Couverture de LFA_212

Article de revue

Littéracie et enfants de milieux populaires

Pratiques acculturantes et culture familiale

Pages 105 à 115

Notes

  • [1]
    Code restreint vs code élaboré chez B. Bernstein (1975), formes sociales orales vs formes sociales scripturales chez B. Lahire (1993), rapport au langage plus ou moins littéracié chez É. Bautier et Rochex (1997).
  • [2]
    Au sens de l’intégration, si l’on se réfère à la typologie de J.W. Berry (2005) classant le phénomène d’acculturation selon quatre stratégies. J.W. Berry parle ainsi d’intégration quand le groupe maintien des éléments de sa culture d’origine tout en empruntant ceux du groupe hôte.
  • [3]
    L’équivalent en France des réseaux d’éducation prioritaire renforcée, désignés par l’acronyme REP+.
  • [4]
    Réunions mensuelles informelles drainant en moyenne une quinzaine de parents, principalement des mères.
  • [5]
    Deux avocates, une enseignante-linguiste, une commerçante.
  • [6]
    Il ne s’agit pas d’un dispositif construit dans le cadre d’une recherche-action, par exemple.
  • [7]
    Outil privilégié de l’enquête de terrain, l’observation ethnographique peut être définie comme pratique d’observation reposant sur l’immersion de longue durée au sein d’un milieu d’interconnaissance (Broqua 2009).
  • [8]
    Corpus essentiellement recueilli pendant les cafés-papote, les débriefings d’ateliers et des entretiens individuels menés à partir de 2019 avec les trois mères les plus engagées dans les deux dernières années du projet.
  • [9]
    Par exemple, le manque de motivation des enfants à l’heure de faire les devoirs était un sujet de discussion récurrent. Plusieurs mères, à cet égard, exprimaient régulièrement leur sentiment d’impuissance. L’échange d’anecdotes relatives à ces moments pénibles permettait à minima la dédramatisation (grâce à l’humour principalement). Et parfois même, la mutualisation de réactions jugées fructueuses (du type « la patience est plus efficace que les cris ») contribuait à apaiser celles qui s’en inspireraient et à renforcer l’estime de soi de celles qui en témoignaient.
  • [10]
    Au sens que lui donne W.A. Ninacs, c’est-à-dire « la prise en charge du milieu pour et par l’ensemble du milieu » (2003 : 22). Pour W.A. Ninacs, « l’empowerment est fondé sur la prémisse que les compétences requises pour effectuer le changement visé sont déjà présentes ou, au moins, que le potentiel pour les acquérir existe » (Ibid.).
  • [11]
    S’il est vrai que la ludification de l’enseignement n’est pas forcément de nature à expliciter les attendus scolaires et peut, à l’inverse, renforcer les malentendus et invisibiliser les enjeux, utiliser des supports ludiques, dans ce cas-ci, nous a semblé pertinent, dans la mesure où leur mobilisation par les mères pouvait participer d’une acculturation à la « pédagogisation » de la vie, pratique estimée rentable par B. Lahire (2019) sur le plan de la réussite scolaire des enfants des classes moyennes et supérieures.
  • [12]
    Le nombre de mères participant au projet fluctue selon les années ; il oscille entre cinq et dix mères, certaines s’investissant de manière très régulière et d’autres plus occasionnellement.
  • [13]
    L’équivalent du CP et du CE1 en France.
  • [14]
    Si l’hyperonyme n’est pas encore totalement convaincant, il s’agit néanmoins d’une première étape encourageante.
  • [15]
    Le cas de Hafsa, dont il sera question ci-après, témoigne des résultats positifs obtenus grâce aux discussions, échanges et pratiques collaboratives.

1Très tôt dans leur scolarité, dès les tout premiers apprentissages, de nombreux enfants se trouvent en grande difficulté scolaire. Or le rapport de causalité entre l’échec à l’école et le milieu social d’origine est aujourd’hui dument établi. Différents auteurs, dans le champ de la sociologie et de la sociolinguistique notamment, ont contribué à rendre visible cet état de fait en mettant en évidence, d’une part, les disparités dans le rapport au langage en fonction du milieu social d’origine [1] et, d’autre part, en montrant à quel point toute la forme scolaire repose sur une logique scripturale. En d’autres termes, selon que l’on appartienne à l’un ou l’autre groupe social, le travail d’acculturation à des fins d’adaptation à la culture scolaire sera nécessaire ou n’aura pas lieu.

