Notes
-
[1]
Allard L., Vandenberghe F., 2003, « Express Yourself ! Les pages perso entre légitimation techno-politique de l’individualisme expressif et authenticité réflexive peer-to-peer », Réseaux, 21 (117) : 191-219.
-
[2]
Fluckiger C., 2006, « La sociabilité juvénile instrumentée. L’appropriation des blogs dans un groupe de collégiens », Réseaux, 24 (138) : 111-138.
-
[3]
Ibid.
-
[4]
Pasquier D., 2005, Cultures lycéennes. La tyrannie de la majorité, Paris, Éditions Autrement.
-
[5]
Penloup M.-C., 1999, L’Écriture extrascolaire des collégiens. Des constats aux perspectives didactiques, Paris, Esf Éditeur.
-
[6]
Lejeune Ph., Bogaert C., 2003, Un journal à soi. Histoire d’une pratique, Textuel.
-
[7]
Lardellier P., 2006, Le Pouce et la souris. Enquête sur la culture numérique des ados, Paris, Fayard.
-
[8]
Pasquier D., op. cit.
-
[9]
Deseilligny O., 2006, « L’Écriture de soi, continuités et mutations. Du carnet aux journaux personnels sur le Web (1998-2003) », Thèse de doctorat, Université Paris Ouest.
-
[10]
Foucault M., 1983, « L’écriture de soi », in Corps écrit, 5, repris dans Dits et Écrits ii, publié chez Gallimard en 2001 (pp. 1234-1249).
-
[11]
Cardon D., Delaunay-Teterel H., 2006, « La production de soi comme technique relationnelle. Un essai de typologie des blogs par leur public », in Réseaux, 24 (138) : 15-71.
1« Ceci n’est pas un journal intime, ceci est un blog. » La confusion est souvent fréquente, et cette mise en scène de soi prisée par les adolescents est bien destinée à être visitée. L’observation de cette nouvelle forme d’expression questionne les transformations et les constantes liées à l’acte d’écrire dans la construction du sujet.
2L’apparition des blogs et leur succès immédiat auprès du grand public depuis six, sept ans, s’inscrivent dans ce que certains sociologues ont qualifié d’« individualisme expressif contemporain ». Cette dynamique expressiviste [1], à la base de l’identité moderne, s’appuie aujourd’hui sur les outils numériques dans un processus de mise en scène de soi et de bricolage identitaire. L’engouement pour les blogs est à mettre en relation avec l’influence de la société moderne, mais aussi avec la simplification des outils de publication en ligne.
3Dans ce contexte, les blogs constituent des terrains d’observation féconds dès lors que l’on s’intéresse aux formes d’écriture, d’expressivité et de communication contemporaines. S’y cristallisent, en effet, des enjeux liés à la présentation de soi sur un dispositif technologique complexe au sein duquel médias et technologies numériques sont emboîtés. Comme leurs aînés, les adolescents se sont emparés de ces outils pour y partager des photos, des vidéos, des textes, y raconter un peu de leur vie, y présenter leurs proches.
4L’objectif de cet article est de proposer une première comparaison entre des pratiques d’écriture adolescentes liées au média papier et des pratiques d’écriture liées au numérique, et ce, à travers le cas des Skyblogs (la plateforme blogs hébergée par la radio Skyrock, très populaire auprès des jeunes). D’un média à l’autre, d’une génération à l’autre, les procédures, les formes, les enjeux et les intentions se transforment, certes, mais l’on constate aussi la pérennité de certains gestes d’écriture liés à la construction de la subjectivité.
Le blog, un format de publication
5Un blog n’est, au départ, qu’un format de publication, c’est-à-dire un dispositif permettant de rendre publics, sur le Web, des contenus dans une mise en forme spécifique. La démocratisation des outils de publication auprès du grand public permet aujourd’hui à chacun de se créer sans difficulté un site personnel. Les éditeurs de blogs proposent de multiples ressources (fonds d’écran, typographies, modalités d’agencement dans la page, choix des couleurs, etc.) parmi lesquelles le blogueur n’a qu’à choisir pour créer une page personnelle en quelques minutes. Le blog est donc avant tout une architecture logicielle spécifique qui donne lieu à divers types d’appropriation.
