Note
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[1]
« Michel Fourniret-Monique Olivier », Libération du 31 mai 2007. http://www.liberation.fr/instantane/0101103695-michel-fourniret-monique-olivier.
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[2]
Marchand G., 2002, « Les dessous de la perversion », Sciences humaines, 130 : 24-28.
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[3]
Op. cit.
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[4]
Denoël Th., Huret M., 2008, « Fourniret : le pacte démoniaque », LeVif.be-L’Express, http://www.levif.be/info/actualite/europe/fourniret-le-pacte-demoniaque/article-1194674879184.htm.
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[5]
Nadeau M., 2007, « Mœurs, vertu et corruption : Sade et le républicanisme classique », Annales historiques de la révolution française, 347 : 29-46.
1Les concepts psychopathologiques que sont le sadisme, la perversion, la perversité et la cruauté sont, dans le langage courant, souvent amalgamés, et leur usage dans des sphères variées comme le juridique, les médias ou encore la psychopathologie, ne permet pas de mieux les clarifier... C’est à travers le prisme de la littérature, et notamment en se repenchant sur certains héros qui ont été ou pourraient être qualifiés de « héros pervers », qu’un éclaircissement sur ce que ces concepts qualifient vraiment est proposé.
2Dans l’imbroglio que peut constituer la pensée commune d’une société, le manipulateur devient pervers, le cruel devient sadique et ce dernier devient pervers à son tour… et ainsi de suite sans que l’on puisse les distinguer au final. Le terme clinique devenant par là terme « fourre-tout » et parfois jugement de valeur. Du point de vue du psychologue clinicien, ces termes peuvent définir des réalités bien différentes les unes des autres, à condition de se dégager de cette confusion qui réduit tout comportement violent entraînant une souffrance de l’autre comme émanant d’une forme de perversion. Amalgame qui fait du sujet violent un pervers, donc un incurable, pour une grande partie de la société. Mais que recouvrent réellement ces termes ?
De qui ou de quoi parle-t-on ?
Quid de la perversité, de la perversion et du sujet pervers ?
3Pour Alberto Eiguer (2003), les comportements pervers seraient à distinguer de la structure de personnalité perverse. Il s’appuie pour cela sur l’observation de diverses pathologies, comme la schizophrénie ou les états limites, et souligne l’exemple de ces patients, délirants, mais qui établissent des relations d’emprise sur leur entourage, en faisant des « adeptes », créant ainsi ce que l’on pourrait nommer des « sectes » dont ils seraient les gourous. Dans ce cas précis, le comportement pervers ne serait pas la signature d’une structure de personnalité particulière, mais plutôt une défense projective contre l’anxiété, permettant au sujet de venir renverser le vécu d’emprise et d’intrusion, comportement permettant au sujet un clivage du Moi qui le préserverait d’une confrontation à la vérité sur lui-même (Eiguer, 2003). Ainsi, le passage à l’acte pervers ne réduit-il pas son auteur à une structure de personnalité. Catherine Chabert rejoint ce raisonnement lorsqu’elle parle d’« organisations perverses construites à partir de symptômes et de mouvements destructeurs tendant à nier le désir de l’autre en le dépouillant de son statut de sujet à part entière ». Organisation mettant en jeu, au même titre que la personnalité perverse, des défenses telles que le clivage, l’absence de culpabilité ou d’empathie, et le déni de la castration, mais aussi une extrême jouissance dans la confrontation du sujet à la jouissance de l’autre (Chabert, 2006).
4Dès lors que nous parlons de « structure de personnalité » dite « perverse », nous évoquons aussi les défenses psychiques énumérées ci-dessus. Selon Alberto Eiguer, ces sujets auraient « le goût du risque, aimeraient vivre dangereusement et s’en vanteraient ». Ils sont dans le défi permanent et cherchent constamment à détrôner ceux qu’ils jugent comme les puissants (op. cit.). Le pervers narcissique adopte des attitudes perçues comme déconcertantes tant par son allure que par ses réactions qui oscillent entre la colère et la sérénité. Réactions venant masquer le plus souvent une réelle froideur et une anesthésie de la souffrance.
5Le sujet dit « pervers narcissique » manipule l’autre dans le but de réduire sa victime au statut d’objet de jouissance, au contraire du sujet qui use de défenses perverses et qui, certes, manipule, mais peut viser d’autres buts que l’objectalisation de la victime (Barus-Michel, 2009). Au sens de la réduction d’un individu à un objet, à une entité dénuée de désir propre. Le sujet pervers va plus loin, cherchant dans le regard de sa victime la preuve de sa souffrance. La jouissance émanant de cette position de la victime qui devient l’objet impuissant de l’emprise du sujet pervers, sujet qui tient alors la position de maître. Le plaisir résulte de cette dynamique où, grâce à l’emprise, la victime devient l’actrice consentante des crimes qu’elle va subir, car elle perd toute capacité de refuser le mauvais traitement. Le non-refus devient parfois assentiment tacite aux yeux du bourreau. Le « sujet » déshumanise alors sa victime de la même façon qu’il se déshumanise lui-même, perdant toute capacité d’empathie (ibid.). L’individu s’exclut alors de toute relation humaine affectivée.
