Notes
-
[1]
La blockchain est une technologie de stockage et de transmission d’informations, transparente, sécurisée, et fonctionnant sans organe central de contrôle. Par extension, une blockchain constitue une base de données qui contient l’historique de tous les échanges effectués entre ses utilisateurs depuis sa création. Cette base de données est sécurisée et distribuée : elle est partagée par ses différents utilisateurs, sans intermédiaire, ce qui permet à chacun de vérifier la validité de la chaîne. (définition de Blockchain France)
1L’agriculture souffre d’un important déficit d’image : qualité des produits jugée médiocre, non respect de l’environnement, pénibilité des métiers... La réalité est cependant tout autre. Tout en restant profondément ancré dans la vie des territoires, ce secteur est devenu numéro deux de la robotisation. De nouvelles méthodes fondées sur le traitement des données, des outils innovants, intelligents et connectés, ainsi que des réseaux de diffusion des innovations et d’entraide contribuent à transformer en profondeur l’agriculture.
2L’exploitation agricole sur laquelle nous sommes installés, avec mon associé, est située dans la partie béarnaise des Pyrénées-Atlantiques. Nous sommes éleveurs laitiers et producteurs de maïs. Je me suis très tôt investi dans le syndicalisme agricole et je suis aujourd’hui vice-président de la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles), chargé des questions liées aux territoires et au foncier, ainsi que de celles portant sur le numérique, les nouvelles technologies et, plus globalement, l’innovation.
L’agriculture, entre citoyens et consommateurs
3L’agriculture française compte aujourd’hui environ 460 000 exploitations. Alors qu’elle est souvent accusée d’être industrialisée et productiviste, on ignore largement qu’un quart de ses exploitants réalisent leurs productions sous un signe officiel de qualité et d’origine (SIQO) et que 32 000 d’entre eux travaillent en agriculture biologique. L’objectif que s’est fixé le gouvernement et que nous partageons, sous réserve que le consommateur veuille bien suivre, est de doubler le volume des productions bios.
4Pour transformer et commercialiser nos productions, on compte environ 2 600 coopératives agricoles et 400 opérateurs privés. La filière agricole et alimentaire, tous secteurs confondus, représente 835 000 entreprises, pour un chiffre d’affaires de 650 milliards d’euros, soit environ 15 % du PIB français, et 10 milliards d’euros d’excédents pour la balance du commerce extérieur. Nous sommes, depuis quelques années, le sixième exportateur mondial de produits agroalimentaires après avoir longtemps été le deuxième derrière les États-Unis, ce recul étant dû à un manque de compétitivité face à l’émergence de nouveaux pays producteurs comme l’Argentine ou le Brésil. Notre secteur représente 4,5 millions d’emplois et occupe ainsi la deuxième place au sein des filières professionnelles de notre pays.
5À l’avenir, notre enjeu sera de marier des exigences qui ne sont pas toujours en accord : celles des consommateurs, qui demandent à nos produits davantage de qualité, de goût et d’authenticité, et celles des citoyens, qui, eux, demandent davantage de respect de l’environnement, de la biodiversité et des enjeux climatiques. Pour répondre à tout cela, il y a certes la technicité des agriculteurs et la montée en gamme de toutes les filières agricoles, mais il y a aussi et surtout l’apport des nouvelles technologies.
Une innovation technologique omniprésente
6Le citoyen, tout comme le consommateur, demande plus de transparence. Grâce aux nouvelles technologies, nous sommes de plus en plus en mesure de répondre à ses attentes en lui permettant de lire directement sur les étiquettes la composition précise des produits qu’il trouve en rayon, voire en lui apportant l’information sur l’ensemble des pratiques qui ont été mises en œuvre tout au long de la chaîne de production et de livraison jusqu’à la mise en rayon sur le lieu de vente. Les technologies actuellement à notre disposition nous permettent de tracer toutes ces pratiques et certaines filières ont déjà réalisé des avancées significatives grâce à la blockchain [1], qui permet d’enregistrer de façon infalsifiable les différentes étapes de la production, de la transformation, du stockage et de la livraison d’un produit. Dès lors, il ne s’agit plus d’engagements verbaux, mais d’une preuve incontestable apportée au consommateur par chacun des acteurs concernés.
