical. D’un autre côté, le retour de l’approche analytique dans le champ de la médecine est assez naturel, puisse qu’il s’agit de réintégrer dans l’acte médical ce qui était, d’une certaine façon, oublié. Pour moi, ce qui est le plus exemplaire dans cette dimension, ce n’est pas ce qu’ont fait certains psys dans le champ de la médecine où ils intervenaient finalement en complément de la médecine, comme un spécialiste parmi d’autres. Quand le patient était un patient pas très docile, pas « compliant », on disait : « Il y a un trouble psy, occupez vous-en ! » La démarche la plus exemplaire est, selon moi, celle qu’a menée Ginette Raimbault. Cette dernière travaillait dans le service de Jenny Aubry en psychiatrie de l’enfant à l’hôpital Necker-Enfants malades, lorsque le professeur Royer, néphrologue dans ce même établissement, demanda qu’une psychanalyste vienne rencontrer les enfants atteints du syndrome d’Alport, une maladie incurable. C’est ainsi que Jenny Aubry envoya Ginette Raimbault dans ce service. Elle se rendit compte que le problème majeur n’était pas les enfants, mais le personnel soignant qui était déprimé, désemparé, et que les enfants, pour leur part, n’allaient pas si mal que cela. Elle commença alors un travail avec les soignants et fit intervenir Michael Balint (Raimbault, Guérin, 1973 ; Raimbault, 1982). Balint viendra régulièrement à Paris animer des groupes dans ce service, puis, Balint disparu, c’est sa femme qui poursuivra ce travail avec Ginette Raimbault. D’autres analystes s’engageront dans ce travail avec les médecins : ainsi Andrée Lehmann qui travailla à Gustave Roussy avec Émile Raimbault (Lehmann, 2014), Danièle Brun en cancérologie pédiatrique (Brun, 1993), Catherine Vanier en réanimation néonatale (Vanier, 2013), etc.

4H.-P. B. : N’existe-t-il pas actuellement une sorte de paradoxe, à savoir l’existence de psychologues cliniciens-psychanalystes intervenant à temps plein ou en vacation à l’intérieur des hôpitaux auprès des équipes et, pourtant, une difficulté à maintenir dans ces services un espace subjectif, espace subjectif souvent mis à mal en interne par une pression économique majeure où l’objectif avoué du rendement est prégnant?

5A. V. : On vit une époque où il est certainement beaucoup plus difficile de mettre en place une telle expérience, mais c’est surtout une affaire de bonne rencontre, il faut des médecins capables d’entendre cela, d’être interrogés par les dires des patients. Mais c’est aussi, et peut-être surtout, le travail de l’analyste intégré dans ces services que de travailler la manière dont il s’y intègre. Mais c’est loin d’être toujours gagné, ça ne fonctionne pas à tous les coups.

6Catherine Vanier : Cela demandera beaucoup de temps et un état d’esprit particulier pour que cela fonctionne. Les médecins, à l’heure actuelle, veulent tout gérer. Les problèmes psys que vont poser les patients doivent être gérés au même titre que les autres. Je le vois, moi, avec les prématurés qui ont un problème pulmonaire, ils savent que cela risque d’entraîner des complications, donc plutôt que de se poser la question, ils font venir quelqu’un, un autre spécialiste qui va se charger de cela. Le psychologue arrive et on lui dit : voilà, il y a un problème avec telle famille et vous avez à gérer tel problème. Ils agissent de la même manière que lorsqu’ils font intervenir le kinésithérapeute pour faire un acte de clapping.

7H.-P. B. : C’est la parcellisation des tâches…

8C. V. : Exactement, et cela leur permet de rester en dehors du problème, parce que l’idéal, pour un grand nombre de médecins, aujourd’hui, par rapport à la question que vous posez, c’est l’objectivité… être le plus loin possible de toutes formes de subjectivité.

