1J’ai commencé à naviguer à 9 ans et j’ai tout de suite su que je voudrais devenir architecte naval. Quand j’ai commencé mes études, il y a une quarantaine d’années, le monde de l’architecture navale était très différent de celui d’aujourd’hui. À l’époque, un architecte naval était capable de tout faire : le design, bien sûr, mais aussi les calculs d’architecture navale et la structure. Désormais, ce n’est plus le cas.
2Par ailleurs, depuis une quinzaine d’années, je suis particulièrement préoccupé par l’évolution du climat et des sociétés. Mon désir d’engagement personnel devenait de plus en plus pressant et il me tenait à cœur que les bateaux extraordinaires que nous concevons dans mon agence servent véritablement. Cette volonté a fini par se concrétiser à travers deux actions.
3La première d’entre elles a débuté en 2007, après ma rencontre avec le navigateur solidaire Yves Marre, qui avait apporté une péniche par la mer depuis la Seine jusqu’au Bangladesh, où il l’avait transformée en hôpital flottant sur le Brahmapoutre, dans le nord du pays – une zone difficile d’accès où les populations vivent dans un dénuement total. Initialement, Yves Marre avait contacté mon agence pour concevoir une ambulance-bateau. C’était précisément l’occasion que j’espérais pour m’engager. Nous avons alors créé ensemble l’association Watever, chargée de développer un chantier naval et un centre de formation à partir de l’analyse des bateaux qu’utilisaient déjà les populations locales, l’objectif étant de les rendre plus performants et, surtout, plus sûrs. Le premier type de bateau que nous avons dessiné, en composite, ne convenait pas, car il coûtait trop cher, d’autant que les pêcheurs n’en étaient pas propriétaires. Ce fut un excellent exemple de design mal fait, qui se produit quand on est persuadé de bien faire sans avoir suffisamment échangé avec les usagers sur le terrain.
4Ensuite, il y a sept ans, j’ai créé The Sustainable Design School avec Patrick Le Quément et Maurille Larivière. L’ambition de cette école est de former une nouvelle génération aux méthodes du développement de la créativité en utilisant les outils du design, pour créer un futur désirable tout en tenant compte des problématiques auxquelles nous sommes confrontés aujourd’hui. Implantée à Cagnes-sur-Mer, elle accueille cette année sa sixième promotion et compte une centaine d’élèves, dont 20 % d’étrangers. Nous faisons partie du réseau Cumulus, qui regroupe 200 écoles d’art et de design à travers le monde, et nous entretenons des échanges permanents avec l’Inde, la Chine, ou encore les États-Unis. C’est une aventure passionnante, puisque ce sont les nouvelles générations qui portent la capacité à changer ! Le changement est la clé de la réflexion.
Le bateau Canopée équipé de voiles Oceanwings
Le bateau Canopée équipé de voiles Oceanwings
VPLP design, trente-six ans d’architecture navale
5Vincent Lauriot-Prévost et moi avons créé VPLP design il y a trente-six ans. Cette agence est avant tout une histoire d’amitié. Nous nous sommes rencontrés à l’école. À l’époque, un ordinateur occupait 4 mètres carrés, les plans de forme s’effectuaient à la latte et au plomb et les surfaces se mesuraient au planimètre.
Des compétences et des valeurs
6VPLP design emploie aujourd’hui 32 collaborateurs dont une quinzaine d’ingénieurs, 4 personnes chargées de l’administratif, des architectes navals et des designers, répartis entre les agences de Vannes et de Paris. Tout le monde travaille ensemble, c’est très important. Nous avons besoin de toutes ces compétences. Les développer nous permet d’ailleurs de nous adapter et de répondre à toutes les problématiques, en les appréhendant de façon transversale.
7Nous sommes mus par des valeurs fortes, à commencer par l’amitié, mais aussi l’honnêteté, la bienveillance et l’interdisciplinarité.
Des bateaux de navigation
8Nous avons commencé par concevoir des multicoques, à la fois de compétition et de croisière. Notre premier bateau de compétition ayant été un succès, il en a appelé d’autres. Dans le domaine industriel, nous avons conçu les premiers Lagoon du groupe Beneteau. À ce jour, nous avons construit plus de 4 000 bateaux en polyester – je n’en suis pas très fier, mais il n’existe pas encore de solution alternative à ce matériau –, des yachts et des bateaux de course.
9Nous avons remporté notre première Route du rhum en 1990, avec notre amie Florence Arthaud. Depuis, nous avons gagné toutes les éditions suivantes, sans oublier plusieurs records autour du monde, avec beaucoup de chance, probablement un peu de talent et surtout des marins d’exception qui continuent à nous faire confiance alors même que leur métier a drastiquement évolué. Aujourd’hui, en effet, l’assistance informatique à la navigation est très importante. Nous développons d’ailleurs un simulateur dynamique dans lequel nous pourrons intégrer les problématiques de structure.
