Notes
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Antonio Molina, “Revitaliser l’industrie grâce à l’innovation”, séminaire Ressources technologiques et innovation de l’École de Paris du management du 16 septembre 2015.
1Le biomimétisme consiste à s’inspirer des organismes vivants pour faire évoluer les technologies et sociétés humaines vers plus d’efficacité : énergie, chimie douce, écomatériaux, etc. Pour aller au-delà de quelques réalisations pionnières, il faut construire des méthodologies garantissant l’appropriation par les parties prenantes. C’est l’enjeu auquel se propose de répondre le CEEBIOS, afin de positionner la France en pionnière du biomimétisme comme outil de la transition écologique, réconciliant biodiversité, innovation et économie.
Qu’est-ce que le biomimétisme ?
2Antonio MOLINA : Le biomimétisme consiste à s’inspirer des solutions inventées par la nature pour développer des applications industrielles avec des coûts environnementaux et énergétiques bien moindres que ceux des approches classiques.
3Si l’on comparait l’histoire de la vie sur Terre, apparue il y a 3,8 milliards d’années, à un voyage de Paris à Marseille, l’ère industrielle, qui a débuté il y a deux cents ans, correspondrait au dernier pas de ce voyage. La nature a eu le temps de développer des solutions beaucoup plus ingénieuses que celles de l’homo sapiens, et ce avec une grande économie de moyens. Les organismes vivants sont essentiellement constitués de quatre éléments, le carbone, l’hydrogène, l’oxygène et l’azote, et ils tirent leur énergie presque exclusivement du soleil. Notre langage industriel est plus complexe, mais la nature dit bien davantage avec moins de mots et une syntaxe plus simple.
4Jusqu’ici, les possibilités pour l’homme de s’inspirer de la nature étaient réduites, faute de moyens d’analyse permettant de comprendre de façon précise les solutions inventées par les organismes vivants. Depuis quelques années, on observe une croissance exponentielle des recherches et des articles publiés dans ce domaine. On a, par exemple, découvert récemment la composition de la colle de lierre, dont un seul gramme est capable de soutenir un poids de 20 tonnes… Les applications issues du biomimétisme sont donc en train de se multiplier.
Les domaines d’application
5Kalina RASKIN : Voici quelques-unes des pistes en cours d’exploration.
L’énergie
6Les questions liées à l’énergie sont cruciales pour tous les êtres vivants. Dans un contexte de réchauffement climatique, elles se posent à l’homo sapiens avec une acuité renouvelée, qu’il s’agisse de la diversification des sources d’approvisionnement, de l’optimisation de la consommation en fonction des saisons et des moments de la journée, ou encore du stockage de l’énergie.
7Marc Fontecave, professeur au Collège de France et directeur d’un laboratoire de l’Université Pierre et Marie Curie, s’est inspiré des hydrogénases, des enzymes végétales ayant la capacité de séparer l’hydrogène et l’oxygène de l’eau à partir de l’énergie solaire, pour concevoir un processus de photosynthèse artificielle destiné à produire de l’hydrogène. Il a ensuite greffé des enzymes artificielles sur des structures très poreuses (initialement des nanotubes de carbone).
8L’avantage de cette méthode par rapport aux technologies habituelles est que les catalyseurs qu’elle utilise sont abondants et bon marché. Son rendement est faible, mais ce n’est pas un problème si l’on peut démultiplier les surfaces à moindre coût. Sur un arbre, chaque feuille a un rendement énergétique faible, mais l’ensemble du feuillage représente une surface pouvant atteindre plusieurs hectares, ce qui représente alors un rendement considérable.
Les matériaux
9Antonio MOLINA : Si nos os étaient massifs au lieu d’être poreux, nous aurions du mal à nous déplacer. Nous pouvons réduire fortement notre consommation d’énergie en allégeant les matériaux avec lesquels nous fabriquons nos moyens de transport, par exemple en mettant au point des matériaux poreux, tout en évitant que la migration des trous ne crée des zones de fragilité.
10Kalina RASKIN : Certains logiciels d’optimisation de structures, comme Autodesk, intègrent des algorithmes issus de l’analyse mathématique des structures biologiques. Les formes qui en résultent présentent souvent un aspect très organique, ce qui est logique dans la mesure où les règles d’optimisation font que la matière se concentre là où les efforts sont les plus importants et où elle est indispensable, comme c’est le cas dans la nature. L’étape suivante consistera à ajouter à ces matériaux, encore très homogènes, des gradients de propriété qui leur permettront d’offrir une performance encore accrue pour une quantité de matière plus faible.