6Jacqueline Barus-Michel décrit le pervers narcissique comme un sujet suicidaire, fonçant pour assouvir ses pulsions, rien ne pouvant l’arrêter en dehors de la mort. On ne peut que se demander dans quelle mesure il n’attend pas que quelque chose ne vienne stopper sa pulsion comme la justice ou la mort, amenant une forme de soulagement. C’est l’image du père incestueux qui, incapable de freiner ses pulsions, se dit « soulagé » d’avoir vu arriver enfin la police pour mettre fin à ce que lui-même se disait incapable d’arrêter. La pulsion du pervers n’appellerait, en fin de compte, qu’une seule chose pour mettre fin à ses agirs : la mort. Pour ce faire, le sujet pervers est à la recherche d’un adversaire de taille, celui qui pourra le freiner, tout en doutant de l’existence même d’un tel adversaire. Il est d’ailleurs parfois étonnant d’observer la victime des sujets pervers narcissiques. Ce sont souvent des personnalités fortes, le pervers relevant le défi d’anéantir un autre, solide. La victime vulnérable n’ayant que peu d’intérêt pour le sujet pervers, au contraire du paranoïaque qui cherchera une victime peu menaçante, permettant de ne pas mettre à mal ses défenses narcissiques. Selon Jacqueline Barus-Michel, le plus souvent, la jouissance du pervers narcissique s’attaque aux femmes dites « ricanantes », et le sujet vient alors se venger par la mort de la femme imaginaire (ibid.). C’est l’exemple de Justine et les malheurs de la vertu, du marquis de Sade (1791), qui multiplie les situations d’agression, de souffrance, ne se départissant jamais de son argumentation sur le bien de la vertu et le rejet du vice. Justine argumente avec chaque bourreau qu’elle rencontre, avant d’être agressée pour, enfin, s’en sortir comme toujours et se diriger vers un nouveau supplice. Le sadique, lui, cherche une victime fragile et vulnérable, au sens de l’imaginaire collectif (l’enfant, la veuve, l’orphelin, etc.) (Bonnet, 2002). Cela ne signifie pas pour autant que le sujet sadique choisisse une victime faible et attaquable facilement, mais plutôt qu’il choisisse une victime qui suscitera un surcroît d’empathie. Le sadisme ne devient perversion que si la violence est la condition pour atteindre la jouissance. C’est le cas de Michel Fourniret pour qui les scenarii d’humiliation étaient devenus le passage obligé à la jouissance, poussant sa compagne à reproduire les humiliations imposées à ses victimes [1].
7Le concept de sujet pervers se distingue du concept de perversité dans la mesure où, pour le pervers, la jouissance vient faire Loi, en lieu et place de la Loi elle-même (Barus-Michel, 2009). Contrairement aux idées reçues, la perversion n’est pas toujours sexuelle au sens d’une sexualité déviante et actée. Selon Jacqueline Barus-Michel, le pervers manipulateur va tirer sa jouissance de l’asservissement de l’autre, quel que soit le domaine où cet asservissement se met en œuvre. Cela exprime l’idée que le pervers narcissique établit une relation d’emprise dans le but de manipuler sa victime pour l’amener à être soit la victime consentante du crime qu’elle va subir, soit pousser la victime à devenir le transgresseur. Le sujet pervers insinue ainsi un sentiment de culpabilité chez sa victime qui sera un obstacle de plus pour que cette dernière échappe à l’emprise de son bourreau.
8S’il n’y a pas nécessairement de perversion sexuelle chez le sujet pervers, la perversion sexuelle existe en tant que structure à part entière et peut s’annexer à d’autres fonctionnements psychiques. Elle est dite de « but » ou d’« objet », selon la terminologie établie par Sigmund Freud, terminologie désignant le moyen ou le partenaire nécessaire pour atteindre la jouissance.
9Dans d’autres circonstances, des comportements pervers peuvent être observés chez des sujets pervers ou non, ils constituent des moyens pour atteindre la jouissance sans pour autant constituer une perversion sexuelle à part entière, dans la mesure où la sexualité du sujet ne fait pas l’objet d’un mécanisme dit de « fixation de la jouissance ». Le pervers narcissique peut donc user d’une sexualité déviante pour assujettir l’autre, l’humilier.
10Dans la mesure où cette structure implique l’usage de multiples moyens dans l’aliénation de l’autre sans pour autant se fixer sur une quelconque déviance sexuelle. C’est l’exemple de l’individu pervers narcissique qui imposera des pratiques sexuelles humiliantes à l’autre ou imposera de subir lui-même des humiliations, dans le seul but d’alimenter le jeu d’emprise. Le plaisir n’étant pas alors le fait de la pratique sexuelle elle-même, mais celui de l’effet produit sur l’autre. Selon Gérard Bonnet, cité par Gilles Marchand [2], on parle de « perversion sexuelle » dès lors que la sexualité est le fait d’un comportement compulsif et répétitif, que ces comportements sont essentiels pour parvenir à la jouissance et que toute la sexualité s’organise autour de ces comportements. C’est l’exemple des moines dans Justine et les malheurs de la vertu (Sade, 1791) qui ritualisent chacun leurs ébats sexuels : l’un ne prenant de plaisir qu’à travers des scenarii scatophiles, l’autre dans la flagellation, etc.
