Couverture de JEPAM_117

Article de revue

« Je serai un homme »

Pages 8 à 15

1 Philippe Aubert ne peut ni parler ni se mouvoir, mais il ne s’est pas résigné à une vie passive. Doté d’une intelligence et d’une vitalité hors du commun, il a inventé une façon de communiquer, a permis, avec son accompagnateur Jackson Sintina, la création d’une résidence pour étudiants lourdement handicapés et participé à des actions humanitaires dans plusieurs pays. Titulaire d’un master 2 en sociologie, il suit un master spécialisé pour s’engager dans la vie professionnelle. Mais il lui faut être entreprenant face aux myopies administratives...

2 Jean-Pierre AUBERT : Lorsqu’à la venue au monde de mon fils Philippe, les médecins ont annoncé que cet enfant, ayant subi une hémorragie cérébrale, présenterait probablement des déficiences motrices voire cognitives, qui aurait imaginé qu’il obtiendrait un master de sociologie, parcourrait le monde et s’engagerait dans une carrière professionnelle ? Les aptitudes de Philippe se sont révélées petit à petit, durant les premières années de sa vie : certes, il ne pouvait ni se tenir assis ni contrôler le mouvement de ses bras, mais il se montrait très réactif, avait le regard vif et manifestait une volonté de fer. J’ai perçu très tôt son appétit de vie colossal. Quand d’aucuns tentaient de nous convaincre que Philippe n’était pas capable d’apprendre, des institutrices exceptionnelles découvraient qu’il pouvait non seulement assimiler l’alphabet, mais encore former des mots. L’une avait confectionné une horloge dont l’aiguille égrenait les lettres : en actionnant un bouton, Philippe l’arrêtait sur la lettre de son choix. C’est de cette façon que nous avons inventé avec lui un mode de communication particulier, “l’épellation” : nous lui dictons des lettres qu’il sélectionne par un mouvement de tête et d’épaule. Cette découverte fut un point de départ. Progressivement, nous avons pris la mesure des capacités intellectuelles de Philippe, bien qu’il n’ait jamais pu écrire ni prononcer un mot. Autre exemple, sa kinésithérapeute a compris qu’il était capable de raisonner et de communiquer lorsqu’il a su lui raconter un événement qui l’avait fortement marqué quelques jours auparavant (sa sœur avait avalé des médicaments par jeu d’enfant), et ceci avant même que nous ayons inventé notre langage commun.

3 Philippe a donc croisé des personnes – dont Jackson Sintina fait partie – qui ont osé penser l’impensable avec lui.

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Philippe devant le bâtiment du Forum européen des personnes handicapées à Bruxelles
© DR

L’ambition d’un citoyen

4 Jackson SINTINA : Philippe et moi suivons actuellement un master 2 à l’INS HEA (Institut national supérieur de formation et de recherche pour l’éducation des jeunes handicapés et les enseignements adaptés), et réalisons dans ce cadre un stage de trois mois au Centre d’étude et de formation pour l’éducation spécialisée de Bruxelles, le CEFES. C’est le fruit d’un compagnonnage de plus de dix ans, puisque j’accompagne Philippe depuis son année de terminale.

5 Il y a deux ans, quand nous avons obtenu un master 2 de sociologie, une question s’est imposée à nous : et maintenant, que faire ? Philippe visait résolument une voie professionnelle. Quant à moi, allais-je me cantonner à un poste d’assistant universitaire, guère plus qu’un job d’étudiant ? Quelle évolution de carrière pouvais-je envisager ? Philippe m’a soumis une proposition : pourquoi ne pas monter un projet professionnel commun, en tirant parti de l’expertise que nous avions acquise dans l’accompagnement du handicap ? C’était le meilleur moyen de satisfaire nos ambitions respectives. Une formation y répondait, le master 2, Pratiques inclusives, handicap : accessibilité et accompagnement, dispensé par l’INS HEA. Mais si nous nous y inscrivions tous les deux, qui seconderait Philippe ? Pourrais-je être à la fois étudiant et accompagnateur ? Bien que la situation fût inédite pour l’université, nos deux candidatures ont été acceptées à condition que nous passions nos examens séparément. Philippe se soumet donc aux épreuves avec des professeurs à qui j’ai expliqué notre mode de communication. La première session vient de se dérouler sans difficulté.