D’un point de vue technique, et par rapport à d’autres types de site Web, les blogs se caractérisent par :
- L’empilement des billets, des « posts », selon une présentation chronologique inversée : le billet le plus récent apparaît en premier.
- L’interactivité et la possibilité pour le lecteur d’inscrire des « commentaires » en dessous des billets du blogueur.
- Les listes de liens amis, ou blogrolls : les marges latérales du blog contiennent des listes de liens hypertextuels qui reflètent le réseau social du blogueur : sites préférés, blogs amis, etc.
Communiquer, être connecté
7Ces blogs s’intègrent dans l’ensemble des pratiques sociales et des médias de communication que les adolescents utilisent. En dehors de l’école, la messagerie instantanée, le téléphone portable et les réseaux sociaux leur permettent d’assurer auprès de leurs camarades une « sociabilité en mode connecté [2] », fondée sur des modes d’expression qui leur sont propres. À travers des dispositifs d’écriture différents, ils emploient un langage commun, fortement oralisé, informel (abréviations, phonétique, mélange des codes alphabétique et alphanumérique, usage des smileys), qui rompt avec les pratiques scolaires. Au même titre que d’autres technologies conversationnelles, le blog leur permet de maintenir un contact continu avec les individus composant un groupe. C’est donc moins la fonction traditionnellement réflexive de l’écriture qui est importante que le fait d’être connecté et joignable à travers un média ou un autre. Tout acte d’écriture est ici orienté vers autrui, vers la communication avec l’autre.
La plateforme Skyrock et ses spécificités
8Sur le site Skyrock.com, le nombre de Skyblogs recensés en mai 2009 approche les vingt-cinq millions. Si ce chiffre peut impressionner à première vue, il faut néanmoins le resituer dans le contexte des pratiques de publication cumulatives et éphémères. Car nombreux sont ceux qui ouvrent plusieurs blogs dédiés à des publics et à des thématiques sensiblement différentes. Les adolescents, notamment, ont un rapport à ces outils très ludique et impulsif. De fait, tous ces blogs ne sont pas mis à jour avec la même régularité – lorsqu’ils ne sont pas abandonnés au bout de quelques semaines ou de quelques mois. Compte tenu de la simplicité de création d’un blog et de l’obsolescence de ces outils de publication, le nombre de sites actifs et mis à jour régulièrement est donc largement inférieur au chiffre annoncé.
9Skyblog est historiquement un des premiers hébergeurs de blogs et le premier hébergeur de blogs adolescents. Parmi les raisons qui expliquent le succès de cette plateforme (plus de 90 % des blogueurs sont des adolescents) apparaissent des raisons techniques et des raisons sociales. D’une part, les études sociologiques ont montré que la plateforme se distinguait par une très forte dimension communautaire et des pratiques mimétiques tout à fait nettes visant à l’insertion du jeune dans un groupe. Les adolescents le disent : « J’ai créé mon blog sur cette plateforme parce que mes amis avaient un Skyblog. » Pour Cédric Fluckiger [3], le Skyblog constitue, plus encore qu’un nouveau moyen d’affiliation, un instrument de revendication de l’appartenance au groupe.
10D’autre part, la raison technique de cet engouement massif pour les Skyblogs n’est pas à négliger. Sur un Skyblog, on ne peut pas insérer, dans la liste d’adresses de sites « amis » qui compose chaque blog, des liens hypertextes extérieurs à Skyblog. De sorte que les blogrolls ne peuvent pointer que vers des blogs hébergés par la même plateforme. En revanche, dans les commentaires déposés par des lecteurs, il est possible de glisser un lien hypertexte exogène et d’indiquer l’adresse électronique d’un blog extérieur à Skyblog – ce dont les adolescents ne se privent pas. Mais ce préformatage logiciel tend à renforcer largement l’effet communautaire et la logique d’affiliation dans la mesure où l’exploration des liens amis recoupe des groupes d’adolescents déjà constitués sur lesquels viennent se greffer les amis d’amis, etc. La « tyrannie de la majorité [4]» procède donc autant d’une certaine forme de pression sociale et communautaire que d’une contrainte du support technique.