11Antonio MOLINA : Certains s’inspirent du fil d’araignée pour créer des matériaux de renforcement à partir d’une phase liquide, ce qui les rend capables de s’agglomérer aux parties de la structure à renforcer sans différence de phase.
12Kalina RASKIN : En l’espace de deux ans, cinq entreprises (en Norvège, en Allemagne, aux États-Unis, et deux au Japon) ont annoncé le lancement de la synthèse artificielle de soie d’araignée, pour des applications dans le textile, le médical et la cosmétique.
13Antonio MOLINA : Une autre piste est l’utilisation de matériaux agro-sourcés. Aujourd’hui, on sait fabriquer à partir de végétaux pratiquement tous les polyesters, mais aussi, depuis peu, des résines époxy. Cela simplifie beaucoup la question du recyclage, puisque lorsque ces matériaux sont incinérés, seuls le gaz carbonique et l’énergie captés par les plantes ayant servi à les produire sont rejetés. La démarche est d’autant plus intéressante lorsqu’elle est menée à partir de déchets industriels. Nous travaillons, par exemple, avec un fabricant de frites qui cherche à récupérer l’amidon rejeté dans l’eau de lavage.
14Une autre possibilité concerne l’utilisation de la lumière comme source d’énergie. Au sein du groupe industriel Mäder [1], nous avons mis au point un processus de polymérisation par rayonnement ultraviolet qui nous permet de fabriquer des composites sans solvants, sans évaporation et avec une consommation énergétique très faible.
La chimie verte
15Kalina RASKIN : Les principes de la chimie verte énoncés par les chercheurs Paul Anastas et John C. Warner dans les années 1990 rejoignent ceux de la chimie du vivant. Dans chacune de nos cellules se produisent à tout instant des milliers de réactions chimiques coordonnées entre elles afin que l’organisme réponde de façon optimale aux innombrables stimuli qu’il reçoit de son environnement. Comme la chimie du vivant, la chimie verte doit mobiliser de façon prioritaire les quatre éléments les plus abondants (carbone, hydrogène, oxygène et azote), recourir à l’énergie solaire, être réalisée à température et pression ambiantes, privilégier les solutions aqueuses, le recyclage métabolique, la catalyse enzymatique, et produire des molécules idéalement sans impact nocif, voire biodégradables ou métabolisables.
16Parmi les exemples remarquables de chimie verte, on peut citer la fabrication de verre à température et pression ambiante, développée par Jacques Livage et Clément Sanchez, professeurs au Collège de France. Ils se sont inspirés de la capacité de certaines micro-algues, en particulier les diatomées, à synthétiser de fines carapaces de verre. Ce procédé, dit sol-gel, pourrait trouver des applications dans le bâtiment, pour protéger des façades remarquables, dans des objets du quotidien, par exemple pour revêtir la semelle des fers à repasser, ou encore dans la pharmacie, pour encapsuler des principes actifs dans un matériau biologiquement neutre et les libérer au bon endroit et au bon moment.
17Un autre exemple de chimie verte est l’utilisation d’organismes vivants pour dépolluer le sol. La méthode consistant à cultiver des plantes hyperaccumulatrices de métaux lourds sur des sols fortement pollués, comme ceux des sites miniers, afin de séquestrer ces métaux, est pratiquée depuis longtemps, mais, jusqu’ici, on ne savait pas quoi faire ensuite des plantes collectées. On se contentait généralement de les brûler, ce qui ne faisait que déplacer le problème. La chercheuse Claude Grison a inventé une nouvelle discipline, l’éco-catalyse, consistant à utiliser ces plantes chargées de métaux comme des catalyseurs naturels et à s’en servir pour fabriquer de nouvelles molécules à haute valeur ajoutée, très difficiles à synthétiser par des procédés artificiels.
L’eau
18La vie est apparue sur Terre il y a 3,8 milliards d’années, et les organismes vivants ont passé 90 % de cette durée dans l’eau. Si l’on reprend la métaphore du trajet de Paris à Marseille, la sortie de l’eau correspond au moment où le voyageur arrive à Aix. Cette origine permet de comprendre pourquoi les organismes vivants sont principalement composés d’eau et ont développé des stratégies très sophistiquées pour gérer cet élément, qu’il s’agisse de purifier l’eau, de la récupérer en milieu aride, de la stocker ou encore de la transporter.
