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Article de revue

L'utilisation des rêves en psychothérapie

Pages 49 à 52

1Si la théorie freudienne du rêve constitue le modèle psychanalytique du fonctionnement de l’Inconscient, quelle place le rêve peut-il trouver dans la cure psychanalytique et en psychothérapie aujourd’hui ? Selon Daniel Sibony, il est un faisceau de fibres et l’interprétation de chacune d’entre elles va permettre de « produire un énoncé pertinent qui peut relancer le travail »...

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Daniel Sibony
Psychanalyste
Philosophe

2Maryse Siksou : Naïvement, on pourrait supposer que, lors d’une psychothérapie, la personne en cure rapporte ses rêves à l’analyste. Dans la pratique, est-ce que le rêve est vraiment un matériel fréquemment rapporté ?

3Daniel Sibony : Les patients apportent des rêves s’ils sentent que l’analyste est intéressé par les rêves. Ils le font aussi spontanément. Dans ma pratique, ils apportent souvent des rêves, et ces rêves servent à plusieurs choses. D’abord à activer la mémoire, en apportant des matériaux refoulés ; et, bien sûr, ils servent à l’analyste afin d’élaborer une interprétation du rêve, ce qui est toujours possible et utile, même si le moment opportun pour dire une interprétation implique une vraie réflexion. Mais ils lui servent surtout d’appui pour élaborer des interventions. Car, si le thérapeute intervient avec des mots qui ont leurs racines dans le rêve, avec des séquences extraites du rêve, ou des allusions à un rêve, le lien est plus profond et plus fort entre son propos et l’espace mental du patient. C’est évident, mais ce n’est pas simple à réussir.

4Une autre utilisation du rêve, c’est que, s’il est entendu, d’une certaine façon, et s’il a un contenu qui s’y prête, il peut avoir, comme tel, un effet thérapeutique. Je pense à une patiente qui était obsédée par son grand frère, l’idole de la famille, à qui sa mère rendait un véritable culte. Ce frère a été, pour elle, le modèle de l’homme et lui a donc servi à casser tout autre homme, puisqu’aucun autre ne devait égaler celui-là. Et, un jour, elle rêve qu’elle a un rapport incestueux avec lui ; carrément. Cela a eu un effet libérateur. Car c’est une chose de rêver le sens de ce lien, ç’en est une autre d’entendre l’analyste évoquer « votre lien incestueux avec votre frère… » ; chose qu’elle aurait sans doute niée : « Un lien incestueux ? Vous croyez ?… » Là, avec le rêve, elle élabore comment en finir avec son ressassement autour de ce lien qui bloque tout. L’énonciation du rêve est importante, au-delà de ce qu’il dit. L’énonciation ici ne manque pas d’humour, du genre : « Et pourquoi tu ne l’épouses pas, ce frère ? Tant qu’on y est… » Ce qui importe aussi, c’est d’avoir fait ce rêve et de pouvoir le considérer avec distance : « Bon, maintenant que c’est clair, on peut passer à autre chose ?… »

5Voilà une des « utilités » du rêve.

6M. S. : Sur quoi repose « l’interprétation » des rêves dans la cure ?

7D. S. : J’ai tendance à penser une sorte de continuité entre l’interprétation du rêve et l’interprétation d’une scène, ou d’un propos, sachant que le rêve, lui, amène des matériaux moins contrôlés que les propos. Le rêve apporte des blocs de mots, de significations « compactées », et l’on questionne, selon la bonne vieille méthode, chacun de ces blocs, chacun de ces points et qu’on associe autour (on « débloque » autour…), on laisse chaque point se déployer selon la « fibre » qui est la sienne. J’ai introduit cette notion du rêve comme espace fibré dans un article de la revue Scilicet de 1972, et dans un séminaire que j’ai fait à la fac de Vincennes en 1973 sous le titre « Topologie et interprétation des rêves », auquel Jacques Lacan et sa suite rapprochée ont assisté toute l’année. L’idée est que le rêve est une gerbe, un faisceau de fibres, dont chacune est associée à un « mot » du rêve ; l’interprétation fait apparaître les fibres, et l’on peut cueillir dans chacune un élément, qui est bien sûr « déplacé » par rapport au mot qui a « produit » la fibre, et ces éléments s’articulent à d’autres éléments pris dans d’autres fibres, pour finalement créer un message qui, encore une fois, ne dit pas forcément le sens du rêve parce qu’un rêve a autant de sens que de destinataires à qui on le raconte, mais qui produit un énoncé fort, un énoncé pertinent, qui peut relancer le travail.

