1La création d’un lien de confiance réciproque entre parents et professionnels est essentielle pour l’enfant accueilli en crèche. En quoi ce lien s’avère-t-il nécessaire ? Quels en sont les enjeux ? les difficultés ? Quelles peuvent être les conséquences lorsque celui-ci dysfonctionne ? L’auteur revient sur ces questions et montre en quoi l’édification d’un cadre contenant pour l’accueil parents-enfants et le fait d’envisager les relations parents-professionnels en termes d’interactions partenariales sont indispensables au bon fonctionnement de cette triade.
2La raison principale qui amène des parents à confier leur enfant à une crèche collective relève d’une motivation pratique. Il s’agit de trouver un mode de garde adapté à des horaires de travail pour les deux parents. Ils attendent donc, en premier lieu, de bénéficier d’une structure qui gardera leur enfant pendant leur temps de travail. D’emblée, une première remarque s’impose. Il importe de préciser la différence entre accueillir et garder un enfant. Actuellement, un glissement sémantique du terme « accueil », opéré par les institutions, pourrait faire croire que la crèche se résumerait à un lieu d’accueil. La crèche, en tant que lieu d’accueil, est une structure organisée pour accueillir des bébés et assurer aux parents un service de garde pour leur enfant. Une représentation idéalisée ferait de la crèche collective un moment d’accueil « perpétuel » plutôt qu’une organisation chargée d’assurer des services de « garde » des enfants pour le temps où les parents ne sont pas présents. On peut aisément concevoir que si l’accueil se résume, pour le professionnel accueillant, à se comporter et à recevoir le bébé d’une manière aimable et bienveillante, alors il est en droit de se poser les questions suivantes : « Est-ce que j’accueille un enfant sept heures par jour ? Suis-je toujours en mesure d’être accueillant pour l’enfant sur les différents temps de la journée ? » Certes, l’accueil est de la responsabilité du professionnel, mais il est aussi une affaire organisationnelle et relève d’un travail de réflexion institutionnelle.
3Étymologiquement, le terme « accueil » a d’abord signifié « assemblée », « lieu de réunion », et le mot « accueillir » a eu le sens de « réunir », « associer », « prendre », « saisir », avant d’avoir sa signification actuelle de « recevoir quelqu’un » (au xiiie siècle).
4Ainsi, l’accueil marque le premier temps d’une rencontre. On est bien ou mal accueilli. L’accueil est une démarche active qui suppose de pouvoir s’ouvrir à l’autre et à la relation d’inconnu. C’est dire que ce temps d’accueil en crèche, qui instaure un lien entre accueillant et accueilli, inclut de proposer une situation et un cadre contenants afin de construire des liens unissant la triade enfant-parents-professionnels. On ne peut pas réduire l’accueil du bébé à la crèche à une relation duelle enfant / professionnel ; il est nécessaire de prendre en compte l’institution accueillante et l’équipe de professionnels. Penser la place de l’enfant en crèche, c’est penser l’environnement de l’enfant dans son ensembleen termes de soins et d’accueil. La crèche est un environnement qui accueille et qui prend soin de l’enfant. Au-delà de l’accueil, qu’attendent les parents de la part des professionnels ? Plus ou moins explicitement que leur enfant mange bien, soit changé, protégé et dorme bien. Ce sont là des besoins fondamentaux auxquels renvoient d’ailleurs les différentes acceptions du mot « crèche » : manger, se protéger et dormir. Ce sont d’ailleurs les termes que l’on retrouve dans la définition du mot « crèche » dans le Grand Robert de la langue française [1] : « 1. Mangeoire pour les bestiaux : auge, râtelier (la crèche de Jésus). 2. Établissement, asile destiné à recevoir dans la journée les enfants de moins de trois ans : garderie, pouponnière. 3. (familier) Chambre, maison (crécher). »
5Évidemment, les besoins du jeune enfant ne se réduisent pas à ces trois dimensions. Car, si accueillir et garder des bébés se limitaient à ces besoins fondamentaux, pourquoi autant de professionnels seraient nécessaires au fonctionnement de la crèche ? Il s’agit, pour les professionnels en responsabilité d’accueillir et de s’occuper des jeunes enfants, de développer des actions qui contribuent à leur éveil, à leur bien-être psychique et à leur développement global (psychomoteur, affectif et relationnel).