7Les nouvelles technologies vont également nous permettre d’atteindre l’objectif de réduction des intrants qui nous est assigné de façon pressante. Aujourd’hui, nous ne savons pas si nous parviendrons à l’idéal de “zéro pesticide”, mais le chemin emprunté par l’agriculture depuis quelques années va dans ce sens. De plus en plus d’agriculteurs marient désormais les données qui leur sont fournies non seulement par les observations satellitaires, mais également par les capteurs implantés dans les champs et par les analyses pédologiques de zones précisément définies. Cela leur permet d’apporter le bon produit, à la bonne dose et au bon moment, ce qui entraîne immédiatement une réduction des quantités utilisées. Si les conditions climatiques sont favorables et font que la plante n’a pas besoin de tel ou tel traitement, celui-ci ne sera pas appliqué. En revanche, si les données exploitées par l’intelligence artificielle font ressortir, par exemple, la montée de certains insectes sur certaines plantes, alors l’agriculteur pourra intervenir de façon très précise, où et quand il le faut et avec la bonne dose.
8Un autre défi important à relever pour notre agriculture est l’amélioration du bien-être animal. Avec les technologies désormais à notre disposition, sous forme de colliers ou de puces sous-cutanées portés par nos animaux, nous pouvons mieux détecter les maladies et les comportements anormaux de nos bêtes, telles des boiteries par exemple, afin d’intervenir au plus tôt sur l’animal malade. Les robots des salles de traite, de plus en plus répandus, sont ainsi capables, par l’analyse de la qualité des composants du lait, de détecter les risques de maladie en temps réel et avant l’apparition des symptômes, ce qui permet d’intervenir suffisamment tôt et uniquement sur les animaux qui le nécessitent. Grâce à ces technologies, nous avons également la possibilité d’ajouter dans la nourriture certains éléments, microéléments ou apports vitaminiques qui manqueraient à la santé de l’animal, ou d’adapter la climatisation des bâtiments d’élevage en fonction des températures extérieures.
9Améliorer le bien-être de l’agriculteur et des salariés qui travaillent dans notre métier est également une préoccupation importante. Ce métier a la réputation d’être difficile, avec des tâches répétitives et dures, mais, là aussi, les technologies nous permettent de répondre à cette pénibilité par le déploiement des robots, tels les robots de traite ou ceux dédiés à la manutention de petits animaux, qui apportent une amélioration au quotidien des professionnels.
10Enfin, toujours grâce au développement des technologies, nous pouvons également améliorer la capacité de résistance des plantes, le décryptage et la connaissance du génome de la plupart d’entre elles étant désormais réalisés. On met souvent en avant des capacités de résistance à certains insectes, mais on parle moins de la résistance au stress hydrique. Aujourd’hui, nous avons à notre disposition, en dépit des difficultés pour obtenir les autorisations de mise sur le marché français, des plantes capables d’atteindre les mêmes rendements que leurs prédécesseurs avec 30 % d’apport d’eau en moins, point essentiel alors que cette ressource doit, de plus en plus, être préservée. Grâce à la recherche génétique, nous avons ainsi la possibilité de doter nos plantes des qualités naturelles qui nous permettront de relever les défis à venir.
11Ces acquis sont, aujourd’hui, acceptés par la plupart des agriculteurs. Ainsi, la moitié des jeunes agriculteurs qui s’installent en élevage laitier s’équipent d’emblée d’un robot de traite, pour les raisons évoquées précédemment, même si un tel robot est plus onéreux qu’une salle de traite classique. En outre, on constate que la productivité des vaches est supérieure grâce au robot, chacune d’entre elle effectuant spontanément 2,4 traites quotidiennes alors qu’elles n’en ont que 2 en traite mécanique classique. On estime que l’agriculture est devenue le deuxième marché mondial pour la robotique.
12Désormais, 80 % des agriculteurs travaillent avec Internet et ont une appétence pour cette transformation numérique. Plus de 300 start-up se sont lancées sur ces sujets et commencent à apporter des solutions innovantes aux agriculteurs. En 2017, on considère que 10 milliards de dollars ont été spécifiquement investis dans ce domaine.
L’indispensable acceptabilité sociale des innovations
13Il reste cependant quelques résistances, dans notre environnement comme chez certains citoyens qui s’interrogent face à ces évolutions. Il nous faut donc affiner nos calculs économiques, mais les résultats concrets que nous obtenons d’ores et déjà montrent que tous ces investissements sont réellement rentables. En revanche, par le dialogue, nous devons regagner la confiance des citoyens et des ONG, en particulier sur les questions touchant à la transformation du vivant, car elle est indispensable à l’acceptabilité sociale de ces innovations. Il est bien évident que, pour nous, la technologie n’est qu’un moyen pour accompagner les évolutions de notre métier et non une fin en soi.
