Couverture de JDP_321

Article de revue

Une amitié à l'hôpital

De la réflexivité psychique

Pages 62 à 68

Note

  • [1]
    Après avoir mis en valeur l’insuffisance de la doctrine du principe de plaisir, Freud posa la question suivante : pourquoi certains sujets répètent-ils plus ou moins volontairement, certains événements traumatiques ? Freud prit l’exemple d’un enfant d’un an et demi avec lequel il avait vécu sous le même toit pendant plusieurs semaines (le fils de Sophie, la fille de Freud qui mourut en 1920). Freud constata que l’enfant jouait à faire apparaître et disparaître une bobine de fil. L’auteur interpréta le jeu comme symbolique de la présence et de l’absence de la mère. Mais pourquoi l’enfant répétait-il un événement lié au déplaisir ? Pourquoi tentait-il activement de répéter un événement traumatique qu’il avait subi passivement ? Freud proposa de considérer qu’au travers du jeu symbolique, le sujet tente de se réapproprier subjectivement l’événement traumatique. Il se fait acteur d’un événement vécu passivement. En se réappropriant l’événement traumatique, il vit une expérience moins effrayante et peut ainsi mieux élaborer le traumatisme initial.
  • [2]
    « Ce que tu as hérité de tes pères, acquiers-le pour le posséder ! » Faust, Goethe.

1Une relation étroite s’est nouée entre Louis et Kenzi, deux adolescents hospitalisés dans un service de pédopsychiatrie. Cette amitié singulière qui met à mal le cadre institutionnel interroge, par sa dynamique, la dimension thérapeutique qu’elle pourrait contenir.

2Au sein d’une unité de soins intensifs en pédopsychiatrie, l’amitié entre deux adolescents de 12 ans suscite bien des fantasmes chez les soignants. Louis et Kenzi se sont rencontrés au sein de l’hôpital et ont, dès le premier regard, compris que leur association pourrait les aider à affronter l’épreuve d’une hospitalisation en psychiatrie pour adolescents. En croisant ces deux adolescents dans le couloir, on éprouvait un étrange malaise. Étions-nous rongés par la jalousie, par l’envie devant cette belle et pure amitié, nous qui ne cessions de nous disputer la parole au cours de réunions institutionnelles ? Étions-nous inconsciemment projetés dans notre histoire adolescente, de nouveau victimes d’un démon infantile sadique hérité du passé ? Serait-ce le sentiment de solitude que nous ressentions devant l’image de ce couple de jeunes qui tentaient de combler leur propre inquiétude dans une recherche d’autosuffisance ? S’il était clair que le couple d’amis formé par Louis et Kenzi nous était particulièrement insupportable, le fantasme de chacun des soignants résonnait dans leur tête avec sa même singularité et avec sa même puissance. Au-delà de l’imaginaire des soignants, nous proposons l’hypothèse selon laquelle le lien que les deux adolescents avaient noué entre eux tenait lieu de tentative de réparation de carences affectives et relationnelles qu’ils avaient vécues par le passé. Le couple d’adolescents se serait formé à partir de deux individus ayant des histoires différentes, mais souffrant de carences symboliques similaires (mais de profondeurs distinctes). Nous verrons en quoi ce couple d’adolescents tendait, par ses jeux, à amorcer une nouvelle élaboration de leurs carences affectives et symboliques, liées à un défaut de subjectivation (Roussillon, Ciccone, Georgieff et al., 2007).

Louis

3Louis est un adolescent de 12 ans qui brille par son absence à l’école. Il passe son temps devant son écran de jeux vidéo. Il présente une addiction aux jeux vidéo (selon le Dsm-iv), le regard perdu devant le défilement des images d’une chasse à l’homme incessante où il poursuit les autres joueurs et où il est traqué par les autres, dans un cycle perpétuel. Louis a un certain vide dans le regard, en dépit d’un beau sourire. Il souffre d’un ralentissement psychomoteur, d’une perte des échanges de plaisirs avec les autres : une anhédonie (selon le Dsm-iv). Il a reçu « tout l’amour » de sa mère qui le chérit comme un « petit dieu » depuis sa naissance. Sa mère a porté le projet d’enfant sans l’accord du père biologique, juste avant de ne plus être en mesure de concevoir. Dès qu’il apprit la nouvelle de la grossesse, le père biologique tourna radicalement le dos à sa concubine. La mère de Louis l’a ainsi « fait toute seule », mais lui a « tout donné », sans refaire sa vie avec un autre compagnon. Si, pendant l’enfance, Louis ne présenta pas de symptôme particulier, c’est à l’adolescence que s’installa une psychopathologie d’évitement relationnel, de repli, de dépression masquée par le recours aux écrans.