10Depuis quelque temps, nous construisons également des monocoques, comme ceux qui ont participé à la Transat Jacques Vabre ou au Vendée Globe.
11Il y a encore une quinzaine d’années, nous pouvions nous projeter comme l’éventuel utilisateur du bateau que nous dessinions. Aujourd’hui, c’est impossible. La navigation est devenue proprement inhumaine. S’imaginer à bord est vertigineux. Les concepteurs des bolides de Formule 1 connaissent sans doute aussi ce sentiment.
12D’une part, les bateaux atteignent des vitesses considérables. Ce sont des tambours en carbone qui bondissent sur l’eau et rendent indispensable le port d’un casque antibruit. Même lorsqu’il est sur sa couchette, le marin est régulièrement projeté. C’est invivable ! D’autre part, les paramètres à maîtriser sont toujours plus nombreux, sans compter les détritus flottants qui rendent les accidents fréquents. Or, à plus de 30 ou 40 nœuds, ils sont aussi violents qu’un accident de voiture. Les bateaux les plus récents sont d’ailleurs entièrement couverts. Les marins peuvent sortir par des capots – ce qui revient à mettre la tête hors de sa voiture à 60 kilomètres par heure par temps de pluie –, mais le cockpit est complètement protégé. En définitive, les navires sont devenus de véritables sous-marins de surface.
Des bateaux de transport maritime
13En 2009, alors que nous conduisions des études approfondies sur la puissance et la facilité d’usage de l’aile géante du trimaran BMW Oracle, vainqueur de la 33e édition de la Coupe de l’America, nous avons pensé que cette technologie pourrait intéresser le secteur du transport maritime. À titre d’information, cette aile procure à peu près deux fois la puissance d’une voile traditionnelle.
14Le transport maritime, ce sont 55 000 bateaux qui sillonnent les mers du globe en permanence. C’est le système sanguin qui irrigue tout le commerce international. En fait, 90 % de ce que nous consommons est transporté par bateau. C’est colossal !
15Certes, ramené au kilogramme transporté, ce mode de transport est le moins polluant. Néanmoins, au regard des volumes totaux, le sujet est de taille. En effet, jusqu’à présent, les bateaux brûlaient du fuel lourd, contenant 3,5 à 4 % de soufre, sans oublier les particules d’oxyde de soufre, d’azote et de carbone. Aussi l’Organisation maritime internationale (OMI) a-t-elle décidé qu’ils ne pourraient plus continuer ainsi, à moins de disposer de scrubbers leur permettant d’assainir les fumées. Mais la plupart de ces dispositifs étant à boucle ouverte, ils rejettent les déchets dans la mer. La majorité des bateaux devront donc passer au diesel ou, en tout cas, à un carburant moins soufré, dont le coût est supérieur de 70 % au fuel lourd. En tout état de cause, si l’on ne fait rien, les émissions de gaz à effet de serre auront augmenté de 250 % à l’horizon 2050.
16Dans les zones de contrôle des émissions d’oxydes de soufre, dites SECA (sulphur emission control area), la teneur en soufre maximale autorisée pour les carburants des navires est de 0,1 %. Des discussions sont en cours pour que la Méditerranée devienne, elle aussi, une SECA. Le nord de l’Europe est en train de passer en zone de contrôle des émissions d’oxydes d’azote (NECA). La taxe carbone plane également sur cette industrie, sans oublier une certaine pression sociale dont le rôle est loin d’être négligeable. Un nombre croissant de logisticiens s’implique d’ailleurs dans des démarches plus respectueuses de l’environnement. Pour que les armateurs s’engagent à consentir cet effort, il faudrait qu’ils y voient un intérêt marketing. Quoi qu’il en soit, un changement est en route.
Le projet Oceanwings
17Oceanwings est une aile de haute performance, entièrement automatisée, affalable, arisable (c’est-à-dire dont on peut diminuer la surface au vent), prédictible et aisément contrôlable. Elle permet de créer une propulsion hybride, avec un mix énergétique entre vent et propulsion classique.
Une vision
18Dans la mesure où il est possible de prédire la portance d’un bateau en fonction de la direction et de la force du vent, nous avons voulu imaginer une solution qui permettrait d’exploiter les vents sans nécessairement être un grand marin. Aussi avons-nous envisagé de créer un moteur éolien puissant et facile, tant pour les bateaux de plaisance, petits ou grands, que pour les navires de pêche et de commerce.