14Quels sont les risques qu’il nous faut considérer ? L’agriculteur ne sera-t-il pas trop dépendant de ces technologies ? Il y a là un vrai challenge que nous devons relever. Quand on parle de robotisation ou d’électronique embarquée sur le matériel, il est évident qu’en cas de panne, une trousse à outils classique ne pourra suffire. On ne peut laisser un robot de traite en panne pendant quarante-huit heures, sauf à devoir reprendre une traite manuelle en urgence. L’agriculteur est donc dépendant de tout un réseau d’intervention rapide et de maintenance qui doit l’accompagner 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. C’est désormais le cas, mais cet entretien est coûteux et requiert un abonnement, entièrement à la charge de l’agriculteur.
15Le risque d’utilisation abusive ou frauduleuse des données doit également être pris en compte. Un certain nombre d’opérateurs profitent en effet de la mise en place de cette électronique embarquée et de cette robotisation pour collecter énormément de données. Celles-ci sont évidemment compilées et traitées afin de devancer les besoins de l’agriculteur et, éventuellement, pour rendre marchands des services autrefois apportés dans le cadre d’un service après-vente classique, ou pour lui vendre des services complémentaires dont il ne ressent pas spontanément la nécessité.
16Dans le cadre de sa mission, la FNSEA a donc élaboré une charte, DataAgri, dont l’ambition est d’examiner les conditions contractuelles proposées par les vendeurs de technologies à propos des données qu’ils envisagent de capter et de l’usage qu’ils souhaitent en faire, afin de labelliser ou non leurs solutions en fonction de leurs pratiques effectives en la matière. Nous pensons que cette charte devrait avoir un effet dissuasif sur les indélicats et les inciter à évoluer vers de meilleures pratiques. Elle garantit à l’agriculteur une meilleure lisibilité de ses engagements et impose au vendeur de technologies de signer un contrat spécifique sur la collecte et l’utilisation des données, dans lequel il s’engage à déterminer clairement quelles données seront collectées, où elles seront stockées et pour quoi elles seront utilisées.
17Cette charte aborde également la question de la portabilité des données en donnant à l’agriculteur la possibilité de déterminer qui aura accès à ses données, par exemple un service d’accompagnement des performances de son élevage. Il en va de même pour les données sur la traçabilité des cultures qui, grâce à l’électronique embarquée sur les engins de semis ou de récolte des céréales, peuvent s’avérer précieuses pour des organismes techniques ou de conseil.
18Un troisième point prévoit la maîtrise de l’usage de ses données par l’agriculteur et lui donne le droit d’aller le contrôler par lui-même. Chaque fois qu’apparaît un usage non prévu, le prestataire est tenu de faire signer un avenant au contrat par l’agriculteur concerné. Un droit à la résiliation du contrat est également prévu pour l’agriculteur, assorti de la récupération de l’ensemble de ses données et de leur effacement des bases de données du prestataire.
19La gestion de ces données par les nouvelles technologies permettra d’encore mieux accompagner nos adhérents dans la gestion de leur entreprise, de les conseiller et de les assister dans leurs activités au quotidien. Dans la complexité du monde à venir, les technologies innovantes et l’intelligence artificielle, mariées à l’intelligence humaine, nous permettent désormais d’imaginer une agriculture plus respectueuse de l’environnement et qui réponde aux attentes des consommateurs et des citoyens.
Débat
Vers une gestion raisonnée et une culture du partage
20Un intervenant : Plus les agriculteurs sont endettés, moins ils ont de latitude pour s’adapter aux fluctuations de leur environnement. Les nouvelles technologies ne sont-elles pas alors un facteur supplémentaire de risque ?
21Henri Bies-Péré : Tout investissement, de quelque nature qu’il soit, doit être raisonné en fonction de son retour espéré. Certaines tendances à des investissements, que je qualifierais “de prestige”, ont été permises par la politique agricole commune (PAC) que nous avons connue jusqu’en 2003. Elle nous protégeait de la concurrence des produits étrangers à bas coût, elle encadrait les volumes de production et réduisait ainsi les fluctuations. Depuis les réformes de 2003 et de 2008, et la suppression des barrières à l’entrée de l’Union européenne, nous connaissons de fortes variations des marchés et sommes désormais soumis aux aléas du marché mondial.