4En hospitalisation, nous décidons, avec l’accord de Louis, d’appeler son père. Mais ce dernier refuse clairement et simplement d’être présent, de s’investir en tant que père. Il ne veut pas assumer un quelconque rôle. Non reconnu civilement, Louis côtoie irrégulièrement ce père ambivalent. L’irrégularité de la présence du père fait écho au rythme saccadé des contacts conjugaux entre le père et la mère, dans une atmosphère d’illégitimité. Cette illégitimité présente, ce père illégitime, cet enfant illégitime (non reconnu), cette femme illégitime (maîtresse), renvoient à l’histoire et à la vie fantasmatique maternelles que nous n’aborderons pas ici. De plus, la décompensation dépressive de Louis, survient brutalement à la suite du décès d’un ami de la famille auquel Louis est particulièrement attaché et qui constituait une figure contenante paternelle et fraternelle sur laquelle le garçon pouvait s’étayer. La demande de suivi pédopsychiatrique fut émise dans ce contexte particulier. Évoqués au téléphone, d’une voix plaintive, les motifs de ses absences aux consultations sont variés et toujours injustifiés. Louis a mal au dos, à la gorge, il est fiévreux. Louis peut souffrir d’angoisses hypocondriaques. Notre savoir médical est mis à l’épreuve de ces plaintes. Pendant plus d’un an avant son hospitalisation, Louis est fréquemment absent à la consultation. Le plus souvent, l’adolescent s’en excuse au téléphone. Louis nous fait vivre ce qu’il ressent et ce qu’il a vécu dans la relation à l’autre.

5Après plusieurs mois à tester le lien que nous entretenons avec lui, après plusieurs mois à « survivre » aux attaques qu’il porte au lien thérapeutique, Louis nous montre qu’il a une motivation à maintenir ce lien particulier. Lorsqu’il est présent en entretien, Louis est particulièrement gratifiant à notre égard, empli de pensées concernant nos sentiments et très curieux de l’image que nous pouvons avoir de lui. Louis est un séducteur et promet de reprendre bientôt le chemin de l’école. Pourtant, le temps passe et Louis ne retourne pas à l’école. Il présente une phobie ou un refus scolaire (d’après le Dsm-iv). En dépit de nombreuses propositions d’aménagements scolaires pour raison médicale (aménagement du temps scolaire, hospitalisation de nuit, classe relais, etc.), Louis reste obtus. En tant que pédopsychiatre consultant, en contact avec la réalité et les relations extérieures, nous avons tenté de convaincre l’adolescent en prenant plusieurs positions. Nous avons rappelé la Loi et l’obligation d’instruction scolaire pour un enfant de moins de 16 ans. Nous avons précisé que Louis a besoin de s’épanouir socialement en entretenant une vie relationnelle avec ses pairs et les professeurs. Nous avons remarqué que Louis se réfugie dans la solitude de jeux vidéo grandioses afin de fuir les contraintes extérieures, et même toute contrainte. Sous l’effet de son état dépressif, Louis s’est replié affectivement et considère toute situation nouvelle comme une contrainte, comme insécurisante, comme angoissante. Néanmoins, Louis montre qu’il a parfaitement compris ses problèmes : « Vous connaissez un ado qui est bien sans son père ? », nous dira-t-il au cours d’un entretien important. Sur le plan familial, la mère souffre d’une profonde dépression chronique depuis plusieurs années, qu’elle vit seule avec son fils, dans un huis clos oppressant. Louis ne cesse de prendre une position autoritaire et insultante contre sa mère. Sans réaction éducative ou émotionnelle apparente, celle-ci se conforte dans une position masochiste. Inatteignable dans ses affects par les comportements de son fils, la mère de Louis nous apparaît toute-impuissante. Objectivement, nous ne pouvons rien lui reprocher, car elle fait « tout pour lui ». Qu’aurions-nous dit si la mère avait pris la position extrême inverse ?

