Couverture de JDP_236

Article de revue

L'intégration sociale des enfants sourds

Pages 54 à 59

Notes

  • [1]
    Nommément, l’« évaluation » généralisée et ses « démarches qualité » qui traversent actuellement les secteurs sanitaire et médico-social et n’ont d’autre efficace que la prétention dénuée de tout moyen de faire coller les mots aux choses…
  • [2]
    Cf. la loi 2002-2 de rénovation de l’action sociale et médico-sociale ; la loi du 11.02.05 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées.
  • [3]
    C’est bien la raison pour laquelle la mise en place des programmes de dépistage précoce de la surdité n’est pas sans soulever d’épineuses questions éthiques. À considérer, d’un côté, les effets structurellement délétères de l’annonce de ces diagnostics et, de l’autre, le caractère fondamental des premières interactions mère-enfant.
  • [4]
    Ebersold S., 2004, « Le sessad et l’environnement de l’enfant et de l’adolescent », Communication dans le cadre des journées nationales de formation des personnels des sessad, Saint-Malo, les 25 et 26 novembre 2004.
  • [5]
    Dolto F., 1982, « Communication en psychanalyse », conférence lors du stage 2LPE, à Marseille, en juillet 1982, citée par Eugène C.
  • [6]
    Le Corps P., citoyenneté, santé, prévention, www.eduscol.education.fr/D0004/lecorps.pdf

1Parler de l’intégration sociale des enfants et des adolescents sourds nécessite de poser la question de l’accès à leur autonomie. Dans ce cadre, et au-delà des difficultés qu’elle engendre, qu’est-ce que signifie plus particulièrement cette problématique de la surdité ? Quelles en sont les conséquences ? Quelles répercussions a-t-elle sur le désir des parents face aux exigences de la société ?

2

« L‘expérience morale comme telle, à savoir la référence sanctionnelle, met l’homme dans un certain rapport avec sa propre action qui n’est pas simplement celui d’une loi articulée, mais aussi d’une direction, d’une tendance et, pour tout dire, d’un bien qu’il appelle, engendrant un idéal de la conduite. Tout cela constitue, à proprement parler, la dimension éthique et se situe au-delà du commandement, c’est-à-dire au-delà de ce qui peut se présenter avec un sentiment d’obligation. »
(Lacan, 1986, p. 11.)

3Par cette restitution des coordonnées de l’éthique formulées par J. Lacan, je souhaite introduire la problématique qui sous-tend, à mon sens, l’actualité du questionnement relatif à l’intégration sociale des enfants et adolescents atteints de surdités. A contrario d’orientations sociétales et politiques contemporaines, on ne saurait se satisfaire, s’agissant de la prise en soin des enfants et adolescents atteints de surdité comme ailleurs, des seuls mots du législateur pour viser la résorption de difficultés jusqu’alors tenues pour indépassables. On ne saurait s’en remettre à l’idéologie de l’efficience et aux procédures qu’elle détermine [1] pour s’assurer des conditions nécessaires du vivre-ensemble, d’un lien social permettant une intégration véritable des personnes déficientes auditives dans la communauté. Il apparaît alors impératif aux professionnels du soin de réfléchir à la manière de s’approprier les obligations que dispose la loi dans l’intérêt même des personnes qu’elle prétend viser [2], en tenant compte de l’alliage constitué de l’expression de leurs besoins et de leur désir.

4Quelles orientations de travail pour que les besoins des enfants et adolescents déficients auditifs ne soient pas objets, captés par une idéologie qui, de se soucier prioritairement de limiter les effets de l’expression d’une souffrance – celles de parents d’enfants déficients auditifs, d’adultes sourds témoignant de leur parcours éducatif, mais aussi de tous ceux qui s’y identifient –, ne véhicule qu’une illusion de la prise en considération de leur intérêt particulier ? On peut rappeler que, dans le champ qui nous occupe, bien avant l’obligation faite par le législateur aux établissements scolaires d’accueillir en leur sein les enfants porteurs de handicaps, la militance parentale a rendu possible une scolarisation des enfants déficients auditifs en milieu scolaire ordinaire. Cette militance visait à ce que les parents ne fussent plus contraints de se résoudre à l’inéluctable d’une scolarisation de leur enfant sourd en établissement spécialisé, et d’ajouter à leur douleur d’être parents d’un enfant handicapé celles d’être atteints dans leurs fonctions d’éducateurs et de devoir entériner l’intangible limitation des options socioprofessionnelles dédiées aux personnes handicapées.