6La crèche est donc un espace qui va impliquer de multiples acteurs : des enfants et leurs parents, des éducatrices de jeunes enfants, des auxiliaires de puériculture, des agents techniques chargés de la propreté et de l’hygiène de la structure, un médecin-pédiatre, une psychologue, une directrice d’établissement ayant une formation de puéricultrice ou d’éducatrice de jeunes enfants. On peut penser cet espace dans sa double dimension interactionnelle et interlocutoire : un lieu où sont engagées une pluralité d’actions soutenues par des actes de parole. Parents, professionnels et enfants vont s’inscrire dans cette trame communicationnelle qui va construire un système interactif où chacun affecte l’autre et est affecté par l’autre. Par ailleurs, il est inévitable que cet espace où se rencontrent parents et professionnels soit soumis à de multiples tensions, oppositions, voire conflits, car les représentations éducatives des parents qui sous-tendent leurs demandes ou leurs exigences peuvent parfois se heurter à des savoirs professionnels différents et à une réalité institutionnelle porteuse d’autres valeurs. Car, inévitablement, ce qui est permis ou défendu, ou encore ce qui relève de la contrainte ou de la liberté se négocient différemment à la maison et à la crèche. Il s’agit alors d’accepter de se dessaisir, pour un temps, de son rôle éducatif au profit du professionnel, ce qui suppose nécessairement confiance et sécurité dans ce relais éducatif de la part du parent.
7Du côté des professionnels, leurs références théoriques et pratiques doivent demeurer des repères et non des schémas éducatifs préconstruits. Ce à quoi s’ajoute, pour le professionnel, la gestion délicate entre sa fonction institutionnelle prescrite et sa conception personnelle de son rôle d’acteur. L’écueil consiste à ne pas savoir éviter la réification des rôles de chacune des parties, fixées sur leur position respective constituée de normes, de représentations, d’actes, qui se révéleraient inconciliables. Là où l’intérêt de l’enfant devrait primer et où il s’agirait de travailler de concert entre parents et professionnels pour être au plus proche de sa réalisation, une méfiance réciproque vient obérer l’objectif visé, les uns mettant en doute les compétences ou la motivation des autres.
L’enjeu du lien entre parents et professionnels concerne alors la capacité de chacune des parties de coconstruire une relation unifiant les parents et l’équipe autour de l’enfant. Pour les parents, il importe de se sentir impliqués plutôt que convoqués (aux réunions, aux groupes, aux projets) ; pour les professionnels, il importe de se sentir reconnu auprès des parents comme participant à l’éducation de l’enfant qui leur est confié et non comme un simple « prestataire de service ». La logique politico-économique qui sous-tend l’émergence des notions contemporaines d’« usager » et de « service » rend parfois problématique les relations parents-professionnels en termes de convergence d’intérêts. Comme le souligne le sociologue M. Chauvière (2003, p. 19), « les matrices historiques qui organisaient les relations des différents acteurs autour de l’enfant se déforment et certaines se transforment. Deux lignes un peu contradictoires émergent ; d’une part, la logique du droit des usagers dans lequel tout naturellement les parents trouvent quelques légitimités additionnelles pour agir et, d’autre part, l’utilitarisme comme critère princeps de management des offres de service, qui porte évidemment en lui-même le risque de quelques conséquences drastiques ou de normes étrangères imposées à l’activité elle-même ». Le droit de l’usager à l’offre de service ne peut se faire au détriment d’une réflexion sur le travail psychique auquel est soumise l’équipe dans sa tâche éducative. Il faut du temps pour des espaces d’analyse de ce qui se joue collectivement dans l’accueil à la crèche.