Kenzi

6Kenzi est un adolescent de 12 ans qui fut hospitalisé à la suite d’un passage à l’acte agressif contre les adultes. Il a des troubles du comportement à l’adolescence (selon le Dsm-iv). Récemment, Kenzi est allé porter plainte contre sa mère à la police pour maltraitance. Kenzi souffre d’un sentiment d’avoir subi un préjudice dans la relation à sa mère. Un préjudice qu’il a du mal à expliquer, un préjudice existentiel et identitaire. Rapidement après sa plainte, Kenzi s’est rétracté. L’adolescent a des difficultés à expliquer sa démarche. Il a connu avec sa famille une vie extrêmement précaire. Dans un tel contexte, nous ne pouvons distinguer si la maltraitance vécue par l’adolescent est réelle ou bien fantasmatique. Kenzi est issu d’une union interdite sur le plan religieux. La mère a souffert de la grossesse et a éprouvé des sentiments de haine, de honte et de colère contre le père de Kenzi, ainsi que contre le bébé à venir lui-même. La grossesse n’a pas été acceptée par la famille de la mère et a fait l’objet d’un rejet massif et préjudiciable. La mère décida de quitter son pays d’origine pour s’installer en France dans l’illégalité la plus totale. Depuis son départ, la mère a coupé tout lien avec le père de Kenzi. Les années d’enfance de Kenzi furent marquées par la carence, la précarité, l’exil, la solitude, l’insécurité, la violence. Au cours d’une errance qui dura plusieurs années, la mère de Kenzi aurait subi des mauvais traitements et des humiliations de la part des personnes qui étaient censées les aider et les héberger.

7En début d’hospitalisation, Kenzi présente des comportements agressifs contre le visage de soignants, dans des réactions disproportionnées par rapport à ce qu’ils lui demandent. Kenzi peut se sentir rapidement humilié, rabaissé, moqué, voire persécuté dans la relation avec l’adulte et avec les autres adolescents. Les actes impressionnants de violence de l’adolescent semblent tenir lieu de réaction à un vécu interne d’insécurité majeure dans la rencontre avec l’autre et avec les contraintes inhérentes à la vie collective. Au sein de son institution, ses actes concourent à lui forger une image grandiose d’adolescent violent. Un adolescent qui serait assez fort pour protéger sa mère de la violence extérieure ? Indubitablement, la grandeur de cette carapace est à la mesure de l’intensité de son angoisse et de son insécurité auxquelles l’adolescent n’a pas accès par l’association verbale. Kenzi a un visage lisse, un sourire narquois, assez inexpressif, pauvre en émotion. Kenzi ne parle que pour proposer un défi, souligner une différence entre une personne grande ou petite, un soignant fort et un autre faible. Il présente une problématique phallique (Freud, 1905) et un manichéisme pulsionnel (Cupa, 2008). Toute émotion, tout affect, toute tristesse lui sont étrangers. Kenzi n’a pas accès à sa souffrance et continue à frapper les autres, pour ne pas se sentir anéanti par sa haine. Kenzi n’a pas un regard sur ses émotions et manque de réflexion sur ses comportements.

Une amitié qui dépasse les diagnostics

8Au sein de l’unité d’adolescents, l’amitié entre Kenzi et Louis nous paraît étonnante. Si Louis porte un regard – une réflexivité psychique (Roussillon, Ciccone, Georgieff et al., 2007) – sur ses émotions et peut parfaitement s’exprimer sur ses conflits ; Kenzi ne le peut pas. Si Louis a reçu « tout l’amour » de sa mère, Kenzi a indubitablement reçu toute la « rage et la colère » de la sienne. Le point commun des deux adolescents est que leur père n’a pas pris une place suffisante dans leur vie relationnelle et probablement fantasmatique. De plus, nous recommandons une orientation similaire en internat pour les deux adolescents, en soulignant l’importance d’une séparation nécessaire de leur mère. Tous deux s’étayent mutuellement et peuvent jouer le père de l’autre. Kenzi prend ce rôle de « père originaire » (Freud, 1913), de père castrateur dans la réalité, en mettant en acte son agressivité sur les autres et parfois sur lui-même. Tous deux ne respectent pas leur engagement, dans des postures de manipulation et d’emprise dans la relation à l’autre.