19Antonio MOLINA : Il existe par exemple une variété de scarabée qui vit dans le désert et dont la carapace offre la particularité d’accélérer la condensation du brouillard. Elle combine des bosses dont la surface est hydrophile et des rainures revêtues d’une cire hydrophobe. Au petit matin, quand le désert est recouvert de brouillard, le scarabée se place sur le haut d’une dune, l’arrière-train relevé. Les fines gouttelettes de brouillard s’agglomèrent sur les bosses et lorsqu’elles deviennent trop lourdes, elles glissent dans les rainures et sont ainsi guidées vers la bouche de l’animal. Des chercheurs s’efforcent actuellement d’imiter ce dispositif pour intégrer des systèmes de captation d’eau aux toiles des tentes utilisées par les ONG dans les zones désertiques.
20Kalina RASKIN : Le tardigrade est un animal microscopique capable de résister pendant des décennies entières à des conditions extrêmes de température (de 0°C à 150°C), de pression ou de dessiccation. Ses cellules ont développé des stratégies de conservation de principes actifs qui leur permettent de se remettre à fonctionner dès que les conditions sont réunies. La firme pharmaceutique Biomatrica s’est inspirée de cette solution pour lyophiliser des médicaments et permettre de les conserver très longtemps, même en l’absence de chaîne du froid.
L’information
21Une étude britannique a comparé les stratégies de résolution de problèmes mises en œuvre par le vivant et celles mobilisées par l’espèce humaine. L’homo sapiens a tendance à y consacrer beaucoup d’énergie et de matière, en s’appuyant assez peu sur les échanges d’informations, alors que les organismes vivants font un usage assez sobre de l’énergie et de la matière, et donnent la priorité aux échanges d’informations. D’où la capacité impressionnante du vivant à recueillir l’information à travers capteurs et senseurs, à la stocker dans les molécules, à la transmettre par voie chimique ou électrique, à agréger les données et à les analyser, et enfin à mettre en œuvre des formes d’intelligence collective, aussi bien chez les abeilles que dans les neurones et les automates cellulaires, par exemple.
22Le traitement de l’information est sans doute l’un des domaines dans lesquels le biomimétisme est le plus largement mobilisé depuis quarante ans. Sur certains sujets, l’homme ne peut que s’incliner devant la nature sans même essayer de l’imiter : entre les capteurs olfactifs de certains animaux et ceux que l’homme peut produire artificiellement, la différence de performance atteint parfois un facteur de 105… C’est pourquoi on entraîne des rats, par exemple, pour leur apprendre à détecter, à l’odeur, l’emplacement des mines anti-personnel, sans que leur faible poids provoque l’explosion de la mine.
23Il existe cependant des applications industrielles inspirées du traitement de l’information par le vivant. Nicolas Franceschini, chercheur à l’université d’Aix-Marseille, a développé le premier œil multifacette inspiré de l’insecte. Ryad Benosman, chercheur à l’Institut de la Vision, a mis au point des systèmes de traitement de l’image inspirés de l’œil humain, et a cofondé la start-up Chronocam, qui vient de lever 15 millions d’euros pour développer une technologie de vision artificielle. Quant à Patrick Pirim, il a inventé des processeurs capables d’imiter les réseaux de neurones qui traitent l’information visuelle en aval du système optique.
Les systèmes humains
24Les organismes vivants peuvent également inspirer la conception et l’organisation de systèmes humains comme l’agriculture, l’habitat ou l’économie.
25Dans l’agriculture, le biomimétisme peut prendre plusieurs formes, comme l’agroforesterie, l’agroécologie ou encore la permaculture. L’agriculture consistant à cultiver une même plante dans d’immenses champs à grands renforts d’intrants a montré ses limites. On redécouvre désormais les pratiques ancestrales consistant à associer plusieurs espèces de façon simultanée ou successive dans un même champ. Les progrès de l’agronomie permettent de comprendre de façon scientifique comment ces écosystèmes fonctionnent.
