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Article de revue

Le lieu latin de la naissance d’Homère ou la poétique du rêve à Rome

Pages 125 à 134

Notes

  • [1]
    Je fais référence ici à l’édition de J. Vahlen, Ennianae poesis reliquiae, Amsterdam, A. M. Hakkert, 1963, II, et à U. Todini, Il pavone sparito. Ennio modello di Ovidio, Rome, Bulzoni, 1983 ; Epos lascivo. Il genere e le sue Metamorfosi, Naples, ESI, 2000.
  • [2]
    Dans un fragment de l’une de ses œuvres (longtemps considéré comme appartenant aux Annales), Ennius invite ses lecteurs à se familiariser avec la doctrine des rêves. Dans Lunai portum, « port de la Lune », il faut voir la translation d’une expression grecque, qui signifie « port des rêves » (Ennius affirmait avec orgueil qu’il était studiosus de trois langues, grec, osque et latin). Le même fragment comporte en outre une référence au « port de Luni » (près de La Spezia), siège d’un temple dédié à la Lune. Nous nous trouvons ainsi en face d’une amphibologie par laquelle, dans l’expression Lunai portum, Ennius évoqua à la fois le « port des rêves » et Luni (avec son temple à la Lune), port d’où Ennius, de retour avec Caton de la campagne de Sardaigne, était rentré à Rome pour y devenir civis a tous les effets.
  • [3]
    Vahlen XII. Ce fragment est attribué (Vahlen et Havet) au début des Annales. On tend désormais à le situer ailleurs dans l’œuvre d’Ennius (Voir Scevola Mariotti, Lezioni su Ennio, réédition, Quattroventi, Urbin, 1991, p. 53).
  • [4]
    Vahlen IV.
  • [5]
    « Et je ne me souviens pas avoir rêvé sur le Parnasse aux deux cimes […] », (« Nec in bicipiti somniasse Parnaso / memini […] »), Perse, Prologue 1, 2 ; et le scoliaste, pour expliquer les paroles de Perse, ajoute : « Perse se réfère à Ennius, qui avait affirmé qu’il avait vu en rêve sur le Parnasse Homère qui lui disait que son âme était dans son corps [d’Ennius] » (« tangit Ennium qui dixit se vidisse per somnium in Parnaso Homerum sibi dicentem quod eius anima in suo esset corpore »). Voir S. Mariotti, Lezioni su Ennio, op. cit., p. 53 sq.
  • [6]
    Vahlen V.
  • [7]
    « Sic Ennius ait in annalium suorum principio ubi dicit se vidisse in somnis Homerum dicentem fuisse quondam pavonem et ex eo translatam in se animam esse secundum Pythagorae philosophi definitionem, qui dicit animas humanas per “paliggenesian”, id est per iteratam generationem, exeuntes de corporibus in alia posse corpora introire. ».
  • [8]
    Vahlen VI.
  • [9]
    Ibid., VII.
  • [10]
    Cet oiseau, amené et élevé à Rome après la conquête de Samos, où il était vénéré dans un temple en même temps qu’Héra dans les rites de la réincarnation, devient à Rome aussi, grâce à Ennius, un symbole de la métempsychose et de l’éternité de la poésie. C’est ce que nous permet de comprendre l’imitation que donne Ovide de ces vers dans les Métamorphoses. Voir U. Todini, Epos lascivo, op. cit., p. 17-57).
  • [11]
    Vahlen XI.
  • [12]
    Ibid., IX.
  • [13]
    Ibid., X.
  • [14]
    Cicéron., Somnium Scipionis, I, 10.
  • [15]
    Lucrèce, 1, 111-135.
  • [16]
    Sur les rêves de Virgile, voir U. Todini, Il maestro dei sogni di Roma, in A. Mazzarella et J. Risset, Scene del sogno, Rome, Artemide, coll. « Proteo », 2003, p. 89-100.
  • [17]
    Virgile, Énéide, VI, 724-729.
  • [18]
    Ibid., 763.
  • [19]
    Ibid., 788.
  • [20]
    Ovide, Métamorphoses, I, 1-4.
  • [21]
    Dante, Divine Comédie, Enfer XXV, 97-102.
  • [22]
    Ovide Métamorphoses, XV, 878-879.
  • [23]
    Voir L. E. Rossi, Letteratura greca, Florence, Le Monnier, 1995, p. 26.