8Il ne faut pas oublier qu’en psychothérapie, comme en psychanalyse, le travail du thérapeute est d’élaborer des énoncés, des interventions, des paroles, des mots, des phrases, qui aient une résonance avec la psyché du patient, qui fassent résonner son âme ; et si leurs éléments sont cueillis dans le rêve, ils ont toute chance de provoquer cette résonnance. Quant à savoir si elle est décisive, c’est le travail qui le montre, et cela dépend du patient. Si c’est un patient pervers en train de préparer une récidive, une nouvelle agression sexuelle, il n’est pas sûr que ça l’arrêtera, mais il y a d’autres moyens de l’arrêter. Et si « c’est un patient normalement névrosé, comme tout le monde », si l’on peut dire, avec ses problèmes, recevoir des paroles trempées dans le rêve, passées par la substance onirique, c’est une chance.

9L’interprétation du rêve inclut le fait que le patient raconte ce rêve dans le cadre d’un travail ; ce n’est pas une scène isolée, et ça prend place aussi dans un transfert.

10M. S. : Comment le travail d’interprétation, qui permet de passer du contenu manifeste du rêve à son contenu latent, défait-il le « travail du rêve » ?

11D. S. : Le travail d’interprétation ne défait pas le travail du rêve, il le prolonge et le refait, pour ainsi dire, dans l’autre sens. Car le rêve encode des matériaux assez clairs pour à la fois les protéger, les rendre un peu opaques, sans doute aussi pour protéger le sommeil, c’est ce qu’on dit. Et l’interprétation du rêve les restitue à une certaine clarté ; mais ce n’est pas une défaite du travail du rêve, c’est une reprise sur l’autre face, de l’autre côté. Peut-être que cela ferait plaisir à des lacaniens de penser qu’il y a comme une surface du Moebius entre le travail du rêve et celui de l’interprétation, car c’est la même face mais inversée ; et l’ensemble est non orienté, pour ne pas dire dés-orienté ; c’est l’aspect positif.

12M. S. : Dans les situations de traumatisme, à quoi renvoient les cauchemars répétitifs ?

13D. S. : Freud en a dit quelque chose et, lui aussi, s’est étonné que, dans les cauchemars, le rêveur répète des scènes assez pénibles. Il s’est même demandé si cela ne contredisait pas la théorie du rêve comme réalisation du désir. En fait, le cauchemar n’est pas forcément la répétition de la scène, il répète plutôt le fait que cette scène soit arrivée au sujet ; et, par là même, il répète sa question : « Qu’est-ce qu’on peut faire avec ça ? Comment en sortir ? » Les cauchemars sont des appels d’urgence à retravailler le trauma, l’événement traumatique.

14M. S. : Peut-on suivre les travaux empiriques qui, aujourd’hui, s’appuient sur la théorie qui ferait du rêve un outil d’adaptation à la résolution de problèmes rencontrés dans la vie « éveillée » ? Autrement dit, la fonction du rêve serait-elle de trouver une solution au « complexe » ?

15D. S. : C’est cela même la théorie freudienne du rêve : la psyché est exposée dans le rêve ; celui-ci assure l’exposition d’une thématique, qu’elle soit traumatique ou simplement conflictuelle ; le sujet s’expose avec, et c’est un défi pour le thérapeute de faire quelque chose de cette exposition. Elle serait comme une exposition d’œuvres d’art. Vous en regardez une, soit, mais qu’est-ce que vous faites avec ça ? quel type de contact vous instaurez avec l’artiste ?