Des pratiques d’écriture massives et diversifiées
11Pour mieux comprendre les pratiques d’écriture en jeu à travers les blogs d’adolescents, on peut commencer par décrire à grands traits ce qui se dégage des études consacrées aux pratiques manuscrites. Dans son ouvrage, L’Écriture extrascolaire des collégiens, Marie-Claude Penloup [5] s’est attachée à cerner les différentes activités d’écriture ordinaire développées par les adolescents en dehors du temps et des commandes scolaires. Soulignant que « le temps du collège est aussi le temps de l’écriture », elle décrit précisément la diversité des formes d’écriture prisées par les collégiens, depuis celles qui procèdent de la copie de textes, de chansons, de fragments, jusqu’à celles qui relèvent de la créativité et de la production individuelle. Démontant nombre d’idées reçues sur le rapport des collégiens à l’écriture, cette étude souligne dans quelle mesure l’écriture participe de la construction de la personnalité, que celle-ci procède d’un geste de copie, de création ou de récit de soi. Plus encore, l’auteur insiste sur le fait que les collégiens eux-mêmes ne dissocient pas ces activités les unes des autres et les envisagent comme participant d’un geste scriptural fondateur et formateur. Or, traditionnellement, les études portant sur les pratiques d’écriture personnelle associaient le geste scriptural à des formes créatives, sinon artistiques, réduisant ainsi le champ d’investigation et laissant de côté les formes échappant à une intention littéraire ou créative. Les travaux ethnologiques ont contribué à envisager plus largement les pratiques d’écriture et à articuler formes « ordinaires » et formes à vocation plus créative.
Qu’il emprunte la forme d’un journal intime, de cahiers échangés entre camarades, de copies de chansons, de blagues, de citations, de la rédaction de lettres ou de listes, le geste d’écriture manuscrite est assez massivement présent chez les adolescents. Certes, les filles sont traditionnellement plus concernées, plus régulières et plus impliquées dans ces pratiques d’écriture : les différents registres de l’écriture privée (lettres, journal intime, création poétique) ont toujours été dominés par l’écriture féminine. Les sociologues appréhendent à cet égard l’écriture privée comme le vecteur de la construction sociale de l’identité sexuelle. Mais, chez les adolescents, les garçons ne sont pas en reste. Ainsi, comme le souligne Marie-Claude Penloup, les activités d’écriture en hausse chez les garçons (listes utiles et copies de chansons) le sont également chez les filles.
Les déclencheurs de l’écriture de soi
12Les études consacrées à l’écriture de soi chez les adolescents ont identifié deux types fort différents de déclencheurs : d’une part, les crises qui peuvent affecter l’individu et, d’autre part, la relation symbolique, physique et matérielle à un support d’écriture.
13On sait que l’adolescence est une période privilégiée pour l’écriture de soi : la dimension spéculaire de l’écriture permettant à l’individu de prendre du recul par rapport à ses émotions et aux événements qui peuvent marquer son individualité. Dans une approche plus globale, et ainsi que l’a montré Philippe Lejeune [6], les débuts d’un journal sont liés aux périodes de crise que traverse l’individu (dépressions, périodes de vie difficiles, deuils, divorce des parents, mal-être, début de l’âge adulte). C’est la raison pour laquelle la tenue d’un journal intime est une activité souvent liée à une première partie de vie, qu’il s’agisse de la sortie de l’enfance ou de l’adolescence.
14Un second déclencheur de l’écriture de soi réside dans la matérialité du support qui l’accueille. Qu’il soit offert de manière parfois très ritualisée, ou simplement acheté sans occasion particulière, le journal intime à cadenas doré des jeunes filles s’est toujours très bien vendu dans les papeteries. Et, de fait, le carnet reçu en cadeau a souvent favorisé le geste scriptural, jusqu’à être complètement fétichisé et à devenir la condition sine qua non de l’acte même. Par leur dimension symbolique ou chargée d’affect, certains supports semblent ainsi plus incitateurs et connotés par le plaisir que ceux qui véhiculent des connotations institutionnelles.