5À partir de ma pratique auprès d’enfants et d’adolescents déficients auditifs, de leurs parents et d’une élaboration avec les autres professionnels, je propose de soumettre à la réflexion quelques balises pour une prise en soin visant la favorisation du processus d’intégration sociale des enfants et adolescents déficients auditifs, c’est-à-dire de tenter de dire quelque chose de la direction et de la manière avec laquelle les professionnels des services de soin, mandatés par les parents des enfants déficients auditifs, peuvent concevoir et s’approprier leurs missions à partir de ce qui les définit et les encadre légalement (annexes xxiv quater, loi 2002-2…). Dans ce cadre, je ne saurai entrer dans le détail des différentes dimensions de ce que recouvre le travail auprès des enfants et des adolescents déficients auditifs, pas plus que je ne prétendrai étendre mon propos à ceux dont la surdité se trouve intriquée dans d’autres handicaps ou pathologies.

Se réapproprier un projet pour son enfant

6Les pratiques de soin se trouvent actuellement infiltrées par une promotion des « droits de l’usager » avec pour pendant un « droit à l’information » sommé de déboucher sur un idéal de « transparence ». À cette illusion de l’information généralisée s’articule, du côté des institutions ayant mission de prendre soin d’enfants, cette autre promotion démagogique de laisser les parents exercer inconditionnellement leur choix entre les différentes options éducatives et thérapeutiques pour leur enfant handicapé, sur le modèle de celui qui s’opère pour un bien de consommation.

7Après les temps d’une institution dénoncée comme toute-puissante, seule détentrice du savoir éducativo-thérapeutique, et s’arrogeant, de cette place, la légitimité de décider pour les parents, comment penser que la promotion de l’exact opposé serait davantage de nature à prendre en compte les besoins et le désir propres d’un enfant atteint de surdité ? D’où les parents d’enfants atteints de handicaps pourraient-ils, d’emblée, opérer ce prétendu choix, si ce n’est depuis leur douleur ? On ne saurait éthiquement entériner que le parent d’enfant handicapé pût être identifié, ainsi que le souligne H. Ledoux, à un « acteur rationnel » pouvant s’inscrire dans « un rapport consensuel à la grande table des professionnels », soit « en état de lévitation sociale, nécessairement dans l’essentiel » (Karsz, 2004). « Cet égalitarisme idéologique, ainsi que poursuit H. Ledoux, constitue une forme de violence à l’encontre de la personne qui souffre, car sa demande spécifique, qui traduit l’expression de sa souffrance, ne peut être recevable dans un tel contexte qui la met dans la position intenable d’être son propre thérapeute. »

8Je souhaite appuyer, pour ma part, qu’il y a par conséquent erreur à considérer qu’il s’agirait pour les professionnels de relâcher quelque entrave afin qu’un improbable libre choix parental puisse advenir ; cela reviendrait à nouveau, de surcroît, à rejeter la parentalité du côté de la nature, de l’instinct. L’enjeu préalable du travail avec les parents d’enfants sourds doit se saisir dans la problématique d’une réflexion sur la manière de leur permettre de se réapproprier un projet en prenant en considération non seulement l’expression de leur propre douleur, mais aussi le désir et les besoins particuliers de leur enfant. Cette réappropriation en passe nécessairement par l’autre, soit, spécialement, les professionnels que rencontrent les parents. Si les professionnels se doivent de faire exister aux yeux des parents ce qui est possible pour leur enfant, ils ne peuvent toutefois se cantonner à la seule délivrance d’une information prétendument neutre. Quel en serait alors le bénéfice pour les parents au regard de la consultation sous quelque modalité que ce soit d’une simple base de données ? Toutes les idées, toutes les orientations, tous les choix possibles ne sont pas équivalents en tant qu’aucun n’est indépendant du contexte singulier qui lui préside. C’est seulement après le premier temps de la réappropriation d’un projet pour leur enfant sourd, tel qu’en passant par les professionnels et la part de subjectivité qui détermine leur travail – temps logique, temps qui se rejouera nécessairement –, que les parents pourront se constituer une capacité d’opérer des choix éducatifs.

Concevoir un projet éducatif pour une multiplicité de liens

9« Amener les enfants à être le plus autonomes possible ! » Ce leitmotiv qui fait sens commun dans le secteur médico-social s’entend toutefois généralement selon une acception dégradée en « indépendance », soit en autant d’objectifs visant à ce que l’« usager » puisse faire seul, en se passant de l’autre, autant que faire se peut. Cette pente d’une autonomie appréhendée comme « autonomie-domination », ainsi que l’épinglent M. Benasayag et G. Schmit, incline à délivrer une aide conçue aux fins de dominer au mieux son milieu, son corps, sa psyché et ses symptômes, dont se déduit la logique qu’« il n’y a aucun intérêt à tenter de comprendre le message ou la difficulté existentielle qui se cache dans le symptôme, dans un comportement. Car il s’agit d’être un loup performant, de dominer tout, y compris ses pulsions […] dans le but de les canaliser pour une vie productive et utilitariste ».