9A.V. : C’est le tribut que l’on paie à la médecine scientifique qui a découpé le corps organe par organe, avec un spécialiste pour chaque morceau du corps. Peut-être faut-il mentionner une particularité de l’histoire de la psychanalyse d’enfants en France, parce que ce travail en médecine a commencé avec les enfants. La psychanalyse d’enfant, en France, a une particularité qui tient à la place donnée aux parents et, plus largement, à l’environnement. Cette idée – et je pense, bien sûr, à l’apport de Françoise Dolto – a certainement contribué au fait qu’un analyste débarquant dans un service de médecine soit sensible aux conditions d’hospitalisation, à la fonction du personnel hospitalier. Je vois, par exemple, la façon dont Catherine Vanier a progressivement mis en place son travail dans le service de néonatalogie. Donald W. Winnicott pensait que les enfants prématurés n’avaient pas fini leur vie fœtale, et il considérait la couveuse comme faisant partie de la vie fœtale, un prolongement, et il fallait attendre qu’ils naissent, c’est-à-dire qu’ils sortent de la couveuse, pour s’en soucier. La démarche de Catherine a été de penser que les conditions de la réanimation, l’appareillage technique, l’environnement institutionnel, pouvaient avoir une incidence considérable sur la vie de ces enfants et qu’un certain nombre de troubles que l’on observe chez ces enfants quand ils grandissent ne sont pas seulement liés à la prématurité ou à l’environnement parental, mais peuvent aussi être liés au fait qu’ils ont été pendant plusieurs mois branchés sur des machines, hospitalisés, et qu’ils se sont développés dans un contexte de vie extrêmement particulier. C’était une des particularités de la psychanalyse d’enfants en France, même si cela existait chez Anna Freud (mais, dans ce courant, l’idée était plus pédagogique ou éducative que véritablement un souci environnemental au sens winnicottien). Il y a aussi l’influence de tout le mouvement de la psychothérapie institutionnelle à la même époque. Tout cela, et notamment l’apport de Balint avec les groupes, explique sans doute pour partie l’expérience de Ginette Raimbault.

10C. V. : Quand j’ai commencé à travailler en service de prématuré, j’ai, en effet, commencé par proposer les groupes Balint et d’autres types de groupes auxquels, bien souvent, une seule personne venait assister. Puis, le chef de service de l’époque, qui n’était pas du tout pour la psychanalyse, a observé des choses qui se sont passées avec les bébés, et il m’a dit : « Mais ce n’est pas possible, vous êtes une sorcière, les seules personnes dont les mots peuvent avoir un poids sur la santé, ce sont les sorcières. En conséquence, vous en êtes une. » Moi, je faisais la visite couveuse après couveuse en parlant aux bébés, et le chef de service voulait savoir ce que je leur disais. Il a donc commencé à me suivre. De là, il s’est mis à assister à ces réunions, et il a incité les autres à y assister. Peu à peu, ces réunions se sont étoffées, et la surveillante chef a également commencé à m’accompagner auprès des bébés… Désormais, à chaque couveuse, on parle du bébé, de son histoire, de sa vie …

11H.-P. B. : Concernant la subjectivité des médecins, il peut y avoir une demande de groupe Balint, mais je crois qu’il y a une dimension paradoxale à la dimension Balint dans le champ médical hospitalier. Car on met en place ce type de groupe, et, pour autant, dès que l’on approche la subjectivité médicale, on ne veut bien souvent rien en entendre.

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Il faut des médecins capables d’être interrogés par les dires des patients…

12C. V. : Pour ma part, j’ai mis vingt ans pour que cela soit possible dans le service.

13H.-P. B. : Oui, vingt ans ! Mais, aujourd’hui, c’est de plus en plus difficile. Même si la personnalité du psychologue clinicien, du psychanalyste, qui arrive dans ces services fait beaucoup, il y a quand même une pression, me semble-t-il, car la médecine elle-même devient de moins en moins humaniste, et même ceux qui le veulent, à partir d’un certain moment, se confrontent à une fracture certaine.