15Dans cette perspective, le blog a de quoi séduire les adolescents, puisque sa dimension ludique est associée à leur culture numérique [7] et, plus globalement, à une « culture de l’écran [8] » très prégnante. Les pratiques de publication associées au blog montrent un engouement fort des deux sexes pour l’expression et la mise en scène de soi. Contrairement au carnet à cadenas fortement connoté par l’imaginaire féminin, le blog n’est sans doute pas encore chargé culturellement et symboliquement. Plus largement, l’ordinateur modifie les rapports des hommes et des jeunes garçons à l’expression de soi, parce qu’il leur apparaît comme plus ludique et moins scolaire. La machine technologique agit à cet égard comme un instrument qui décomplexe les jeunes garçons par rapport à l’écriture. Enfin, le blog s’inscrit dans ce continuum technologique évoqué par les sociologues, qui permet à tous d’assurer une « sociabilité en mode connecté » d’un support à l’autre.
Herbiers numériques
16Les vidéos, les photos, les textes, les animations, les graphismes qui sont introduits dans les blogs complexifient, en effet, le geste d’« écriture » et le déplacent vers la présentation de soi. La capacité des adolescents d’articuler plusieurs médias, de jouer avec les formes visuelles, sonores, avec les outils informatiques et numériques (logiciels de retouche d’image notamment), est manifeste dès lors que l’on circule sur ces sites.
17Par l’hétérogénéité des contenus qu’ils accueillent, les blogs prennent là le relais de ce que Philippe Lejeune a appelé les « journaux-herbiers » pour décrire le fourre-tout que devient parfois le journal-papier lorsqu’il accueille entre ses pages des tickets de métro, des photos, des places de cinéma, des fleurs séchées, des collages, des dessins, etc. « Herbiers numériques », les blogs donnent à voir, pêle-mêle, sur un autre plan médiatique, ce foisonnement documentaire. Photos personnelles, billets d’humeurs, textes divers rédigés par le blogueur, y circonscrivent une mémoire en construction, rappelant là aussi la fonction de garde-mémoire du journal personnel. Toutefois, la profusion de documents audio, de photos et de vidéos mis en ligne dans les blogs, se situe moins dans un processus individuel de recollection que de partage et d’interactivité avec les lecteurs : un blog sans image et sans vidéo n’est pas visité par les adolescents. Par ailleurs, les traces de soi sont aussi noyées dans d’autres types de contenu, moins personnels (images, photos, quizz et questionnaires disponibles sur Internet, très prisés) qui circulent d’un blog à l’autre, comme un effet de mode. Au final, le blog répercute autant – sinon plus – les tendances graphiques, logicielles et les contenus préformatés que les formes d’expression plus personnelles. Mais cette double dynamique participe d’un même geste d’expression et de mise en scène de soi dans un univers numérique aux routines communautaires et aux conventions très fortes. La multiplicité des textes produits, cités, copiés, manifeste cette intégration documentaire qui participe du mouvement de construction et de bricolage de l’identité numérique adolescente.
Entre reproduction et innovation
18D’une manière générale, l’observation des pratiques d’écriture sur Internet fait apparaître un mouvement double par rapport aux formes d’écriture antérieures sur papier. La comparaison des usages et des formes liés à ces deux médias montre, en effet, une tension permanente entre la reconduction de pratiques et de formes textuelles antérieures, et l’invention de nouvelles formes graphiques, scripturales. À plus forte raison lorsque les usages tâtonnent et explorent les formes d’écriture possibles sur un média donné, cette tension apparaît-elle comme le creuset dans lequel se pose la question du rapport existentiel de l’individu à l’écriture et à sa fonction spéculaire. Les sites personnels qui ont accueilli les premiers journaux personnels en ligne dans les années 1998-2000 faisaient également état de cette articulation entre l’ancien et le nouveau [9] sur le support numérique. Bien sûr, lorsque le média qui accueille ces pratiques d’écriture change, les formes, les modalités et, éventuellement, les destinataires de ces écrits se transforment. D’une génération à l’autre, du carnet aux blogs sur Internet, les pratiques d’écriture adolescentes sont marquées par des gestes qui perdurent dès lors que les intentions qui les portent relèvent de la construction psychique, sociale et culturelle de l’individu, de la compréhension de soi. D’un support à l’autre, certaines pratiques d’écriture sont simplement reproduites, transposées et adaptées sur Internet, tandis que d’autres sont transformées par le média.