1Parmi les innombrables lieux communs sur les Romains de l’Antiquité, il en est un qui se révèle particulièrement tenace : les Romains seraient des hommes pragmatiques, d’un caractère actif, tendant vers la réalisation des objectifs qu’ils se sont fixés : quelque chose comme les pionniers d’un « West » archaïque. Mais il ne s’agit en réalité que de la dimension la plus visible d’une extraordinaire capacité à rêver, et d’une extraordinaire impulsion à projeter sur un écran géant le monde qu’ils portaient en eux, ce monde qui finit par coïncider avec l’univers de leur temps.

2Par exemple, au iiie siècle avant J.-C., les Romains firent d’Homère, à peine ressuscité par les philologues d’Alexandrie, le mythe fondateur que nous reconnaissons et partageons encore aujourd’hui. L’Odyssée de Livius Andronicus devint alors la première traduction artistique de l’Occident et un modèle destiné à provoquer de nombreuses conséquences, à court et à long terme : tout d’abord dans les réactions immédiates de la culture romaine, qui se mit alors à la recherche d’un « autre Homère » et qui peu après le trouva et le célébra dans le rêve qui ouvre les Annales d’Ennius ; et ensuite dans les retombées que produisit l’extraordinaire importance donnée à ce mythe dans l’Empire romain aussi bien que dans la future histoire de l’Occident.

3Il n’est peut-être pas excessif d’affirmer que la littérature latine à partir du iie siècle s’est développée à l’ombre du rêve où Homère apparaît à Ennius comme maître absolu de ceux qui savent ; donc une littérature habitée par le mythe, qui naît et grandit sous le signe du rêve. Il ne faut pas voir là l’application des théories sur les rapports entre l’écriture et l’inconscient, mais la constatation qui émerge de la lecture de ces textes des origines [1] :

4

Citoyens vous devez aborder au port lunaire du rêve […] [2]

5

Lunai portum, est opere, cognoscite, cives[3] […]

6écrivait Quintus Ennius au début du iie siècle avant J.-C.

La machine onirique. L’autre Homère

7Dans le prologue des Annales qui précède l’histoire de Rome depuis les origines jusqu’à la conquête de la Méditerranée – prologue d’une audace inouïe pour la poésie épique –, l’ex-esclave Ennius devient père de la Cité, et forge un rêve qui est une véritable machine onirique. Tandis qu’il dort sur l’Aventin, où sa demeure probable était le collegium scribarum, qu’il dirigeait,

8

[…] enveloppé par un sommeil calme et heureux
[…] somno leni placidoque revinctus[4],

9il lui semble être sur le Parnasse [5], et

10

[…] devant ses yeux apparut Homère, le Poète
[…] visus Homerus adesse poeta[6]

11Des effets de différentes natures se produisirent sur la culture de Rome à partir de cette vision : des effets de style (après qu’Ennius eut introduit l’hexamètre, aucun poète n’osa revenir au vieux vers saturnien latin), des effets linguistiques, car cette œuvre – qui devint manuel scolaire jusqu’à l’époque d’Auguste – familiarisa les Romains avec un lexique onirique et historique auparavant inexistant et qui n’avait jamais joui d’une telle dignité littéraire ; enfin, et ce ne sont pas les moindres, des effets idéologiques durables. Dans ce proème, l’auteur illustre l’histoire romaine de façon inattendue, en se plaçant à son sommet : lui, un ancien esclave de la suite de Caton et du grand Scipion, qui, à la suite de ce rêve, serait nommé « alter Homerus », ou « Homère de Rome » ; à la suite de cette tradition, Virgile lui-même sera défini « novus Homerus ».