26Dans le domaine de l’habitat, on voit se développer le concept de regenerative cities. Il ne s’agit plus seulement de faire entrer la nature en ville, mais de réintégrer les villes dans la biosphère, en se demandant quels services écosystémiques les infrastructures humaines pourraient rendre à la nature, et en cherchant à rendre ces services au moins équivalents sinon supérieurs à ceux que rendaient les écosystèmes disparus. Après l’habitat basse consommation, puis zéro impact, puis à énergie positive, on voit apparaître l’habitat régénératif, capable de jouer un rôle actif dans l’écosystème.
27Le dernier champ d’application du biomimétisme concerne l’économie circulaire et les bouclages de flux économiques, sur le modèle des échanges de matière dans les écosystèmes. Dans ce domaine, toutefois, on en est encore au stade de la métaphore plutôt que de véritables modèles.
Le biomimétisme en Allemagne
28Quand on parle de biomimétisme à des Français, ils trouvent généralement le concept sympathique et rafraîchissant. Chez nos voisins allemands, s’inspirer des solutions de la nature est devenu une évidence depuis longtemps déjà. Ils ont pris une avance considérable sur nous, aussi bien pour la recherche académique que pour la publication de brevets et la mise au point d’applications industrielles.
29Le réseau BIOKON (Bionik-Kompetenznetz), créé en 2001 sous la houlette du ministère de l’Éducation et de la Recherche allemand, a bénéficié d’une dotation de 8 millions d’euros sur six ans pour constituer un réseau académique, lancer des groupes de travail thématiques et financer des recherches afin de démontrer l’intérêt du biomimétisme au monde industriel. Par la suite, des programmes comparables à nos PIA (Programmes d’investissements d’avenir) ont été lancés pour un total de 120 millions d’euros d’argent public. Ils ont permis de faire émerger une dizaine de réseaux spécialisés en fonction des pôles de compétences historiques des différents territoires.
30Le leader du plus important de ces réseaux m’expliquait récemment que l’État fédéral allemand continue à les soutenir car la démonstration est faite que pour 1 euro d’argent public allemand, le retour sur investissement est de 9 euros, qu’il s’agisse de subventions obtenues au titre des projets européens, de projets de R&D avec l’industrie ou des deux.
31C’est ainsi que le SFB-TRR 141 (Sonderforschungbereich-Transregio – Centre de recherche collaborative transrégional), qui fédère les universités de Stuttgart, Tübingen et Fribourg, pour des recherches centrées sur la compréhension des structures biologiques appliquée à l’architecture, a reçu une dotation de 9 millions d’euros sur quatre ans, renouvelable deux fois. Lorsque ce laboratoire recrute des doctorants ou des “postdoc”, c’est par vingt à la fois…
32La Suisse emboîte le pas à l’Allemagne. Il y a deux ans, la Société nationale suisse pour la recherche a lancé un projet de centre interuniversitaire autour des matériaux bio-inspirés correspondant à un investissement de 26 millions d’euros. On trouve aussi des initiatives remarquables aux États-Unis, en Chine, ou encore au Japon.
La création du CEEBIOS
33En France, le Centre européen d’excellence en biomimétisme (CEEBIOS) a ouvert ses portes en 2013 sur l’ancien site militaire du quartier Ordener à Senlis. L’association de préfiguration a été pilotée d’abord par Gilles Bœuf, président du Muséum national d’histoire naturelle, auquel a succédé en 2015 Antonio Molina. Parmi les membres fondateurs figurent la Ville de Senlis, trois pôles de compétitivité – Matikem (éco-matériaux), Uptex (textiles innovants) et IAR (Industries et agro-ressources) –, le Muséum national d’histoire naturelle, ou encore la Chambre de commerce et d’industrie de l’Oise. La mission fondamentale du CEEBIOS est d’identifier les compétences en biomimétisme présentes en France et les enjeux industriels auxquels elles pourraient répondre, de façon à aligner les unes avec les autres.
Les projets menés à Senlis
34Nous avons déjà lancé cinq groupes de travail thématiques. Le plus ancien est consacré à l’habitat bio-inspiré, l’un des thèmes faisant l’objet du plus grand nombre de développements en France et à l’international, et tout particulièrement en Allemagne. Ce groupe a publié, en 2016, un état de l’art dans ce domaine, défini un cahier des charges de l’habitat durable bio-inspiré, puis identifié et initié des projets de recherche. Nous allons, par exemple, lancer prochainement une thèse copilotée par le Muséum national d’histoire naturelle sur les enveloppes multifonctionnelles pour la rénovation du bâtiment, l’un des enjeux majeurs du développement durable pour les prochaines décennies.