19Il fallait avant tout que l’aile soit affalable, automatisée et, éventuellement, arisable. Ensuite, il fallait pouvoir industrialiser cette solution à un coût permettant un retour sur investissement fondé sur des économies de fuel.
Une solution
20Une girouette mesure la direction et la force du vent. Un ordinateur embarqué, dans lequel le réglage optimum de l’aile a été précalculé, permet de prévoir différentes contraintes comme la gîte du bateau, l’incidence permettant une rotation de l’aile à 360 degrés, ou encore la cambrure différentielle des volets, afin de donner du twist à la partie arrière. Cette base de données rend la pratique relativement simple.
21Entre 2016 et 2017, avec l’aide de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME), nous avons développé un prototype sous la forme d’un trimaran de 7 mètres pourvu d’une aile de 8 mètres s’ajustant à la demande. Aujourd’hui, nous travaillons avec le groupe CNIM (Constructions industrielles de la Méditerranée) pour passer du prototype à l’industrialisation.
22Nous avons étudié le démonstrateur d’énergies renouvelables, Energy Observer, qui intègre une aile de propulsion éolienne sur chacune de ses deux coques. Il est propulsé sur de petites étapes uniquement par le soleil et l’hydrogène. Il s’est rendu au Spitzberg cet été et partira en mars pour le Japon. Ses ailes sont relativement courtes. Lorsque le bateau n’est propulsé qu’avec le vent, les hélices tournent dans l’autre sens et rechargent les batteries. Avec le surplus d’électricité, l’électrolyseur embarqué produit de l’hydrogène pouvant être stocké. Cette boucle vertueuse représente peut-être le futur du transport maritime, car ce sont des technologies qui fonctionnent.
23Pour le secteur du transport maritime, nous avons conçu des ailes de plus grande taille. Il ne s’agit pas de faire fonctionner les navires uniquement avec le vent, mais de créer un moteur hybride dans lequel le vent viendrait en complément de la motorisation principale, pour économiser du fuel. La part du vent est déduite de la propulsion du bateau, pour lui permettre d’arriver à destination à la date voulue. Ce faisant, notre solution réintègre aussi la notion de navigation. J’ai pu tester notre prototype en naviguant sur les canaux d’Amsterdam. J’ai constaté qu’il était possible de programmer une vitesse cible et que la consommation électrique s’adaptait en fonction du vent. Nous sommes globalement très satisfaits. Aujourd’hui, le bateau est en préparation à Saint-Malo et les ailes sont retournées à la Seyne-sur-Mer, pour que soient corrigés leurs éventuels défauts.
24Pour la suite, nous envisageons de développer des ailes de série de plusieurs formats, pour en faire un produit industriel et l’adapter à différents marchés.
Vers une économie d’énergie globale
25L’hélice et le moteur devant s’adapter au fait que le bateau glisse sur l’eau en partie sans eux, une réflexion doit être menée pour faire en sorte que ce fonctionnement soit vertueux. En effet, au-delà d’une simple aile de propulsion, nous avons l’ambition d’offrir une solution d’économie d’énergie globale. En l’occurrence, cette économie passera à la fois par l’utilisation du vent et l’ajustement de la puissance du moteur et de l’hélice à ce nouveau mode de propulsion.
26Dans la navigation à la voile, le routage a également son importance. Aussi avons-nous adapté les outils de simulation que nous avons développés pour les bateaux de course. Nous avons également utilisé les fichiers météo des dix dernières années pour établir des simulations numériques de navigation. Il en est ressorti qu’un bateau avance plus vite quand on le laisse libre de choisir sa route. Cela pourrait modifier profondément la façon dont les bateaux de commerce naviguent. L’enjeu est de taille, d’autant que ce monde n’est pas vraiment désireux de changer.
Le projet Canopée
27Fin 2017, ArianeGroup a souhaité renouveler son contrat de transport des éléments de sa fusée entre les ports européens et Kourou, avec un objectif de réduction de 50 % des coûts de transport. Cet appel d’offres était destiné aux armateurs, mais nous y avons tout de même répondu.
28Nous nous sommes associés à la jeune équipe Zéphyr & Borée, partenaire de l’armateur Jifmar offshore service implanté à Aix-en-Provence, venue de la marine marchande et convaincue de la nécessité de renouveler le transport maritime. Nous avons étudié les problématiques de chaque escale – Brême, Rotterdam, Le Havre, Bordeaux et Kourou – en fonction de la taille et du poids des colis, puisqu’il faut transporter non seulement les éléments de la fusée, mais aussi le carburant, ce qui requiert un soin particulier. Nous avons dessiné un bateau avec quatre ailes de 360 mètres carrés. Avec 12 rotations par an, donc une vitesse commerciale moyenne de 16,50 nœuds, il permet d’économiser environ 25 % de carburant. Avec 9 rotations par an, l’économie est de 30 %. Finalement, nous avons remporté l’appel d’offres face à tous les gros armateurs – le groupe Louis-Dreyfus, CGA CGM, Compagnie maritime nantaise, ou encore Bolloré !