6 Toutefois, il était hors de question pour Philippe de réduire son projet de vie à son parcours professionnel : « Ma vie, m’a-t-il affirmé, c’est aussi et surtout vivre des moments avec mes amis autour d’un verre, c’est voyager, c’est partir à la rencontre de l’autre pour partager ce que je suis et m’enrichir de ce qu’il est. » De fait, Philippe a parcouru la planète, de la Chine au Brésil, se formant avec Intercordia aux missions de solidarité internationale puis collaborant avec une association brésilienne auprès de personnes handicapées. Il a été le promoteur actif du projet humanitaire que nous avons monté à la suite du séisme en Haïti avec l’aide de la Fondation SNCF, et grâce auquel deux écoles ont pu sortir de terre. En parallèle, Philippe a développé une foi sérieuse, allant jusqu’à rencontrer Benoît XVI en 2008.

7 Les ambitions de Philippe ne s’arrêtent pas là : « Ma vie, dit-il, c’est également mon autonomie et ma liberté de construire moi-même mon propre projet de vie, malgré ma très grande dépendance. C’est pouvoir dire « je suis chez moi » même si j’ai besoin d’être accompagné. Ma vie, c’est enfin, tout simplement, pouvoir mener pleinement une vie sociale et citoyenne, en toute autonomie. »

8 Vous l’aurez compris, Philippe est animé par la volonté inébranlable de mener une vie professionnelle, sociale et culturelle riche – le tout, dans un logement où il puisse être autonome, idéalement dans le Quartier latin !

La scolarité comme une équation à résoudre

9 Jean-Pierre AUBERT : Comment s’est construite cette volonté chez Philippe ? Je crois pouvoir dire qu’elle résulte d’un double mouvement dans lequel il a intégré et dépassé son handicap. Le titre d’une conférence qu’il a donnée récemment le résume bien : Entre l’identification à mon handicap et sa négation par les autres, la conquête de mon regard positif sur moi-même. Dans ce processus, le plus difficile fut certainement le regard des autres, leur propension à le cantonner à son handicap. Certains ont néanmoins accepté de reconnaître ses capacités, comme la kinésithérapeute qui le suivait tout jeune ou les institutrices auxquelles j’ai déjà rendu hommage.

Interdit de baccalauréat

10 Philippe a ainsi pu aller à l’école primaire puis suivre un cursus secondaire au lycée-EREA Toulouse Lautrec de Vaucresson, seul établissement de France qui, bien qu’il soit avant tout dédié aux jeunes handicapés, accueille également des valides. Déception majeure, Philippe n’a pas été autorisé à se présenter au baccalauréat au motif qu’il ne pouvait pas se conformer au format de l’examen. Il avait certes droit à du temps supplémentaire mais devait passer deux épreuves le même jour, ce qui était matériellement impossible. Des dérogations ont été introduites depuis, mais à l’époque, l’Éducation nationale n’était manifestement pas prête à déployer les efforts nécessaires. Autour de nous, on ne cessait de décourager Philippe de poursuivre ses études et d’envisager un avenir professionnel. L’on m’a même reproché de nier la réalité, faute d’avoir fait le deuil du handicap de mon fils. Certains conseillaient à Philippe de s’installer dans un “foyer occupationnel” où il pourrait mener une vie culturelle et vivre en relative autonomie. Nous y avons fait une visite : Philippe a fait demi tour sur le champ !

11 J’avais entendu parler du diplôme d’accès aux études universitaires (DAEU) et en décortiquant le décret d’application, j’y ai déniché une mention qui permettait à Philippe d’accéder à l’université par cette voie. Impossible que ce soit au lycée-EREA Toulouse Lautrec, m’a répondu le proviseur : en tant qu’établissement d’enseignement secondaire, il ne pouvait préparer un élève à un diplôme universitaire. Alors a commencé une de mes batailles les plus acharnées. Nous avons obtenu gain de cause, mais au prix pour Philippe d’être délogé de l’internat collectif en raison de son statut d’étudiant, de devoir prendre ses repas seul et d’être privé d’accompagnement des professeurs (lesquels l’aidaient toutefois en cachette). J’ai été évincé de la présidence de l’association des parents d’élèves. Quoi qu’il en soit, Philippe a réussi son DAEU avec la meilleure note de sa promotion.