9L’absence que Louis répète à l’école et dans la vie sociale tient lieu de symptôme du manque du père au plus profond de son identité et de sa présence au monde. Louis se fait absent comme s’il tentait de s’approprier et de s’attribuer l’absence de son père. En étant activement absent à l’école, Louis cherche à se rendre maître de ses affects de culpabilité. Les affects de culpabilité de Louis sont indéniablement associés à son fantasme d’être responsable de l’absence de son père et de sa fuite (fantasme qui prend racine dans une fuite réelle de son père, survenue immédiatement après sa naissance). La difficulté majeure rencontrée par Kenzi est de ne point faire d’autre distinction entre les personnes qu’en termes de puissants et d’impuissants. Ce qui relève d’un manichéisme du narcissisme phallique (Roussillon et al., 2007). À tel point qu’il ne peut pas accéder à la différence des générations. Kenzi ne distingue pas les différences entre l’adulte et l’enfant, mais discrimine les autres selon qu’il les conçoit comme forts ou faibles. Cette défaillance symbolique est compensée par Louis qui tente d’informer Kenzi de ses maladresses, dans leur relation amicale. Louis rappelle à son compère qu’il ne faut pas mal s’exprimer ou frapper les adultes. Louis tente de se montrer comme un enfant modèle. Pourtant, il a des difficultés à dissimuler son agressivité incomplètement réprimée. Louis fait porter son agressivité à Kenzi par le simple biais de son regard moqueur porté sur une jeune adolescente carencée qui leur inspire la pitié. Tous deux éclatent d’exaltation avec un regard moqueur et un rire que nous qualifions de cruel, porté sur la jeune adolescente démunie. Ce rire n’est autre que le symptôme de l’évacuation de leurs propres angoisses d’être malades et carencés, angoisses de castration (Roussillon, Ciccone, Georgieff et al., 2007).

Regard de l’adulte

10Les comportements des deux adolescents mettent le cadre institutionnel à rude épreuve. Nos contre-attitudes et nos éprouvés dans la relation avec les deux compères sont imprégnés d’émotions de lassitude, d’incompréhension et parfois de désespoir. La position de tiers est attaquée par ces adolescents qui n’ont pas connu de père. Lassés par leurs nombreux petits jeux moqueurs, nous nous demandons si Louis et Kenzi ont leur place à l’unité de pédopsychiatrie pour adolescents. Nous nous posons une question fondamentale et cependant curieuse. Est-ce que Kenzi et Louis sont des adolescents ? En dépit de leur puberté biologique et corporelle, sont-ils psychiquement adolescents ? Dans Identité et identification, Evelyne Kestemberg met en valeur le fait que l’adolescence tient lieu de crise subjective où le corps pubère remet en question l’ensemble du fonctionnement psychique du sujet. L’adolescent est un sujet en quête identitaire s’appuyant sur des identifications parentales, qui l’autorisent à s’accomplir.

11Les adolescents se considèrent comme les adultes les considèrent (Kestemberg, 1962). Nous proposons de considérer que l’allongement de la durée de l’adolescence ne serait pas le fait des adolescents eux-mêmes, mais de la nature même dont ils sont investis par des adultes. De ce point de vue, c’est parce que les adultes ne prennent pas une position d’autorité, une position d’adulte, qu’ils ne peuvent autoriser l’entrée à l’âge adulte à leur adolescent. À la lumière des thèses de Hannah Arendt développées dans La crise de l’éducation (1961), nous suggérons que les illusions autour du concept d’adolescence pourraient résulter de l’idée selon laquelle il existe un monde formé uniquement d’adolescents, délié du nôtre, avec sa nature propre, avec ses lois propres et où les adultes sont bannis et n’ont pas leur mot à dire. Si l’adulte doit comprendre l’adolescent et souvent accepter de ne pas le comprendre, l’issue des conflits est indéniablement l’acceptation par le jeune des lois et des paroles des anciens. Car, en créant un monde adolescent excentré du monde des adultes, comment réintégrer ces mêmes sujets à notre propre monde ? Piégés dans cette identité négative (ni enfant ni adulte), les « adulescents » sont tenus captifs de leur propre vision du monde et du regard que les « adultes » leur portent.

figure im1

12Réciproquement, les adolescents mettent en question l’intégrité des comportements des adultes, la cohérence du couple parentale en interrogeant fréquemment l’existence de la vie affective et sexuelle chez leur parent. Selon notre expérience clinique, la quête des adolescents consistant à rechercher l’authenticité de l’amour et de la vie sexuelle entre les parents est un point fondateur de leur propre identité affective. L’adolescent s’appuie sur les identités de ses parents en les confrontant l’un à l’autre, ainsi qu’en questionnant la bisexualité psychique de chacun de ses parents. Au sein de la personnalité de chacun de ses parents, l’adolescent est amené à percevoir et à penser une part féminine et une part masculine (Chabert, 2011). Mais comment Louis et Kenzi peuvent-ils accomplir la tâche symbolique de confrontation entre les sexes, du fait de l’absence réelle de leur père ? Les mères n’ont pas rencontré d’autre homme dans leur vie affective.