14A. V. : Ce phénomène existe aussi chez les jeunes psychiatres : la prégnance des modèles biologique et cognitiviste sur le relationnel. La psyché étant devenue elle-même un organe biologique comme un autre, réduite au cerveau, on ne voit pas du tout pourquoi on s’intéresserait à la psychologie des médecins ou à la subjectivité des patients. Du coup, les médecins sont en souffrance psychique, d’autant que la formation en psychologie médicale qui leur a été dispensée pendant leurs études ne leur permet pas de penser que leurs réactions subjectives par rapport aux patients puissent avoir des conséquences sur les soins. C’est cela la difficulté ! Récemment, un colloque avec des Anglo-Saxons s’est tenu sur la psychiatrie biologique et les recherches en neurosciences. Elles sont très intéressantes, et il n’y a pas lieu de les ignorer, mais ce n’est pas une raison pour oublier le constat que font les plus lucides d’entre eux, à savoir qu’il n’y aura guère d’applications concrètes avant longtemps. Il n’y a pas eu de nouveau médicament – je veux dire aucun psychotrope vraiment innovant – depuis plusieurs décennies. Contrairement à la propagande qui assure que les progrès des neurosciences permettent de produire tel nouveau médicament, on a affaire, le plus souvent, à du recyclage ou à une variante de produits existant depuis longtemps sur le marché. Il y a un écart considérable entre la recherche fondamentale qui aura peut-être des conséquences pharmacologiques un jour encore lointain – certains pensent qu’il faudra une cinquantaine d’années ! – et l’idéologie, la publicité des grands laboratoires. Plus on avance, plus le cerveau semble complexe, et plus encore la pensée. Et puis, sur un autre plan, celui, très grossier, de l’imagerie, on raisonne analogiquement en interprétant des images sans signification par elles-mêmes avec de la vieille psychologie, sans jamais expliciter ces présupposés qui l’avaient fait tomber en désuétude. Mais on « voit », c’est la preuve ! L’imagerie cérébrale est plutôt grossière par rapport à ce qu’est l’architecture du cerveau, à ce que l’on commence à découvrir comme fonctionnement, etc. Or, c’est le modèle que les psychiatres et les jeunes médecins somaticiens qui arrivent dans les services ont, c’est celui qu’on leur a inculqué. Le danger, c’est que ce qui avait été ouvert grâce à Ginette Raimbault et qui se poursuit avec Catherine et quelques autres risque, dans nombre de services, de se refermer.

15H.-P. B. : Cela dépend beaucoup du chef de service et de son « idéologie », au sens positif du terme.

16A.V. : Tout à fait. C’est pour cela que ce sont des aventures à chaque fois singulières et que le modèle est très difficile à généraliser. En même temps, il y a une ouverture en médecine pour la psychanalyse beaucoup plus qu’en psychiatrie aujourd’hui, parce que les somaticiens sont en demande. Ils constatent que cette dimension de la relation avec le patient, les questions et les problèmes qu’elle pose sont inéliminables et ne cessent de faire retour dans leur pratique quotidienne. Ainsi, on s’aperçoit que plus la spécialité est technique, plus il y a une ouverture possible.

17C. V. : Si les professionnels psys qui arrivent dans ces services répondent par un tout savoir qui n’est jamais, de mon point de vue, qu’une résistance de plus à la psychanalyse, évidemment que là ça bloque.

18Je me souviens, quand je suis arrivée, ils avaient fait venir une fois un psychanalyste qui avait commencé à leur dire : « Débranchez-moi les machines, ce qui compte c’est le désir de vivre du bébé… » Il est venu une journée ; le lendemain, il avait été remercié.

19A. V. : On retrouve cette méconnaissance dans de nombreuses approches de psychologues cliniciens et de psychanalystes. C’est parfois, sans doute, l’effet du sentiment de quasi-maltraitance dont ils peuvent se sentir l’objet dans certains services, mal payés, considérés comme des auxiliaires médicaux, même s’ils ont toujours échappé à ce statut. Alors, il y a parfois une sorte de protestation, de mise en rivalité des connaissances de la part des psychanalystes ou psychologues cliniciens qui n’est qu’une demande de reconnaissance. Mais il y a aussi l’idée d’expliquer en donnant un sens à tout, en évacuant le réel de la maladie, en apportant le complément religieux qui manque maintenant à la médecine. Mais l’enjeu, pour la psychanalyse, n’est pas de suppléer à ce que délaisse l’évolution de la médecine scientifique. On produit dans la culture suffisamment d’énoncés proto-religieux – commandements hygiénistes, règles de comportements, etc. – en faisant fonctionner le discours de la science comme religion pour ne pas en ajouter. Il s’agit d’une autre place à tenir : ni celle d’un savoir qui complèterait le savoir du médecin ou le garantirait, ni celle de venir occuper la fonction du sacré, parce que donner du sens, c’est avant tout le rôle des religions. Il s’agit plutôt d’être là, à l’écoute des patients, mais aussi des médecins qui sont tous singuliers. C’est cela qui est intéressant dans les groupes Balint, le fait qu’apparaissent peu à peu les clefs insues, la fenêtre méconnue à travers laquelle chaque praticien rencontre ses patients.