16Dans le rêve, il peut y avoir quelque chose de résolutif. On l’a vu tout à l’heure, quand la patiente a mis à nu, exposé, presque exhibé la scène de l’inceste avec son frère. En anglais, on dit « exhibition » pour les « œuvres ». Cela dit, encore fallait-il que l’analyste soit disposé à cette lecture « résolutive » ; c’était mon cas.

17Autre situation : un père me parle de son fils, très handicapé, qui revient à la maison alors qu’il dispose de « son studio » ; et voici qu’il revient dormir non pas dans « sa chambre » d’autrefois, mais dans celle du frère ou dans le bureau du père. Le père lui dit : « Non, tu as ta chambre. » Je fais une lecture différente, je questionne le père : « Pourquoi lui dites-vous ça ? Pourquoi ne pas l’interroger : “Ça t’a fait quoi de dormir dans la chambre de ton frère, qui est parti et qui vient de se marier ?” [Le fils, lui, a « un mal fou » à rencontrer des femmes.] Ou encore : “Qu’est-ce que cela t’a fait de dormir dans mon bureau, est-ce que mes écritures t’ont fait des signes ?” [Le père écrit.] » Je donne une autre façon d’aborder la même scène, alors que le père l’interprète comme : il déborde, je dois lui redonner le sens des limites. Mais que fait-on avec des limites ? Justement, ce fils solitaire de quarante ans a fait jouer une limite, il ouvre un certain jeu, on entre ou pas dans le jeu. Si on y entre, cela peut aller vers un vœu, un acte « nocturne » en forme de vœu : si de dormir dans le lit de mon frère pouvait me faire trouver une femme… Si de dormir sur le canapé de mon père pouvait me donner de quoi « écrire » ma vie… Cette théorie d’exposition n’innove pas ; quelqu’un qui vous raconte un rêve vous révèle son intimité ; et ladite « théorie » va dans le sens de ce qu’est un rêve. Un rêve est une façon pour le sujet de s’exposer et de témoigner de ce à quoi il est très exposé.

18M. S. : Avez-vous constaté que les contenus de rêve se modifient pendant la cure ? Quels seraient pour vous les exemples le plus frappants ?

19D. S. : Bien sûr, les contenus peuvent se modifier. Dans l’exemple précédent, la femme avait déjà rêvé de son frère, mais pas à ce point ; il disparaissait, il était inaccessible, etc. Elle n’avait pas suffisamment honoré la nature de leur lien, et c’est ce qu’a fait ce rêve. Donc le rêve cherche aussi des issues. C’est cette recherche qui le « déforme » au fil du temps ; et elle n’est pas sans rapport avec ce qui le déforme pour le produire comme rêve possible.

20Étonnamment, les contenus manifestes peuvent changer, mais pas les contenus latents… Quelqu’un qui a un problème avec son père rêve qu’il se fait renvoyer, que le père lui coupe les vivres, etc. Il rêve encore d’autres choses qui ne sont pas du tout de cet ordre, mais qui reviennent à exposer la question de sa dépendance envers ce père.

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21M. S. : Le rêve comme source de connaissances de l’Inconscient sert de modèle à d’autres constructions psychiques. C’est, pour Sigmund Freud, la source des connaissances sur l’Inconscient. Comment cela se manifeste-t-il au cours de la thérapie ? À ce titre, comment éclaire-t-il le matériel recueilli lors des séances de psychothérapie ?

22D. S. : Cela rejoint ce que je viens d’évoquer. Si Freud a prétendu que le rêve est la voie royale de l’Inconscient, il savait ce qu’il disait. Il est vrai qu’il y a parfois un tel hiatus entre ce qu’apporte le rêve et le discours du patient que c’est un vrai défi d’établir des passerelles. C’est comme si le rêve disait : « Enfin, arrêtez de bavarder, il y a des choses plus urgentes à régler. »

23J’ai tendance à privilégier le rêve, parce qu’il apporte un matériau qui vient d’ailleurs. Et cela m’aide à voir bien des situations comme des quasi-rêves, mais il faut pouvoir trouver l’ailleurs où ils prennent leur source.