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Philippe et Jackson après un déjeuner avec des étudiants à Bruxelles
© DR

12 Pour convaincre mes interlocuteurs dans cette bataille, j’avais schématisé la “chaîne de production” de Philippe. Sa capacité à emmagasiner des connaissances est identique à celle de tout un chacun, mais sa capacité à les traiter demande un processus cognitif spécifique : il doit préparer ses phrases très à l’avance afin de pouvoir ensuite les dicter sans brouillon ni correction. Enfin, sa capacité à restituer repose sur une équation toute particulière : 15 secondes pour une lettre, 20 minutes pour une ligne (75 lettres) et 13 heures pour une page (40 lignes). Cette équation, seul Jackson a pu la résoudre !

Naissance d’un compagnonnage

13 L’année de la terminale fut donc un moment crucial dans la vie de Philippe : il a dû se battre pour imposer sa décision de poursuivre ses études. C’est à cette époque qu’il a diffusé la petite annonce suivante : « HELP ! Je suis un jeune garçon handicapé IMC athétosique de 16 ans. Je cherche une personne (homme ou femme) forte pour s’occuper de moi et m’aider pour mes devoirs les mercredis et vendredis soirs. Cette personne sera rémunérée et nourrie pendant le travail. »

14 Jackson SINTINA : J’ai répondu à cette annonce sans savoir à quoi m’attendre. J’étais alors en deuxième année de philosophie à l’université. La première fois que j’ai rencontré Philippe, pendant un repas au lycée Toulouse Lautrec, je me suis promis de ne pas revenir. Je ne me pensais pas capable de communiquer et de travailler avec lui. C’était de surcroît le 11 septembre 2001 – journée mémorable à tous égards ! J’y ai réfléchi toute la soirée et, n’ayant pas l’habitude de baisser les bras, ai décidé de faire un test une journée supplémentaire. À mon grand étonnement comme à celui de l’entourage de Philippe, j’étais encore là la semaine suivante, puis un mois plus tard…

15 Jean-Pierre AUBERT : Philippe a ensuite entamé son cursus universitaire et a dû s’exiler à Nancy, car il n’existait aucune structure accueillant des étudiants lourdement dépendants en Île-de-France, où nous habitions. Il revenait tous les week-ends. Il était conduit au train, nous venions le chercher et il voyageait seul entre-temps, muni d’un écriteau expliquant qu’il comprenait tout mais qu’il fallait m’appeler en cas de problème. Philippe a pu revenir en Île-de-France quand nous avons mené à bien notre deuxième grand combat : créer la première résidence universitaire adaptée aux personnes dépendantes dans la région.

16 Au fil de ce parcours, Philippe a dépassé une à une les peurs dont il dit avoir été la proie : la peur de la solitude avant tout, la peur de ne pas être accepté, de ne pas avoir de valeur, la peur de l’avenir enfin. Le regard des autres a toujours été un obstacle, car il faut reconnaître que cet énergumène n’entre dans aucune case !

Un nouveau regard sur le handicap

17 Jackson SINTINA : Notre projet professionnel commun entend justement faire évoluer le regard sur le handicap, afin que la société offre aux personnes handicapées les conditions de dérouler le projet de vie de leur choix. C’est toute la philosophie du programme Étudiants à besoins spécifiques, auquel nous collaborons au CEFES, centre spécialisé dans l’enseignement auprès de personnes ayant des déficiences intellectuelles, notamment des troubles d’apprentissage (dyslexie, dysorthographie…). Nous prenons part à l’élaboration d’une grille d’évaluation des besoins des étudiants porteurs de spécificités en raison d’un handicap, et ceci en partant de leurs compétences et de leurs forces et non de leurs déficiences. Il s’agit de prendre en compte tout à la fois les incapacités qui freinent l’accès de certaines personnes à la vie sociale, et les obstacles que leur impose le monde qui les entoure. Dans cette logique, l’environnement devient un levier d’action majeur, car c’est lui qui détermine en grande partie les situations de handicap ou d’inclusion. Il suffit de mettre en place des moyens de compensation pour que les personnes puissent participer à la vie ordinaire. La logique est la même pour les étudiants en situation de handicap : s’appuyer sur leurs capacités pour les accompagner dans leur parcours universitaire. Pour cela, nous identifions les compétences transversales qui leur sont demandées quand ils se présentent à l’université, dans le but de construire un accompagnement à partir de ces forces.

