1Sur Internet, les individus ont tendance à s’exposer et à s’exprimer plus souvent et plus intensément qu’ils ne le font dans le monde réel. Il est alors intéressant de repérer les facteurs qui interagissent entre eux pour créer ce que John Suler nomme l’« effet de désinhibition » : l’anonymat dissociatif, l’invisibilité, l’asynchronicité, l’introjection solipsiste, l’imagination dissociative et la minimalisation de l’autorité. Analyse.
2C’est un fait connu que les individus disent et font des choses dans le cyberspace qu’ils ne feraient normalement pas dans le monde matériel. Ils se relâchent, se sentent moins inhibés, s’expriment plus ouvertement. Les chercheurs appellent cela « l’effet de désinhibition ».
3C’est une arme à double tranchant. Parfois les personnes partagent des choses très personnelles sur elles-mêmes. Elles dévoilent des émotions secrètes, des peurs, des désirs, font preuve d’une gentillesse et générosité inhabituelles. En conséquence, l’intimité se développe. Et les cliniciens se permettent de faire des interventions qu’ils auraient retenues en face à face.
4D’un côté, l’effet désinhibant n’est pas si bénin. Il comporte aussi un langage grossier, des critiques sévères, de la colère, de la haine et même des menaces. Chacun agit de toutes les manières imaginables. L’intimité se développe trop rapidement et produit des regrets, de l’anxiété et la fin prématurée des relations. Les cliniciens signalent que certaines choses feraient mieux de rester non dites.
5Du côté « positif », la désinhibition révèle un effort pour se comprendre et s’explorer, travailler ses problèmes et trouver de meilleures manières d’avoir des relations avec les autres. Parfois, c’est simplement une catharsis aveugle, une réalisation de besoins et désirs équivoques sans la moindre trace de développement personnel.
6Considérons cet e-mail provenant d’un parfait étranger : « Je suis chaque jour si suicidaire qu’il faut que je le dise à quelqu’un. Je pourrais mourir, et ce serait la faute de mes parents, parce qu’ils me frappent tous les jours, et de mes camarades de classe, qui rendent ma vie misérable tous les jours, et de mes dealers parce qu’ils sont partis hors de la ville, et ma faute pour être si maniaco-dépressif et suicidaire, et ce serait votre faute à vous tous, parce que votre putain de site est trop diablement embrouillé et je ne pouvais parler à personne. Merci pour votre temps. S’il vous plaît, “sentez-vous” libre de répondre à mon e-mail. »
7Qu’est-ce qui cause cet effet de désinhibition en ligne ? Qu’est-ce qui, dans le cyberspace, renverse les barrières psychologiques qui normalement bloquent la libération des sentiments et besoins intérieurs ? Plusieurs facteurs sont en jeu. Beaucoup sont liés à la nature intrinsèque de la communication écrite. Pour quelques personnes, un ou deux de ces facteurs produisent la part du lion de l’effet de désinhibition. Dans la plupart des cas, ces facteurs interagissent entre eux, se suppléent et produisent un effet plus complexe et amplifié.
L’anonymat (« Tu ne me connais pas »)
8Sur Internet, la plupart des personnes que vous rencontrez ne peuvent pas facilement savoir qui vous êtes. Elles ne peuvent savoir que ce que vous leur dites de vous-même. Si vous le souhaitez, vous pouvez garder votre identité secrète. Comme le mot « anonyme » l’indique, vous pouvez vous passer de nom – ou au moins de votre vrai nom. Cet anonymat fait des merveilles pour l’effet de désinhibition.
9Lorsque les individus ont la possibilité de séparer leurs actions de leur monde réel et de leur identité, ils se sentent moins vulnérables pour s’ouvrir. Tout ce qu’ils peuvent faire ou dire ne peut être directement lié au reste de leur vie. Ils ne sont pas obligés de s’approprier leur propre comportement en le reconnaissant dans le contexte de ce qu’ils sont « vraiment ». En exprimant des sentiments hostiles, le sujet n’a pas à prendre la responsabilité de ses actes. En fait, chacun peut même se convaincre que ces comportements « ne sont pas les leurs du tout ». C’est ce que de nombreux cliniciens pourraient appeler « dissociation ».