10Pourtant, il apparaît que la notion d’autonomie peut être autrement heuristique afin d’orienter le travail avec des enfants handicapés, lequel, au-delà de ses modalités spécifiques, vient mettre en lumière les besoins éducatifs propres à tout enfant. Le terme « autonomie » vient du grec autonomos, de autos : « le même », et nomos : « la loi », le tout signifiant l’obéissance à la loi que l’on s’est prescrite. Il se déduit de ce rappel étymologique que la notion d’autonomie contient en elle la dimension éthique en tant que la personne autonome est celle qui est régie par les lois qu’elle s’est données à elle-même, qu’elle s’est appropriées. L’appropriation de ces lois en passe par la nécessité de liens aux autres, le développement de ces liens étant la condition même, pour les sages tel saint Paul, de la liberté.

11Aussi, travailler avec les familles et les partenaires institutionnels pour que l’enfant tende vers une autonomie maximale, en tant qu’elle déterminera l’exercice de sa liberté, nécessite de réfléchir à la conception d’un projet de soin visant à ce que l’enfant ou l’adolescent soit en mesure de se constituer « une multiplicité de liens ». Parce que nous existons, opérons des choix, choisissons des directions à partir de nos manques et de notre vulnérabilité (Kristeva J., 2005), nous sommes d’autant moins atteints par les limitations que nous impose la réalité extérieure que nous vivons dans un rapport d’interdépendance, dans un réseau de liens aux autres.

Favoriser le processus d’intégration sociale

12Le terme d’« intégration » s’est particulièrement chargé d’ambiguïtés à travers l’histoire des soins appliqués aux enfants sourds. Aussi n’est-il probablement pas vain de rappeler que le substantif « intégration » désigne l’opération d’un groupement en un tout et le verbe « intégrer » un mouvement consistant à faire entrer dans un ensemble plus vaste.

13Il n’est raisonnablement plus possible de mettre en doute que la scolarisation ordinaire est bien de nature à favoriser l’autonomie des enfants, à ce qu’il leur soit possible de se créer une multiplicité de liens. En effet, l’école de la République structure l’enfant en apportant une culture construisant à la fois sa personne et son existence dans la vie collective. En apprenant à travailler et à vivre ensemble, l’école répond aux besoins de l’enfant de se transformer au contact des connaissances et dans la relation aux autres dans leur diversité. Elle forme des citoyens, introduit enfants et adolescents à une culture commune de savoirs et de valeurs créatrices de liens entre les personnes et les générations.

14Je propose de bien distinguer scolarisation en milieu ordinaire et intégration ; il s’agit de limiter l’amphibologie de la notion d’intégration en mettant l’accent sur le fait que la scolarisation en milieu ordinaire décrit une modalité et que l’intégration désigne un processus. L’intégration est le processus qui permet le tissage d’une multiplicité de liens, qui permet de tendre vers une autonomie maximale. Si, de manière optimale, elle s’étaie, prend pour matrice une scolarisation en milieu ordinaire, elle n’y est ni réductible ni superposable. La prise en compte de l’enfant sourd ne saurait se trouver résorbée par la seule possibilité légale et logistique de lui ménager une place physique au sein de l’école républicaine. L’authenticité d’une démarche intégrative se reconnaît en ce qu’elle est nécessairement coûteuse, en ce qu’elle procède d’un processus au long cours qui ne peut que relever d’un engagement collectif des différents professionnels dans un questionnement, des élaborations, un partage des expériences et une alliance avec les parents. L’intégration implique une société tout entière, en ce qu’elle se reconnaît dans ceux qui s’écartent des normes qu’elle sécrète et en les reconnaissant comme égaux et singuliers à la fois. L’intégration relève ainsi d’une volonté politique : elle ne peut reposer sur la générosité d’individus ; elle ne peut se concéder par charité. Elle est, au contraire, un droit fondamental qui se donne comme expression du principe de solidarité permettant à tout être humain d’exercer sa citoyenneté.

S’orienter des logiques du déni parental de la surdité de l’enfant

15La psychanalyse nous a rendus sensibles à l’idée que tout être humain recourt à des mécanismes de défense pour s’épargner des rencontres ou des prises de conscience qui viendraient mettre en danger son intégrité psychique et engendreraient un trop plein d’angoisse.