29Le bateau a une capacité d’emport de 5 000 tonnes. La fusée et ses caisses de transport pèsent 1 750 tonnes. À Kourou, le bateau décharge les caisses pleines, puis il repart avec les caisses vides de la fusée précédente, qu’il dépose chez les industriels où il reprend des caisses pleines.
Perspectives
30Nous avons étudié l’apport d’ailes à propulsion éolienne pour des méthaniers et différents types de bateaux de l’industrie pétrolière. Il en est ressorti que, paradoxalement, plus le bateau va vite, moins la part de l’éolien est importante, mais plus la quantité de fuel économisée est élevée. Le retour sur investissement est donc significatif pour les armateurs. Certes, du point de vue des émissions globales, il vaut mieux réduire la vitesse du bateau ; la part de l’éolien devient alors plus importante. C’est tout ce jeu qui m’intéresse. J’ai d’ailleurs suivi avec la plus grande attention les réflexions en cours à l’OMI concernant l’éventuelle limitation de la vitesse et de la puissance des bateaux. En l’occurrence, elle a décidé de réglementer au cas par cas, à partir d’un reporting du transport et des émissions produites demandé aux États pavillons.
31En tout état de cause, faire évoluer la chaîne logistique est un défi colossal. Selon moi, l’exigence de vitesse toujours accrue est directement responsable d’une grande partie des émissions de carbone. Faire accepter d’aller moins vite représente un challenge sociétal. Aujourd’hui, si un armateur est contraint de réduire la vitesse, il mettra plus de bateaux sur l’eau, puisque le flux doit rester le même, mais cela devrait permettre de réduire l’énergie consommée par le transport. Il faut néanmoins que le client accepte une durée de transport supérieure.
32Le transport maritime représente 10 % des émissions de l’ensemble de la chaîne logistique. Un porte-conteneur, par exemple, peut transporter jusqu’à 21 000 conteneurs de 12 pieds, ce qui représente près de 100 kilomètres de camions mis bout à bout. Nous devons composer avec une inflation du gigantisme et un nombre de ports de plus en plus restreint. Évidemment, un gros bateau coûte moins cher que plusieurs petits. D’une manière générale, le transport maritime ne coûte cependant pas assez cher. Il serait intéressant, par exemple, que les étiquettes des vêtements mentionnent le nombre de miles marins parcourus. Nous avons besoin d’indicateurs de ce type.
33C’est un problème passionnant, car tout est à réinventer !
Débat
L’agence VPLP design
34Un intervenant : La valeur de l’honnête té, que vous prônez, est-elle un élément compétitif ainsi qu’un élément d’attractivité pour vos collaborateurs ?
35Marc Van Peteghem : Dans un monde compétitif, l’honnêteté est une façon d’être. Nous ne dénigrons pas nos concurrents, par exemple. J’ignore si c’est un élément de différenciation, mais nous essayons également de faire ce que nous disons. Et quand il nous arrive de nous tromper, nous le reconnaissons Cette valeur est également liée à notre rigueur scientifique. Vincent Lauriot-Prévost et moi avons eu la chance de démarrer, à la fois dans la course et dans la croisière, sur des bateaux de production. Au début, le secteur de la course était très déficitaire, mais il nous a permis de développer notre savoir-faire et nous avons réinvesti les bénéfices de la croisière dans des logiciels et des ingénieurs de haut niveau.
36Int. : Dans VPLP, votre amitié de plus de trente ans résiste-t-elle au gros temps ?
37M. V. P. : Je connaissais très bien le milieu des courses au large et j’avais peut-être un profil plus scientifique que Vincent. Nos chemins se sont croisés à un moment où il souhaitait s’investir plus avant dans ce domaine. Il est ensuite parti vivre en Bretagne, près des coureurs, et il a fallu scinder l’agence en deux. Nous avons cependant traversé des orages. La crise de 2008, notamment, a été terrible pour le secteur de la croisière et les projets innovants. Néanmoins, au même moment, il y a eu le succès de la Coupe de l’America. Certes, il y a eu des moments difficiles, mais nous sommes comme deux frères.
38Int. : Y a-t-il le “fou” et le “sage” ? Le gestionnaire et l’ingénieur ?