20Quand j’étais externe en orl, je me souviens d’avoir assisté à la consultation d’un médecin, excellent au demeurant, d’une parfaite misogynie. Une patiente était arrivée avec une dysphonie, et il avait aussitôt conclu, sans l’examiner, visiblement très agacé, à un symptôme hystérique. Il était prêt à mettre fin à la consultation, lorsque l’étudiant en ces d’orl qui était là a voulu « mettre un miroir » : c’était une tumeur du larynx. C’est une situation extrême, caricaturale, certes, mais voilà, il y a des préjugés dans toute rencontre humaine, y compris dans celle que constitue la consultation médicale.

21Mais il y a un autre élément qui intervient et que l’on pourrait interpréter comme une mutation contemporaine du statut de l’autorité. Autrefois, Philippe Pinel, le fondateur de la psychiatrie moderne, a raté plusieurs fois le concours de médecin des asiles parce que, dans cette épreuve, il fallait, outre les connaissances, avoir une haute stature, une voix qui porte et faire preuve d’autorité dans le comportement. Or, Pinel était petit et bègue ! Il y avait dans la formation médicale une intégration des postures d’autorité, une aptitude à incarner un personnage d’exception. Qu’aujourd’hui cette figure soit en déclin, mais pas sans retour souvent grimaçant, ne doit pas susciter de nostalgie, même si cette position n’était pas sans effet thérapeutique. Le médecin lui-même ne fait plus figure d’autorité, et souvent il rencontre une certaine méfiance de la part des patients qui vérifient sur Internet le bien-fondé de ses dires. Du coup, il a parfois tendance à se rabattre sur une série d’énoncés – diagnostic, statistiques, choix thérapeutique faussement libre – par lesquels il semble laisser à l’usager la possibilité de décider de son destin de malade. Ce faisant, le médecin se défausse de sa responsabilité, quand ses propres préférences, son intonation, ne seront pas sans influence sur la « décision » du patient. Néanmoins, il ne faut pas être caricatural, car, dans leur pratique, beaucoup donnent une place à ce qui relève du registre proprement médical et qui tient à ce lien si particulier qui se tisse avec les patients. Mais ils restent le plus souvent sans lieu pour l’interroger.

22H.-P. B. : C’est vrai qu’il y a aussi une peur de la judiciarisation…

23A. V. : Oui, tout à fait, et du coup c’est une dépossession de l’autorité, parce que l’autorité devient judiciaire ou alors c’est l’autorité de la science qui fonctionne comme une religion dans notre culture. L’horizon devient judiciaire, et la protection du médecin est souvent ressentie comme un abandon. Cette autorité du médecin se perd au profit d’une entité vague qui diffuse dans la culture, il en est ainsi des rumeurs qui font les modes, ainsi que l’efficacité imaginaire des divers régimes censés tout prévenir et qui prennent force de vérité.

24La science a fait chuter ces figures. Le médecin, quant à lui, s’appuie sur une série de doctrines qui sont pour partie fondées scientifiquement, pour partie fondées sur des habitudes, des protocoles évalués. Il est conduit à se penser comme quelqu’un qui rend un service technique à des usagers, mais le patient continue à s’adresser à lui comme à un oracle, dont on peut douter, certes, mais qui ne cesse de reconduire implicitement cette ancienne figure du prêtre, du médecin-chaman. On n’a jamais été aussi bien soigné que maintenant grâce aux avancées de cette médecine scientifique et, pourtant, on ne cesse d’entendre des plaintes, avec le sentiment de n’avoir eu personne à qui parler, de ne pas savoir qui est le médecin référent à qui s’adresser en cours de traitement, avec l’impression d’être un numéro parmi d’autres, etc.

25C. V. : Le nombre de patients qui nous disent à propos de leurs médecins généralistes : « Je ne vois que son ordinateur ; j’entends sa voix qui me pose des questions et il tape sur son clavier. »

26Dans mon service, le chef de service a souhaité que je reçoive les internes et que j’organise un groupe pour les mettre « dans le bain de la maison ». Ils sont bien souvent très étonnés, puisque, jusqu’alors, les psys des autres services ne leur ont jamais fait cours. Je leur explique comment on fonctionne dans le service. Je leur parle des parents, du lien avec les bébés. Ils me répondent bien souvent qu’on leur a bien appris à surtout rester le plus possible en dehors de tout.