11De nombreux chercheurs se sont penchés sur la question des personnalités dites « perverses », allant jusqu’à les percevoir comme des sujets potentiellement en souffrance. Gilles Marchand cite Théodore Maynert pour qui un passé de victime durant l’enfance pourrait entraîner des déviances sexuelles à l’âge adulte [3]. On casse ici l’image d’Épinal de la perversion qui voudrait que ces personnes ne souffrent pas. Elles souffrent bien, mais à un niveau que l’on pourrait qualifier d’« égocentré ». En effet, il n’y a pas de culpabilité possible chez ces individus, pour autant le ressenti de victime existe tout de même.
Quid du sadisme ?
12Les termes « sadisme » et, par opposition, « masochisme » ont été élaborés par Richard von Krafft-Ebing, en référence à Leopold Ritter von Sacher-Masoch et au marquis de Sade. Le sadisme est souvent associé à la perversion. Quand c’est le cas, on a tendance à dire que la composante sadique va mener le pervers « à jouir du sang et des cris ». Lorsque la perversion ne se constitue pas de sadisme, l’humiliation suffit. C’est ce qui différenciera le sujet qui viole de celui qui viole et torture, voire tue, sa victime. Le premier ignore la contrainte et le consentement, le second jouit d’avoir transgressé le consentement de la victime.
13Dans un premier temps, Sigmund Freud ne semble pas distinguer clairement la cruauté du sadisme (Cupa, 2002). La distinction qu’il faisait était que le sadisme s’adressait à un objet total, contrairement à la cruauté qui s’adressait à un objet partiel. Puis, dans un second temps, il distingue plus clairement ces deux concepts, la cruauté n’étant pas sexuelle selon lui. Toutefois, la cruauté peut s’allier au sexuel et devenir alors sadique ou masochiste, cherchant alors la jouissance par l’effraction de ce que Didier Anzieu nommait le « Moi-peau » (Cupa, 2002). C’est-à-dire l’enveloppe de l’individu, ce qui fait corps chez lui.
… et de la cruauté ?
14Le terme « cruauté » désignerait un penchant à infliger des souffrances, voire la mort (Javeau, 2004). En cela, il ressemble au sadisme. Si ce n’est que, selon Sigmund Freud, le sadisme comme le masochisme impliquent une notion d’érotisation, un investissement libidinal, ce qui n’est pas le cas de la cruauté. Le sadisme serait l’association d’une pulsion sexuelle à une violence instinctuelle (Bergeret et Houser, 2002). Il se constitue d’une pulsion d’emprise, comme dans la perversion, qui implique la recherche d’une victoire narcissique, à des fins défensives du Moi, sur un objet narcissiquement représenté. Que ce soit dans le sadisme ou la cruauté, l’attaque de l’autre n’a pas pour seul but de faire souffrir, mais aussi de se défendre contre une menace inconsciente. Le sadisme n’est pas une « simple » violence, mais c’est une violence qui rejette rageusement tout ce qui vient de l’extérieur. Dans le sadisme, la fixation pulsionnelle se fait plus archaïque que dans la violence simple. Comme exposé plus haut, le sadisme vise un objet secondairement infiltré de libido objectale. C’est cette libido objectale que le sujet sadique vise à satisfaire dans l’attaque de l’autre (Bergeret et Houser, 2002).
15Le cruel ne vise pas nécessairement la souffrance de l’autre, il fait fi de la victime, il est impitoyable. La violence du sujet cruel est souvent le fait d’une vengeance ou d’une recherche à faire partager sa propre souffrance et se retrouver ainsi moins seul (Roussillon, 2002). Son but est la préservation du narcissisme (Cupa, 2002). C’est l’exemple d’Alban, personnage secondaire de Treize Minutes de Nicolas Rey (2003). Garçon obèse et amoureux de Carole, il se soumet à tous ses désirs jusqu’au jour où elle le quitte. Lui se sent humilié, noie son chagrin dans l’alcool jusqu’au moment où il décide de la massacrer et de la violer.
16Elle finit démembrée avant que son ami Simon ne la tue et ne se débarrasse du corps, s’alliant ainsi à un crime qui n’était pas le sien. Alban projette alors sur elle toute sa souffrance. Il ne jouit pas de la souffrance qu’il lui inflige, il a juste besoin de décharger sa rage. Certes, la question de la sexualité est présente, mais secondaire, elle n’est qu’un moyen de se venger, un moyen de véhiculer la violence. La scène laisse entendre le viol, sadique, notamment la description de ses parties intimes dans un bocal, des fesses écartelées, mais le sadisme n’a été que ponctuel, il n’a été que l’outil de la cruauté. C’est ce que Dominique Cupa nomme la « cruauté sadique » (Cupa, 2002).