13Contre toute attente, nous constatons que Louis n’est pas efféminé et ne s’est pas identifié à la part féminine de sa mère. Au contraire, Louis a l’allure d’un jeune homme. Privé de père réel, non doté de figure paternelle au quotidien, il apparaît que le garçon s’est identifié à la part masculine et paternelle existant dans le psychisme de la mère. L’histoire de vie de la mère nous confirme l’importance que joua son propre père dans sa vie et dans ses choix. Le grand-père maternel était particulièrement vivant dans la psyché de la mère. Il est curieux de constater que notre regard, concernant la mère de Louis, change du jour où elle nous explicite la forte personnalité du grand-père maternel. En effet, la mère de Louis nous paraît plus masculine et nous n’avons pas de mal à imaginer les expressions masculines du grand-père se dessiner sur son visage. Mais, si la psyché de la mère a en quelque sorte transmis le matériel identificatoire nécessaire aux fondations de l’identité masculine de Louis, le processus de croissance psychique adolescent est barré chez le garçon. L’absence d’un tiers entre Louis et sa mère révèle l’absence de limite à leur relation, à leur amour, à leur passion, à leur lutte.

14La mère de Kenzi a en quelque sorte déplacé sa rage et le rejet de sa famille sur sa grossesse et sur l’enfant à naître. Du point de vue transgénérationnel, Kenzi répète au moment de son adolescence, au moment de la floraison de la sexualité génitale, la tragédie maternelle découlant de la condamnation par la famille de la mère. Aujourd’hui, affublé d’un masque de haine et de honte, Kenzi tient lieu de messager de la colère du grand-père maternel. La tragédie maternelle est, au regard de la tradition, liée à une faute sexuelle, celle d’avoir commis un acte sexuel non autorisé par la religion. Kenzi incarne la faute commise et tente de décharger les affects de honte et de colère véhiculés par sa propre mère. Le poids de la haine a pesé sur son berceau, au point que son identité subjective est intimement liée à cet affect. Ce qui nous conduit à considérer qu’il existe chez Kenzi une potentialité paranoïaque (Roussillon, Ciccone, Georgieff et al., 2007), d’où découle une foule quotidienne de sentiments de persécution, observés au sein de l’unité de pédopsychiatrie. Au-delà des apparences, Kenzi et Louis partagent bien des points communs. Si Kenzi a été investi dans la haine par sa propre mère, Louis a été l’objet d’un investissement paternel pour le moins ambivalent et désorganisant. Tous deux ont incorporé au sein de leur vie psychique la haine d’un de leurs parents, et ont aménagé leur subjectivité autour de ce noyau cicatriciel. Ainsi, Kenzi et Louis sont bien adolescents, mais présentent une faillite de leur processus de subjectivation adolescent.

Du jeu du père au jeu du fils

15Les rencontres entre les adolescents et les soignants ont-elles contribué à l’élaboration de leur cicatrice psychique ? Après de nombreux mois de prise en charge, la conclusion est négative. Cependant, l’hospitalisation en pédopsychiatrie leur a permis de se rencontrer et de constituer un petit groupe de pairs ayant une fonction thérapeutique qui relance leur créativité psychique. Et cela, particulièrement au cours d’un jeu social qui consiste simplement à jouer, « chacun son tour », à « faire le père » et à « être le fils » de l’autre. Nombreux sont les enfants et les adolescents qui jouent à ce type de jeux. Pourtant, l’importance que Louis et Kenzi lui prêtent révèle sa visée réparatrice. La fonction thérapeutique de ce « jeu du père » tend à résoudre et combler leur carence en présence et en figure paternelle. Il est très important de constater que Kenzi et Louis amorcent leur jeu durant une période de congés du médecin-chef et du cadre du service. Dans ces conditions, les deux adolescents répètent, dans la relation avec les soignants (dans le « transfert »), l’absence de figure paternelle (carence individuelle) au moment même où les figures d’autorité de l’institution sont absentes (carence paternelle groupale). De ce point de vue, le jeu de Kenzi et Louis constitue autant un symptôme institutionnel qu’un symptôme individuel.