Textes importés ou cités, l’écriture-copie
19Corroborant les résultats de l’étude de Marie-Claude Penloup qui soulignait la hausse des pratiques manuscrites de copies de chansons ou de citations chez les collégiens, les blogs donnent à voir et à lire nombre de poèmes, de chansons, de citations. La copie de fragments textuels de genres différents relève des techniques de subjectivation décrites par Michel Foucault et participent de ces « techniques de soi [10] » qui entrent dans la construction de l’individu, tant sur les plans psychologique, émotionnel, qu’intellectuel et social. Pratique de copie transposée, donc, mais adaptée au média Internet, car l’ordinateur permet de copier-coller les fragments plus rapidement que l’activité de copie manuscrite. En outre, le fragment copié ou recopié est souvent illustré et adossé à un autre média. Les chansons se prêtent particulièrement à l’importation-copie à la fois du texte et d’un clip vidéo et musical inséré dans le billet. Outre les chansons, on trouve également des citations issues d’horizons et d’auteurs très divers, recopiées et mises en exergue, éventuellement offertes au commentaire sur certains blogs. Des annuaires de citations permettent aux jeunes blogueurs de s’en procurer aisément. Plus globalement, cette importation de textes participe d’un double processus : d’une part, un mouvement d’appropriation des textes par lequel le sujet apprivoise le sens et, d’autre part, un mouvement d’identification aux textes choisis. Certes, avec la fonction copier-coller, la prise en charge par le sujet est moindre que dans le cas d’une copie manuscrite, mais l’appropriation passe alors par d’autres gestes de manipulation du texte qui le donnent à voir autant qu’à lire. Les jeux typographiques et visuels, les dégradés de couleurs auxquels se livrent les adolescents lorsqu’ils publient une citation ou une chanson relèvent d’une autre forme d’appropriation de leur contenu.
Les questionnaires et les sondages
20Ces jeux formels et typographiques, ainsi que l’importance globale que revêt l’apparence du blog, sont de plus relayés par d’autres types de texte communément répandus sur les Skyblogs. Là encore, dans une approche ludique, ces derniers abondent de questionnaires et de sondages, les premiers procédant de la définition de soi par le blogueur, les seconds de la validation de soi par le lecteur.
21Avec les questionnaires, les adolescents se situent moins dans la narration telle qu’elle se développe dans le journal personnel classique que dans une présentation de soi, brute, parfois sèche, qui peut renvoyer au formulaire. Les questions intimes y sont souvent noyées dans la liste des descriptions plus extérieures (signe astrologique, âge, nombre de frères et sœurs, couleur préférée, etc.), ce qui tend à faciliter la formulation de la réponse. Au-delà du jeu que peut représenter le fait de répondre à un questionnaire, et derrière ce recours à une forme dialogique, pointe le souci de se présenter sans y mettre trop de formes, et qui plus est dans une approche dynamique et attractive qui rappelle la conversation ou l’interview de soi par soi.
