1La famille évolue, se diversifie dans ses formes et, de fait, l’intervention sociale en direction de la famille évolue également. Mais dans quel sens et selon quels mouvements?? Bien sûr en essayant de s’adapter à la complexification des problématiques, mais ce n’est pas si simple et les motivations et choix d’orientation peuvent être ambivalents, voire diamétralement opposés. Aujourd’hui, quel visage prend l’intervention sociale et légale et quels en sont les objectifs??
2Pour évoquer les transformations de l’intervention sociale en direction des familles, il semble nécessaire de mentionner tout d’abord le champ de la famille lui-même, avec les évolutions et changements qui s’y jouent depuis plusieurs décennies?; évolutions qui se placent sous le signe de la diversité - diversification et complexification des relations.
Reconnaissance de la diversité familiale
3Un premier élément du changement réside dans la reconnaissance de la diversité des configurations familiales. Par configuration, on veut signifier le nombre et la qualité des personnes qui partagent leur vie. Or, la famille n’a plus (si elle a jamais eu) une seule configuration. La diversité des configurations familiales s’est progressivement révélée. À partir des années 1965-1970, la montée du divorce a fait apparaître les familles monoparentales qui constituent désormais une part importante des ménages, plus de 15 %, marquée par la précarité économique et l’isolement social. Puis ont été valorisées les familles recomposées avant que d’autres configurations ne se révèlent à la faveur de la reconnaissance de l’homosexualité. Ces changements des configurations familiales ont eu pour conséquence la dissociation entre conjugalité et parentalité. Le couple est devenu précaire. La séparation est désormais inscrite dans le modèle familial contemporain. Les adultes peuvent appartenir successivement à plusieurs couples. À cette faculté donnée aux adultes de vivre leur vie conjugale et sexuelle comme ils l’entendent (avec son corollaire la précarité conjugale) répond l’un des traits dominants de la protection de l’enfance aujourd’hui – l’idée qu’un enfant doit pouvoir se construire en entretenant des relations avec ses deux parents et les deux lignées auxquelles ceux-ci appartiennent, quels que soient les avatars de leur vie conjugale.
4Le deuxième aspect du changement de la famille est la reconnaissance de la diversité familiale qui ne vaut pas seulement pour les configurations familiales, mais aussi pour les manières d’être en famille. Toutes les familles, tous les parents, ne s’organisent pas de la même manière, qu’il s’agisse des modalités de gestion de la vie conjugale ou des modalités qui prévalent dans la sphère de l’éducation (Kellerhals J., Montandon C., 1991). La prise de conscience de cette diversité des modes de fonctionnement des couples et des familles – et l’exigence d’individualisation des individus qui se situe en arrière-plan et va de pair avec cette diversité – font qu’on ne peut plus avoir une seule «?vision?» de ce qu’est une famille et de la manière dont elle est supposée prendre en charge ses enfants. On peut imaginer, dans le droit fil de ce constat, aboutir à un certain relativisme dans le champ de la protection de l’enfance, avec la reconnaissance de la diversité des compétences des parents et du fait que ceux-ci s’inscrivent dans des cultures différentes et qu’ils développent des conceptions qui leur sont propres. Cependant, on pourra se demander si, par-delà la reconnaissance effective de cette diversité des formes familiales et des modalités de prise en charge des enfants, on ne voit pas s’imposer de nouveaux impératifs, de nouvelles idéologies ainsi que de nouvelles formes de contrôle – quant à la manière dont il convient d’être en relation avec les enfants – des normes dont on retrouve la marque dans la protection de l’enfance.
5Ajoutons un troisième ordre de changement qui concerne l’état des relations enfants-parents?: la dissociation des éléments de la parentalité. En effet, parallèlement aux évolutions des structures familiales, les changements intervenus dans la sphère biomédicale ont amené d’autres bouleversements tout aussi importants en ce qui concerne la procréation et la gestation des enfants. La dissociation est bien connue entre la parenté biologique – qui a conçu l’enfant et, peut-être, qui l’a porté?? – la parenté légale – qui est la mère?? qui est le père?? – et la parenté sociale – qui s’occupe de l’enfant?? qui le prend en charge?? Ce bouleversement très profond pose de multiples questions quant aux dispositions légales appropriées et aux actions à entreprendre dans le champ de la protection de l’enfance. Quel statut pour le beau-parent, pour le compagnon ou la compagne dans les couples homoparentaux et, plus généralement, pour le parent «?social?»?? Quelle inscription légale pour un enfant né à l’étranger d’une mère porteuse et élevé en France par des parents français??
La reconnaissance de la diversité familiale vaut pour les configurations familiales mais aussi pour les manières d’être en famille.
La reconnaissance de la diversité familiale vaut pour les configurations familiales mais aussi pour les manières d’être en famille.