16La majorité des enfants déficients auditifs naissent, en effet, de parents entendants qui se trouvent ainsi généralement démunis devant ce handicap. La surdité ne constitue pas en elle-même un empêchement à l’établissement de la communication préverbale des premiers mois de vie avec le bébé [3]. Aussi, en raison de l’absence de visibilité immédiate de la surdité, c’est l’annonce de son diagnostic qui fait crise. La violence que constitue ce dire fait sidération : un enfant sourd est toujours « devenu » sourd pour ses parents ; avec le diagnostic de surdité, il a perdu quelque chose. La surdité d’un enfant est l’une des figures du manque telle qu’elle vient faire écho aux autres manques chez les parents. Parce qu’elle atteint la parole, ce qui fait la spécificité de l’Homme, son dévoilement constitue, écrit N. Farges, « un traumatisme violent qui va résonner, au niveau fantasmatique et symbolique, avec l’inconscient parental ». Ce moment se fait, commente quant à elle C. Eugène, « retour sur l’histoire passée et réémergence, dans toute leur fraîcheur, des souvenirs inconscients atemporels [des parents]. […] Les conflits infantiles sont réactualisés, les équilibres identificatoires antérieurs désorganisés » et l’équilibre narcissique des parents vacille.

17Tout enfant est d’abord un objet investi narcissiquement, en ce sens qu’une personne qui se fait parent conçoit fantasma-tiquement son enfant comme l’« enfant merveilleux » (Leclaire, 1975) qui est ce qu’elle-même a été, ce qu’elle aurait voulu être, ce qu’elle aurait voulu avoir, ce qu’elle n’a pas eu… Ce parent se retrouvera dans son enfant en l’identifiant à une part perdue de lui-même, à celle de « la perfection narcissique de son enfance » (Freud, 1914) qu’il n’a pu maintenir. Aussi, lorsque le handicap de l’enfant se dévoile, il vient faire obstacle au désir d’engendrer « l’enfant merveilleux » et constituer une douloureuse atteinte narcissique, à l’endroit du moi idéal ; une partie du parent est blessée, ce quelque chose que de lui il désire transmettre, reproduire, inscrire dans une immortalité – tout cela demeurant plus ou moins sous la barre du refoulement. La perte d’une partie de lui-même, celle-là même qu’il ne pourra pas transmettre, engendre chez le parent une douleur psychique ressortant d’une angoisse de castration renvoyant elle-même à une angoisse de mort.

18Il apparaît plus pertinent d’aborder le travail avec les parents d’enfants déficients auditifs par la problématique du déni et de ses effets plutôt que de l’envisager selon une vaine perspective d’« acceptation du handicap ». La référence à cette dernière est de nature à renforcer le mécanisme du déni en laissant accroire que la résolution des difficultés engendrées par la surdité en passera par le seul mode de la rationalité positiviste.

Prévenir une structuration psychopathologique de l’enfant sourd

19À l’annonce du diagnostic de surdité, les parents de l’enfant sourd deviennent muets, ils ne peuvent plus s’adresser à leur enfant. La crise du diagnostic de surdité va dès lors davantage exposer l’enfant à des relations délétères pour sa structuration psychoaffective. Un premier « scénario » peut trouver son origine dans un désin-vestissement de l’enfant. Un second peut s’introduire comme suit : si « le handicap est une dialectique entre un corps et une société[4] », on pourrait considérer que la surdité en figurerait le paradigme parce qu’elle atteint le langage. La surdité constitue, en effet, non seulement un handicap pour la personne qui s’en trouve atteinte, mais aussi pour son interlocuteur. Elle est un handicap qui se répartit, le seul qui invalide également l’autre en tant que le langage humain constitue « une communication où l’émetteur reçoit du récepteur son propre message sous une forme inversée » (Lacan, 1953), soit parce que l’on ne peut parler que si l’on est entendu. Voilà pourquoi, avec la surdité, parce que « l’enfant déchoit de sa place d’auditeur supposé, [la mère] destituée de son statut de porte-parole peut s’enfermer avec l’infans dans une relation hors signifiant dont le père est exclu, dans un excès d’interprétation » (Eugène, 2001). N’étant plus le représentant de la langue des autres, elle peut alors développer « un code privé, très intime, constitué de regards, de mimiques, de gestes inventés, de contacts corporels persistants ».

La surdité n’entrave pas en elle-même la communication des premiers mois de vie.

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La surdité n’entrave pas en elle-même la communication des premiers mois de vie.