Aspects théorico-cliniques

16Dans les Études sur l’hystérie, l’inventeur de la psychanalyse formula que le souvenir de nos expériences passées a une influence sur notre vécu actuel, sur nos pensées et sur notre perception du monde. Dans l’Interprétation des rêves, Sigmund Freud eut le génie de concevoir qu’un nombre considérable de nos pensées, de nos rêves, de nos actions, de nos symptômes (conversions somatiques, pensées obsessionnelles, phobies), révèlent un souhait d’accomplissement, un désir du sujet. Mais pourquoi Louis et Kenzi cherchent-ils à vivre une expérience désagréable, c’est-à-dire à incarner une figure paternelle qui pour eux est synonyme de carence, de vide, d’absence ? Dans Au-delà du principe de plaisir, Freud proposa de considérer que le sujet visant à réitérer des expériences douloureuses tend, en réalité, à s’approprier le souvenir de ces expériences traumatiques [1]. En répétant ces dernières, le sujet chercherait à s’approprier le souvenir, le vécu, les pensées et les affects liés aux traumatismes de son existence. À la lumière de plusieurs œuvres majeures de Freud, nous pouvons proposer que le jeu de Kenzi et Louis tient lieu de tentative thérapeutique pour répondre à un certain désir de combler leur carence paternelle (au moment même où les figures d’autorité de l’institution sont absentes).

17Cette carence paternelle est représentable comme un ensemble complexe de vécus, de souvenirs, d’affects liés à l’absence du père. Par ailleurs, nous avons noté que leur jeu peut se diviser en deux séquences consistant en premier lieu à jouer activement le rôle du père autoritaire, puis à jouer le rôle du fils corrigé. Tout au long de son œuvre, Freud n’a cessé de tenter de mettre en évidence que le fonctionnement psychique résultait de dynamiques psychiques d’activité suivies de dynamiques de passivité. Dans Pulsions et destins des pulsions, Freud distingua les pulsions à but actif des pulsions à but passif. À la lumière de la clinique, Freud considéra que si les mouvements psychiques « masculins » étaient associés à une forme d’activité, les mouvements psychiques « féminins » étaient liés à la passivité inhérente à l’acceptation des émotions (sans décharge par l’acte). Dans Trois essais sur la théorie sexuelle, Freud reprenant la nosographie psychiatrique décrivit les pulsions des individus sadiques (actifs) et des masochistes (passifs), des voyeuristes (actifs) et des exhibitionnistes (passifs). Dans le cours de ces explorations psychiques tantôt actives tantôt passives, le sujet se cherche lui-même, animé d’un désir de reconnaissance contribuant à une réflexivité psychique.

De la réflexivité psychique paternelle ou maternelle

18Selon Roussillon et Georgieff (2007), la faculté réflexive du sujet – c’est-à-dire la faculté de se voir penser, de se voir ressentir, de se voir agir – résulte de la reconnaissance, de la réappropriation et du jugement de sa vie psychique. Selon Roussillon (2012), parti en quête de reconnaissance de sa vie psychique, le sujet tend à reproduire intrapsychiquement, actuellement, et plus ou moins fidèlement (créativité), les expériences intersubjectives qu’il a vécues dans ses relations aux autres, dans son passé (Roussillon, 2012). En outre, ces explorations psychiques tantôt actives tantôt passives dérivent-elles spécifiquement de la relation que le sujet entretient avec son père et de la relation qu’il entretient avec sa mère ? La réflexivité psychique du sujet n’est ni masculine ni féminine, elle serait davantage paternelle et maternelle. La réflexivité psychique implique l’appropriation par le sujet d’une part du regard du parent, dans la vision qu’il porte à ses émotions, à ses pensées et à ses actes. La réflexivité psychique présuppose la répétition, plus ou moins conforme, de l’investissement parental, c’est-à-dire l’actualisation du regard et de la parole du parent dans le regard que le sujet porte sur son vécu, ses affects et ses pensées.

19À la lumière de notre expérience des suivis de familles en pédopsychiatrie et à l’appui de l’œuvre de Freud, nous proposons de considérer que la réflexivité psychique paternelle résulte du jugement que le sujet porte sur ses explorations et sur ses actions, au regard de ses valeurs acquises culturellement (surmoi et idéal du moi). À la différence de la réflexivité psychique paternelle, les dynamiques masculines de décharge de l’activité psychique – passage à l’acte, guerre, émeutes – ne sont pas nécessairement liées à la reconnaissance de l’action et des jugements portant sur sa vie psychique (qui peut être ignorée).