Tensions dans l’intervention sociale
6Les valeurs qui animent l’action des intervenants sociaux sont aujourd’hui en tension. Il y a la question de la place que l’on veut faire à l’usager (la famille, le parent ou l’enfant), de la «?confiance?» qu’on lui fait. S’ajoute la question des modes d’intervention appropriés?: laisser faire, faire confiance ou s’investir, contrôler, faire preuve d’une ingérence légitime, mais néanmoins mesurée, etc.
7L’ambivalence séculaire par rapport à la famille n’a pas pris fin. Celle-ci est encore conçue sous une double face?: elle est vue à la fois comme bonne et comme dangereuse. On veut compter sur la famille, et sur les parents. On considère qu’elle est le meilleur milieu pour l’enfant. Et on se méfie d’elle, car on sait qu’elle peut être aussi capable du pire. Cette ambivalence se spécifie avec l’accroissement du nombre des ruptures familiales, point que j’ai déjà évoqué. Aujourd’hui, il va de soi qu’on ne peut plus compter sur le couple. Mieux vaut donc miser sur les parents – sur les pères et sur les mères, individuellement. On assiste donc à un déplacement et un investissement sans précédent, dans la relation enfant-parent, ce qui pose d’ailleurs la question de savoir ce qu’il en est de l’investissement respectif des pères et des mères dans la prise en charge des enfants. Quoi qu’il en soit, s’agissant des parents, on retrouve la même ambivalence qui s’appliquait naguère à la famille. Comment s’assurer de leurs capacités en tant que parents?? Les attentes à leur égard deviennent de plus en plus sophistiquées, comme en matière d’autorité. Il en faut, on attend des parents qu’ils en aient?; mais on craint aussi le trop d’autorité, l’autoritarisme… D’un côté, on attend beaucoup des parents, on les veut présents à leurs enfants et capables de créer une bonne relation avec eux. De l’autre, on craint leur violence, celle des mères à l’égard de leurs enfants, comme celle des pères à l’égard de l’ensemble des membres de la famille. Et on craint aussi la trop grande proximité, les relations fusionnelles et étouffantes (on pense surtout aux mères, mais aussi à certains pères, notamment dans les situations de rupture conjugale). Cette ambivalence à l’égard des parents se prolonge dans la question, omniprésente aujourd’hui dans le champ de la protection de l’enfance, du maintien des relations enfants-parents dans les situations de placement. En effet, dès lors que la protection des enfants impose, dans leur intérêt, de les mettre à distance de leurs parents, on considère, en même temps, que le même intérêt commande que ces enfants puissent garder des relations, même épisodiques, avec le ou les parents dont ils sont séparés, pour qu’ils puissent ne pas se faire une fausse image (idéalisée ou monstrueuse) de ce(s) parent(s). Dès lors, on assiste à un développement sans précédent de formes nouvelles d’accompagnement de ces rencontres, les «?visites médiatisées?», qui constituent le signe même de l’ambivalence par rapport à ces parents.
8L’ambivalence se porte aussi sur la question de la diversité évoquée ci-dessus. L’autonomie laissée aux parents, voire exigée d’eux, pour ce qui concerne leur vie d’adulte et leur vie de couple, ne s’accompagne pas d’une égale liberté concernant l’exercice de leurs responsabilités en tant que parents. Dans ce domaine, de nouvelles normes se font jour, peu explicites et peu aisées à comprendre, et qui ont trait, nous l’avons noté, soit à l’autorité soit à la manière d’écouter l’enfant et de lui faire une place. Autrement dit, la reconnaissance de la variété des formes du vivre en famille a des limites précises. Dans quelle mesure ce constat vaut-il pour la diversité culturelle?? Jusqu’à quel point est-on prêt, dans notre société républicaine et égalitariste, à accepter des manières de faire différentes, d’autres manières d’être avec les enfants?? Alors que nous sommes enclins, pour certaines pratiques, à dire qu’elles enrichissent notre culture de base, ne risque-t-on pas de considérer, pour d’autres, qu’elles sont étranges ou qu’elles constituent de la négligence, voire des mauvais traitements??
9Côté enfants, il y a de l’ambivalence aussi?: les représentations de l’enfance qui ont cours dans nos sociétés sont également marquées par une tension très forte. Elles oscillent entre deux pôles?: d’un côté, il y a la représentation de l’enfant innocent, irresponsable, qui, le cas échéant, devient un enfant en danger ou un enfant victime, ce qui appelle l’intervention et la protection – une représentation qui guide toute la protection de l’enfance. De l’autre, on passe facilement à une toute autre représentation de l’enfant, du jeune, de l’adolescent, qui est lui-même vu comme un être potentiellement dangereux. Pour reprendre le sous-titre d’un ouvrage de Philip Milburn, on hésite «?entre l’enfance menacée et adolescence menaçante?» (2009).