La dimension institutionnelle dans la triade parents-enfant-professionnels
8Dans la réalité, les moments d’échanges entre les parents et les professionnels chevauchent souvent le temps quotidien de séparation et de retrouvailles entre le parent et son enfant. Les recherches en psychologie du développement ont montré le caractère inné de l’intersubjectivité chez le nourrisson et sa grande sensibilité aux états subjectifs de son entourage (Trevarthen P., Aitken D., 2003). Or, la séparation que la crèche impose aux enfants et aux parents engendre ou met en relief des émotions fortes et des anxiétés. Il est important de garder à l’esprit que le lien qui se tisse entre parents, enfants et professionnels est influencé par cette problématique séparation-retrouvailles. Comprendre les effets anxiogènes de la séparation et le devenir de ces anxiétés suppose de pouvoir préalablement les repérer chez les enfants et les parents. Cela passe par une observation effectuée lors du temps d’accueil et de transmission entre les parents et les professionnels. Dès lors, comment traiter ce « destin » des angoisses de séparation ? Pour l’équipe, il s’agit de réfléchir à la façon dont elle est en mesure de recevoir, de contenir et de transformer les anxiétés primitives de l’enfant et les émotions des personnes qu’elle accueille. D. Mellier, psychanalyste, constate que la vie de la crèche est traversée par les émotions que suscite le fait de s’occuper de bébés, et que cela induit un véritable travail psychique pour tous les partenaires impliqués (Mellier D., 2000).
9Comment ce travail psychique et les effets de l’inconscient peuvent-ils être abordés à la crèche en relation avec la problématique du lien parents-professionnels ? La référence à la notion d’« enveloppe du groupe » en relation avec celle de « fonction contenante » (Anzieu, 1993) permet de penser le tissage de l’attention nécessaire pour contenir les anxiétés des bébés et les éventuels mouvements dépressifs ou persécutifs du parent dans le temps de la séparation.
10Accueillir l’enfant en crèche collective, c’est mettre en place un système d’enveloppes qui permette de contenir non seulement les anxiétés des bébés, mais aussi celles des parents que reçoivent des professionnels de l’équipe, ou encore celles de l’équipe elle-même. Il s’agira pour l’équipe de se doter d’un moyen de traiter groupalement ces anxiétés (Mellier, 2000).
11Je propose de considérer une équipe comme un groupe au sens que lui confère D. Anzieu (1984, p. 200) : « Un groupe est une enveloppe qui fait tenir ensemble des individus. Tant que cette enveloppe n’est pas constituée, il peut se trouver un agrégat humain, il n’y a pas de groupe. » Pour l’individu comme pour le groupe, il est nécessaire de se constituer une enveloppe qui le contienne, qui le délimite, qui le protège et qui permette des échanges avec l’extérieur – ce que D. Anzieu a appelé le « Moi-Peau » (1974). Le groupe est conçu comme une enveloppe vivante ayant une membrane à double face. L’une est tournée vers la réalité extérieure, physique et sociale, notamment vers d’autres individus ou d’autres groupes. Par cette face, l’enveloppe groupale édifie une barrière protectrice contre l’extérieur. S’il y a lieu, elle fonctionne aussi comme filtre des énergies à accueillir et des informations à recevoir. C’est le contenant. L’autre face est tournée vers la réalité intérieure des membres du groupe. Elle se constitue à partir de la projection que les individus font sur elle de leurs fantasmes et de leur vie subjective. Par cette face interne, l’enveloppe groupale permet l’établissement d’un état psychique transindividuel que D. Anzieu appelle le « soi du groupe ». Rapporté à la situation de la crèche, on pourrait parler du « soi de l’équipe », considérant que les différents membres partagent une réalité psychique de groupe et ont un sentiment d’appartenance à ce groupe. Ce « soi de l’équipe » est le contenant à l’intérieur duquel une circulation fantasmatique et identificatoire va s’activer entre les personnes. C’est le contenu.
12Ce système d’enveloppes va avoir plusieurs fonctions en relation avec la nécessité de traiter les anxiétés infantiles et parentales : de construire un contenant, d’avoir une fonction de pare-exitation, d’établir une limite entre intérieur et extérieur et de maintien du psychisme (le « holding » de D. W. Winnicott). La tâche de l’équipe va donc être de créer une enveloppe psychique d’équipe qui puisse assurer ces différentes fonctions dans l’objectif de son travail d’accueil de l’enfant.
Le lien parents-professionnels du point de vue de la dynamique de l’équipe
13Cette fois encore, je me référerai aux travaux de D. Mellier (2000) qui a étudié le phénomène du « chouchou » et du « bouc émissaire » à la crèche en lien avec les enjeux narcissiques qu’ils représentent pour une équipe. Je crois qu’on peut également rapporter ce phénomène aux parents : parents « chouchous » ou parents « boucs émissaires ».