35Le deuxième groupe de travail est consacré aux matériaux bio-inspirés, avec l’objectif de mettre tous les participants à niveau, ce qui nécessite de dresser un état de l’art à l’échelle nationale et internationale et d’identifier des grands enjeux industriels.
36Le troisième est dédié à l’agriculture et a démarré en décembre 2016. Une partie des 10 hectares du site de Senlis est consacrée à l’expérimentation de techniques d’agriculture bio-inspirée ainsi qu’à la formation. La région des Hauts-de-France étant extrêmement agricole, il est nécessaire de sensibiliser les agriculteurs à des stratégies de culture alternatives.
37Le quatrième groupe de travail porte sur la formation. Il comprend des représentants d’une vingtaine de grandes écoles et universités françaises exprimant la volonté de développer des formations au biomimétisme, que ce soit à l’initiative des étudiants, des responsables pédagogiques ou des directeurs d’établissements. Aujourd’hui, les propositions de formations sont très dispersées et nous cherchons à leur apporter une certaine cohérence. Notre objectif est de mettre sur pied des cursus fédérant les différents établissements.
38Enfin, nous espérons pouvoir bientôt lancer un groupe de travail sur la gestion de l’information dans le vivant. Il se trouve que la DRM (Direction du renseignement militaire) va bientôt installer, près de Senlis, un centre dédié à la recherche et à l’innovation dans le domaine de l’intelligence, baptisé Intelligence Campus. Elle est très intéressée par les approches biomimétiques, notamment la technologie développée par la start-up Chronocam, à savoir l’analyse visuelle à haut débit.
39Antonio MOLINA : Nous avons également le projet de créer à Senlis un centre de formation, indispensable pour promouvoir le biomimétisme, et de construire un laboratoire de caractérisation des matériaux en coopération avec le Muséum national d’histoire naturelle. Cette institution possède l’une des plus grandes bibliothèques de spécimens et de connaissances sur le vivant au monde, mais celle-ci a été conçue de telle façon que son exploitation s’avère trop complexe. Nous sommes en train d’étudier avec l’Inria (Institut national de recherche en informatique et en automatique) et avec Michel Authier, de la société Mugeco, de quelle façon réorganiser cette masse d’informations pour la rendre plus accessible. En nous appuyant sur cette base de données, nous espérons pouvoir préfigurer la plateforme de caractérisation des matériaux dans un horizon de deux ans.
40Kalina RASKIN : Au-delà de la plateforme prévue à Senlis, nous avons l’intention d’établir un protocole standardisé pour harmoniser les activités de caractérisation des matériaux menées par les trois pôles de compétitivité et les divers centres de recherche et universités de la région Hauts-de-France. Nous pourrons ainsi capitaliser sur l’existant et mettre au point des indicateurs homogènes sur les performances des différents matériaux, ce qui permettra de les comparer plus facilement. Les bases de données seront centralisées et agrégées à Senlis, de même sans doute que les stocks d’échantillons biologiques.
Un réseau national
41Antonio MOLINA : Notre objectif initial était d’accueillir des chercheurs à Senlis pour travailler sur des projets de biomimétisme, mais nous avons rapidement pris conscience que la diffusion de cette approche allait être d’une telle ampleur que nous ne pourrions pas nous contenter de développer un seul site. Aujourd’hui, notre but est de constituer un hub national des connaissances sur le biomimétisme.
42Kalina RASKIN : Nous avons d’ores et déjà recensé plus de cent soixante-dix laboratoires de recherche en France. La liste n’est probablement pas exhaustive, car le terme biomimétisme ne figure pas forcément dans les intitulés des travaux. La recherche par mots-clés ne permet donc d’identifier qu’une partie d’entre eux. Nous avons rendu visite à plus du tiers de ces laboratoires, ce qui nous permet, de proche en proche, de compléter le recensement.
43En termes de répartition régionale, 37 % de ces laboratoires se trouvent en Île-de-France, 13 % en Auvergne-Rhône-Alpes, 9 % en Occitanie, 8 % en Nouvelle-Aquitaine. Leurs principaux thèmes de recherche sont les sciences des matériaux (24 % des laboratoires identifiés), les technologies de l’information et l’ingénierie des systèmes complexes (18 %), la chimie bio-inspirée et les bioprocédés (16 %), les sciences du vivant et l’ingénierie tissulaire (11 %).