20C’est ici que doit alors s’actualiser la fonction des pères de séparer les mères de leur enfant. Mais leur parole doit être médiatisée par les mères dont la place se trouve particulièrement surinvestie, ce dont elles « s’accommodent plus ou moins bien », remarque C. Eugène, en tant qu’« elles peuvent en avoir des gratifications ». Avec la surdité, la structuration œdipienne se trouve particulièrement mise en question : il est plus difficile pour le père d’être le père symbolique. Les pères en surdité se trouvent davantage en difficulté en tant que la filiation et la transmission des règles humaines sont interrogées. C’est en quoi « la surdité et ce qu’elle entraîne d’isolement et d’incompréhension, de ratés de la triangulation, constitue un terreau fertile pour une amplification des risques, connus par ailleurs, des différentes pathologies du psychisme humain » (Eugène, 2001) ; c’est ainsi que N. Farges décrit spécialement ce qu’il en est d’une « potentialité psychotique » de l’enfant sourd.

21Les professionnels doivent favoriser la médiatisation par la mère de la parole du père ainsi que l’accès par l’enfant à la fonction symbolique du langage, à l’arbitraire de la langue en tant qu’elle ordonne la « relation à distance du corps, la relation à distance des êtres [qui] permet que le message s’échange, qu’il soit verbal, graphique, représenté en objet, en pensée, en poème[5] ». C’est par la médiation de la langue – ne s’identifiant pas univoquement, en dépit de son appel par le signifiant « sourd », à la langue des signes – que s’opère la sortie du code qui permet de faire une place au père. Car c’est par la langue que s’actualise la fonction langagière : elle est la forme que prend secondairement le langage, lequel structure l’enfant en le dégageant de la fusion originelle, en l’introduisant à la dimension du tiers pour lui permettre de se représenter le monde et de se représenter lui-même dans le monde, de lui donner du sens.

22Outre le déni de la surdité qui ressort de la douleur narcissique des parents et qui se manifeste dans la manière dont ils aménagent pour leur enfant sa place dans le social, le handicap de surdité joue également sur le registre de la culpabilité qui relève, quant à lui, de la préoccupation éthique.

23Les formes de surinvestissement de l’enfant, mais aussi le relâchement des exigences éducatives, la carence des interdits et des limitations opposées à sa jouissance, sont autant de tentatives de réparation, de modalités de compensation découlant de la culpabilité éprouvée par les parents. Les professionnels doivent prêter attention à ne pas donner davantage consistance à cette culpabilité ; cela peut être s’abstenir d’appuyer sur une notion de « compétences parentales » en tant qu’elle met l’accent sur le registre de l’aptitude et donc sur son négatif dont se repaît la culpabilité : incompétence, défaillance, irresponsabilité…

24Fonder un travail avec les parents d’enfants sourds pour soutenir l’exercice de leur parentalité nécessite de prendre acte de la rencontre entre la contingence de la déficience auditive et l’impossible structural que constitue le métier de parent. Prendre au sérieux le parent en tant que sujet, c’est accepter ce que P. Le Corps nomme le « caractère de subsidiarité de la fonction éducative[6] », soit reconnaître au parent sa position d’auteur de sa vie et, de ce fait, pour le professionnel, se placer dans la simple position d’appui, d’auxiliaire. Ce que le parent peut attendre du professionnel, c’est qu’il l’aide à sortir de la sidération pour permettre que se poursuive la construction d’une vie possible, avec les limites qu’il s’agit d’affronter. Aussi, parce que délivrer des conseils ouvre des perspectives en même temps que cela en ferme, il convient véritablement d’apprécier au cas par cas quels éléments les parents peuvent entendre et intégrer dans leur cheminement propre.

Concevoir le rapport entre déni de la surdité et intégration sociale

25Le déni, comme tout mécanisme de défense, n’est pas pathologique en lui-même ; c’est l’excès de son activation qui l’est. Si le problème qu’il pose toutefois, ainsi que le souligne J. Kristeva, est qu’il neutralise l’affect, il tient aussi dans le même temps un rôle constructeur qui permet au parent de ne pas s’effondrer.

26La structure du déni se retrouve dans le militantisme ; il s’y actualise, quels que soient le mode et l’intensité de l’expression de la revendication d’une normalité, de prestations, indépendamment du rapport au réel du handicap de l’enfant. Le déni se trouve ainsi être à la fois moteur, mais aussi obstacle à la mise en œuvre du processus d’intégration quand la scolarisation en milieu ordinaire exigée par des parents se trouve en inadéquation avec les besoins de leur enfant sourd. Il est manifeste que les usages très larges du terme d’intégration, quand il s’agit de désigner la scolarisation en milieu ordinaire, peuvent se relier au travail du mécanisme du déni des parents de la surdité de leur enfant. Mais les avancées parentales qui ont permis aux sourds des parcours dans l’enseignement secondaire et supérieur, impossibles il y a un quart de siècle, peuvent néanmoins bien se lire comme l’expression d’un compromis entre les besoins des enfants et un déni parental pacifié par le mode de militance qui a pu se déployer dans le contexte sociopoli-tique d’alors.