27A. V. : C’est cela qu’ils apprennent ; le libre choix de l’usager, c’est-à-dire que l’on demande aux patients de décider, mais c’est une fiction. Aux États-Unis, nombre de procès sont gagnés par les patients, car il est dit, par exemple, qu’ils n’ont pas eu le temps de lire les papiers qu’on leur a fait signer avant une intervention ni d’en prendre vraiment connaissance. Certains médecins mettent en place des procédés permettant de filmer les mouvements oculaires des patients lors de la lecture de ces documents, afin qu’en cas de procès, la preuve soit faite qu’ils les ont lus avant de les signer ! Les patients signent sans savoir ce qu’ils signent, et le médecin pense par là qu’il est déchargé de quelque chose. Pourtant, en France, l’obligation de moyen et non de résultat ne permet pas l’extrême judiciarisation américaine, mais c’est malgré tout devenu un souci majeur qui grève la pratique et l’inscrit dans la logique d’un contrat de service.

28H.-P. B. : Pensez-vous qu’il y a quand même un espoir pour la subjectivité dans la médecine ?

29A. V. : On ne peut que le souhaiter, mais ce n’est pas gagné d’avance. Certes, il y a des retours de la subjectivité, mais elle revient par des protestations, des mouvements collectifs auxquels on finit par répondre un peu n’importe comment. Car il y a également diverses pressions sur les médecins, notamment économiques, que ce soit en libéral ou à l’hôpital, et qui n’arrangent rien. J’ai le cas d’un ami, qui exerce une spécialité qui nécessite un examen clinique assez long, qui a reçu de son directeur d’hôpital une lettre lui précisant qu’en trois heures de consultation il devrait recevoir douze patients. Il a répondu qu’il en recevait six ; il est dans une situation institutionnelle qui lui permet une telle réponse, mais les autres ? La raison économique est un problème de plus et non des moindres. Alors, il y aura des retours de la subjectivité via des groupes d’usagers qui feront pression sur le gouvernement. Il faudrait donc que les psychologues cliniciens et les psychanalystes soient là.

30C. V. : Pas seulement ! Je pense que, vu les avancées de la science, vu la façon dont les médecins sont coincés aussi là-dedans, les questions qui se posent, les questions éthiques, l’angoisse que cela a déclenché subjectivement, font qu’ils ne pourront pas tenir cette posture d’objectivité. Plus la médecine avance, plus elle est performante et plus les médecins s’angoissent, et, en cela, on revient au colloque de la Smp qui a été organisé, en janvier 2015, par Danièle Brun et qui s’intitulait précisément « La peur ». À tous les niveaux, les médecins ont peur, ils sont terrorisés à l’idée d’une erreur qu’ils pourraient commettre, mais aussi à l’idée qu’ils peuvent faire vivre les gens.

31H.-P. B. : N’est-ce pas aussi au niveau de la naissance, ou encore dans les services de soins palliatifs que l’on voit la subjectivité apparaître ?

32C. V. : Le problème, c’est que les soins palliatifs en médecine sont une chose extraordinaire pour les médecins, c’est-à-dire que plus aucun de vos patients ne meurt chez vous. Vous l’envoyez en soins palliatifs ou en réanimation. De nombreux médecins à l’hôpital, aujourd’hui, n’ont plus de morts, puisque leurs patients sont envoyés en soins palliatifs. Mais, pour les nourrissons, les soins palliatifs n’existent pas. Il n’y a pas un service à Paris où vous enverriez mourir les bébés. Tous les services de niveau 3 qui accueillent les grands prématurés sont obligés d’avoir une part de soins palliatifs dans leurs prises en charge.

33A. V. : Le texte qui a servi de base au laboratoire de l’université Paris-Diderot-Paris-7, le Crpms fondé par Danièle Brun qui, la première, a introduit cette problématique à l’université, est la conférence de Jacques Lacan au Collège de médecine des hôpitaux, donnée à l’initiative de Jenny Aubry et Ginette Raimbault. Lacan y rappelle Michel Foucault et la Naissance de la clinique, l’importance décisive du cadavre au fondement de la méthode anatomo-clinique introduite par Bichat, du corps mort pour la naissance de la médecine moderne, et son développement comme corps machine, mécanisé, avec l’oubli du corps fait pour jouir. On ne peut reprocher cette approche au médecin, puisqu’on lui doit les progrès de la médecine scientifique. Mais cette évacuation du désir et de la jouissance est-elle une condition de ce virage ? Ne peut-on réintroduire cela dans la médecine si les médecins le voulaient bien, à la condition que cela soit quelque chose qui ne donne pas l’illusion d’être la clef de tout ce qui est absolument ignoré, mais que c’est quelque chose qui relève d’un autre registre de discours que celui de la science, à savoir celui, à proprement parler, de la médecine. Jacques Lacan disait qu’il s’est toujours considéré comme le « missionnaire du médecin ». Le mot « missionnaire » est bien choisi, parce qu’il s’agit de soutenir cette part oubliée, devenue clandestine, qui existait et existe toujours dans la médecine, de la soutenir avec la psychanalyse. Et cela, dans la mesure où la psychanalyse elle-même est une analyse du lien magico-religieux, de ce lien que Freud nomme « transfert » et dont il fait l’outil de l’analyse.