20La réflexivité psychique maternelle implique la reconnaissance du sujet de ses propres émotions, de ses propres pensées et de la réalité. L’alexithymie, décrite par John Nemiah et Peter Sifneos en 1970, ainsi que le champ clinique de la psychosomatique comme incapacité du sujet de se représenter ses affects (par la pensée et par la parole) sont des exemples de faillites de la réflexivité maternelle du sujet. D’après le rôle du miroir de la mère mis en valeur par Donald Woods Winnicott, la faculté réflexive maternelle du sujet résulterait de la qualité relationnelle entretenue par la mère (ou son substitut) avec le nourrisson qu’il fut. La faculté réflexive maternelle du sujet découlerait de l’intégration (introjection) au sein du psychisme du sujet, de la faculté dont la mère avait fait preuve pour reconnaître avec pertinence les émotions et les pensées du nourrisson qu’il fut. Lorsque la relation à la mère n’a pu autoriser d’interactions qui auraient permis d’éclairer le nourrisson sur son propre vécu, sur ses pensées et ses émotions, la réflexivité psychique du sujet est mise à mal.

Vers le processus de subjectivation

21Particulièrement à l’adolescence, il en résulte une intolérance à la frustration (Bion, 2001) où le sujet ne peut tolérer la passivité inhérente aux vécus, affects et pensées associées à la sexualité génitale. Au-delà de la vie affective et sexuelle, la faillite de sa réflexivité psychique paternelle conduit l’adolescent à être privé de tout examen et de tout jugement portant sur ses actions. Privé d’un pan de raisonnement, le sujet n’est pas en mesure de concevoir la réalité de ses affects, de ses pensées et de ses comportements en dépit du fait qu’il puisse les percevoir (Roussillon, Ciccone, Georgieff et al., 2007). Le sujet se vit comme exclu de soi, et subit sa vie psychique et ses comportements comme s’ils étaient la conséquence d’une réalité extérieure à lui et hors de son champ d’action. En résultent un trouble de l’agentivité et un défaut de réflexivité (Roussillon, Ciccone, Georgieff et al., 2007). Si la réflexivité psychique maternelle implique la reconnaissance et l’acceptation des affects et des pensées du sujet, la réflexivité psychique paternelle est le produit des élans exploratoires et des jugements que le sujet s’autorise à porter sur ses actes.

22Par ailleurs, nous attribuons une forme de potentialité au changement et de créativité à la réflexivité psychique. En effet, la capacité réflexive ne reproduit jamais à l’identique l’investissement que le parent portait à l’enfant, et engendre à chaque fois des changements des plus infimes aux plus radicaux. Cette créativité implique une réécriture de l’histoire du sujet, par la réécriture des souvenirs du sujet par le travail du rêve et le travail de culture (Levy, 2014).

23Dans Totem et tabou, Sigmund Freud inventa le mythe psychanalytique du père de la horde primitive. Selon ce mythe, bien avant l’avènement de la vie sociale, lorsque l’humanité vivait en hordes sauvages, régnait en tyran un père qui privait les fils de toute jouissance en les réduisant en esclavage. Ne tolérant plus leur condition, les fils se liguèrent et tuèrent le père originaire, avant d’être rongés par le remords et la culpabilité. Ce meurtre aurait été fondateur d’une angoisse sociale, de la culpabilité qui aurait animé les fils d’un désir d’organiser les relations sociales et de fonder la civilisation. Au-delà de son intérêt sociologique pour le moins contestable, ce mythe mit en valeur que le processus de subjectivation n’est pas un processus immédiat et instantané, mais s’inscrit au cours de plusieurs étapes de reconquête, de réappropriation et de renouvellement de la vie psychique (Roussillon et al., 2007). Les étapes du processus psychique seraient le fait d’une succession d’explorations de la vie psychique, de quêtes de reconnaissance de désirs, dont les conséquences émotionnelles et affectives (réflexivité psychique maternelle) ont autant de valeur que leur jugement rationnel et cognitif porté après coup (réflexivité paternelle du jugement).

De la fonction tiercéisante

24Freud décrit que c’est à la suite du meurtre du père que les fils furent rongés par d’intenses vécus de culpabilité. Ce vécu affligeant aurait fait suite au déchaînement actif de leur haine du père qui les avait poussés à le tuer. Les fils de la horde ont pu penser le père, c’est-à-dire faire preuve d’une capacité réflexive, d’un raisonnement, uniquement après être passé à l’acte. En outre, le souvenir du père originaire fut réécrit et le père mort fut idéalisé, au cours d’un processus créatif associé au travail de culture, moteur des fondations de la civilisation. Dans cette perspective, le père originaire ou père réel (Lacan, 1955) n’aurait eu une fonction tiercéisante (Cupa, 2008), c’est-à-dire une fonction de tiers entre les fils et leur mère, qu’une fois mort.