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Philippe et Jackson en entretien avec les responsables d’un organisme de formation, le CED (Conseil Emploi et Dévelopement), dans le cadre de leur demande de stage.
© DR

18 Demain, Philippe et moi espérons mettre notre expertise au profit d’entreprises, d’établissements scolaires ou de collectivités territoriales soucieux de l’insertion des personnes handicapées. Cessons donc de voir le handicap comme une charge pour la société. Demandons nous ce qu’une personne handicapée peut apporter aux autres et comment elle peut mener une vie citoyenne à part entière.

Débat

Une vie de handicap vaut-elle la peine ?

19 Un intervenant : Bien que je vous connaisse de longue date, je n’ai appris que récemment que vous aviez un fils en situation de handicap. Pourquoi l’avoir longtemps tu ?

20 Jean-Pierre Aubert : J’ai longtemps tenté de porter la situation sur mes épaules sans en faire état autour de moi. C’était probablement une erreur, car je n’ai pas été capable de résoudre seul et à temps tous les problèmes. Il faut souligner que cet accompagnement impose une charge administrative colossale. Les services administratifs n’étant pas coordonnés, il faut sans cesse constituer des dossiers, produire des documents… Cela consomme un temps inimaginable. Or, les retards se paient cher : ne pas respecter une échéance risque de faire perdre une aide et de mettre en péril la situation économique d’une famille. Cela s’avère dramatique pour certaines.

21 Int. : L’émotion est immense devant ce parcours et l’extraordinaire courage de Philippe Aubert. Cette expérience est-elle unique ? Avez-vous eu écho d’autres aventures similaires ?

22 J.-P. A. : Chaque parcours est à certains égards exceptionnel, mais le combat de Philippe a ceci de particulier qu’il éclaire une voie qui était restée cachée à beaucoup. Il prouve que c’est possible. D’autres ont dû baisser les bras, n’ayant pas trouvé les solutions adéquates. Les familles de personnes handicapées souffrent d’une grande solitude, ont tendance à se replier sur elles-mêmes. Nous avons pu nous en sortir parce que nous avons fait l’effort de tisser des liens entre parents, de créer un réseau dans les structures que fréquentait Philippe.

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visite du parc du Cinquantenaire, à Bruxelles
© DR

23 Les moyens que nous avons mis en œuvre pour Philippe sont à la portée de tous. Encore faut-il que la société ait la volonté de les mobiliser. Ce n’est malheureusement pas le cas. Pis, l’on n’a cessé de nous faire comprendre que, somme toute, cela n’avait guère de sens de construire un parcours pour une personne comme Philippe, que cela ne valait pas la peine qu’il poursuive des études. La société nous disait implicitement qu’elle n’avait pas besoin de quelqu’un comme lui.

24 C’est notre acharnement qui nous a permis d’avancer, et non la volonté de nos interlocuteurs institutionnels. Les dispositifs de prise en charge du handicap existent en France. Notre pays s’est doté de magnifiques lois sur l’accessibilité – comme la loi de 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées – mais elles ne sont pas appliquées ou de façon tortueuse. Je ne suis pas persuadé que l’État doive consacrer davantage de moyens au handicap. En revanche, j’affirme que ceux-ci doivent être mieux utilisés. Le rapport de Denis Piveteau de juin 2014, “Zéro sans solution : le devoir collectif de permettre un parcours de vie sans rupture, pour les personnes en situation de handicap et pour leurs proches”, l’explique brillamment.