17Le sadique sexualise la douleur qu’il inflige, mais il ne se contente pas seulement de jouir de la douleur qu’il inflige, mais aussi de la perception que se fait la victime du sadique qui veut la faire souffrir (Roussillon, 2002). C’est l’image de Monsieur A., patient rencontré en détention, qui m’expliquait ne jamais tuer ses victimes, car la jouissance absolue pour lui n’était pas la mort, mais la conviction qu’avait sa victime qu’elle allait mourir. Il disait à ce sujet : « La peur dans ses yeux me suffit. » L’intrusion du sadique envers sa victime est rendue possible par l’absence d’identification possible pour le sujet sadique. C’est le défaut d’empathie absolu (Roussillon, 2002).
18Pour les déviances sexuelles, la perversion et le sadisme, selon René Roussillon, pourraient être entendus comme des réactions post-traumatiques qui « viseraient à externaliser l’intrusion traumatique première ». Le sadique aurait été humilié et méconnu dans son statut et sa place (Jeammet, 2002). Le sadique réduit alors sa victime à un double de lui-même sur lequel il peut externaliser ses souffrances (Roussillon, 2002). Le sexuel deviendrait alors le vecteur de cette évacuation. Nicole Jeammet, quant à elle, parle du sadisme comme d’une défense narcissique contre l’angoisse liée à l’impuissance, à la passivité et à la dépendance, vécues comme menaçant l’intégrité du Moi et le sentiment de sa propre valeur. C’est l’exemple de Michel Fourniret qui, lors de son procès, évoque son premier mariage lors duquel il découvre, trop tard, que sa compagne n’est pas vierge, condition sine qua non à son union, découverte qui entraîne dégoût et humiliation. Son narcissisme le pousse à vouloir être le premier, d’où ce qu’il nommera « une obsession de la virginité » qui le conduira à choisir des victimes qui ne peuvent avoir connu que lui pour se dégager de toute comparaison narcissique. Obsession qui, selon lui, est à l’origine de tout le problème [4]. Prenons aussi l’exemple de Patrice Allègre, témoin des relations extraconjugales de sa mère, qui se voit retirer sa place légitime de fils pour celle de voyeur-complice forcé de la sexualité de sa mère.
De quelques héros pervers de la littérature
Vladimir Nabokov ou la perversité raffinée
19Les textes de Vladimir Nabokov viennent illustrer de façon assez subtile le concept de perversion. L’auteur présente des romans au style soigné, subtil. À la lecture de Lolita ou encore de Ada ou l’Ardeur, on ne peut qu’être surpris tout d’abord par l’esthétisme du texte. Dans Lolita, Vladimir Nabokov décrit de façon quasi humoristique ce qu’il met non pas du côté d’un abus, mais plutôt d’une idylle (Fedida, 2008). L’écriture est esthétique, suggérant les choses, jamais pornographique mais toujours érotisante, mettant le lecteur dans l’embarras en le confrontant au plaisir de lire une relation pédophilique (Mijolla-Mellor, 2008 ; Fedida, 2008). La première partie du livre se passe comme un road movie : la mère de Lolita ayant compris la fascination d’Humbert pour sa fille se jette sous une voiture, laissant alors le champ libre à Humbert qui devient tuteur de Lolita et l’embarque d’abord dans une relation, puis dans une fuite à travers les États-Unis. Fuite permettant de faire perdurer la relation fusionnelle, évitant toute intrusion d’un tiers pouvant faire imploser leur relation.
20Vladimir Nabokov décrit des sentiments ambivalents chez Humbert : il est jaloux, au point de ne pas supporter que Lolita se prostitue et le « trompe », il est aussi soucieux de la sexualité de la jeune fille (Mijolla-Mellor, 2008). Constatant que Lolita ne ressent pas de plaisir lors de leurs rapports sexuels, il la surnomme alors sa « petite princesse frigide » et se sent attaqué dans son rôle de maître pédagogue de la sexualité de Lolita. L’auteur décrit alors Lolita comme un corps sans vie, manipulé. Les termes et les sentiments exprimés renvoyant le parti pris d’une relation de couple considérée presque comme consentie. Ce sont des sentiments qui s’apparentent à ceux d’un compagnon et non d’un bourreau. Paradoxalement, Humbert décrit son comportement comme une monstruosité, conscient alors d’être hors la loi en établissant un tel lien, situation qu’il vit comme douloureuse et qui le pousse à une forme de mélancolie (Fedida, 2008). Humbert sait qu’à terme la justice mettra un frein à cette relation. Il illustre le propos d’Alberto Eiguer cité plus tôt, qui évoquait la capacité du sujet pervers de foncer vers le danger et les risques, obligeant la loi à intervenir comme seul frein possible. Il n’aime Lolita que partiellement, dans la mesure où elle lui rappelle Annabelle, son premier amour enfantin, faisant ainsi de Lolita une sorte de fétiche, indispensable à sa jouissance, fétiche venant incarner Annabelle, la relation inassouvie et perdue. Il manque toutefois son objectif initial (celui d’une relation à proprement parler, d’un échange), lorsqu’il est confronté à l’absence de plaisir chez Lolita. On peut alors se questionner sur l’impact de cette absence de plaisir sur l’implosion de leur relation. Une seule issue est alors envisageable pour Humbert : la destruction totale de Lolita, que ce soit par la mort réelle ou symbolique de la jeune fille, comme on le voit par la description repoussante qu’il en fait au terme du roman. Lolita devient vieille, mère ou femme tout simplement. Évolution qui la rend monstrueuse aux yeux d’Humbert, mais peut-être aussi à ceux de Vladimir Nabokov qui décrit toujours les femmes comme répugnantes (Fedida, 2008). La seule issue étant alors le meurtre mélancolique de Lolita par Humbert et son suicide social. Pour autant, nous pouvons considérer que le meurtre symbolique a lieu bien avant : à chaque changement de statut entre l’enfant, la nymphette ou la femme, Humbert tue toute subjectivité chez Lolita et toute innocence. Il la situe comme un troisième sexe entre l’homme et la femme : celui de la nymphette, enfant sexualisée et donc sexualisable selon lui.