39M. V. P. : Vincent est plutôt en charge de la gestion courante, quand mon horizon est à cinq ans.
40Int. : Recevez-vous d’autres aides que celle de l’ADEME ?
41M. V. P. : Nous bénéficions du dispositif Initiative-PME de l’ADEME. Dans ce cadre, nous avons reçu 200 000 euros d’aide sur les 450 000 euros qu’a coûté le prototype de l’aile. Ce sont les seules aides dont nous bénéficions jusqu’ici. Nous concourrons avec la CNIM pour en recevoir d’autres.
Les ailes à propulsion éolienne
42Int. : Vos ailes peuvent-elles être installées sur un bateau lambda ?
43M. V. P. : Oui, car elles sont posées sur une couronne de grue. C’est un dispositif que les chantiers navals connaissent bien. Nous fournissons le dessin de l’interface entre l’aile et le pont principal du navire, puis nous fixons la couronne avec ses boulons. Si la structure du bateau doit être renforcée, nous transmettons le torseur d’effort, afin que le chantier effectue les calculs.
44Nous pouvons donc nous adresser au marché du refitting, pour la transformation de bateaux existants, comme à celui du neuf. L’aile arrive sur place avec tout son équipement.
45Int. : Le moteur peut-il rester le même ?
46M. V. P. : Oui. Toutefois, sur des bateaux anciens à la consommation spécifique, qui ne supporteront pas de travailler à 25 % de la capacité, ce ne serait pas optimal et le gain ne serait que partiel.
47Sur les bateaux neufs, de multiples solutions sont possibles, qu’elles soient traditionnelles, thermiques, électriques ou hybrides. Sur Canopée, il y a quatre moteurs couplés deux à deux, sur deux lignes d’arbres. Nous étageons la puissance de façon à ce que chacun travaille dans son régime optimum, en s’adaptant au vent. Nous avons conçu la chaîne de propulsion dans cette optique.
48Int. : Quel investissement le navire Canopée a-t-il représenté pour ArianeGroup ?
49M. V. P. : ArianeGroup n’est pas propriétaire du navire. Son appel d’offres portait sur le transport. Avec notre solution, le coût d’un trajet a été réduit de près de moitié. Pour l’armateur, l’ordre de grandeur de l’investissement est de 35 millions d’euros, dont 4 millions d’euros pour les quatre ailes. La durée d’amortissement est de sept ans, avec un prix du fuel à 600 euros la tonne. S’y ajoutera la taxe CO2, à hauteur de 750 euros la tonne. En tout état de cause, quel que soit le bateau, chaque cargaison est toujours beaucoup plus coûteuse que le bateau lui-même. Il existe d’autres solutions que la nôtre, comme le rotor Flettner à effet Magnus ou les ailes aspirées conçues pour le commandant Cousteau sur l’Alcyone. Heureusement, nous ne sommes pas seuls. Cette compétition est saine.
50Par ailleurs, il est intéressant de noter que ces démarches sont très françaises. Tous les éléments existent pour créer une véritable filière avec le solaire, l’hydrogène et l’éolien – domaine dans lequel la France est leader. Je connais au moins trois sociétés françaises sérieuses qui développent chacune une technologie. Aussi serait-il intéressant, à l’instar des Anglo-saxons, de subventionner une chaîne complète allant de la start-up à l’armateur plutôt qu’au coup par coup.
51Int. : Si le moteur à hydrogène réussit, ne risque-t-il pas d’oblitérer votre solution mixte ?
52M. V. P. : Je pense qu’il y aura plutôt de la propulsion nucléaire. L’hydrogène est une alternative intéressante, mais il occupe trop de volume. Les marins utilisent le vent depuis 5 000 ans. Il est gratuit, il y en a partout et il ne pollue pas. Pour autant, nous n’apporterons toujours qu’une partie de la solution, car on ne reviendra pas à la navigation à voile.
53Int. : Votre solution est-elle étudiée pour les bateaux ouverts ? Permet-elle de résoudre les problèmes de perte de containers liés à la gîte ?
54M. V. P. : Nous n’avons pas résolu ce problème. C’est un risque assumé par les transporteurs qui chargent plus de conteneurs qu’ils ne sont certains de pouvoir en acheminer. Nous savons cependant limiter la gîte. Pour le transport de bestiaux, une gîte de 5 degrés est un maximum. Nous pouvons alors mettre une contrainte sur les ailes, à 3 degrés de gîte par exemple. L’attitude du bateau peut être parfaitement contrôlée en fonction de la puissance du vent, mais le gain énergétique sera moindre.