25 Notre société peut-elle cantonner les personnes handicapées dans des foyers dits “occupationnels” ? Notre système économique peut-il tolérer que des personnes handicapées, considérées à tort comme improductives, aient une vie pleine et entière ? Le handicap peut-il produire de la richesse ? Ce sont autant de questions fondamentales auxquelles on m’a souvent opposé une réponse négative. Tous les enfants s’entendent dire qu’ils devront travailler une fois adultes pour s’épanouir, s’intégrer et être autonomes. Pourquoi n’en serait-il pas de même pour les personnes handicapées ? Certes, cela demande de réunir des conditions adaptées. Philippe a la conviction chevillée au corps qu’il est un citoyen à part entière, et qu’à ce titre il peut prétendre à des droits mais aussi et surtout exercer des devoirs vis-à-vis de la société.

26 Int. : Cette volonté, Philippe la manifeste depuis qu’il est tout jeune. Pour avoir été sa kinésithérapeute dès ses quatre ans, je peux témoigner que l’on comprenait immédiatement qu’il ne baisserait pas les bras avant d’être parvenu à ses fins. Le jour où il a voulu me faire part de l’événement familial auquel Jean-Pierre Aubert a fait référence, il me l’a raconté encore et encore, sans encore connaître l’épellation, jusqu’à ce que je le comprenne. Avec Philippe, j’avoue être toujours sortie du protocole que ma profession me commandait de suivre. Je me suis adaptée à lui et non aux consignes qui m’étaient données, quitte à consacrer une séance à simplement parler. Le seul mérite que je m’accorde est de l’avoir écouté et d’avoir pris du temps pour échanger avec lui.

Quand l’empathie administrative ne suffit pas

27 Int. : Si Philippe s’était contenté des “occupations” que lui proposaient les institutions, il aurait été accompagné sans trop de heurts par l’Administration. Le simple fait qu’il ait voulu sortir des cases a soulevé des difficultés considérables, nécessitant pour sa famille de prendre le relais et d’en assumer la charge financière.

28 J.-P. A. : Il nous a fallu quinze ans de combat pour que naisse la première résidence pour étudiants dépendants en Île-de-France, à Nanterre. Toutefois, ce nouveau dispositif a déréglé l’ensemble du système qui avait été construit autour de Philippe. Pendant près d’un an, nous n’avons plus reçu aucune aide : tous les dossiers étaient à refaire. La famille s’est fortement endettée. Cette victoire nous a donc desservis sur le moment.

29 Une fois encore, ce n’est pas l’ampleur des moyens publics qui est en cause – la Maison départementale des Hauts-de-Seine (MDPH) emploie 150 personnes –, mais la pertinence de leur utilisation. Les services administratifs qui interviennent dans la prise en charge du handicap sont cloisonnés et mettent en œuvre des dispositifs rarement compatibles les uns avec les autres, relevant de budgets non fongibles. Chaque service est légitime pour imposer son cadre, sa règle. Ceci place les professionnels administratifs dans des situations douloureuses : ils comprennent la complexité de chaque situation de handicap mais sont obligés d’y répondre dans un cadre précis ne permettant d’apporter que des solutions imparfaites. Les référentiels sont des repères utiles, mais ils doivent être doublés d’une souplesse de mise en œuvre, d’une faculté à appréhender la particularité des individus ainsi que leur évolution. Ma propre perception du handicap de mon fils a changé au fil du temps. Philippe a déposé un dossier auprès du Défenseur des droits, qui est peut-être la seule instance susceptible d’opérer un assemblage cohérent des dispositifs publics de prise en charge du handicap. Au Québec, l’administration pratique depuis plusieurs décennies une évaluation des besoins des personnes handicapées. La France ne fait rien de tel, bien que la loi de 2005 le prévoie expressément.

30 Nous pourrions citer à l’envi les aberrations administratives dont Philippe a fait les frais. À titre d’exemple, il avait besoin d’un véhicule adapté pour se déplacer, en particulier en Île-de-France où il ne peut guère emprunter les transports en commun. L’administration a refusé de nous aider à mettre en œuvre la solution qui, après étude de marché, était la moins coûteuse : la location d’une voiture spécialement aménagée. Tout juste avions nous droit à une réduction de TVA. Les services exorbitants des sociétés de transport adapté étaient en revanche homologués – à condition de programmer les déplacements un mois à l’avance. Comment mener une vie sociale dans ces conditions ?