22Les adolescents cherchent aussi à capter l’attention du lecteur et à le faire participer au blog, au-delà de la simple rédaction de commentaires. Ils jouent sur l’interactivité du média en lui proposant des formes plus ou moins ludiques d’intervention. Derrière les microsondages et les quizz qu’ils soumettent à leurs lecteurs, perce la volonté de rendre le blog encore plus attractif et, surtout, commenté. Le nombre de commentaires apparaît sur la page d’accueil et constitue l’étalon à l’aune de laquelle la popularité du blog est évaluée par les pairs. Mais, plus profondément, ces quizz sont également adressés aux lecteurs dans un objectif de validation de soi et d’évaluation de sa propre popularité. Ces microsondages à question unique ou multiple interpellent directement le lecteur et appellent des réponses courtes. Ainsi peut-on lire des quizz, du type : « Qu’aimes-tu chez Mouah ? 1) Mes yeux ? 2) Mon look ? 3) Mon style ? 4) Ma gentillesse ? 5) Mon sourire ? 6) Mon charme ? 7) Autres ? (quoi ?) ». Ces sondages s’inscrivent donc à la fois dans une logique de légitimation identitaire et dans la recherche d’une interactivité avec le lecteur : il s’agit autant d’en savoir plus sur soi et sur le regard que les autres portent sur soi-même que d’attirer le lecteur et de le fidéliser par des accroches plus ludiques.
23La présence massive de ces deux formes de texte s’explique par le fait que de nombreux sites proposent aux internautes de créer eux-mêmes des petits questionnaires ou des quizz à copier ensuite sur leurs blogs. Le questionnaire est automatiquement créé à partir des propositions de l’internaute et ce dernier n’a plus qu’à copier le code dans son blog. Là encore, les formes de la validation de soi se trouvent assez standardisées dans la mesure où ces quizz sont la plupart du temps issus de boîtes à outils en ligne.
24Avec les questionnaires à travers lesquels les blogueurs se présentent, comme avec les quizz à travers lesquels ils recherchent l’attention et une validation de leur identité par les lecteurs, la définition de soi se fait par l’intermédiaire d’un jeu écrit dont la dimension informelle est mise en avant. Mais l’on sent bien une volonté d’en savoir plus sur soi et surtout sur le regard que les autres, les pairs, portent sur soi. En creux du blog et de ces jeux d’écriture se joue la construction d’une identité qui utilise le média comme médiation entre soi et soi-même, mais plus encore comme médiation entre soi et l’autre.
Créativité poétique et graphique
25Si les adolescents trouvent sur Internet les matériaux (vidéos, images, photographies, jeux…) qui alimentent leurs billets, ils créent également eux-mêmes des textes poétiques et jouent avec les ressources proprement numériques pour composer des visuels originaux (photos retouchées, dessins Ascii).
26L’écriture de poèmes fait partie des invariants de l’écriture adolescente et, à côté des poèmes copiés-collés d’auteurs célèbres, on trouve çà et là les productions personnelles de certains blogueurs. Il peut arriver que ces poèmes soient directement adressés et destinés à la personne aimée, lectrice du blog.
27Pour mettre en valeur les différents types de contenu du blog, les blogueurs jouent également beaucoup sur l’effet visuel des textes – jusqu’à parfois choisir des alliances chromatiques qui rendent la lecture difficile. À la rigidité de l’interface standardisée des blogs, les adolescents opposent une créativité qui s’exerce au niveau de l’habillage du site, et notamment des couleurs, des graphismes et des jeux sur les caractères. En ordonnant la matérialité du texte avec les outils de publication dont ils disposent, ils travaillent sa dimension visuelle, son image. Le travail formel qu’ils réalisent avec les outils numériques fait de l’acte de publication un geste qui contribue à définir l’identité de leur blog et, au-delà, l’identité numérique qu’ils se construisent. De même, à la croisée entre exposition de soi et créativité technologique, les montages photographiques sont très utilisés par les adolescents qui personnalisent leurs photos en les retouchant. Ces montages impliquent un travail de stylisation dans la présentation de soi et dans la représentation de l’entourage du blogueur qui passe ainsi par toutes les ressources graphiques et scripturales offertes par le média : jeux sur les couleurs, les cadres de photo, mais aussi sur l’introduction de légendes ou de titres sur les photos. Les savoir-faire et les astuces techniques des uns sont communiqués aux autres par l’intermédiaire des commentaires et des forums de discussion, favorisant ainsi une espèce d’émulation créative.