22Le raisonnement qui poussait certains à toujours vouloir un tracteur plus puissant que celui du voisin n’est donc plus tenable. Aujourd’hui, les comportements tendent à s’inverser. Si le voisin n’utilise pas pleinement son tracteur, la possibilité existe d’en partager l’usage. On connaissait déjà l’achat en commun, par le bais des CUMA (coopératives d’utilisation de matériel agricole). Désormais, grâce aux nouvelles technologies, des start-up ont développé des logiciels qui permettront à un agriculteur de publier les dates durant lesquelles il utilise un matériel de tel ou tel type et de le proposer à ses collègues pendant ses périodes de disponibilité. Cela s’appelle le CoFarming et représente la version digitale des CUMA physiques d’autrefois. Sur ce même modèle d’échange de matériel, il existe également des échanges de parcelles afin de les regrouper, dans la mesure du possible, de manière à optimiser l’utilisation des matériels en réduisant les distances à parcourir. Bien que ce type de raisonnement ne s’applique pas à tous les équipements, un robot de traite pouvant difficilement être partagé entre plusieurs troupeaux, il se développe peu à peu.
23La contrepartie porte sur la gestion financière de l’entreprise. Désormais privé de filet de sécurité, l’agriculteur doit pouvoir, par une gestion raisonnée, faire des réserves les bonnes années en prévision d’années peut-être plus difficiles. La loi de finances, actuellement en discussion au Parlement, va en ce sens et prévoit pour l’agriculteur la possibilité de défiscaliser une partie de son revenu lorsqu’il est au plus haut et de réintégrer cette partie l’année où survient un aléa climatique ou économique.
Technologies digitales et agriculture de précision
24Int. : Qu’est-ce que l’agriculture de précision ?
25H. B.-P. : C’est aujourd’hui une pratique qui a quitté le stade des expérimentations et rentre très concrètement dans les exploitations. Tous les opérateurs satellitaires, comme Google ou Ariane Espace, désormais intéressés par le marché agricole, proposent des cartographies des sols. Cette technique étant très onéreuse, des start-up proposent maintenant l’emploi de drones. Cependant, la photo, par satellite ou par drone, ne suffit pas et il faut la compléter par des prélèvements et des analyses des sols, mais surtout, il faut que la totalité des outils de l’agriculteur soit en mesure d’utiliser ces données. Avoir la meilleure des cartes ne sert à rien si vous n’avez qu’un semoir qui date de la dernière décennie.
26De nombreuses start-up proposent de passer dans les parcelles avec des quads afin de calculer le pH ou le taux d’humus des sols et permettent ainsi une cartographie fine, zone par zone, d’un champ. Cela nous est particulièrement utile dans le cas où nous avons plusieurs parcelles que nous avons réunies d’un seul tenant, par commodité, alors que nos ancêtres les avaient distinguées en fonction de leurs qualités pédologiques différentes. Ensuite, lors de la récolte, nos moissonneuses- batteuses, qui sont désormais équipées de capteurs électroniques, enregistrent, mètre après mètre, les variations de rendement. En croisant toutes ces données, nous arrivons à ajuster au plus près les doses d’engrais, de produits phytosanitaires ou de semences que l’on doit apporter pour chaque zone en fonction de sa fertilité. Tous les matériels, semoirs, pulvérisateurs ou autres, doivent donc partager la même électronique embarquée pour lire ces données et gérer automatiquement les apports adaptés aux particularités de chacune des parcelles.
27Au fur et à mesure du renouvellement du parc de matériel, les nouveaux investissements intègrent ces technologies digitales. Il est donc nécessaire pour l’agriculture de bénéficier de temps pour assumer cette transition vers ces pratiques plus responsables.
28Int. : Y a-t-il des fonds disponibles dans le monde agricole pour ces nouvelles start-up ?
29H. B.-P. : De plus en plus de bailleurs de fonds ont compris que l’agriculture était un domaine d’investissement prometteur. Nous avons toujours les bailleurs de fonds traditionnels, comme le Crédit Agricole, Unigrain, Sofiprotéol, etc., mais sont venus récemment s’y adjoindre des acteurs comme l’important gestionnaire de fonds Demeter, qui n’était jusque-là pas un spécialiste du domaine agricole, mais qui, l’année dernière, a réussi une levée de fonds de 50 millions d’euros pour investir dans des start-up qui proposent des solutions aux agriculteurs. Ensuite, si les innovations sont pertinentes et profitables, ce sont les agriculteurs eux-mêmes qui prennent le relais et les achètent sur leurs fonds propres. Aujourd’hui, nous en sommes à cette phase de déploiement.