21Là où Lolita déstabilise aussi le lecteur, c’est dans l’intrication auteur-narrateur-héros. Difficile de les distinguer, donc difficile aussi pour le lecteur de savoir où se situe l’auteur. Jusqu’à quel point Vladimir Nabokov défend-il cette relation ? La fin du roman pose question, décrivant la déchéance des deux protagonistes, les deux s’étant « déchétisés » et donc mis au même niveau, sous-entendant qu’il s’agit plus d’une relation passionnelle destructrice que d’un abus. À l’inverse d’un texte comme Les Liaisons dangereuses de Laclos où est décrite une Madame de Merteuil certes perverse, manipulant pour séduire le vicomte de Valmont et prônant le libertinage comme vérité absolue, mais où Laclos conclut son texte sur une note plus morale, humiliant Madame de Merteuil et rendant justice aux victimes. Vladimir Nabokov nous pousse à mépriser en quelque sorte Lolita, en en faisant une séductrice, la rendant actrice des violences qu’elle a subies. Humbert jouit devant la mort de Lolita avant de s’effondrer, réalisant qu’il n’aura jamais pu la posséder comme il l’aurait voulu (Fedida, 2008), faisant d’elle peut-être, au fond, un sujet certes partiel, mais aussi castré.
Sue Lyon et James Mason, dans Lolita, réalisé en 1962 par Stanley Kubrick
Sue Lyon et James Mason, dans Lolita, réalisé en 1962 par Stanley Kubrick
22Dans Ada ou l’Ardeur, Vladimir Nabokov évoque un inceste entre un frère et une sœur. Texte tout aussi subtil, où il est d’abord difficile au lecteur de ne pas être accaparé par cette « histoire d’amour » et son érotisation. De plus, la révélation de l’inceste se fait implicitement, nous confrontant lors de la lecture à une question : à quel moment ai-je compris la nature de leur relation ? Cette relation connaît une issue surprenante, celle du maintien de la relation coûte que coûte.
23L’auteur n’est jamais violent, ni cruel, ni sadique dans ses textes. Au contraire, il tente de faire de l’inacceptable quelque chose d’acceptable, élaborant en quelque sorte une réflexion quasi implicite sur la Loi : il nous fait nous questionner sur ce qu’il est normal ou non d’accepter, sous-entendant que certaines transgressions sont sinon normales, du moins entendables. Il nous fait nous interroger sur cette Loi qui, dans ses textes, semble perçue comme résultant d’une réflexion purement manichéenne. Tout n’est pas tout noir ou tout blanc. Et nous ne sommes jamais entièrement victime ou bourreau.
24Vladimir Nabokov crée un jeu subtil entre lui et le lecteur. Qui pervertit-il ? Lolita ou le lecteur ? Qui est finalement victime de ce texte ? Nous pouvons toujours argumenter que celui qui est choqué n’a qu’une chose à faire : fermer le livre. Oui, mais l’écriture de Vladimir Nabokov est à ce point soignée qu’il est difficile de se dire choqué au cours de la lecture. C’est plutôt dans l’après-coup, quand le lecteur entame une réflexion, que l’horreur peut surgir. Le lecteur culpabilise d’avoir, à un moment donné, perçu lolita comme indéfendable, d’avoir excusé Humbert.
Quand perversion et sadisme se conjuguent : l’exemple du marquis de Sade
25Sade comme Vladimir Nabokov ont le souci de faire entendre quelque chose d’une renégociation de la Loi, si ce n’est que, chez Sade, l’argumentation est plus explicite, moins sous-entendue. Là où Vladimir Nabokov suggère, induit, Sade argumente, dans la crudité des mots. Chez Sade, point de parade ni de masque. Dans Justine ou les malheurs de la vertu, chaque agression est agrémentée d’un débat avec le bourreau sur la nature de la Loi et de la vertu. Le bourreau sadien est un héros intellectuel et porteur d’une Loi morale qui lui est propre (Zizek, 2004). Dans son parcours personnel, Sade nous montre que, ce débat-là, il le porte aussi dans la vie publique. Soutenant la monarchie dans un premier temps, puis s’engageant dans la Révolution, mais à sa manière, il tient toujours une position ambivalente qui le situe à la limite du groupe qu’il intègre. Il est pour la monarchie, mais jamais complètement, puis il soutient la Révolution, mais ne suit jamais les idées du groupe. Il assistera aux massacres de 1792 que jamais il ne condamnera [5]. Tout au long de son parcours, Sade viendra traiter de la Loi, de la vertu et de la corruption, tentant toujours implicitement de discréditer la Loi. En novembre 1792, il prononcera un pamphlet au nom évocateur : « Idées sur le mode de sanction de la Loi », préconisant que les représentants de l’État n’aient pour fonction que de suggérer les Lois, laissant au peuple le soin de décider de leur utilisation. Il vient donc, d’une certaine façon, prendre possession de la Loi et la discréditer, proposant une société sans Loi, sans Père. Une société sans tête, une société elle-même perverse, dont on peut se douter qu’il viendrait vite alors en contester le fonctionnement.