34Par ailleurs, aujourd’hui, la mort n’a pas ou plus de place. Soixante-quinze pour cent des gens meurent à l’hôpital. Tout cela va très vite, on n’en parle plus. La collectivité du deuil est réduite. Philippe Ariès rappelait que mourir autrefois impliquait tout un cérémonial le temps de l’agonie, une sorte de mise en scène comme en témoigne la fable de La Fontaine qui montre le laboureur sur le point de rendre son dernier souffle avec ses enfants réunis autour de lui. S’ensuivaient de longues cérémonies, avec le repas et les multiples étapes du deuil associant l’entourage élargi. Cela aidait certainement beaucoup à affronter la question de la mort, avec la prégnance du sentiment religieux.

35De plus, dans un monde où la science promet la maîtrise absolue, la mort n’est plus la fin normale de la vie, mais apparaît comme une faute, la conséquence d’un manquement à la morale hygiéniste, un acte manqué, etc.

36H.-P. B. : On pourrait le comprendre pour les bébés prématurés, les enfants, les adolescents et les adultes, mais quand il s’agit de personnes âgées…

37A. V. : Personne ne s’est jamais réjoui à l’idée de la mort, mais tout le monde caresse l’espoir que ce ne sera pas pour lui, qu’elle n’existe que pour les autres. Ce qui permettait de traiter cela, c’est qu’elle avait une place dans la vie, les religions assuraient que les morts se promenaient dans un endroit choisi, merveilleux, qu’ils étaient débarrassés des turpitudes de la vie, et les rituels de deuil assuraient leur séparation d’avec les vivants. Elle est maintenant de plus en plus vécue comme un échec de la vie, le dernier échec de ce rêve de contrôle absolu que la science fait croire sur les choses de la vie : ne voit-on pas quelques « délires » contemporains promettant l’immortalité pour bientôt par le moyen des hybridations techniques des corps ?

38H.-P. B. : Dans le champ de la médecine, pensez-vous qu’il y ait de l’espérance dans la qualité de travail ?

39A. V. : Je pense que la solution est dans l’invention de nouvelles manières de faire qui intègrent les avancées d’autres champs comme celui de la psychanalyse.

40Des lois sont passées qui obligent à la présence d’un psychologue dans certains services spécialisés, ce sont des décrets assez récents pour certains. Et de nombreux médecins sont demandeurs. Mais je constate l’intérêt des médecins aussi pour les recherches dans le cadre de l’université et les nombreux partenariats qui existent maintenant au sein du laboratoire Crpms. Je pense qu’il en sera de même en psychiatrie, où les psychologues ne seront plus convoqués comme de simples adjuvants. Les traitements strictement médicamenteux marquent leurs limites, en particulier dans les possibilités de réinscription dans le lien social.

41C. V. : Moi je crois aussi qu’il y a une demande, et que c’est vraiment un avenir pour les psychologues de travailler en médecine.

42A.V. : Il a été envisagé – mais pour l’instant cela est resté à l’état de projet – de créer un doctorat d’exercice. Pierre Fédida avait en son temps voulu créer un doctorat professionnel. Il y a une pénurie de psychiatres, et les psychologues seront amenés à remplir des fonctions institutionnelles inédites. Mais la psychologie n’est pas la psychanalyse, dont la formation n’a pas lieu à l’université. Demeure donc la question de la façon dont s’orienteront les psychologues.

43H.-P. B. : Mais, pour cela, il faut un ordre et une structure qui va avec ?

44A. V. : Les médecins n’y seraient peut-être pas opposés, mais le problème est la façon dont se noue le lien avec la médecine et son implication dans la formation. C’est une difficulté si l’on veut préserver l’autonomie de la formation des psychologues cliniciens dans l’université. C’est une question à aborder avec beaucoup de précaution.

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