28Au-dessous des photos, de courts textes accompagnent toujours les différentes formes de l’écriture de soi. Les légendes peuvent être envisagées comme des fragments textuels qui contribuent au récit de soi ou, du moins, à la construction de la mémoire individuelle. Ici, en outre, elles sont destinées au partage de ces photos, à la constitution d’albums communs à des groupes d’adolescents : Hélène Delaunay-Tétérel parle de « culture du remix [11] » pour souligner le fait que les adolescents s’échangent des photos, les copient et construisent ainsi une mémoire collective. Les blogs représentent des supports de mémoire de l’entre-soi adolescent.
Enfin, parmi les savoir-faire hérités d’autres formes de communication électronique, on trouve les dessins composés avec les caractères alphanumériques. Ces pratiques, cantonnées naguère à l’univers du Minitel et à la pratique d’informaticiens chevronnés, se sont répandues sur les chats et apparaissent désormais dans nombre de blogs d’adolescents. Le clavier de l’ordinateur est ainsi mis au service de l’expression de soi, puisque les lignes de caractères Ascii composent des dessins, permettent la figuration d’objets, de symboles ou de personnages. Ces dessins Ascii sont très populaires et expriment la rencontre entre une culture de l’écran et un désir d’expression de soi qui n’emprunte pas les canaux et supports classiques.
Faut-il encore parler d’écriture ?
29Peut-on encore parler d’« écriture » pour décrire ces manipulations d’outils, de fragments photographiques, audiovisuels, textuels ? Les adolescents excellent dans la mise en relation de tous ces médias, dans leur maîtrise technique. Certains gestes faisant intervenir des formes écrites anciennes sont, en effet, transférés du papier au Web, tout en sortant de la sphère privée. D’autres formes de créativité numérique qui relèvent également de la définition de soi apparaissent et transforment le geste spéculaire en quête d’assentiment.
30L’écriture numérique a, dès lors, vocation au partage, à la reconnaissance de soi par les pairs à travers les commentaires qu’ils déposent sur le site. La présentation de soi devient un exercice très codé, marqué par une culture numérique foisonnante et dynamique. Un certain jeu social de mise en scène de soi se lit d’un blog à l’autre, sans que les adolescents en aient toujours conscience. La réflexivité naguère recherchée dans la rédaction d’un journal prend ici la forme du regard que l’autre pose sur le blog.
31Mais que l’on se rassure, le blog ne remplace pas, dans les usages que les adolescents en font, le journal intime ou la tenue d’un carnet de citations, de poèmes, d’histoires inventées, réservé à la sphère privée. Les supports sont dissociés, mais ils se complètent, les usages se différencient, concourant à une même construction de l’individu et de sa subjectivité.
Notes
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Allard L., Vandenberghe F., 2003, « Express Yourself ! Les pages perso entre légitimation techno-politique de l’individualisme expressif et authenticité réflexive peer-to-peer », Réseaux, 21 (117) : 191-219.
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[2]
Fluckiger C., 2006, « La sociabilité juvénile instrumentée. L’appropriation des blogs dans un groupe de collégiens », Réseaux, 24 (138) : 111-138.
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[3]
Ibid.
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[4]
Pasquier D., 2005, Cultures lycéennes. La tyrannie de la majorité, Paris, Éditions Autrement.
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[5]
Penloup M.-C., 1999, L’Écriture extrascolaire des collégiens. Des constats aux perspectives didactiques, Paris, Esf Éditeur.
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[6]
Lejeune Ph., Bogaert C., 2003, Un journal à soi. Histoire d’une pratique, Textuel.
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Lardellier P., 2006, Le Pouce et la souris. Enquête sur la culture numérique des ados, Paris, Fayard.
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[8]
Pasquier D., op. cit.
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[9]
Deseilligny O., 2006, « L’Écriture de soi, continuités et mutations. Du carnet aux journaux personnels sur le Web (1998-2003) », Thèse de doctorat, Université Paris Ouest.
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[10]
Foucault M., 1983, « L’écriture de soi », in Corps écrit, 5, repris dans Dits et Écrits ii, publié chez Gallimard en 2001 (pp. 1234-1249).
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[11]
Cardon D., Delaunay-Teterel H., 2006, « La production de soi comme technique relationnelle. Un essai de typologie des blogs par leur public », in Réseaux, 24 (138) : 15-71.