26L’approche de ses personnages est, elle aussi, travaillée. Comme pour Lolita, difficile de soutenir Justine décrite comme victime active et, pour ainsi dire, actrice des violences qu’elle subit. Elle agace. Au cours du récit, elle se lie toujours avec la même naïveté à ses bourreaux, se fiant aux apparences : comment douter de moines, de médecins et d’hommes si raffinés ? Inversement, le plus humain est parfois le brigand, seul à l’épargner, acceptant notamment de ne pas lui imposer la pratique de la sodomie. Il fait aussi de la victime un corps inatteignable. Justine subit tous ces sévices et se rétablit aussi vite (Zizek, 2004). Sade cherche à démontrer à travers ce récit que le monde ne serait pas aussi manichéen que ce que l’on pense, le mal se cachant parfois plus volontiers au-delà de belles apparences. Une manière pour l’auteur de fustiger les porteurs de la vertu qu’il affrontera tout au long de sa vie.
27Pour autant, l’écriture de Sade se veut moins subtile, moins suggestive et plus crue. Là où Vladimir Nabokov semblait vouloir pousser le lecteur à se questionner après, Sade agresse par la violence de ses descriptions. Les scenarii sont sadiques dans la mesure où les héros, comme l’auteur, semblent jouir de l’horreur suscitée. Les bourreaux cherchant toujours à pousser la victime dans ses retranchements, jouissant aussi d’une torture morale. Notamment lorsque Justine est prisonnière des moines : les femmes prisonnières se manipulant entre elles pour en faire des bourreaux et vivant avec l’angoisse de leur fin. Personne ne sait ce qu’elles deviennent lorsqu’elles disparaissent. De la même manière, il pousse le lecteur à affronter ses limites. Ainsi Jacqueline Barus-Michel considère que, pour lire Sade, il faut avoir la capacité de s’identifier à l’un des personnages, bourreau ou victime. Le texte est tel que, sans cette identification, la lecture devient impossible. Toutefois, la lecture de ces textes ne fait pas le pervers dans la mesure où l’identification au fantasme pervers est aussi le propre du névrosé qui, lui, a la capacité de fantasmer au lieu d’acter (Barus-Michel, 2009). Mais, par cette identification, on pousse le lecteur à l’inavouable, puisqu’il s’identifie à un violeur ou à une victime qui, en plus de subir le pire, est décrite de façon très négative.
28Le sadisme fait partie intégrante de l’érotisme sadien, et ce, d’autant qu’il a inspiré directement l’émergence du concept. Ses textes jouent en permanence sur les limites entre plaisir et souffrance. Il va jusqu’au bout, jusqu’à l’homicide sexuel. La jouissance du pervers ne pouvant être qu’une jouissance absolue, sans limite. Sade provoque alors l’indignation, venant choisir la victime considérée comme socialement vulnérable, non pas par sa faiblesse réelle, mais plutôt par le statut qu’elle occupe (Barus-Michel, 2009). C’est une sexualité perverse, au sens où elle est figée, ritualisée. Les mêmes rituels se répètent jour après jour, les bourreaux semblant coincés dans des fantasmes immuables (Zizek, 2004). La sexualité perverse visant la quantité au détriment de la qualité.
Nicolas Rey ou l’usage de la cruauté, du sadisme et de la perversion
29Les premiers romans de Nicolas Rey mettent en scène ces différents concepts que sont la perversion, la cruauté ou le sadisme, mais de façon tout à fait différente. Ici l’auteur, à aucun moment, n’essaie de s’approprier la Loi ou de nous convaincre de quoi que ce soit ; il nous dépeint juste des personnages transgresseurs, sans jugement, sans argumentation annexe. Ses héros sont d’ailleurs plus dans l’erreur que dans la transgression, venant buter contre les limites non par provocation mais par égarement. C’est à chaque fois l’antihéros qui émerge. Dans Treize Minutes, il dépeint Simon, étudiant paumé qui, à la suite d’une rencontre avec une jeune femme, paraît se lier à elle sans que rien, dans la réalité, ne l’y rattache, sinon peut-être une attirance physique. Il s’agit d’une jeune femme qu’il a croisée dans la rue, qu’il a suivie et qui, à la suite d’un accident, s’est retrouvée dans le coma. Ce moment marque pour Simon le début de ce qu’il semble vivre sinon comme une histoire d’amour, du moins comme un début de séduction. Il finira par abuser sexuellement de cette femme, tout en étant incapable de percevoir un semblant de consentement, ne se liant qu’avec une femme partielle ou plutôt une femme objet. En parallèle, nous suivons le parcours d’Alban, jeune homme quitté par Carole. Les deux héros s’effondrent, s’enfoncent dans la déchéance, chacun à sa manière. Alban par l’alcool, le pathétique qu’il surjoue ; Simon en nouant une relation avec cette femme dans le coma, en se déchétisant et en s’associant au naufrage d’Alban. Deux héros aux tonalités profondément mélancoliques qui, petit à petit, vont organiser leur suicide social à travers une pseudo-psychopathie autodestructrice. Alban torture son ex-compagne dans un accès de rage. Et Simon vient finir de la tuer, sans aucun motif apparent. Le meurtre, le viol, semblant alors venir réussir un anéantissement total de l’existence de chacun, seule possibilité pour le sujet de se reconstruire une existence autre.