12Le rêve d’Ennius fut donc fondateur d’une histoire, certes non rêvée, mais pensée et encadrée dans la perspective de qui s’autorise à la chanter à partir d’un rêve initiatique. Un rêve qui dans le récit des origines de Rome (et de l’Occident) mêlait philosophie, astronomie, histoire et religion. Tous les témoignages sur Ennius l’affirment, mais l’un surtout, qu’il est bon de rapporter ici. Le scoliaste, voulant commenter l’ironie de Perse sur Ennius, explique :

13

Ainsi parle Ennius au début de ses Annales, quand il dit avoir vu en rêve Homère lui expliquant qu’il avait été autrefois un paon, et que son âme avait été transférée en Ennius, selon la parole du philosophe Pythagore, lequel soutient que les âmes des hommes qui sortent des corps par palingénésie, c’est-à-dire par génération recommencée, peuvent entrer dans d’autres corps [7].

14Mais revenons à Ennius voyant le simulacre d’Homère :

15

Tel qu’il était […]
Ei mihi qualis erat[8] […],

16qui s’exclame :

17

Ô trouble profond […]
O pietas animi[9] […]

18et s’apprête à lui révéler les secrets de la réincarnation, grâce auxquels il est devenu, en mourant, un paon, symbole polyvalent d’Héra-Junon, reine du ciel des Feux, et du Feu sacré et éternel de la poésie. Il est difficile d’établir si Homère était apparu à Ennius au début du rêve sous l’apparence d’un paon ou sous la sienne propre.

19Mais voici les paroles que le simulacre d’Homère, dans les fragments qui nous sont parvenus, adresse à Ennius :

20

[…] je me souviens que je suis devenu paon [10]
[…] memini me fiere pavom[11],

21paroles par lesquelles il lui explique le processus de la métempsychose :

22

Les œufs engendrent la race des oiseaux polychromes,
non l’âme. Puis, par la loi divine, l’âme véritable
parvient aux embryons.
Ova parire solet genus pennis condecoratum
non animam. Et post inde venit divinitus pullis
ipsa anima[12].

23En effet, continue le simulacre d’Homère :

24

[…] le corps que la terre
donna, elle-même le reprend et ne gâche rien.
[…] corpus terra
quae dedit ipsa capit neque dispendi facit hilum[13].

25Telles sont quelques-unes des paroles rêvées qui présentaient aux lecteurs romains les bases fondamentales de l’histoire qui allait suivre (la Terre et le Feu céleste étaient en effet les divinités dominantes des origines de Rome, comme d’une grande partie de la Méditerranée). Suivait dans le texte l’illustration d’autres principes terrestres et célestes. Puis Ennius, s’étant réveillé, commençait à raconter : « Il était une fois Romulus et Remus… », un rêve qui s’étendait sur à peu près 18 000 vers.

26C’est en effet avec ce poème que naquit à Rome une littérature à l’ombre du rêve, une poétique entre rêve et histoire qui inspira les plus grands écrivains :

27

Comme j’étais resté éveillé tard dans la nuit, je tombai dans un sommeil plus profond que d’habitude. Pendant lequel – certainement en raison de ce dont nous avions parlé – tout se passait comme si notre pensée et notre discussion accouchaient en rêve de quelque chose d’absolument identique à ce qu’Ennius écrit à propos d’Homère, à qui très souvent, en état de veille, il avait l’habitude de penser et de parler : l’Africain se montra […] et, d’un lieu au sommet de l’univers et constellé d’étoiles, me désignait, en bas, Carthage […].
[…] et qui ad multam noctem vigilassem artior quam solebat somnus complexus est, hic mihi, credo equidem ex hoc quod eramus locuti – fit enim fere ut cogitationes, sermonesque nostri pariant aliquid in somno tale quale de Homero scribit Ennius, de quo videlicet saepissime vigilans solebat cogitare et loqui –, Africanus se ostendit […] ostendebat autem Carthaginem de excelso et pleno stellarum, illustri et claro quodam loco […][14]

28Ce n’est pas là le reportage archéologique d’un cosmonaute antique arrivé sur la Voie lactée, mais le début du « Rêve de Scipion », le sixième livre du de Republica, dans lequel Cicéron mêle la poésie d’Ennius à la philosophie de Platon, et, avec la force de l’évidence d’un rêve, dicte les lois du bon gouvernement. En effet, un siècle et demi après sa publication, le rêve d’Ennius jouissait encore d’un immense crédit, et pour Cicéron, rêver est tout un avec la divination et le bon gouvernement. Le Somnium Scipionis fut bien connu de nombreux chefs romains et européens, au moins jusqu’à l’an mille, date où il disparut, fut redécouvert au siècle dernier par Angelo Mai.