Il est reconnu internationalement comme un expert dans des champs émergents de la psychologie et a publié abondamment sur des sujets touchant à la psychologie orientale, la psychothérapie et le cyberspace, avec, entre autres, le livre Contemporary Psychoanalysis and Eastern Thought (State University of New York Press) et son livre révolutionnaire The Psychology of Cyberspace. Un des premiers livre en ligne, et des plus cité, sur ce sujet.
Le site Internet de John Suler comporte « Des histoires zen à raconter à votre voisin » et le guide innovatif « Enseignements de psychologie clinique ». Plus récemment, sa passion pour la photographie et le rôle des images dans l’expression de l’identité l’a conduit à développer la psychologie de la photographie comme un moyen pour étudier comment les gens créent, partagent et réagissent aux images.
L’invisibilité (« Tu ne peux pas me voir »)
10Dans de nombreuses situations en ligne, les autres ne peuvent pas vous voir. Ils ne peuvent peut-être même pas savoir que vous êtes présents. L’invisibilité donne aux individus le courage de faire des choses qu’ils ne feraient pas ailleurs. Ce pouvoir d’être caché chevauche l’anonymat, car celui-ci sert de paravent à l’identité. Mais il y a des différences importantes. Dans la communication textuelle, les autres peuvent en apprendre sur qui vous êtes et, pourtant, ils ne peuvent toujours pas vous voir ou vous entendre, et vous ne pouvez pas les voir ou les entendre vous-même. Même dans des situations où l’identité de chacun est visible, le fait d’être « physiquement » invisible amplifie l’effet de désinhibition. Vous n’avez pas à vous soucier des attitudes des autres, et de la manière dont ils se comportent et réagissent. Apercevoir un froncement de sourcils, un mouvement de la tête, un soupir, une expression d’ennui, et d’autres signes plus ou moins subtils de désapprobation ou d’indifférence, peut freiner ce que chacun est prêt à exprimer. Le psychanalyste s’assied derrière son patient afin de rester une personne physique ambiguë qui ne révèle pas le moindre langage corporel ou la moindre expression du visage, de manière à ce que le patient ait toute liberté de parler de tout ce qu’il, ou elle, veut sans se sentir inhibé par la manière dont l’analyste réagit. Dans les relations quotidiennes, les individus évitent parfois de regarder dans les yeux lorsqu’ils parlent de sujets personnels et émotionnels. C’est plus facile de ne pas avoir à regarder le visage de l’autre. La communication épistolaire offre une possibilité intrinsèque d’éviter les regards.
Les réactions retardées (« À plus tard »)
11Dans les relations asynchroniques, les individus peuvent prendre des minutes, des heures, voire des mois, pour répondre à quelque chose que vous avez dit. De ne pas avoir à se soucier des réactions immédiates des autres peut aussi produire un effet désinhibant. L’équivalent dans la vie réelle serait de pouvoir dire quelque chose à quelqu’un et de magiquement suspendre le temps avant que cette personne puisse répondre, et, ensuite, de pouvoir revenir à cette conversation quand vous avez l’envie et le temps d’entendre la réponse. Le feedback immédiat en temps réel de la part des autres personnes a tendance à avoir un puissant effet sur le cours de ce que les individus expriment. Dans les e-mail et autres formes de communication où il y a temporisation de ce feedback, le flot de pensées de chacun peut progresser plus régulièrement et rapidement vers des expressions plus profondes de ce qu’ils sont en train de penser et de ressentir. Certaines personnes peuvent même vivre la communication asynchronique comme donnant la possibilité de s’enfuir après avoir envoyé un message personnel, émotionnel ou hostile. Cela peut être rassurant de déposer un message à un endroit où il peut être abandonné. Kali Munro, un clinicien en ligne, appelle cela avec pertinence un « Hit and Run » émotionnel.