30Int. : Les aides au développement de l’agriculture biologique sont-elles suffisantes ?
31H. B.-P. : Oui. La preuve en est sans doute donnée par le doublement des surfaces en cinq ans, le bio passant à plus de 6 % de la surface agricole ! Dans ma région de Nouvelle-Aquitaine, ce sont même des exploitations de grande taille qui se convertissent au bio. Au même titre que tout autre agriculteur, le producteur bio touche les aides européennes, qui se situent autour de 210 euros par hectare en moyenne, auxquelles s’ajoutent des aides spécifiques équivalentes durant les cinq années de transition. Cela compense en partie les investissements nécessaires, ce qui est très incitatif.
32Cependant, l’essentiel est que le marché suive. Convertir toutes les terres de France en bio nécessiterait de doubler, au moins, le budget de la PAC et il faudrait surtout que tous les consommateurs acceptent de payer le surcoût lié à ce type de production. Or, sur ce point, les associations d’aide aux plus démunis font remarquer qu’il y a aujourd’hui 8 millions de personnes en France qui n’en ont pas les moyens. Il faudrait en outre que l’industrie de transformation évolue dans cette direction, ce que seuls certains de ses acteurs ont commencé à faire. Si elle n’accepte de payer les produits issus de l’agriculture biologique qu’au prix des produits issus de l’agriculture conventionnelle, c’est le producteur qui, dans ce cas, ne gagnera plus sa vie. Certaines industries laitières européennes commencent déjà à refuser le lait bio, trop abondant et trop cher pour elles, qu’elles doivent, faute de débouchés, écouler en tant que lait ordinaire.
33Int. : Dans les différents sous-segments qui constituent l’agriculture, quels sont, selon vous, ceux qui sont en avance et ceux qui sont en retard ?
34H. B.-P. : Dans tous les secteurs, les apports de la technologie et du digital sont désormais intégrés. Les problèmes qui freinent les agriculteurs sont, le plus souvent, exogènes. Il en va ainsi de la couverture du territoire en matière de télécommunications et de téléphonie mobile : installer des capteurs est compliqué si l’on est dans une des nombreuses zones blanches qui subsistent dans le milieu rural et exploiter des données massives demande du haut débit, qui est loin d’être accessible partout. Les opérateurs travaillent à couvrir l’ensemble du territoire et, dans le cadre d’une coopération avec Enedis (anciennement ERDF), ils commencent à utiliser les infrastructures de son réseau pour installer des antennes basse fréquence sur les pylônes électriques afin que les capteurs installés dans les parcelles puissent communiquer avec l’unité centrale installée chez l’agriculteur.
35C’est tout ce type d’équipements qu’il faut faire progresser, petit à petit, sur tout le territoire, afin que les agriculteurs puissent investir avec profit dans les nouvelles technologies.
La diffusion de l’innovation
36Int. : L’agriculture française représente plusieurs centaines de milliers d’entrepreneurs indépendants. Comment se passe la diffusion de l’innovation dans ce milieu particulier ?
37H. B.-P. : La plupart des agriculteurs ne sont pas réellement indépendants. Pour la commercialisation de leur production, ils sont aussi alliés avec des coopératives ou des entreprises privées qui, elles, sont en contact avec les marchés. Si le marché demande un blé protéiné, l’agriculteur n’a guère d’autre choix que celui de se conformer à cette demande ! Nous faisons partie d’un réseau de diffusion très structuré qui intègre tous ces acteurs, de même que les chambres d’agriculture, les techniciens des coopératives ainsi que les entreprises privées de conseil, de plus en plus nombreuses, l’accès aux données leur étant désormais facilité. C’est là un secteur extrêmement “challengé”.