30Bien que les passages à l’acte de ces deux héros soient clairement sexuels, il ne semble pas que l’on puisse parler ici de « sadisme ». À aucun moment Alban ne jouit de la souffrance qu’il inflige. Nous sommes plus dans le registre de la cruauté dans la mesure où Alban passe à l’acte pour apaiser sa souffrance. Il la mutile dans le but implicite de décharger sa rage et sa souffrance.
31Le personnage de Simon est légèrement différent, s’attachant à une femme objectalisée. S’agit-il alors d’un choix d’objet plutôt pervers, choisissant l’humain désubjectivé, ou d’un choix d’objet mélancolique, le sujet ne pouvant se lier finalement qu’à un objet déchet ? La façon avec laquelle Simon noue cette relation, allant jusqu’à rendre complice, pour ne pas dire « voyeur », le petit frère de sa victime, allant se faire connaître des parents de cette jeune fille, nous ferait pencher vers la deuxième proposition.
32Certes, l’acte en lui-même peut questionner la perversion, mais il constitue une prise de risque dont l’issue ne peut être que la sanction. Il ne prend pas la voie indiquée pour jouir sans fin. Simon commet ses passages à l’acte pour mettre fin à ses souffrances : « Je ne voulais pas du sommeil. Je voulais être dans le même coma que celui de Marie. » À la fois en les projetant à l’extérieur, mais aussi en recherchant la Loi. Lui ne la fuit pas, il veut s’y confronter, il veut qu’on l’arrête. Il va jusqu’à se présenter chez les parents de la victime, les plus à même de la connaître, de la protéger et de s’opposer à lui.
33On peut se demander dans quelle mesure il ne va pas chercher dans une autre structure familiale ce qui est inopérant de la loi dans sa propre structure ? Contrairement au sujet pervers qui défie la Loi délibérément, ici Simon paraît l’ignorer. Lorsque Simon est arrêté, il semble le vivre comme une évidence, tenant toujours la place du bouc émissaire au sens strict, place du sacrifié pour le bien de la communauté. Il fait d’ailleurs le choix de dissimuler le corps de Carole chez lui, dans l’ancienne maison de campagne de ses parents, après avoir logé le corps sous son propre lit, s’accaparant ainsi un peu plus la faute d’Alban. C’est lui qui lave les preuves sous le lit, dans l’ascenseur. Il paraît soulagé par ce frein que la société lui pose, mais étonné de ce que cette même société dit de lui ensuite, le décrivant comme « dangereux » : « N’importe quoi. Il faut voir ce que les médias ont raconté sur moi. Des trucs lamentables, vraiment. Des accusations délirantes. Comme quoi j’étais le nouveau Jacques Dutroux. Un être maléfique doublé de la plus sordide des crapules… »
34Simon n’a pas le sentiment de violer sa victime, il se soucie de son plaisir à lui, et ainsi ne cherche pas son consentement, mais il ne cherche pas non plus à jouer d’une résistance ou d’une souffrance qu’il pourrait susciter. Nous pourrions faire un rapprochement avec Humbert qui veut enseigner quelque chose de la sexualité à Lolita, mais le personnage de Simon ne se pose pas en pygmalion. Ici, le viol d’une femme dans le coma vient préserver le héros de la menace que constitue le désir de l’autre et sa présence. Simon anéantit sa victime comme sujet désirant (Chabert, 2006), contrairement à Humbert qui cherche à faire émerger un désir déviant chez Lolita.
35Le personnage de Simon vient illustrer l’usage de la perversité comme faisant écho à la carence éducative et affective. Simon n’est pas dans une dynamique perverse au sens strict. Il ne prend pas de plaisir à user de l’autre contre son gré et l’attaque d’un corps endormi permet au personnage d’échapper à une emprise possible. La victime se doit d’être la moins menaçante possible (dans le coma, ravagée par les coups d’Alban…). Alban, de son côté, illustre la cruauté. Bien qu’intégrant son passage à l’acte dans un viol, Alban « massacre », détruit pour anéantir sa souffrance. Elle doit souffrir autant que lui, c’est le seul moyen pour qu’il soit soulagé. Jean-Pierre Caillot évoquait le sacrifice comme la dépossession narcissique violente du sujet au profit de l’objet (Caillot, 2003).