31 Marion Aubert (sœur de Philippe Aubert) : Ma rencontre avec la Maison départementale des personnes handicapées (MDPH) des Hauts-de-Seine pour discuter des besoins de mon frère Philippe s’est terminée en fou rire, tant elle tournait à l’absurde. La MDPH se soucie de la façon dont se déroule une journée dans la vie d’une personne handicapée. Mais, malgré toute l’empathie qu’elle manifeste, elle y répond en imposant des quotas irréalistes. Philippe avait par exemple droit à 6 heures 15 de soins de la vie quotidienne (repas, levers, toilette…), devait prendre ses repas en moins de 45 minutes (quand il lui faut parfois plusieurs heures), se lever à heure fixe… J’ai aussi découvert qu’il avait droit à 30 heures de vie sociale par mois – c’était écrit noir sur blanc ! On lui octroyait un aller-retour par semaine (l’équivalent de 84 euros par mois) pour se rendre de son domicile à son lieu de “travail”. Impossible de prendre en charge d’autres déplacements, pour se rendre à la présente conférence par exemple, à moins de le prévoir très en amont.

32 J.-P. A. : Alors que je voyageais avec Philippe aux États-Unis, il y a une dizaine d’années, nous avons pu sans difficulté louer une voiture adaptée aux personnes handicapées, et toujours eu accès à des places de stationnement. Jamais nous n’avons eu de difficulté à entrer dans un restaurant. En comparaison, la France accuse un retard considérable. Les personnes handicapées et leurs représentants se sont battus aux États-Unis sur le plan judiciaire afin d’obtenir des droits qu’il serait trop risqué pour quiconque d’enfreindre. En France, les associations se battent sur le plan administratif pour obtenir des aides et des subventions publiques. La responsabilité s’en trouve déléguée à l’État, et la situation n’avance pas.

Reconnaître le statut d’accompagnant

33 Int. : L’accompagnement d’une personne dépendante demande des capacités d’attention, d’empathie, de réalisme et d’innovation — doublées d’un solide sens de l’humour. Ces qualités sont-elles reconnues à leur juste titre ?

34 J.-P. A. : Il est essentiel de valoriser le rôle de l’accompagnateur. Même Stephen Hawkin, scientifique exceptionnel, a besoin d’une équipe autour de lui pour s’exprimer et déployer son process cognitif.

35 Les personnes susceptibles de former un duo harmonieux avec Philippe doivent faire preuve d’écoute et d’attention, et Philippe doit savoir les respecter. Il est d’ailleurs conscient de la difficulté qu’il représente. Lui qui est fréquemment manipulé a une grande peur de tomber. Il lui est essentiel d’établir une confiance intime avec ses accompagnants. Il a aussi compris que ceux-ci avaient besoin de pouvoir exprimer leurs difficultés, leurs doutes, de mettre sur la table les accrocs dont pouvait être affectée leur relation.

36 M. A. : Là encore, l’administration se montre incapable de couvrir les besoins réels. Elle prend théoriquement en charge l’accompagnement de Philippe 24 heures sur 24 par une personne rémunérée au Smic horaire (environ 12 euros de l’heure), mais les congés payés et les majorations pour week-end ou jour férié ne sont pas couverts. Nous nous sommes engagés auprès de Jackson avec un emploi à durée indéterminée et un salaire annuel, mais en tant qu’auxiliaire de vie, l’université ne l’indemnise que sur neuf mois sur douze. Nous assurons le complément. Il nous paraîtrait également normal de reconnaître les compétences des accompagnateurs de Philippe (leur maîtrise de la communication par épellation par exemple) par une rémunération supérieure au Smic.

37 Actuellement, Philippe a besoin de deux personnes à ses côtés : Jackson pour l’accompagner sur les plans universitaire et professionnel, et un auxiliaire de vie pour tous les gestes de la vie quotidienne. La rémunération de ce dernier est très mal couverte par l’administration. Tout ceci représente des sommes considérables. Philippe est en quelque sorte une petite entreprise dont je gère la partie sociale. Mais qu’advient-il des personnes en situation de handicap n’ayant pas de famille pour assumer ces questions ?

38 Int. : Jackson et Philippe, pouvez-vous vous tourner vers des structures ad hoc lorsque vous rencontrez des difficultés relationnelles ?