38En revanche, ce qui a sans doute fait défaut dans l’agriculture est le fait de ne pas avoir suffisamment lié la recherche fondamentale, faite par l’INRA ou par les centres de recherche privés, avec l’expérimentation, réalisée par les chambres d’agriculture ou les coopératives, et le suivi auprès des agriculteurs. Alors qu’on nous demande de trouver des solutions innovantes, on s’aperçoit parfois qu’elles dorment dans les archives des chercheurs et qu’elles n’ont pas pu être exploitées à l’époque, faute de promotion ou de demande sociétale. Nous avons donc construit un pôle réunissant l’INRA, les instituts techniques agricoles, rassemblés au sein de l’Association de coordination technique agricole (ACTA), et l’expérimentation et la diffusion faites par les groupes de développement ou les chambres d’agriculture.
39Depuis quelques années, les dispositifs d’accompagnement, cofinancés par les fonds européens, l’État ou les régions, ont également été élargis à l’investissement dans l’innovation et dans les technologies nouvelles. Si, auparavant, c’était la construction de bâtiments d’élevage qui était subventionnée préférentiellement, on pense désormais qu’il est tout aussi utile d’accompagner l’agriculteur dans l’acquisition, par exemple, d’outils d’aide à la décision.
40Dans le cadre des États généraux de l’alimentation (EGalim), on discute actuellement de la construction des plans de filières. Les représentants des producteurs y participent aux côtés des transformateurs et des distributeurs. Quand le consommateur ne veut plus d’œufs produits dans des élevages en cages et que le distributeur dit qu’il n’en mettra plus en rayon à partir de 2020, l’éleveur a beau être indépendant, s’il n’a plus de débouchés, il est bien contraint d’évoluer dans la direction voulue par le marché et de préparer sa reconversion. Les agriculteurs sont donc dans une indépendance toute relative au sein d’un écosystème complexe.
Des aides liées à une écoconditionnalité
41Int. : Plus que l’utilisation des pesticides, qui focalise le débat public, le problème majeur de l’agriculture ne réside-t-il pas dans l’uniformisation des productions sous la pression des forces économiques, voire intellectuelles ?
42H. B.-P. : Cette volonté d’uniformisation a accompagné toute la politique agricole commune jusqu’à ces dernières années. Les parcelles françaises n’étant pas assez productives, toutes les techniques pouvant améliorer cet état de fait ont été utilisées. Une partie a été apportée par l’emploi de variétés plus performantes, une autre par le remembrement afin de tirer les bénéfices d’un matériel plus performant. Ce fut un succès puisque nous sommes passés d’une France dépendante en matière alimentaire à une France exportatrice. Bien sûr, tout cela a eu un prix en matière d’environnement et de biodiversité. La prise de conscience qui s’est ensuivie a entraîné un infléchissement de la politique agricole, une partie des aides restant allouée à la production, mais les 30 % restants étant liés à une écoconditionnalité. Chaque agriculteur a ainsi l’obligation de se référer au registre parcellaire graphique (RPG), base de données géographiques établie il y a deux ans et qui sert désormais de référence à l’instruction des aides de la politique agricole commune. Au-delà de l’interdiction qui lui est faite d’éliminer les arbres, bosquets et haies identifiés à cette date par les photos satellitaires, l’exploitation qui n’aurait plus suffisamment de ces éléments de paysage sur son parcellaire se voit dans l’obligation d’en replanter afin de restaurer son environnement et de pouvoir prétendre aux mêmes aides publiques qu’auparavant.
43Int. : Qu’en est-il de la bonne santé des sols à qui on ne laisse pas suffisamment le temps de se régénérer, par exemple par la jachère ?
44H. B.-P. : La pratique ancienne de la jachère, qui laisse reposer la terre, peut être utilisée en agriculture biologique. Néanmoins, au sens de zéro production, elle n’existe plus guère. En revanche, l’intérêt de garder un sol couvert en permanence est désormais une technique reconnue pour sa contribution à sa reconstitution et à la préservation de la biodiversité, quand bien même ce couvert végétal ne serait pas vendu. Nous faisons pour cela des choix très précis au sein d’une grande variété de plantes que nous associons, les pivotantes telles que le navet participant au travail du sol en profondeur, les légumineuses favorisant les apports d’azote, etc.
45La politique agricole commune et d’autres textes obligent à cette couverture du sol qui, au début, a été vécue comme une contrainte, mais qui, de plus en plus, est appréciée à sa juste valeur en favorisant, à moyen terme, les bénéfices par une meilleure productivité des sols. Si, naguère, on pouvait cultiver du blé pendant des années sur une même parcelle, parce que le blé rapportait bien et que tout l’environnement disait que l’important, c’était les quintaux, aujourd’hui, la rotation des cultures a largement été réintroduite dans les pratiques. Néanmoins, les agronomes nous disent que, si l’on a mis trente ans pour aboutir à la situation actuelle, il nous faudra sans doute trente autres années pour retrouver des sols vivants.