14À l’inverse du phénomène du chouchou, il existe un type de lien qui peut être marqué par une intolérance narcissique entre l’accueillant (le professionnel) et l’accueilli (le bébé) : D. Mellier parle d’une « relation privilégiée négative ». Face à ce type de relation, comment l’équipe peut-elle la contenir ? Cette relation privilégiée négative peut être à l’origine de conflits dans l’équipe ou bien devenir la base pour de nouveaux projets d’équipe. Pour contenir ce phénomène du bouc émissaire, l’équipe doit être capable de lutter contre sa propre agressivité, réorienter son intérêt pour transformer son cadre et devenir plus attentive aux enfants. D’une façon plus générale, c’est au modèle freudien du « narcissisme des petites différences [2] » que D. Mellier se réfère pour comprendre ce phénomène de bouc émissaire.
15En ce qui concerne les conflits au sein d’une équipe, cette dernière est souvent le lieu où se déplace ce qui n’arrive pas à se contenir dans la « relation négative privilégiée ». Si l’on peut saisir le sens de ces conflits, alors ils peuvent être utilisés, d’après D. Mellier, comme des « passages obligés » pour construire un projet d’équipe.
16Comment se présentent ces conflits d’équipe ? Ils sont illustrés par des phénomènes de lutte idéologique ou de territoire, d’absentéisme ou de repli sur le groupe. En accord avec D. Mellier, je pense que c’est ici la question du narcissisme de l’équipe qui est en jeu. Les effets destructeurs dans le lien accueillant-accueilli renvoient à la haine que l’adulte peut éprouver lorsque l’enfant ne correspond pas à l’image d’un enfant idéal fantasmé par l’adulte. Aussi, quand l’équipe peut dépasser le modèle de l’enfant « parfait », « merveilleux », alors le projet d’équipe devient réaliste. Contenir la violence et l’intolérance narcissique passe par la réalisation d’un espace de compatibilité des idéaux de chacun (Mellier, 2000).
17On peut transposer, il me semble, ce modèle de l’enfant bouc émissaire aux parents. Les parents peuvent faire vivre à l’équipe ce type de « relation privilégiée négative ». L’équipe est alors confrontée à son rejet, sa haine vis-à-vis du parent qui ne colle pas à l’image d’un parent idéal fantasmé par l’adulte. Ces parents mettent le narcissisme de l’équipe à rude épreuve. En miroir à l’enfant belliqueux, épuisant pour les professionnels, mobilisant le rejet, se répercute l’image du parent agressif, assommant, incompétent. Une boucle rétroactive de disqualification réciproque est alors activée. Ces projections réciproques bloquent toute compréhension de ce qui se joue tant au niveau de la réalité que du fantasme. À un niveau inconscient, des fantasmes relatifs aux figures parentales internalisées peuvent être inducteurs de cette disqualification réciproque.
18Du côté des professionnels se réactivent projectivement les liens négatifs à leurs propres parents, dont ils se débarrassent sur les « mauvais » parents. Du côté parental, les liens négatifs infantiles aux propres parents entrent également en jeu, à travers la problématique d’être un bon parent : « Est-ce qu’à travers mon enfant, je vais être reconnu comme un bon parent ? Suis-je un parent capable ? en ai-je les compétences ? » Le jugement que l’enfant devenu parent a porté sur ses propres parents peut être menaçant ou déstabilisant. L’image dépréciatrice de l’enfant portée sur ses parents fragilise le parent en raison d’une identification négative à ses propres parents. Le parent a peur d’être jugé par les autres dans sa fonction parentale de la même façon qu’il a jugé ses parents (Houzel, 2003).
Pour conclure
19Comment faire pour construire des liens impliquant enfant-parents-professionnels afin qu’ils puissent être acteurs ensemble, tout en permettant à chacun d’identifier sa place respective ? Il s’agira de penser la création d’espaces d’échanges pour élaborer les angoisses et les craintes et de coconstruire des liens parents-professionnels à partir du travail de mise en place d’une enveloppe groupale d’équipe. On peut, dès lors, envisager la crèche comme un contenant pour la famille et pour l’équipe en termes de coconstruction d’une « enveloppe partenariale » (Parret, Iguenane, 2006). C’est la constitution de cette enveloppe groupale d’équipe qui pourra servir de contenant entre les partenaires de la triade parents-enfant-professionnels dans les différents temps de rencontre que sont les temps d’accueil du matin et de retrouvailles en fin de journée, les réunions parents-professionnels, les entretiens, et les fêtes qui jalonnent la vie de la crèche.