27Il en est tout autrement de la période actuelle qui a accouché de la loi 2002-2. En rendant inconditionnelle la scolarisation en établissement ordinaire, quel que soit le handicap d’un enfant, le législateur vient donner consistance au déni parental en l’instrumentalisant grâce à l’illusion de signaux compassionnels qui masquent ses seules visées de diminution des dépenses publiques. Les orientations politiques néolibérales dont émane la loi 2002-2 exigent, en effet, une déflation de l’institution relevant d’une solidarité jugée trop dispendieuse, car non productive de bénéfices financiers. C’est ainsi que l’on peut entendre l’injonction faite à l’école d’accueillir des publics qu’elle n’est ni formée ni structurée à recevoir, sans y adjoindre les moyens supplémentaires nécessaires. L’espoir contenu dans l’argument du libre choix fait fond sur l’entretien d’une confusion entre la liberté et la licence, la licence portant la prétention de s’affranchir de tout lien. « Les dispositions de la loi [loi 2002-2], souligne H. Ledoux, mettent la personne en position de maîtrise absolue, dans un déni total de sa souffrance et a fortiori de ses dépendances. » En renforçant l’emprise du mécanisme du déni de la surdité par les parents et en faisant entrave à l’élaboration de leur culpabilité, l’orientation qu’est venue radicaliser la loi 2002-2 vient obérer la prise en considération des besoins des enfants déficients auditifs au cas par cas. Elle scotomise la nature processuelle de l’intégration, escamote la question ayant trait à la surdité et à sa prise en compte en cultivant le mirage que, une fois inséré dans l’école, l’enfant sourd pourra faire exactement comme les autres, sans que l’on s’occupe de ses difficultés particulières.

Appréhender les enfants déficients auditifs dans leur complexité ontologique et le respect de leur subjectivité

28Pour favoriser une prise en soin visant une autonomie maximale des enfants déficients auditifs, les professionnels doivent également soutenir une vigilance et questionner leurs pratiques afin d’opposer une résistance aux réductionnismes à l’œuvre au sein de toute structure de soins pour enfants. Cette tendance aux réductionnismes porte, d’une part, sur la complexité ontologique de l’enfant, de l’adolescent et, d’autre part, sur ses besoins propres.

29Le champ professionnel déterminé par les déficiences auditives expose particulièrement à l’appréhension de l’enfant comme objet parce qu’il fait particulièrement jouer le registre de la technicité : celle des modes de communication, des rééducations, des audioprothèses, des implants cochléaires… Appréhender l’enfant sourd dans sa complexité ontologique et le respect de sa subjectivité impose de considérer sa créativité et ses capacités propres. Il s’agit d’abord de respecter la place du jeu dans le procès de sa structuration, de ne pas se focaliser tout uniment sur les questions de quantification et d’évaluation, ainsi que de s’abstenir de le considérer sur un plan seulement déficitaire. La surdité affecte bien l’enfant dans tout son être, mais tout l’enfant n’est pas réductible à sa surdité. Et si l’on peut récuser l’idée d’« acceptation du handicap », il en est tout autrement d’envisager le travail avec un enfant déficient auditif et l’accompagnement de sa famille avec l’idée d’une acceptation de l’enfant, dans sa singularité de personne, de sujet en devenir, entendant différemment.

30Spécialement durant les premières années, il faut veiller à ne pas induire les parents à trop techniciser la relation à leur enfant. Parce que « l’acquisition du langage, qui commande l’activation des potentialités de l’enfant sourd et donc conditionne son avenir, se joue fondamentalement dans le milieu familial au travers de la socialisation primaire », B. Dubreuil rappelle qu’il est essentiel d’envisager avec prudence les problématiques de choix langagiers, d’audiophonologie et d’implant cochléaire en tant qu’elles viennent « redoubler chez les parents l’étrangeté de leur enfant ».