L’impact sociétal de la transition digitale
46Int. : Dès lors que l’on parle de transformation digitale, on constate qu’elle s’accompagne toujours d’aspects sociétaux, notamment en matière de formation. Cela change-t-il la vie dans les campagnes quand les agriculteurs deviennent des spécialistes de l’informatique ?
47H. B.-P. : Évidemment ! Avoir accès, en temps réel, à l’ensemble de l’information sur son smartphone change tout. Ma coopérative a mis en place un système de livraison directe afin d’éviter d’avoir à gérer des stocks importants. L’agriculteur, après avoir passé commande sur Internet le matin, est désormais livré l’après-midi. De plus, grâce à sa localisation GPS, il reçoit au bout du champ qu’il est en train de semer la quantité de semences qui lui manque pour finir son travail. Auparavant, il lui fallait rentrer chez lui et téléphoner pour, trois jours plus tard, aller prendre lui-même livraison de sa commande à la coopérative. Face au technicien qui vient lui vendre tel ou tel produit, il est également en mesure de négocier en fonction des offres concurrentes qu’il consulte sur son écran. C’est ce genre de changements que le numérique permet.
48On peut aussi prendre une perspective inverse en disant que les évolutions sociétales influent sur les évolutions technologiques. Le modèle du couple travaillant seul sur une exploitation, tel que le définissait Edgar Pisani dans les années 2000, n’existe plus qu’à la marge. Typiquement, le robot de traite est l’outil qui va venir lever des astreintes et faciliter la vie sociale d’un exploitant qui aspire, ainsi que sa famille et comme tout un chacun, à avoir une vie “normale”. De plus, l’usage des réseaux sociaux permet de mieux s’intégrer dans la vie sociale et contribue aussi à ces évolutions.
49Int. : Le numérique fait-il également évoluer les structures syndicales ?
50H. B.-P. : La FNSEA a complètement intégré ces nouvelles technologies et tout ce qu’elle propose est immédiatement diffusé sur les réseaux. Désormais, les campagnes de communication se font autant par le digital que par le papier. Chaque agriculteur confronté à un problème peut interroger directement tel ou tel spécialiste du syndicat.
51Par ailleurs, la FNSEA, qui, au cours des années, avait pris l’habitude de cogérer le monde agricole – ce qui lui a parfois été reproché –, se sent tenue à une certaine responsabilité dans les actions de terrain. En ce sens, elle garde ses distances vis-à-vis des mouvements spontanés, favorisés par les réseaux sociaux, en expliquant à l’État qu’il vaut mieux pour lui dialoguer avec une organisation structurée, porteuse d’une vraie légitimité politique et d’une vision d’avenir cohérente, au lieu de chercher des interlocuteurs introuvables. Plutôt qu’improviser, nous préférons nous poser et réfléchir en amont à quelle pourrait être la meilleure action afin d’atteindre nos objectifs.
52Int. : Les applis ne contribuent-elles pas à restaurer un sens du collectif qui avait disparu du monde rural ces dernières décennies avec l’individualisme lié au modèle strictement productiviste ?
53H. B.-P. : C’est tout-à-fait juste. Quantité de communautés se forment ainsi. L’agriculteur qui commence à récolter dans son champ peut, par exemple, informer ses confrères que le blé est à maturité et qu’ils peuvent donc y aller eux aussi ou qu’au contraire, le taux d’humidité est encore trop élevé. Un autre préviendra d’une attaque de ravageurs sur une parcelle, nécessitant un usage urgent des phytosanitaires sur des parcelles menacées en fonction de la direction et de la vitesse du vent, etc.
54Int. : Le mot paysan a-t-il encore une signification face au terme agriculteur ?
55H. B.-P. : Raymond Lacombe, président de la FNSEA, avait redonné sa légitimité à ce mot, dans les années 2000, en disant : « Pas de pays sans paysans ! » Entre nous, nous nous qualifions indifféremment de l’un ou de l’autre.
56Int. : Les moyens numériques vont-ils permettre de respécialiser l’agriculture afin de retrouver la qualité gustative des produits ?