10Enfin, l’ambivalence est encore évidente s’agissant de l’écoute de l’enfant. Sur ce point, nous avons affaire à un mouvement qui ne s’arrête pas. Alors que l’écoute de l’enfant était devenue progressivement une préoccupation, notamment sous l’effet de la diffusion des savoirs psychologiques qui valorisent l’enfant comme personne et sa parole comme signifiante, l’affaire d’Outreau a mis un coup d’arrêt à cette tendance. Or, on pressent aujourd’hui que le renversement de tendance qui s’est opéré à cette occasion, et enlève du crédit aux dires des enfants victimes, a été trop radical et sera lui-même suivi d’un nouveau retour de balancier.
Quelles modalités d’intervention??
11Comment articuler la reconnaissance de la pluralité et le renvoi vers la responsabilité des parents avec le souci de ne pas renoncer à protéger et à contrôler les situations familiales sans courir le risque du retour à une ingérence devenue intolérable??
12D’un côté, la préférence est fortement marquée aujourd’hui pour des solutions favorisant l’autorégulation des familles. Cette idée, appuyée sur la conception selon laquelle les intéressés eux-mêmes sont les mieux placés pour trouver des solutions permettant de résoudre leurs problèmes, se trouve mise en exergue dans le champ du divorce où elle a été construite durant les trente dernières années, sous l’influence notamment des demandes provenant de couples voulant se séparer «?à leur manière?». En témoignent l’introduction du divorce par requête conjointe et, plus généralement, l’idée que la négociation est un mode de décision préférable à toute autre.
13C’est ainsi que l’obligation de s’entendre à propos des enfants est inscrite depuis longtemps dans le code civil, avec l’autorité parentale conjointe. Plus récemment, elle s’est trouvée confirmée avec le choix de faire de la coparentalité le soubassement des règles d’exercice de l’autorité parentale, ce qui renforce l’exigence du «?faire ensemble?» et l’impératif du maintien des relations entre les parents en vue de l’intérêt de l’enfant. On retrouve cette même idée, autant qu’il est possible de la mettre en œuvre, lorsqu’il s’agit de la protection de l’enfance. Là encore, il est souhaité que les parents adhèrent aux mesures mises en œuvre et participent au traitement des difficultés qui les concernent.
14L’appel à l’autorégulation n’est pas sans faire débat. On peut considérer que la reconnaissance de l’autonomie des individus et la volonté de les voir «?en charge?» et responsables des questions conjugales et familiales qui les concernent correspondent à l’idée d’une société libérale et à une notion d’autonomie. Cependant, à l’inverse, elle peut être prise comme le signe d’une forme d’abandon, dès lors qu’on stigmatise le fait qu’elle revient à laisser les individus à eux-mêmes, avec le risque de les laisser aux rapports de force, aux rapports de domination. De plus, on sait que cette tendance a ses limites?: comment suffirait-il de faire appel à la responsabilité des individus pour garantir qu’ils règlent ensemble les différends qui les opposent, même en faisant appel à l’intérêt de leurs enfants??
15Dès lors, on comprend que se soient mis en place et développés de nouveaux dispositifs d’intervention s’inscrivant dans cette perspective de l’appel à l’autorégulation, tout en mettant en œuvre des modalités explicites, ou moins visibles, d’imposition des normes. Reflétant notre ambivalence par rapport à la question familiale, ces dispositifs visent à travailler sur les difficultés rencontrées à l’occasion des ruptures familiales en tenant compte du désir d’autonomie des conjoints et des nécessités de la prise en charge commune de leurs enfants.
16Parmi ces dispositifs figure au premier plan la médiation. Née dans les décennies qui ont suivi l’introduction du divorce par requête conjointe, elle se propose de soutenir des conjoints s’adressant à elle volontairement, autrement dit qui sont déjà dans la perspective d’un accord, pour les soutenir dans la mise au point de solutions qui leur conviennent. Figurent également les espaces de rencontre, les lieux d’exercice du droit de visite. Ils offrent aux parents en conflit, ou en très grande difficulté, un lieu d’accueil et un soutien approprié pour éviter que la relation entre un enfant et le parent avec lequel il ne vit pas soit rompue. Dans la même orientation, on peut citer également les dispositifs de visite médiatisée qui, dans des situations familiales dysfonctionnelles, ayant conduit au placement des enfants en institution ou en famille d’accueil, permettent également que soient maintenus certains contacts entre ces enfants et leurs parents, avec un accompagnement approprié.