25Sans expérience de ce qu’est un père, Louis et Kenzi tentent de combler leur carence par le jeu. Dans un premier temps, Louis fait le père autoritaire de Kenzi, tout en alternant avec l’image d’une mère autoritaire. Kenzi joue le jeu de son compère, et signifie toutes ses excuses pour les fautes qu’il a commises imaginairement. Puis c’est au tour de Louis « d’être le fils », et au tour de Kenzi de « faire le père »… Louis et Kenzi pourront-ils se défaire du fantasme d’être responsable de l’absence de leur père ? Autrement dit, ces adolescents pourront-ils concevoir la part de leur vie psychique qui fut spoliée par les adultes, et qu’ils ont paradoxalement reçue en héritage ? Selon la formule de Goethe dans Faust[2], seront-ils en mesure d’acquérir ce dont ils ont hérité de leur père ? Ainsi, nous considérons que le cadre thérapeutique de l’hospitalisation a permis aux deux adolescents de former un couple thérapeutique sur lequel ils ont pu s’appuyer pour redémarrer un travail d’élaboration psychique. Les groupes d’adolescents présentent parfois une valeur thérapeutique tout aussi importante que le cadre qui leur permet d’exister. ?

Bibliographie

Bibliographie

  • American Psychiatric Association, 1994, Dsm-iv : Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, Paris, Masson, 1996.
  • Arendt H., 1961, « La Crise de la culture », in La crise de l’éducation, Paris, Folio Gallimard, 1989.
  • Bion W., 2001, Réflexion faite, Paris, Puf.
  • Chabert C., 2011, L’Amour de la différence, Paris, Puf.
  • Cupa D., 2008, Images du père dans la société contemporaine, hommages à André Green. La construction du père perdu, Paris, Puf.
  • Freud S., 1895, Études sur l’hystérie, Paris, Puf, 1978.
  • Freud S., 1899, « L’interprétation du rêve », in Œuvres complètes, Paris, Puf Quadridge, 2010.
  • Freud S., 1905, Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, 1987.
  • Freud S., 1913, « Totem et tabou », in Œuvres complètes, Volume xi, Paris, Puf.
  • Freud S., 1915, « Pulsions et destins des pulsions », in Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968.
  • Freud S., 1920, « Au-delà du principe de plaisir », in Œuvres complètes Tome xv, Paris, Puf, 2002.
  • Goethe J. W., 1808, Faust, Folio Gallimard, 2002.
  • Kestemberg E., 1962, « Identité et Identification », in L’Adolescence à vif, Paris, Puf, 1999.
  • Lacan J., 1955, Le Séminaire livre iii - Les psychoses, 1955-1956, Paris, Le Seuil.
  • Laplanche J., Pontalis J. B., 1976, Vocabulaire de psychanalyse, Paris, Puf Quadrige, 2007.
  • Levy B., 2014, « Du travail du rêve au travail de culture : de la créativité du récit onirique », in Perspectives psy, 2.
  • Roussillon R., Ciccone A., Georgieff N. et al., 2007, Manuel de psychologie et de psychopathologie clinique, Paris, Elsevier Masson.
  • Roussillon R., 2012, Manuel de pratique clinique, Paris, Elsiever Masson.
  • Winnicott D.W., 1975, Jeu et réalité, Paris, Folio Gallimard, 2002.

Note

  • [1]
    Après avoir mis en valeur l’insuffisance de la doctrine du principe de plaisir, Freud posa la question suivante : pourquoi certains sujets répètent-ils plus ou moins volontairement, certains événements traumatiques ? Freud prit l’exemple d’un enfant d’un an et demi avec lequel il avait vécu sous le même toit pendant plusieurs semaines (le fils de Sophie, la fille de Freud qui mourut en 1920). Freud constata que l’enfant jouait à faire apparaître et disparaître une bobine de fil. L’auteur interpréta le jeu comme symbolique de la présence et de l’absence de la mère. Mais pourquoi l’enfant répétait-il un événement lié au déplaisir ? Pourquoi tentait-il activement de répéter un événement traumatique qu’il avait subi passivement ? Freud proposa de considérer qu’au travers du jeu symbolique, le sujet tente de se réapproprier subjectivement l’événement traumatique. Il se fait acteur d’un événement vécu passivement. En se réappropriant l’événement traumatique, il vit une expérience moins effrayante et peut ainsi mieux élaborer le traumatisme initial.
  • [2]
    « Ce que tu as hérité de tes pères, acquiers-le pour le posséder ! » Faust, Goethe.
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