57H. B.-P. : Il faut noter que la principale différence entre le bio et le conventionnel tient à la seule absence de pesticides, alors que les nouvelles méthodes de production garantissent à beaucoup de produits non bios des propriétés gustatives et nutritionnelles parfaitement équivalentes. Cependant, si vous recherchez le prix, vous n’aurez pas forcément le goût. Les organismes de recherche ont, depuis quelque temps, réintroduit sur le marché des variétés anciennes et c’est ainsi que l’on trouve des tomates Cœur de bœuf ou Noire de Crimée qui n’existaient pas sur les étals jusque récemment. Elles ont du goût – encore faut-il ne pas les mettre au frigo –, mais leur aspect peut ne pas être très attractif pour le consommateur.
58Int. : N’y a-t-il pas une taille critique à atteindre pour prétendre être rentable ?
59H. B.-P. : Non ! Certes, l’agriculteur qui n’a que 50 hectares en région parisienne ne s’en sortira pas s’il veut faire du blé. Néanmoins, s’il cultive des légumes, compte tenu de la forte demande de la population urbaine et du fait que de plus en plus de municipalités s’équipent de légumeries pour leurs cantines scolaires, il aura accès à un marché très rentable à sa porte. En outre, même pour le blé, il n’y a plus une seule sorte de blé, mais une cinquantaine, selon que c’est un boulanger qui l’achète, une brasserie ou tout autre professionnel ayant un besoin spécifique. Un quart du maïs produit dans ma coopérative part en Irlande pour faire du whiskey, ce qui est rentable pour le producteur dès lors que sa production répond aux critères exigés. On ne peut donc parler de taille critique a priori, car il faut savoir adapter sa production aux segments de marché les plus porteurs.
60Int. : Comment garder ce métier attractif pour les jeunes, malgré sa dureté et ses contraintes ?
61H. B.-P. : Il existe un dispositif d’accompagnement à l’installation unique en Europe. Il a largement fait ses preuves puisque l’on constate que 97 % des jeunes qui en ont bénéficié sont toujours agriculteurs dix ans plus tard. Ce chiffre est à comparer à celui des entreprises de l’artisanat pour lesquelles il tombe à 45 %.
62Quant à l’appétence des jeunes pour le secteur agricole, cela relève d’un problème d’image. Celle que je viens de vous présenter, technologique et innovante, est encore trop peu connue par les jeunes des collèges susceptibles de s’orienter vers nos métiers. Dans chaque département, nous nous efforçons donc de contacter les académies afin d’aller rencontrer les élèves de 3e pour leur présenter la réalité de l’agriculture d’aujourd’hui et les diverses possibilités qu’elle offre. Nous avons cependant énormément de mal à entrer dans les établissements, car les proviseurs et les enseignants considèrent trop souvent que l’agriculture ne doit être un débouché que pour ceux qui n’ont pas trouvé mieux dans d’autres secteurs plus prestigieux comme chez nous, dans le Sud-Ouest, l’aéronautique qui elle, est censée offrir de “beaux métiers”.
63C’est désolant, mais cela reste très ancré dans les mentalités, à tel point que l’on a pu parler d’“agri-bashing” ! Cette critique, parfois violente, accable l’agriculture de maux qui, pour nous, appartiennent à un passé révolu depuis longtemps. Nous sommes bien conscients que l’acceptabilité sociale est indispensable au succès de notre transformation digitale et donc, que la pédagogie sera un enjeu essentiel dans cette évolution de l’agriculture.
64Cependant, signe que nous restons attractifs en dépit des critiques, nous constatons un renouveau d’engouement chez des personnes qui viennent d’autres horizons et qui constituent un tiers des nouveaux arrivants dans nos métiers. Ce sont parfois des cadres d’entreprise, exaspérés par les horaires et les patrons, qui reviennent vers l’agriculture et, pour certains, ils le font parfois avec une réussite spectaculaire. Venir à l’agriculture est donc encore, et plus que jamais, un vrai choix.
65Pascal Lefebvre
Notes
-
[1]
La blockchain est une technologie de stockage et de transmission d’informations, transparente, sécurisée, et fonctionnant sans organe central de contrôle. Par extension, une blockchain constitue une base de données qui contient l’historique de tous les échanges effectués entre ses utilisateurs depuis sa création. Cette base de données est sécurisée et distribuée : elle est partagée par ses différents utilisateurs, sans intermédiaire, ce qui permet à chacun de vérifier la validité de la chaîne. (définition de Blockchain France)