29Au début de ce Somnium, pour en expliquer le cadre onirique, entre historique et épique, entre politique et prophétique, grâce auquel la terre est vue et racontée à partir du ciel, Cicéron affirme qu’il fait « exactement comme Ennius lorsqu’il rêve d’Homère ». En d’autres termes, il tisse entre lui-même et Ennius un rapport qui ne laisse subsister aucun doute sur l’importance de ce rêve dans la tradition de Rome.

Atomes et songes. Lucrèce

30Mais un grand contemporain de Cicéron, Lucrèce, épicurien, ne voyait pas les choses de la même manière que celui qui devint ensuite son éditeur, même à propos du vieil Ennius. En effet, dans De la nature, poème antinationaliste, épique, philosophique et didactique, Lucrèce reconnaît en Ennius le père de la poésie épique romaine ; il prononce à son propos un éloge extraordinaire où il déclare que ce visionnaire, ce grand poète et ce philosophe in nuce, avait rencontré Homère dans l’au-delà. Toutefois, en conclusion, il prend ses distances à l’égard de ceux qui, comme Ennius, croient pouvoir répandre, les yeux ouverts, une doctrine qui, bien que fondée, n’en est pas moins rêvée :

31

On ignore en effet la nature de l’âme.
Naît-elle avec le corps ou s’y glisse-t-elle à la naissance ?
Périt-elle en même temps que nous, dissoute par la mort ?
Hante-t-elle les ténèbres d’Orcus et ses marais désolés
Ou s’insinue-t-elle dans d’autres espèces animales,
par miracle divin, comme chanta l’un des nôtres,
Ennius qui rapporta de l’aimable pays des Muses
La première couronne de feuillage immortel
Célébrant sa gloire chez tous les peuples d’Italie ?
Et pourtant, oui, pourtant, en ses vers immortels,
Ennius proclame l’existence d’Achéron,
où s’immergeaient non pas nos âmes ni nos corps
mais des simulacres étrangement livides.
De ces régions, Homère juvénile à jamais
lui serait apparu, comme il le raconte, et le spectre,
s’étant mis à verser des larmes salées,
lui aurait révélé la nature des choses.
Il faut donc bien saisir les phénomènes célestes,
expliquer les courses du soleil et de la lune,
la force par laquelle tout s’accomplit sur terre,
mais surtout découvrir par raisonnements subtils
la nature de l’âme et celle de l’esprit,
ce qui se présente à lui et nous frappe de terreur,
éveillés et malades ou ensevelis dans le sommeil,
nous donnant la vive impression de voir et d’entendre
après leur mort les êtres dont la terre étreint les os […]
(Trad. José Kany-Turpin, Paris, Flammarion, coll. « GF Flammarion », 1998.)

32

Ignoratur enim quae sit natura animai,
nata sit an contra nascentibus insinuetur,
et simul intereat nobiscum morte dirempta
an tenebras Orci visat vastasque lacunas
an pecudes alias divinitus insinuet se,
Ennius ut noster cecinit qui primus amoeno
Detulit ex Helicone perenni fronde coronam,
per gentis Italas hominum quae clara clueret ;
etsi praeterea tamen esse Acherusia templa
Ennius aeternis exponit versibus edens,
quo neque permaneant animae neque corpora nostra,
sed quaedam simulacra modis pallentia miris,
unde sibi exortam semper florentis Homeri
commemorat speciem lacrimas effunder salsas
coepisse et rerum naturam expandere dictis ;
quapropter bene cum superis de rebus habenda
nobis est ratio, solis lunaeque meatus
qua fiant ratione et qua vi quaeque gerantur
in terris, tunc cum primis ratione sagaci
unde anima atque animi constet natura videndum,
et quae res nobis vigilantibus obvia mentis
terrificet morbo adfectis somnoque sepultis,
cernere uti videamur eos audireque coram,
morte obita quorum tellus amplectitur ossa[15].