Soutenir la scolarisation en milieu ordinaire

31L’intégration sociale des enfants et adolescents déficients auditifs se trouve sous-tendue par leur acquisition maximale de savoirs et de savoir-faire scolaires et culturels, par leur appropriation des valeurs du groupe social auxquelles ils sont appariés et par le tissage de relations avec les membres de ce groupe. Les enfants et adolescents sourds doivent alors fournir des efforts considérables non seulement dans le cadre des apprentissages, mais aussi pour se structurer dans l’atteinte des relations à leur entourage que détermine le degré de leur surdité. C’est alors en prenant en compte ces deux aspects que doivent s’élaborer les interventions de soutien à l’intégration dans le cadre des services de soutien à l’éducation familiale et à l’intégration scolaire (SSEFIS). Le soutien à la scolarisation ordinaire que ces services ont mission de réaliser vise à garantir le processus éducatif dans lequel sont engagés les parents et les professionnels auxquels ils délèguent leur responsabilité.

32Le soutien du processus intégratif commande, au-delà de la démagogie des slogans, de véritablement travailler avec les équipes éducatives des établissements scolaires qui accueillent les enfants et adolescents déficients auditifs. La scolarisation constitue la matrice du processus d’intégration sociale qui détermine les conditions de l’accès à une autonomie maximale. La démarche intégrative implique donc nécessairement un respect et une articulation des différences et des ressemblances, c’est-à-dire une adaptation réciproque entre les professionnels des structures d’accueil, ceux des services ambulatoires que sont les ssefis et les enfants et adolescents déficients auditifs. On peut alors considérer que l’hétérogénéité créée par ces derniers dans le groupe-classe est ce qui fonde le travail des professionnels en direction des enseignants. Le dispositif groupal d’une classe nécessite d’informer les enseignants sur la surdité, de les aider à prendre en compte l’élève sourd, ainsi qu’à soutenir leurs exigences à son égard au moyen d’aménagements à déterminer et de ceux que prévoit la loi. De plus, quelle que soit la qualité des moyens mis en œuvre, les élèves sourds doivent produire davantage d’efforts que leurs camarades normo-entendants. C’est parce que ces efforts nécessitent bien souvent un temps plus important pour se déployer qu’il est cohérent, dans le cadre d’un projet s’inscrivant dans un processus d’intégration sociale, d’appuyer sur le fait que le doublement de classes pour les enfants et les adolescents sourds doit être considéré comme un moyen à part entière pour soutenir la réussite de leur scolarisation et non la marque d’un échec – moins encore d’une sanction – qui ne relèverait encore d’autre chose que d’une négation de la surdité.

Soutenir la socialisation

33« Comme le petit canard, l’enfant handicapé est seul de la solitude étrange de celui qui n’a pas de semblable. » (Korff-Sauss, 2001.) Scolariser un enfant handicapé dans un groupe d’enfants exempts du handicap dont il est affecté accentue sa solitude en tant qu’il « se retrouve seul de son espèce, support de toutes les projections fantasmatiques des autres, adultes et enfants concernant l’anormalité. […] C’est une lourde place à assumer dans laquelle l’enfant a tendance à se replier en accentuant sa différence », appuie encore la psychanalyste.

34Cette souffrance du « petit canard » que décrit S. Korff-Sauss peut être particulièrement référée à celle de « l’intégration sauvage » dont nombre d’adultes sourds profonds témoignent par leur ressentiment à l’égard de la scolarisation des enfants déficients auditifs parmi les enfants normo-entendants. Aujourd’hui, les dispositifs de soutien professionnalisé alliés à la constitution de pôles intégratifs et d’unités pédagogiques d’intégration se donnent pour mission de viser aussi le traitement des effets iatrogènes de la scolarisation en milieu ordinaire. Il s’agit de réduire les effets d’esseulement qui constituent la souffrance des enfants et des adolescents handicapés par surdité, en permettant la constitution d’espaces de rencontres qui s’inscrivent dans le partage d’expériences et une analogie de modes de communication. La composante narcissique de la psyché humaine, telle que S. Freud (1914) l’a mise en évidence, imprime, en effet, qu’aux prises avec une maladie ou un handicap, toute personne trouve un apaisement dans la relation à ceux qui s’inscrivent dans le lien social selon des affects, des coordonnées, des expériences analogues : rencontrer du même contribue chez l’être humain à restaurer un sentiment de complétude, ce que l’on peut encore désigner, avec D. W. Winnicott, comme sentiment continu d’exister. Ce dont témoignent les enfants et adolescents déficients auditifs, c’est que tout procès de subjectivation repose sur une rythmicité des expériences (Cic-cone, 2005) telle qu’elle concerne d’abord l’alternance de replis narcissiques et de positions d’ouverture objectale.