36Nicolas Rey, comme Sade, utilise parfois les registres de la violence, de la crudité et du scatologique. Mais il le fait de façon tout à fait différente. Il évoque les pratiques sexuelles de ses personnages, mais questionne peu le ressenti des victimes. C’est un agresseur autocentré et égocentrique. On peut se demander s’il n’en est pas de même pour le lecteur qui peut être choqué à la lecture de certaines scènes : ce n’était probablement pas l’objectif de l’auteur. C’est un bourreau qui assouvit sa pulsion sans parade perverse ou sadique. Il ne semble pas jouir de la souffrance qu’il inflige, il expose ses fantasmes : « Je n’ai jamais voulu que le bien des gens. Ou le mal. Mais seulement quand le mal était bien fait. » (Rey, 2003.) La seule parade qu’il met en avant est celle des mots, esthétique du poète et non du bourreau, même si on peut questionner la possibilité d’une esthétique de l’horreur. Difficile pour Simon de savoir ce qu’il cherche à travers ces actes. Nous rejoignons là ce que nous avions observé précédemment chez le lecteur de Sade : il y a une différence entre la vie fantasmatique d’un sujet et ce qu’il met en acte réellement.
37Ce roman démontre comment l’aménagement, apparemment pervers, permet de maintenir le lien libidinal à l’objet, puis cède place à la mélancolie (Caillot, 2003). Ici, Simon comme Alban tentent d’anéantir les mouvements pulsionnels auxquels ils se sentent soumis en suscitant une punition drastique : la prison pour Alban, le suicide symbolique pour Simon. Ce dernier ne se laissant aucune échappatoire, s’exposant aux regards des passants alors qu’il est traqué par la police : pour lui, ce sera la mort ou la prison. Il ne s’agit pas pour autant d’une dynamique masochiste dans la mesure où la recherche de la sanction est dénuée d’investissement libidinal. Nous serions plus dans la recherche autopunitive du mélancolique. Le but du passage à l’acte n’est alors pas la jouissance mais la sanction (Bergeret et Houser, 2002).
38Sigmund Freud (1916) parlait du mélancolique comme torturant son objet et s’y accrochant, refusant par là d’établir une nouvelle relation d’objet. L’identification remplaçant l’investissement objectal (Perelberg, 2002). Karl Abraham (1924) observe que, dans la cruauté du mélancolique, le patient traite l’objet comme s’il le possédait : ils observent une régression du narcissisme où l’objet et soi sont indifférenciés (Brenman, 2002).
Conclusion
39À travers ces trois exemples littéraires, j’ai tenté de démontrer que l’usage de mécanismes pervers n’était pas forcément inhérent à un fonctionnement pervers. L’usage de défenses perverses s’observe notamment dans certains passages à l’acte mélancolique. Mais aussi l’absence de cruauté et de sadisme peut, tout aussi bien, signer la perversion. Attaquer le corps de l’autre est parfois la réponse à un vécu d’effraction, de souffrance, d’angoisse majeure. L’aspect sexuel du passage à l’acte ne peut être qu’un mode comme un autre d’attaque ne procédant pas nécessairement d’une jouissance. De même, faire souffrir n’implique pas nécessairement un désir de voir l’autre souffrir, l’autre pouvant être l’objet de la résolution d’autres conflits. La souffrance devient, dès lors, un effet secondaire de l’acte.
40La littérature nous offre un point d’observation intéressant dans la mesure où elle nous permet d’intégrer dans l’observation clinique du héros celle de l’auteur et leurs intrications. Vladimir Nabokov et Sade écrivent à deux niveaux : ils écrivent une histoire, mais argumentent en même temps quelque chose de leur perception de la Loi. Nicolas Rey, quant à lui, décrit un flou des limites, mais il s’agit des siennes. Il n’y a pas de réflexion humaniste derrière, juste une confession personnelle. Au pis cherche-t-il des limites qu’il ne saurait pointer lui-même et qu’il aurait besoin de se voir signifier, l’écriture de Rey rejoignant la dynamique d’un passage à l’acte psychopathique venant faire émerger quelque chose de la Loi, la littérature lui permettant peut-être de venir chercher des réponses à certains défauts de symbolisation. ?
Note
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[1]
« Michel Fourniret-Monique Olivier », Libération du 31 mai 2007. http://www.liberation.fr/instantane/0101103695-michel-fourniret-monique-olivier.
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[2]
Marchand G., 2002, « Les dessous de la perversion », Sciences humaines, 130 : 24-28.
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[3]
Op. cit.
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[4]
Denoël Th., Huret M., 2008, « Fourniret : le pacte démoniaque », LeVif.be-L’Express, http://www.levif.be/info/actualite/europe/fourniret-le-pacte-demoniaque/article-1194674879184.htm.
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[5]
Nadeau M., 2007, « Mœurs, vertu et corruption : Sade et le républicanisme classique », Annales historiques de la révolution française, 347 : 29-46.