33Selon Lucrèce, Ennius est lui aussi victime d’un délire, d’une maladie qui l’a effrayé en lui donnant l’illusion de la réalité, d’une hallucination.

34Telle est la première réponse concrète à l’histoire rêvée d’Ennius. Chez Lucrèce, le principe du rêve est renversé et transformé en un principe absolu de rationalité (le rêve aussi est fait d’atomes…) qui étend et en même temps limite les bornes de l’esprit humain à l’interprétation de la nature. L’histoire, et en particulier l’histoire de Rome, y est donc subordonnée à l’histoire de l’homme, à sa capacité à interpréter la réalité selon la raison. Toutefois, dans le contexte politique où écrit Lucrèce, le rêve d’Ennius est préféré au nouveau « paradis de la raison » (pour enployer une expression de Giovanni Macchia) dont Lucrèce fut l’inventor romain. Le De rerum natura fut marginalisé dans un silence dont le tira, quinze siècles plus tard, Poggio Bracciolini, comme une sorte de manifeste de nos futurs « cauchemars de la raison ».

35Ce fut avec l’Énéide que l’intarissable rêve romain célébra son propre triomphe [16]. En effet, non seulement ce poème remplaça les Annales sur les bancs de l’école, mais ce qui était une trouvaille géniale dans les Annales devient dans l’Énéide un modèle narratif, un véritable système, dans lequel Énée, en marche vers la terre promise, ne fait que se conformer – serait-ce avec maladresse – à toutes sortes de rêves, de présages, de visions, de prodiges. Le lecteur s’en aperçoit dès les premiers vers : dans l’Énéide, toute l’histoire de Rome prend naissance dans le rêve et se fond dans le mythe.

36Virgile ne parle jamais d’Ennius ; pourtant, plus que quiconque, il utilise et reprend sa doctrine et son lexique et les plie au nouveau rêve de Rome. Le sixième livre raconte un voyage dans le Tartare – pivot emblématique de la future Comédie de Dante. Énée y rencontre son père, Anchise qui lui révèle les secrets du monde, comme l’avaient déjà fait Homère et Ennius deux siècles plus tôt :

37

Et d’abord le ciel, la terre, les plaines liquides, le globe l
umineux de la lune, l’astre titanique du Soleil, sont pénétrés
et vivifiés par un principe spirituel : répandu dans les
membres du monde, l’esprit en fait mouvoir la masse entière
et transforme en s’y mêlant ce vaste corps. C’est de lui que naissent
les races des hommes, des animaux, des oiseaux et de tous les
monstres que porte l’Océan sous sa surface brillante comme le marbre.
(Trad. A. Bellesort, Paris, Les Belles Lettres, 1925.)

38

Principio caelum ac terras camposque liquentis
lucentem globum lunae Titaniaque astra
spiritus intus alit totamque infusa per artus
mens agitat molem et magno se corpore miscet.
Inde hominum pecudumque genus vitaeque volantum
Et que marmoreo fert monstra sub aequore pontus[17].

39Puis, grâce à un procédé d’anticipation narrative, il lui montre l’ectoplasme, la larve à venir du futur de Rome :

40

C’est Silvius, de race albaine, le dernier enfant
que ta femme […]
[…] Silvius Albanum nomen, tua ultima proles[18].

41

Hic vir […] Augustus Caesar […] [19].

42Huit siècles d’ombres en quelques mots troublants. Mais si l’Énéide peut être considérée à juste titre comme une sorte de Divine Comédie ante litteram, elle est toutefois dépourvue du cri qui jaillira de la conscience moderne de Dante. Ce cri, inquiétant et solaire, c’est le dernier et le plus original des interprètes d’Ennius et de Lucrèce qui le lança dès cette époque : Ovide, qui tira de ce rêve ancien, pour ses Métamorphoses, un dispositif narratif d’exception. Cet état d’altérité, de métamorphoses en équilibre entre deux mondes, propre à l’état du langage du rêve, et qu’Ennius avait été le premier à employer à Rome, uniquement dans son proème, Ovide le transforma, hors de la dimension du rêve, en conscience poétique qui analyse, vit et raconte l’histoire du monde, la nature extrême du monde. Il la partage, la représente, la rend plausible et utilisable, les yeux ouverts :

43

Je me propose de dire les métamorphoses des corps en de corps nouveaux ; ô dieux (car ces métamorphoses sont aussi votre ouvrage) secondez mon entreprise de votre souffle et conduisez sans interruption ce poème depuis les plus lointaines origines jusqu’à mon temps.
(Trad. G. Lafaye, Paris, Les Belles Lettres, 1928.)