24Travailler un matériau qui vient d’ailleurs, on dit qu’il vient du Tiers, c’est une voie plus praticable pour faire parler le Tiers, faire parler l’Autre. Avec le rêve, le patient et l’analyste se retrouvent en partie côte à côte pour prendre connaissance d’un certain savoir. Cela protège le thérapeute du dialogue duel : « Vous m’avez dit ça, et moi je pense que… » Là, on a un Tiers qui parle, et c’est tant mieux ! Et on en a des « outils » : association, retour du refoulé, déplacement, condensation… autant de moyens très classiques.

25M. S. : Peut-on faire un parallèle entre transfert infantile dans le rêve et transfert sur le thérapeute ou contre-transfert de celui-ci dans la séance ?

26D. S. : En un sens, tout désir cherche à se transférer, il cherche toujours quelqu’un qui en soit averti. Tout désir comporte un transfert en puissance. Et il n’est pas si facile de repérer les désirs dans les rêves. Soit le désir est massif, et on peut à bon droit s’en méfier (est-ce vraiment ça le désir du sujet ?), soit il est enrobé, décalé ou en marge, et on a toute une mise en scène, sans doute contrôlée par le désir, conscient ou inconscient, mais qui se tient en retrait.

27Dans un rêve, il peut y avoir des strates : le rêve, le rêveur, le rêveur qui, dans le rêve, est en train d’interpréter un rêve, ou de parler d’un rêve, ou de juger le rêve en train de se faire.

28Une fois, vers 1972, dans le sillage de Mai-68, où les rencontres pouvaient être évidentes et intenses, j’ai rêvé que j’interprétais un rêve à mon amie de l’époque, et c’est celui qu’elle me raconta à son réveil.

29Je n’y ai pas vu d’élément infantile, mais plutôt le désir passionné – le rêve – d’interpréter les rêves, puisqu’à l’époque je devenais analyste.

30Dans certains cas, on peut repérer des strates de noyaux infantiles que l’on retrouve, même quand l’infantile n’est pas explicite.

31Dans l’exemple de la femme avec son frère, l’infantile semblait clair. Mais dire qu’elle avait un désir incestueux pour le frère, ce n’est qu’un aspect, car, en fait, cette femme voulait aussi et surtout être le frère. Donc, les niveaux de l’infantile peuvent être très diversifiés. Le travail du thérapeute est déjà assez complexe pour ne pas faire de catégories inutiles ; j’insiste là-dessus, le travail de l’analyste, c’est de puiser dans différents niveaux de quoi fabriquer une intervention intéressante, percutante.

32M. S. : La séance est-elle une « rêverie diurne » ?

33D. S. : Toute réalité, pas seulement celle de la séance, gagne à être aussi abordée comme un rêve. Cela donne une ressource que les écrivains connaissent bien, puisque, dans certains romans, la narration glisse vers la description d’une même scène dans un espace plus onirique pour se permettre d’apporter tout autre chose.

34M. S. : On dit souvent que la thérapie est un « travail » ; peut-on trouver des similitudes avec le « travail du rêve » ?

35D. S. : La thérapie est un travail qui se compare au travail du rêve à deux niveaux. D’abord, le rêve est une interprétation d’un certain matériau, il ne se contente pas de le cacher, de le tordre, c’est aussi fait pour produire du sens. Le rêve nous donne une interprétation d’une certaine situation, et, dans un second temps, on doit réinterpréter cette interprétation ; ce qui implique de retrouver les matériaux que le rêve a traités, mais cela peut aussi comporter de trouver quelque chose qui va plus loin que cette interprétation, qui la prolonge, par exemple, qui prendrait le rêve comme pôle de départ pour continuer non pas à rêver, mais à agencer des blocs de significations qui seraient disposés autrement.

36Avec le temps, j’ai pratiqué ces remarques, et vu ce que je sais faire avec un rêve, l’idée m’est apparue que des personnes viennent consulter pour un rêve et repartent avec plus qu’une interprétation, avec le faisceau de fibres, le bouquet d’écritures possibles que tel rêve fait surgir. C’est une idée, mais le hasard a fait qu’elle s’est réalisée, pour certains, qui en ont tiré profit. Ils ne venaient pas « pour » un rêve, mais ça s’est joué autour d’un rêve.

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