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Rencontre Ecclesia Campus, événement organisé par les étudiants catholiques à Grenoble en février 2015
© DR

39 Philippe Aubert : Nous n’hésitons pas à discuter ouvertement de tous les sujets, même quand nous sommes en désaccord. Cela étant, il serait utile que nous puissions aussi en parler à l’extérieur, avec des tiers.

40 M. A. : Philippe est l’employeur de ses auxiliaires de vie et en a les responsabilités afférentes. Cela induit une relation complexe. Il serait souhaitable que la société affine ce statut qui combine des relations de dépendance, de hiérarchie et d’argent – d’autant que le vieillissement de la population nécessitera d’y recourir toujours davantage.

41 Ajoutons que Jackson a une responsabilité de famille. En tant qu’employeur, il est de notre responsabilité de lui offrir un salaire décent au vu de son expérience, mais aussi la possibilité de se projeter dans une carrière professionnelle. C’est pourquoi la solution que Philippe et Jackson tentent d’inventer ensemble est si importante : elle répondra à deux projets de vie.

Le handicap, champ d’innovation sociale

42 Int. : Votre expérience témoigne d’une innovation, comme il s’en produit de nombreuses en France, qui est le fait d’acteurs parvenant eux-mêmes à résoudre des situations problématiques. Il paraît essentiel de capitaliser sur ces solutions : ce sont elles qui feront véritablement avancer notre société. Quelle est, selon vous, la prochaine étape nécessaire dans la prise en charge des personnes en situation de handicap ?

43 Jackson Sintina : La société s’est engagée sur le mauvais chemin, en dépit des avancées de la loi de 2005. Plutôt que de proposer des aménagements visant à pallier les déficiences de personnes en situation de handicap, il faut se demander de quoi celles-ci ont besoin pour réaliser leur projet de vie. Cela demande un retournement de perspective.

44 J.-P. A. : Nous avons passé notre vie à innover, à emprunter des chemins détournés, à trouver des solutions et à les faire connaître. L’expérience commune de Jackson et Philippe, enrichie par leur formation, révèle que l’accompagnement de la dépendance est un véritable champ d’innovation sociale, mais aussi économique et pédagogique. Nous pouvons considérer que Philippe a contribué à former un professionnel de la prise en charge du handicap en la personne de Jackson, et ceci au profit de la société. Dans une même logique, les processus cognitifs que Philippe a mis en œuvre tout au long de son parcours scolaire et universitaire, sans écrire ni parler, seraient certainement précieux pour développer des méthodes pédagogiques utiles à d’autres personnes. À titre d’exemple, nous avons découvert que Philippe était en mesure de se projeter, de prévoir et de s’organiser quand un jour, vers 9 ans, il nous a soutenu que son anniversaire tombait un mardi l’année suivante, un mercredi l’année d’après… Nous avons appris qu’il compulsait des calendriers dans son internat, tant il avait envie de sortir, de planifier ses vacances. Il avait mis en œuvre une démarche intellectuelle propre pour s’approprier le temps.

45 Int. : Travailler le parcours des individus à partir de leur projet de vie constitue une innovation, même pour les valides ! C’est une question que l’on prend rarement la peine de poser à quiconque.

46 J.-P. A. : En effet, cela ne peut que profiter aux démarches d’accompagnement scolaire ou d’insertion professionnelle des jeunes, qu’ils soient valides ou handicapés. La forte dépendance de Philippe pousse à l’extrême la nécessité de trouver des solutions. Elle dessine de ce fait des innovations pour les personnes qui ne présentent pas de handicap. Pour transformer celui-ci en champ d’innovation, il faut toutefois trouver des marges de manœuvre. Je peux témoigner de situations dramatiques dans lesquelles des jeunes pleins de capacités se sont repliés sur eux-mêmes, ne trouvant pas de voie qui leur correspondait. Ils ne sollicitent même plus les aides auxquelles ils ont droit. Heureusement, Philippe déborde d’énergie et a toujours su la communiquer autour de lui. Nous souhaitons que sa détermination profite à la société en général.

47 Sophie Jacolin


Date de mise en ligne : 01/02/2016

https://doi.org/10.3917/jepam.117.0008

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