44

In nova fert animus mutatas dicere formas
Corpora. Di coeptis (nam vos mutastis et illas),
Adspirate meis primaque ab origine mundi
Ad mea perpetuum deducite tempora carmen[20].

45Dans ce début du dernier grand poème épique du monde, le germe doctrinal du rêve (pythagoricien et déjà authentiquement ennien) est transformé en science du monde. Savoir d’une époque, savoir d’un ignis, d’un amour qui enflamme la vie du monde. Même si Dante fut lui aussi l’élève d’Ovide et le nouveau maître d’une métamorphose lorsqu’il revint d’un autre royaume, jamais pourtant aucun poète de l’Occident ne devait égaler l’exploit d’Ovide : inventer une poétique aux formes « impossibles », un epos de l’impossible ; une vision globale de métamorphoses et, en même temps, une histoire de fibrillation éternelle, entre le rêve et la veille, entre le mythe et la réalité.

46Seul Dante osa se mesurer à ce maître, le plus grand et le plus secret :

47

Qu’Ovide se taise sur Aréthuse et sur Cadmos ;
car si sa poésie change la première en source,
le second en serpent, moi je ne l’envie pas.
Jamais il ne transmua deux natures face à face
De telle façon que les deux formes
Fussent en mesure d’échanger leur substance.
(Trad. J. Risset, Paris, Flammarion, coll. « GF Flammarion », 1985.)

48

Taccia di Cadmo e d’Aretusa Ovidio,
ché se quello in serpente e quella in fonte
converte poetando, io non lo’nvidio ;
ché due nature mai a fronte a fronte
non trasmutò sì ch’amendue le forme
a cambiar lor matera fosser pronte[21].

49Dante, chrétien, ne pouvait plus comprendre qu’avant lui, grâce au rêve et à la doctrine pythagoricienne de la réincarnation, Ennius (avec Homère) et Ovide (avec ses corpora genitalia cosmiques, Feu-Héra, Air-Zeus, Eau-Cythère et Terre) avaient malgré tout été cause et effet de toutes les transformations, et maîtres de Métamorphoses. Ces aèdes en avaient tous deux fait la conditio narrative de leurs poèmes.

50Mais alors qu’Ovide ne quitta jamais la terre, choisissant une métamorphose qui le transforme en parole de poésie, éternelle et volatile, ore populi,

51

Les peuples me liront et, désormais fameux pendant toute la durée des siècles, s’il est quelque vérité dans les pressentiments des poètes, je vivrai.
(Trad. G. Lafaye, Paris, Les Belles Lettres, 1928.)

52

Ore legar populi perque omnia saecula fama,
Siquid habent veri vatum praesagia, vivam[22].

53Dante pénétra encore, en personne, dans ce rêve très ancien qui avait commencé avec Ennius, avait été idéologisé par Cicéron, simplifié par Lucrèce, réélaboré par Virgile, et qui lui permit, grâce à Ovide, de revenir vivant « pour revoir les étoiles ».

54Mystères d’une poésie qui se nourrit de rêve et, au-delà du rêve, s’exprime ; mystères d’un contact latin qui n’est désormais plausible que pour ceux qui rêvent, pour ceux qui écrivent.

55Mais il faudra observer en conclusion que si la véritable patrie et la véritable identité grecques d’Homère sont encore aujourd’hui un mystère [23], le rêve des Annales d’Ennius est le lieu où Homère naît de façon concrète dans notre civilisation, en donnant vie à une nouvelle conscience de soi de la poésie.