55Int. : Ne risquez-vous pas de vous heurter aux contraintes de la navigation commerciale, comme les rails ?
56M. V. P. : Il existe des passages imposés depuis la Pointe du Raz jusqu’en Europe du Nord. Une fois sortis du rail, nous prendrons ce que le vent donne.
57Int. : Comment vous positionnez-vous vis-à-vis du marché des paquebots de croisière ? Vos technologies sont-elles transférables ?
58M. V. P. : Les énormes bateaux de croisière peuvent accueillir jusqu’à 8 000 passagers. Étant donnée leur hauteur, nous ne pourrons rien faire pour eux ! Ils commanderont peut-être des ailes, mais ce sera du marketing pur et dur. En revanche, sur de plus petits bateaux, comme Le Ponant, nous pourrions faire de belles choses.
59Int. : La surface des voiles permettrait-elle d’augmenter la surface de capteurs photovoltaïques ?
60M. V. P. : Les films qui accueillent de tels capteurs, même minces, restent rigides. Cela empêcherait d’affaler l’aile. Seuls des rouleaux pourraient convenir. Sur les voiles elles-mêmes, il faudrait mettre des petites bandes qui ne risqueraient pas de casser au pliage. Leur verticalité rendrait tout de même le dispositif moins efficace. Sur Canopée, nous avons recouvert toute la cale d’un filet de protection et placé des morceaux de films enroulés entre les ailes afin de produire toute l’énergie du bord.
61Int. : Est-il aisé de passer de la course à l’industriel ?
62M. V. P. : C’est compliqué. Certains parviennent à répondre aux deux exigences, mais l’industrie et la course sont des domaines distincts. Pour le premier, il s’agit de privilégier une performance donnée pour un faible coût. Pour le second, la performance prime, quel que soit son prix. Il faut donc articuler des équipes différentes.
Canopée
63Int. : Comment avez-vous décidé de répondre à la consultation d’ArianeGroup ?
64M. V. P. : Nous avons rencontré l’équipe Zéphyr & Borée. Ces jeunes sortaient de l’École nationale de la marine marchande et avaient rédigé leur mémoire sur l’assistance à la propulsion. Ils avaient besoin de s’appuyer sur une technologie tandis que nous faisions nos gammes dans le monde de la propulsion. Un stagiaire nous a alors fait savoir que le contrat du transport d’Arianespace était remis en jeu. Nous avons eu un mois et demi pour répondre à l’appel d’offres, contre trois mois pour les autres. Nous étions persuadés de ne pas le remporter, mais nous avons voulu en faire un exercice, avant de nous associer à Jifmar.
65Int. : Savez-vous pourquoi votre projet a été choisi ?
66M. V. P. : Notre projet a beaucoup séduit l’équipe logistique. L’entrée dans Kourou est très compliquée, avec une barre à 3 mètres de tirant d’eau. En outre, une fois dans la rivière, le bateau ne peut plus refroidir le moteur avec son eau. Il faut également avoir chargé les ballasts avant de rentrer. Ces colis pèsent des centaines de tonnes et l’ensemble doit rester stable. Face à toutes ces contraintes, nous avons conçu un bateau compliqué sur mesure, pour faciliter toutes les opérations. ArianeGroup a donc eu exactement le bateau qu’il voulait, jusque dans les moindres détails.
67Être un petit armateur venant de la course au large ne jouait pas en notre faveur, au départ. En revanche, la culture de l’objet unique et de la performance instantanée a compté. Je pense aussi que le côté marketing a joué. Mais, surtout, nous avons pu stabiliser le coût du contrat sur quinze ans. En effet, le vent peut augmenter en force, mais pas en prix !
68Int. : Avez-vous pris en compte l’évolution du cours du pétrole ?
69M. V. P. : Le contrat peut être réajusté en fonction de ce paramètre.
L’apport du numérique
70Int. : Quel est le rôle de la numérisation ? Les connaissances sont-elles suffisantes dans ce domaine ?
71M. V. P. : Nous utilisons des codes très développés, en hydrodynamique comme en aérodynamique. Nous savons désormais aussi bien ce qui se passe sur l’eau qu’en dessous et au-dessus. Les études ont ainsi montré que les six ailes de la première version de Canopée portaient légèrement plus que six fois une aile.
72Int. : Peut-on réaliser un système numérique complet ?
73M. V. P. : Oui, le bateau est complètement modélisé. Ce simulateur numérique est d’ailleurs indispensable.
74Int. : Le développement de l’éolien procure une importance encore plus forte au routage. Dispose-t-on de données fiables, notamment grâce aux courses au large ?