17Toutes ces interventions, qui ont acquis une visibilité accrue, partagent les mêmes caractéristiques. Ce sont des solutions «?à bas seuil?», par référence à des pratiques développées dans différents secteurs de l’intervention sociale. On y prend les usagers «?tels qu’ils sont?», sans y mettre de préalable, sans chercher à changer leur comportement, sauf pour ce qui concerne précisément leur manière d’être en tant que conjoint et en tant que parent. De plus, dans tous ces services, les modalités d’intervention mises en œuvre tiennent compte de l’idée qu’il est inutile de chercher à faire «?à la place?» des usagers. Au contraire, l’intervention est conçue comme une opportunité qui leur est offerte de prendre leur place en tant que parent, voire en tant que citoyen. Par conséquent, les intervenants se tiennent autant que possible en retrait. Le médiateur se voit, par exemple, comme le facilitateur d’une discussion entre les parties. Dans les espaces de rencontre, l’intervenant se veut discret. Il n’intervient que pour soutenir la prise de contact entre l’enfant et son parent, ou pour empêcher que les contacts ne soient préjudiciables à l’enfant. Dans tous les cas, les intervenants n’ont pas d’attentes précises quant aux déroulements des interactions qui prennent place dans les dispositifs qu’ils construisent. Ces dispositifs sont construits de telles sortes que c’est à leurs usagers qu’il incombe de «?découvrir?» ce qui est attendu d’eux et d’adopter une attitude active en tant qu’ex-conjoint ou en tant que parent.
18C’est ce qui fait la spécificité de tels dispositifs et l’intérêt qu’ils suscitent. Ils réalisent une sorte de «?tour de force?» en offrant une structure qui, en usant simultanément d’obligation et d’incitation, parvient à articuler la volonté des usagers et les attentes sociales ambiantes. Il en résulte, à n’en pas douter, un effet «?d’enrôlement?», qui donne toute son efficacité à ces interventions.
19Il existe bien sûr une gradation dans l’usage qui est fait de l’imposition et de l’appel à la responsabilité, et celle-ci correspond sans doute à une distinction dans les publics qui s’adressent aux différents dispositifs cités. La médiation repose essentiellement sur l’appel à une démarche volontaire des couples qui s’adressent à elle. C’est ce qui fait sa force – et aussi ce qui explique la difficulté qu’elle rencontre à attirer un nombre significatif de clients. À l’inverse, dans les espaces de rencontre, comme dans les dispositifs de visite médiatisée, la dimension d’imposition est bien davantage présente (on retrouve les mêmes familles, notamment, en milieu urbain, celles qui sont issues de l’immigration qui sont les usagers habituels de l’action sociale). Il en résulte des questions qui portent précisément sur la sélection des populations qui font l’objet d’interventions en ce qui concerne les relations enfants-parents. Les questions de parentalité ne sont-elles pas en train de devenir le vecteur d’une nouvelle ingérence dans la vie privée?? Ce constat ne devrait-il pas pousser à chercher de nouvelles formes d’intervention pour les familles qui ont du mal à se situer dans le modèle dominant de la négociation et de la coparentalité??
Conclusion
20J’évoquerai deux points pour conclure – plus politiques et essentiels selon moi – s’agissant de l’intervention sociale en direction des familles.
21En premier lieu, trois caractéristiques des interventions judicaire et sociale en matière familiale me paraissent devoir être questionnées. L’intervention judiciaire est aujourd’hui marquée par la préférence pour des solutions répressives – sans considération du coût qu’elles représentent pour les enfants et les familles, ni des conséquences qu’elles portent en elles, à plus ou moins long terme. Elle est marquée également par des exigences relatives à la rapidité de la réaction des services – qui peuvent se justifier eu égard au souci de ne pas laisser sans réactions institutionnelles des situations dysfonctionnelles ou dangereuses pour les enfants, mais qui peuvent aussi s’avérer incompatibles avec le temps long que nécessitent la maturation des situations et l’action éducative. Enfin, elle porte la marque des mesures de restriction budgétaire découlant de la loi organique relative aux lois de finances (lolf) et de la révision générale des politiques publiques (rgpp) et qui sont difficilement acceptables lorsqu’il s’agit de l’intérêt des enfants.
22En second lieu, revenons un instant sur la question de la diversité familiale. Nous sommes dans une situation dans laquelle la reconnaissance et la valorisation de la diversité des cultures et des fonctionnements familiaux se trouvent affrontées à un mouvement de sens contraire prenant la forme d’exigences très élevées à l’égard des conjoints pour que ces derniers se conforment à la nouvelle figure du «?bon parent?», notamment à l’occasion des ruptures d’union. Or, les attentes relatives à la coparentalité, avec l’appel au maintien du couple parental qu’elle inclut, ne peuvent être entendues et remplies de la même manière par tous les couples et tous les parents. Dès lors existe le risque que toute une partie d’entre eux, incapables de satisfaire aux attentes ainsi exprimées, se voient imposer des formes nouvelles de surveillance, le risque étant alors que la parentalité ne serve de vecteur à la recomposition des modalités de l’ingérence publique dans la sphère familiale.