L’introjection solipsiste (« Tout est dans ma tête »)
12Quand les individus sont en ligne, ils ont parfois l’impression que leur esprit a fusionné avec l’esprit de l’autre. Lire le message d’une autre personne peut être vécu comme une voix venant de l’intérieur de sa tête. Comme si cet individu, de manière magique, avait été inséré et introjecté dans sa psyché. Bien sûr, nous ne pouvons pas savoir comment la voix de l’autre sonne et, ainsi, nous lui attribuons une voix dans notre tête. En fait, consciemment ou non, nous construisons une image de ce à quoi nous pensons que la personne ressemble, et comment elle se comporte. Ce compagnon en ligne devient maintenant un personnage de notre monde intra-psychique, un personnage partiellement formé par la manière dont il s’est présenté à travers ses communications épistolaires, mais aussi à travers nos attentes, nos désirs et nos besoins. Et parce que cette personne peut nous en rappeler d’autres que nous connaissons, nous complétons son image avec les souvenirs de ces autres connaissances. Au fur et à mesure que ce personnage devient de plus en plus élaboré et « réel » à l’intérieur de notre esprit, nous pouvons commencer à penser, peut-être même sans y être complètement attentif, que la conversation écrite a aussi lieu dans notre tête, comme un dialogue entre nous et un personnage né de notre imagination – comme si nous étions des auteurs écrivant une pièce de théâtre ou un roman.
13En fait, même lorsque cela n’implique pas de relations en ligne, de nombreux individus ont ce genre de conversations dans leur imagination au cours de la journée. Ils ont des fantaisies de séduction, de disputes avec leur chef ou bien des conversations à cœur ouvert avec un ami sur leurs sentiments. Dans leur imagination, là où les choses sont sans danger, ils se sentent libres de dire et faire toutes sortes de choses qu’ils ne feraient en aucune façon dans la réalité. À ce moment précis, la réalité est l’imagination. La communication par texte en ligne peut servir de « tapisserie psychologique », où l’esprit de la personne tisse ces rôles imaginaires, habituellement de manière inconsciente et avec une très grande désinhibition. Lorsque nous lisons les messages d’un autre, il nous est aussi possible d’« entendre » ses mots en utilisant notre propre voix. Peut-être lisons-nous à voix basse, et, de cette manière, nous projetons le son de notre voix dans le message. Peut-être, de manière inconsciente, cela nous donne le même sentiment que si nous nous parlions à nous-même. Quand nous nous parlons à nous-même, nous disons toutes sortes de choses que nous ne dirions pas à d’autres.
La neutralisation des statuts (« Nous sommes égaux »)
14Avec les échanges épistolaires, nous ne voyons pas les signes de statuts et de pouvoir. Le bureau luxueux, les vêtements coûteux, les diplômes sur le mur et les livres sur les étagères. De plus, une posture ancrée sur Internet est de considérer que tout le monde devrait être égal, tout le monde devrait partager, tout le monde devrait avoir les mêmes possibilités d’accès à l’information et d’influence. Le respect que vous obtenez provient de votre compétence à communiquer (ci-incluses vos aptitudes à écrire), votre persistance, la qualité de vos idées, votre savoir-faire technique. Tout le monde sans égard au statut, à la fortune, à la race ou au sexe, débute avec ces règles du jeu équitables. La combinaison de ces facteurs tend alors à réduire la perception de l’autorité. Normalement, les individus sont réticents à dire ce qu’ils pensent vraiment quand ils sont devant une personne représentant une autorité. La peur d’une désapprobation et d’une punition venant d’un supérieur tempère les esprits. Mais, sur Internet, dans ce qui ressemble à une relation entre personnes égales, ils auront plus tendance à parler franchement ou à mal se comporter. Bien sûr, l’effet de désinhibition en ligne n’est pas le seul facteur qui détermine la mesure dans laquelle chacun s’expose ou agit dans le cyberspace. La force des sentiments, des besoins et des pulsions sous-jacents, a une grande influence sur le comportement. Les personnalités varient aussi fortement en ce qui concerne la force de leurs mécanismes de défense et leurs tendances à l’expression ou l’inhibition. Les personnes au style histrionique auront plus tendance à être ouvertes et émotionnelles. Les personnes compulsives sont plus retenues. L’effet de désinhibition en ligne interagira avec ces variables de personnalité ; dans certains cas, cela engendrera de petites déviations de la personnalité de base telle qu’elle se manifeste « offline », dans d’autres cas, cela pourra causer des changements radicaux.