44Nous avons également recensé quatre-vingt entreprises françaises qui se sont déjà lancées dans le biomimétisme, ce qui reste très faible par rapport au tissu industriel français, mais constitue néanmoins un bon début.
45Antonio MOLINA : Nous voulons développer nos activités sur l’ensemble de l’hexagone, avec des thématiques spécifiques dans chaque région. Nous venons, par exemple, de signer un accord avec la Nouvelle-Aquitaine sur un programme consacré au biomimétisme marin, et de lancer un groupe de travail à Biarritz. Nous adoptons la même démarche en région PACA, dans le Centre, en Île-de-France, etc.
46Kalina RASKIN : La partie “hors-sol” des travaux du CEEBIOS est indispensable, y compris pour le succès du site de Senlis. Nous devons continuer à cartographier les équipes de recherche, mais également identifier les enjeux industriels prioritaires sur lesquels travailler, sans pour autant négliger la recherche fondamentale.
47Depuis deux ans, le ministère de l’Environnement nous a accordé quelques financements pour des actions de coordination inter-régionales destinées à créer la même dynamique qu’en Allemagne, si possible de façon accélérée. Notre objectif est de parvenir à ce que les agences régionales d’innovation ou de l’environnement, les clusters et pôles de compétitivités, mais aussi les SATT (sociétés d’accélération du transfert de technologies) qui assurent l’interface entre l’industrie et la recherche académique, soient sensibilisés à la question du biomimétisme et engagent des actions territorialisées s’inscrivant dans les stratégies régionales pour l’innovation, qui sont actuellement en cours de finalisation.
Le financement
48Antonio MOLINA : Il reste à résoudre la question du financement. En Allemagne, non seulement le réseau BIOKON a été créé douze ans avant le CEEBIOS, mais il a bénéficié d’une dotation de 8 millions d’euros, alors que le CEEBIOS n’a obtenu du ministère de l’Environnement que 20 000 euros sur 2016… Même la Suisse investit de façon beaucoup plus massive que la France. Or, nous sommes convaincus que la création d’emplois dans les années qui viennent dépendra de notre capacité à innover et qu’une grande partie des prochaines innovations sera issue du biomimétisme. Il est donc urgent de rattraper notre retard.
49Kalina RASKIN : Le CEEBIOS est une association loi 1901, avec des adhérents parmi lesquels figurent, outre les membres fondateurs, de grandes entreprises (Eiffage, Air Liquide, L’Oréal, Renault, ENGIE, Arcelor Mittal…), des PME, des bureaux d’étude en environnement, mais aussi des collectivités territoriales (région Hauts-de-France, région Nouvelle-Aquitaine, Pays de l’Oise), des universités et grandes écoles (Université de technologie de Compiègne, Université de Pau et des Pays de l’Adour, École nationale supérieure des arts et industries textiles…). Il fonctionne un peu comme un pôle de compétitivité, avec trois grands types de financements : subventions, cotisations et prestations.
50Nous avons démarré en 2013 avec un budget de 80 000 euros, financé à 70 % par la Ville de Senlis, avec une seule salariée, moi-même. Le budget a pratiquement doublé chaque année, grâce au concours des régions Hauts-de-France et Nouvelle-Aquitaine ainsi que du ministère de l’Environnement, aux cotisations des entreprises, et enfin à nos prestations. L’équipe opérationnelle comprend désormais cinq personnes et le budget prévisionnel de 2017 s’élève à près de 400 000 euros.
51Malheureusement, pour l’instant, le caractère pluriannuel des subventions publiques n’est pas du tout assuré, et le financement repose principalement sur des contributions privées. Or, à nos yeux, ce n’est pas le rôle des entreprises que de structurer le réseau, de mettre en place les méthodologies et les outils d’accompagnement, ou encore de développer des plateformes de caractérisation. Les acteurs privés peuvent en être partie prenante, et c’est le cas, mais les TRL (Technology Readiness Levels) des recherches menées par le CEEBIOS sont trop faibles pour qu’ils les prennent entièrement en charge. C’est pourquoi nous souhaiterions que l’État français investisse dans le CEEBIOS ou dans une nouvelle configuration du CEEBIOS qui en ferait un projet d’État.