75M. V. P. : Absolument. Nous envisageons de vendre des ailes avec le système de routage que j’ai décrit, qui utilise deux logiciels dont un est consacré au réglage de l’aile en fonction des conditions de vent, à partir des fichiers météorologiques des dix dernières années. Nous codéveloppons cette solution avec la société D-ICE Engineering, qui entend entièrement globaliser l’économie du bateau en un seul système, y compris la navigation.
76Par ailleurs, mon prochain projet artisanal concernera les foils. Le transport maritime rapide peut aller jusqu’à 45 nœuds – soit 80 kilomètres par heure. Il peut donc s’avérer compétitif par rapport à l’avion, pour relier les îles grecques ou celles du Pacifique, mais aussi pour le transport d’équipages sur les plateformes de forage. En effet, un bateau d’une trentaine de mètres peut accueillir entre 100 et 200 passagers et cette solution, déjà utilisée dans le sud de la Chine, est bien plus stable que les ferries. De plus, sur des bateaux de 80 tonnes, les foils permettent d’économiser 50 % de la consommation, car la courbe de résistance est réduite.
77Int. : Demain, un logiciel pourra-t-il battre le meilleur navigateur humain ?
78M. V. P. : Je le crains ! Nous avons étudié la possibilité de mettre des petites ailes sur des drones, pour la surveillance de zones maritimes en Polynésie notamment, qui est pour le moment assurée par deux vedettes alors que ce territoire est plus grand que l’Europe. Cette solution serait également utile dans le domaine de la cartographie océanographique, en reliant des sondes sous-marines aux satellites. Les drones déjà utilisés aujourd’hui n’ont pas besoin de se déplacer très vite. Pour l’instant, ils fonctionnent à l’énergie solaire, mais celle-ci ne suffit pas quand ils ont de la route à faire. Nous avons donc prêté notre prototype d’aile pour effectuer un test. Le cas échéant, l’automatisation serait complète.
79Int. : Que reste-t-il à faire aux marins aujourd’hui, compte tenu du développement de l’informatique ?
80M. V. P. : Sur un bateau, tout ce qui pourrait aller mal se produit nécessairement, a fortiori au large. Par exemple, l’informatique est dépassée devant l’imprévu de l’objet flottant, qu’il s’agisse de déchets ou de mammifères marins. Pendant la Transat Jacques Vabre, la quille du bateau Hugo Boss a été sectionnée par un container. Lors de la course Brest Atlantiques, le bateau Macif a dû s’arrêter à Rio de Janeiro, car son gouvernail avait été arraché. Même si elle permet d’amortir les chocs, l’informatique ne fait pas tout. Dans notre projet de ferries à foils, nous cherchons un moyen de détecter ces objets flottants, quels qu’ils soient.
Le passage à l’industrie
81Int. : Que se passera-t-il si vos projets dans la marine de commerce sont couronnés de succès et si vous parvenez à faire évoluer le monde des armateurs ? Le passage de l’artisanat à l’industrie se fait rarement sans heurts.
82M. V. P. : À côté de VPLP, nous avons créé une petite société dédiée aux ailes, Ayro, en nous appuyant sur le groupe CNIM et ses 2 500 collaborateurs. Par ailleurs, nous réfléchissons à un système de distribution, car, en plus de coûter une fortune, transporter des ailes de cette taille de la Seyne-sur-Mer vers la Corée ou la Chine n’aurait pas de sens. Actuellement, une pale d’éolienne coûte 9 euros le kilo. L’objectif serait de créer deux usines, une en Europe et une en Asie, de production de sous-ensembles qui seraient ensuite mis dans des containers et assemblés par les chantiers navals des différentes unités.
83Une augmentation massive de capital est évidemment prévue et un industriel sera nommé à la tête du projet. À titre personnel, je n’ai ni la capacité ni l’envie de passer à l’étage supérieur. En revanche, je souhaite conserver la vision de la stratégie industrielle.
84Int. : La solution d’un partenariat avec un gros armateur est-elle envisageable ?
85M. V. P. : Nous aurons un partenariat avec l’armateur d’ArianeGroup, Jifmar. Le bateau est actuellement en appel d’offres. Par ailleurs, si le projet de création d’usines de production de sous-ensembles assemblables aboutit, nous serons capables de livrer à des prix raisonnables. J’ai déjà identifié et rencontré des partenaires sur le terrain.
86Int. : Comment les autres pays s’impliquent-ils dans cette révolution ?