Date de mise en ligne : 03/11/2017

https://doi.org/10.3917/lgh.047.0125

Notes

  • [1]
    Je fais référence ici à l’édition de J. Vahlen, Ennianae poesis reliquiae, Amsterdam, A. M. Hakkert, 1963, II, et à U. Todini, Il pavone sparito. Ennio modello di Ovidio, Rome, Bulzoni, 1983 ; Epos lascivo. Il genere e le sue Metamorfosi, Naples, ESI, 2000.
  • [2]
    Dans un fragment de l’une de ses œuvres (longtemps considéré comme appartenant aux Annales), Ennius invite ses lecteurs à se familiariser avec la doctrine des rêves. Dans Lunai portum, « port de la Lune », il faut voir la translation d’une expression grecque, qui signifie « port des rêves » (Ennius affirmait avec orgueil qu’il était studiosus de trois langues, grec, osque et latin). Le même fragment comporte en outre une référence au « port de Luni » (près de La Spezia), siège d’un temple dédié à la Lune. Nous nous trouvons ainsi en face d’une amphibologie par laquelle, dans l’expression Lunai portum, Ennius évoqua à la fois le « port des rêves » et Luni (avec son temple à la Lune), port d’où Ennius, de retour avec Caton de la campagne de Sardaigne, était rentré à Rome pour y devenir civis a tous les effets.
  • [3]
    Vahlen XII. Ce fragment est attribué (Vahlen et Havet) au début des Annales. On tend désormais à le situer ailleurs dans l’œuvre d’Ennius (Voir Scevola Mariotti, Lezioni su Ennio, réédition, Quattroventi, Urbin, 1991, p. 53).
  • [4]
    Vahlen IV.
  • [5]
    « Et je ne me souviens pas avoir rêvé sur le Parnasse aux deux cimes […] », (« Nec in bicipiti somniasse Parnaso / memini […] »), Perse, Prologue 1, 2 ; et le scoliaste, pour expliquer les paroles de Perse, ajoute : « Perse se réfère à Ennius, qui avait affirmé qu’il avait vu en rêve sur le Parnasse Homère qui lui disait que son âme était dans son corps [d’Ennius] » (« tangit Ennium qui dixit se vidisse per somnium in Parnaso Homerum sibi dicentem quod eius anima in suo esset corpore »). Voir S. Mariotti, Lezioni su Ennio, op. cit., p. 53 sq.
  • [6]
    Vahlen V.
  • [7]
    « Sic Ennius ait in annalium suorum principio ubi dicit se vidisse in somnis Homerum dicentem fuisse quondam pavonem et ex eo translatam in se animam esse secundum Pythagorae philosophi definitionem, qui dicit animas humanas per “paliggenesian”, id est per iteratam generationem, exeuntes de corporibus in alia posse corpora introire. ».
  • [8]
    Vahlen VI.
  • [9]
    Ibid., VII.
  • [10]
    Cet oiseau, amené et élevé à Rome après la conquête de Samos, où il était vénéré dans un temple en même temps qu’Héra dans les rites de la réincarnation, devient à Rome aussi, grâce à Ennius, un symbole de la métempsychose et de l’éternité de la poésie. C’est ce que nous permet de comprendre l’imitation que donne Ovide de ces vers dans les Métamorphoses. Voir U. Todini, Epos lascivo, op. cit., p. 17-57).
  • [11]
    Vahlen XI.
  • [12]
    Ibid., IX.
  • [13]
    Ibid., X.
  • [14]
    Cicéron., Somnium Scipionis, I, 10.
  • [15]
    Lucrèce, 1, 111-135.
  • [16]
    Sur les rêves de Virgile, voir U. Todini, Il maestro dei sogni di Roma, in A. Mazzarella et J. Risset, Scene del sogno, Rome, Artemide, coll. « Proteo », 2003, p. 89-100.
  • [17]
    Virgile, Énéide, VI, 724-729.
  • [18]
    Ibid., 763.
  • [19]
    Ibid., 788.
  • [20]
    Ovide, Métamorphoses, I, 1-4.
  • [21]
    Dante, Divine Comédie, Enfer XXV, 97-102.
  • [22]
    Ovide Métamorphoses, XV, 878-879.
  • [23]
    Voir L. E. Rossi, Letteratura greca, Florence, Le Monnier, 1995, p. 26.

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