Débat
Les démonstrateurs
52Un intervenant : Dans son ouvrage Pasteur : guerre et paix des microbes, Bruno Latour insiste sur l’importance, pour les savants, d’organiser des démonstrations de leurs découvertes. L’intelligence artificielle est longtemps restée un concept assez virtuel, jusqu’au jour où AlphaGo, un programme développé par Google DeepMind, a battu le champion du monde du jeu de go, Lee Sedol. Existe-t-il d’ores et déjà des démonstrateurs permettant de passer du stade où l’on considère que le biomimétisme est un concept « sympathique et rafraîchissant » à celui où l’on se rend compte que c’est quelque chose d’essentiel ?
53Kalina Raskin : Les démonstrateurs existent depuis longtemps. Parmi les grands classiques du biomimétisme, on cite souvent le velcro (terme formé à partir de velours et de crochets), inspiré en 1948 au Suisse George de Mestral par des fleurs de bardane qui s’étaient accrochées aux poils de son chien. En 1974, Richard Whitcomb, un ingénieur de la NASA, s’est inspiré de la forme des rémiges situées au bout des ailes de certains oiseaux pour inventer les winglets, des ailettes verticales placées au bout des ailes d’avion et permettant d’accroître leur aérodynamisme. Le biologiste allemand Wilhelm Barthlott a mis en évidence, en 1976, la super hydrophobie des feuilles de lotus, qui leur permet de flotter à la surface de l’eau. Cette particularité a été imitée dans de très nombreuses applications industrielles, notamment dans le domaine des peintures et des vitres autonettoyantes.
54Int. : Pourquoi, dans ce cas, le biomimétisme ne se développe-t-il pas plus vite ?
55K. R. : C’est lié à la masse des connaissances à acquérir pour pouvoir comprendre et imiter les organismes vivants. Cela fait quinze ans que l’on étudie le fil d’araignée, cinq ans que l’on connaît réellement sa structure moléculaire et c’est seulement aujourd’hui que l’on est capable de le fabriquer de façon artificielle, souvent d’ailleurs en recourant à des bactéries modifiées, car il n’existe pas encore de technologies de manufacture pour ce genre de produit.
56Antonio Molina : Le pôle de compétitivité Matikem vient de mener une étude sur la notion de parc scientifique et a visité de nombreux sites de ce type dans le monde. L’étude a montré que le succès d’un parc scientifique repose essentiellement sur le fait qu’il se consacre à un thème précis et réussit à mobiliser un certain nombre d’industriels sur ce même thème. En France, beaucoup de parcs scientifiques ont dû céder aux pressions des collectivités locales pour optimiser le revenu foncier et fiscal, et ont accueilli des sociétés qui n’avaient que peu ou pas de rapport avec la thématique du parc. Il existe cependant quelques exemples de réussite, comme Euralille, qui se consacre exclusivement aux technologies numériques.
Les coûts de production
57Int. : Les sociétés qui essaient de fabriquer du fil d’araignée artificiel le font effectivement avec des technologies biologiques, en faisant produire le fil par des cellules d’insectes, des bactéries ou des levures. Le problème est celui du coût très élevé de ces technologies. Pour que la démonstration soit complète et effective, il faut que le coût de production soit compatible avec le marché. En général, on se tourne pour cela vers des industries à haute valeur ajoutée. C’est pourquoi le secteur qui, depuis quarante ans, recourt le plus au biomimétisme est l’industrie pharmaceutique. Désormais, les deux tiers des molécules qu’elle développe sont inspirés du vivant, notamment à travers la compréhension des mécanismes de défense des plantes. Le recours aux anticorps monoclonaux a entraîné la multiplication par quatre des coûts de production, et les marges de l’industrie pharmaceutique sont passées de 90 à 60 %. Compte tenu du niveau de départ, cela reste acceptable, mais toutes les industries ne peuvent pas supporter de telles charges.
58A. M. : Les technologies bio-inspirées sont effectivement très chères lorsque l’on se contente de substituer purement et simplement un produit issu du biomimétisme à un produit classique, par exemple lorsque l’on veut remplacer de l’acier par un matériau composite. Mais le calcul est très différent lorsque l’on adopte un raisonnement réellement biomimétique et que l’on privilégie des systèmes plurifonctionnels. Chez Mäder, par exemple, nous sommes en train de développer des façades de TGV en matériaux composites qui représenteront une grande valeur ajoutée par rapport aux façades en acier, en raison des très nombreuses fonctions supplémentaires qu’elles offriront. La nature fait toujours plusieurs choses à la fois. C’est lorsque l’on s’inspire de ce principe que l’on parvient à des modèles économiques intéressants.