87M. V. P. : Une récente étude de l’université de Delft montre que d’ici à 2050, il faudra transformer entre 2 700 et 10 000 bateaux pour utiliser l’éolien. Par ailleurs, le ministère des Transports britannique a évalué que le chiffre d’affaires d’un dispositif comme le nôtre s’élèverait entre 2 et 3 milliards de dollars. Aujourd’hui, sur un total de 50 000 bateaux, le taux de renouvellement est d’environ 5 % par an. Le plus gros transporteur mondial, Maersk Line, a annoncé qu’il aura entièrement décarboné sa flotte en 2050. Quant à Cargill Ocean Transportation, qui compte 650 bateaux, il a lui aussi indiqué qu’il passerait à l’éolien.
88Les capacités d’économie à deux chiffres ne sont possibles qu’en recourant à l’hydrogène, à la propulsion nucléaire ou à l’éolien.
89Int. : Les différents acteurs sont-ils en capacité de le faire ?
90M. V. P. : Le projet que nous avons développé en commun avec Jifmar a convaincu ArianeGroup. Dans le nord de l’Europe, plusieurs essais sont en cours avec des rotors Flettner. En comparaison, notre solution présente l’avantage, malgré une moindre poussée, d’une plage de fonctionnement aérodynamique plus large. En moyenne, l’angle du vent apparent reçu par le système de propulsion éolien est de l’ordre de 30 degrés. Or à 30 degrés, un rotor Flettner ne propulse quasiment plus, alors qu’une aile le fait dès 20 degrés. Dans le cas d’une route nord-sud avec des vents dominants de travers, le rotor Flettner est très adapté. Néanmoins, suivant le contexte, ce n’est pas toujours le cas. Il existe un système éolien pour tous les usages.
91La durée de vie d’un bateau étant de vingt-cinq à trente ans, les décisions doivent être prises dès maintenant en se posant les bonnes questions. Quelle part d’éolien intégrer ? Avec quel type de motorisation ? Des réflexions doivent également porter sur le dessin même des bateaux.
92Int. : Avez-vous des droits de propriété ?
93M. V. P. : Les ailes existent depuis les années 1960. Elles sont l’équivalent du volet au décollage de l’avion. Nous avons cependant déposé un brevet sur la cinématique des éléments et le fait que l’aile soit affalable. C’est le concept que nous avions développé pour la Coupe de l’America. Initialement, notre bateau devait courir avec un gréement traditionnel, mais l’idée nous est venue d’agrandir les ailes déjà utilisées sur de petits bateaux. Nous développions ce projet en parallèle, quand le mât du bateau s’est brisé à la suite d’un empannage durant un entraînement, cent jours avant le départ. En l’absence de mât de secours, il ne restait plus que l’aile géante sur laquelle nous travaillions, et qui n’avait jamais été essayée. Et cela a fonctionné !
94Int. : Des concurrents chinois pourraient-ils contourner le brevet industriel ?
95M. V. P. : Il est certain que nous serons copiés un jour ou l’autre, même si notre brevet est solide. Il nous faudra alors courir plus vite et inventer autre chose.
96Int. : Être copié est aussi le signe du succès.
97M. V. P. : En effet, mais ce n’est pas l’argent qui me motive. La problématique des réductions des émissions du transport maritime m’intéresse et me passionne. En outre, j’ai cinq enfants et je suis très préoccupé par l’avenir.
98Int. : Compte tenu des difficultés pour protéger la propriété intellectuelle des logiciels, la qualité d’optimisation est-elle un véritable avantage concurrentiel durable ?
99M. V. P. : La petite société que nous créons est chargée d’enregistrer toutes les données qu’il est possible de recevoir des bateaux. Pour Energy Observer, cela représente des quantités colossales de données, qu’il nous faudra trier, afin d’améliorer sans cesse le système. C’est ainsi que nous pensons parvenir à courir un peu plus vite que nos concurrents.
100Int. : Si vous vouliez aller plus vite dans les développements et la commercialisation, que vous manquerait-il : de l’argent, des ressources humaines, du lobbying ?
101M. V. P. : Nous sommes en train d’élaborer un business plan et nous procéderons à une augmentation de capital relativement massive à notre échelle – de l’ordre de 5 millions d’euros. Je ne suis pas inquiet, car certains acteurs se sont déjà montrés favorables au projet. Il faudra également trouver un directeur général venant de l’industrie, si possible maritime. Il faudra alors pouvoir partager une véritable stratégie industrielle avec le groupe CNIM. Nous avons déjà fait un bout de chemin ensemble, mais la suite du projet l’intéressera-t-elle ?
102J’ai toujours travaillé dans des milieux où l’on collabore. Je me souviens par exemple que, face à des problèmes de structure, nous avions échangé nos plans avec un architecte anglais, qui était pourtant notre concurrent, partant du principe que ce qui était mauvais pour lui serait aussi mauvais pour nous.
103Florence Berthezène