35L’intégration sociale des personnes déficientes auditives est spécialement déterminée par leur acquisition de la langue française orale et écrite qui ne se réalise de façon satisfaisante que par la démarche oraliste, avec la mise en œuvre de la langue française parlée complétée en tant qu’outil visant la réception de la langue – et non son oralisation. La démarche oraliste ne doit pour autant pas induire la négation du besoin de réassurance narcissique des enfants et des adolescents sourds. Si, contrairement à des opinions fondées sur une méconnaissance des problématiques de surdité, la langue des signes ne constitue pas une réponse univoque à apporter en termes de conception de projet de soin d’un enfant déficient auditif, elle pourvoit en revanche à la réassurance narcissique par l’affiliation – réalisée ou symbolique – qu’elle permet indépendamment de tout critère audiologique. Ce plan de l’affiliation par la langue des signes est alors bien à distinguer de celui du mode de communication qu’elle constitue de façon privilégiée pour l’expression des personnes atteintes de surdités sévères-profondes et profondes.

36J’appuierai donc pour terminer, en me référant de nouveau aux travaux d’A. Ciccone, sur le fait que le processus d’intégration sociale des enfants et adolescents sourds s’étaie sur la rythmicité des expériences d’ouvertures objectales et de replis narcissiques telles que respectivement attachées à une socialisation et à un enseignement en milieu scolaire ordinaire, et à la rencontre, à l’affiliation à d’autres enfants, adolescents sourds à laquelle concourt spécialement – mais non exclusivement – la langue des signes. Cette rythmicité conditionne la structuration des enfants et des adolescents sourds en ce qu’elle est organisatrice d’une base de sécurité par le sentiment de continuité qu’elle produit dans les processus d’intériorisation et d’intégration psychique.

Bibliographie

  • Benasayag M. et Schmit G., 2003, Les Passions tristes, Paris, La Découverte.
  • Ciccone A., 2005, « L’expérience du rythme chez le bébé et dans le soin psychique », Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence, 53 (1-2) : 24-31.
  • Dubreuil B., 2001, « Des parents compétents en surdité », Les Cahiers de l’Actif, pp. 298-301.
  • Eugène C., 2001, « Des pères et des surdités, rencontres », Contrastes, 14 : 179-191.
  • Farges N., 1998, « De l’infans à l’enfant sourd : la potentialité psychotique », Psychologie clinique, 6 : 63-79.
  • Freud S., 1914, « Pour introduire le narcissisme », in La Vie sexuelle, Paris, Puf.
  • Karsz S., 2004, Pourquoi le travail social ? Définition, figures, clinique, Paris, Dunod.
  • Korff-Sauss S., 2001, D’Œdipe à Frankenstein : figures du handicap, Paris, Desclée de Brouwer.
  • Kristeva J., 2005, « La délicatesse du parlêtre », viie Colloque de médecine et psychanalyse, Violence de l’annonce, violence du dire, les 15 et 16 janvier 2005, éditions Études freudiennes, pp. 111-114.
  • Lacan J., 1953, « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », in Ecrits I, Paris, Le Seuil, pp. 111-208, 1966.
  • Lacan J., 1986, « L’éthique de la psychanalyse », Le Séminaire, Livre vii, Paris, Le Seuil.
  • Leclaire S., 1975, On tue un enfant. Un essai sur le narcissisme primaire et la pulsion de mort, Paris, Le Seuil.
  • Ledoux H., 2005, « Une citoyenneté organisée au secours de la maltraitance », A & P, 91 : 15-21.

Date de mise en ligne : 30/04/2012

https://doi.org/10.3917/jdp.236.0054

Notes

  • [1]
    Nommément, l’« évaluation » généralisée et ses « démarches qualité » qui traversent actuellement les secteurs sanitaire et médico-social et n’ont d’autre efficace que la prétention dénuée de tout moyen de faire coller les mots aux choses…
  • [2]
    Cf. la loi 2002-2 de rénovation de l’action sociale et médico-sociale ; la loi du 11.02.05 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées.
  • [3]
    C’est bien la raison pour laquelle la mise en place des programmes de dépistage précoce de la surdité n’est pas sans soulever d’épineuses questions éthiques. À considérer, d’un côté, les effets structurellement délétères de l’annonce de ces diagnostics et, de l’autre, le caractère fondamental des premières interactions mère-enfant.
  • [4]
    Ebersold S., 2004, « Le sessad et l’environnement de l’enfant et de l’adolescent », Communication dans le cadre des journées nationales de formation des personnels des sessad, Saint-Malo, les 25 et 26 novembre 2004.
  • [5]
    Dolto F., 1982, « Communication en psychanalyse », conférence lors du stage 2LPE, à Marseille, en juillet 1982, citée par Eugène C.
  • [6]
    Le Corps P., citoyenneté, santé, prévention, www.eduscol.education.fr/D0004/lecorps.pdf

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