Les plateformes de caractérisation
59K. R. : Pour moi, le frein principal à la diffusion du biomimétisme n’est pas le coût de la production industrielle, mais celui de la recherche fondamentale nécessaire à la mise en évidence des propriétés du vivant. La plupart des produits bio-inspirés commercialisés aujourd’hui sont nés du hasard : quelqu’un a observé une propriété d’un organisme vivant et en a tiré une idée d’application industrielle, comme dans le cas du velcro.
60Si l’on veut accélérer la diffusion des approches bio-inspirées, il faut faciliter la démarche inverse, consistant à partir d’un besoin industriel et à puiser des solutions parmi les stratégies inventées par la nature. Ceci suppose de recenser les stratégies en question. Tant qu’on ne le fera pas, l’industrie continuera à exploiter les quinze ou vingt grands matériaux bio-inspirés que l’on connaît déjà. Elle n’a pas les moyens de mener un travail de recherche fondamentale qui consisterait à étudier de fond en comble le fonctionnement d’un organisme censé être intéressant à imiter, au risque de se rendre compte au bout de trois ou quatre ans qu’il ne répond pas à ses attentes.
61D’où notre projet de créer une plateforme de caractérisation des matériaux biologiques en sélectionnant au préalable, avec le Muséum national d’histoire naturelle, une cinquantaine ou une centaine d’espèces particulièrement remarquables, et en leur appliquant un protocole de recherche standardisé de façon à constituer la base de données la plus exhaustive possible sur des matériaux d’intérêt.
Pourquoi l’Allemagne ?
62Int. : Pourquoi le miracle s’est-il produit en Allemagne et pas ailleurs ?
63K. R. : Selon Thomas Speck, un acteur important du développement du biomimétisme en Allemagne, c’est le résultat de la volonté politique d’un homme, Jürgen Heidborn, membre du ministère de la Recherche allemand, qui a réussi à convaincre le gouvernement de consacrer 2 millions d’euros sur deux ans à la création d’un réseau, et davantage si cela donnait des résultats. L’idée était née quelque temps avant au Royaume-Uni et avait également donné lieu à la constitution d’un réseau de cinq cents chercheurs, le Biomimetics network for industrial sustainability (BIONIS), mais, faute d’appui politique, celui-ci ne s’est pas beaucoup développé.
64Int. : D’après ce que vous expliquez, le problème n’est pas lié à la recherche, mais aux étapes ultérieures, c’est-à-dire notamment aux démonstrateurs, en incluant la dimension économique. Comment l’Allemagne a-t-elle traité cette question ?
65A. M. : Lorsque vous cherchez à faire financer un prototype par les pouvoirs publics en France, vous vous heurtez aux règles européennes, selon lesquelles il est impossible de recevoir plus de 50 % de subventions. Les Allemands surmontent cette difficulté par un tour de passe-passe : 50 % du projet sont financés par les aides d’État et 50 % par le Plan Automobile, qui repose aussi sur des financements d’État, mais d’un autre type. C’est la même chose en Belgique, et un gros industriel du secteur des oléagineux m’a dit dernièrement : « Je viens de construire un gros démonstrateur à Dunkerque, mais la prochaine fois, je m’installerai de l’autre côté de la frontière. »
Faire jaillir l’étincelle
66Int. : Qui a été le porteur du projet à Senlis ?
67K. R. : L’un des maire-adjoints, qui était chercheur chez L’Oréal, entreprise très impliquée dans les démarches de biomimétisme. Constatant que ce genre de structure n’existait pas en France, il a décidé de « faire jaillir l’étincelle » et a réussi à convaincre le conseil municipal. De fait, le simple fait d’annoncer que la Ville de Senlis allait dédier une surface de 25 000 mètres carrés et un parc de 10 hectares au biomimétisme a fait naître un intérêt. Au passage, la ville de Senlis commence déjà à bénéficier de quelques retombées économiques. Il faut maintenant transformer l’essai.
68Élisabeth Bourguinat
Notes
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[1]
Antonio Molina, “Revitaliser l’industrie grâce à l’innovation”, séminaire Ressources technologiques et innovation de l’École de Paris du management du 16 septembre 2015.