2Ce travail d’acculturation à la forme scolaire, particulièrement parce qu’il n’est nécessaire qu’à un groupe social, porte en germe une violence symbolique. Là où les enfants à capital culturel élevé – généralement issus des classes moyennes et supérieures – peuvent rentabiliser leur socialisation primaire en ce qu’elle les a préparés aux attendus scolaires, les enfants de milieux populaires doivent rompre avec la leur pour comprendre ce qui leur est demandé à l’école. En outre, puisque « l’enseignement, en ne donnant pas explicitement ce qu’il exige, exige uniformément de ceux qu’il accueille qu’ils aient ce qu’il ne donne pas » (Bourdieu et Passeron 1970 : 163), les enfants de milieux populaires font face à une double difficulté : non seulement, ils ne sont pas « préformatés » par rapport aux attendus scolaires, mais en plus, une part de ceux-ci reste opaque, car elle ne s’explicite pas.

3S’il importe de développer des pratiques d’acculturation [2] à la culture scolaire, qui permettront aux enfants de s’engager réellement dans le travail réflexif rentable sur le plan de leurs apprentissages, quelles voies emprunter pour que ces derniers transforment leur rapport au monde en évitant un conflit de loyauté avec leur famille ? Peut-on imaginer des pratiques qui n’émancipent pas l’enfant de son milieu familial, mais qui émancipent l’enfant et son milieu familial ?

4À travers le récit d’une expérience de soutien à la lecture imaginée et menée par un collectif de parents dans une école primaire belge en encadrement différencié [3], cette contribution tentera de nourrir la réflexion à cet égard. L’enjeu sera de montrer en quoi l’évolution d’un projet solidaire vers un projet communautaire s’appuyant sur les ressorts de l’empowerment a pu permettre à une action culturelle de se maintenir, d’atteindre les objectifs qu’elle s’était fixés, voire de les dépasser. Concrètement, il s’agira de montrer comment un projet de soutien scolaire auprès d’enfants de milieux populaires, et porté à l’origine par des parents à capital culturel plutôt élevé, a pu gagner en intérêt quand des parents à plus faible capital culturel l’ont investi pour en redessiner progressivement les contours.

Genèse du projet

5Pour cerner les conditions d’émergence du projet, il importe de préciser le contexte qui l’a rendu possible. L’école primaire, dans laquelle l’atelier « soutien à la lecture » existe depuis 2016, accueille en son sein une association de parents avec laquelle elle entretient des rapports de confiance. Ainsi, la directrice permet à l’association d’organiser chaque mois et ce, pendant les temps scolaires, un café-papote [4] dans la cantine. C’est lors d’une de ces rencontres, alors que la discussion portait sur les difficultés scolaires rencontrées par les enfants dès les tout premiers apprentissages de la lecture, qu’est né le projet porté exclusivement par l’association de parents et accueilli positivement par l’équipe enseignante et de direction.

6À l’origine, l’objectif était de consacrer une heure par semaine à des enfants des deux premières années primaires (6 à 8 ans) dont les parents ne pouvaient pas, en raison d’une maitrise insuffisante de la langue écrite, assurer ce suivi. Le projet naissait d’une intention de solidarité. Quatre mères « qui savaient » venaient aider les enfants de celles « qui ne savaient pas ». Elles faisaient avec eux ce qu’elles faisaient avec leurs propres enfants : des révisions de lecture et un soutien aux devoirs d’écriture. Parmi ces quatre mères, plutôt dotées sur le plan de leur capital culturel [5], trois ont rapidement éprouvé des difficultés à combiner leur emploi du temps personnel et professionnel avec un investissement dans l’atelier. La seule mère désireuse de continuer le projet est l’enseignante-linguiste auteure de cet article. Cette précision n’est pas forcément nécessaire pour permettre au lecteur d’appréhender le projet. En revanche, elle s’avère importante pour comprendre la particularité méthodologique à l’origine du récit présenté ici.

Posture épistémologique

7On le voit, l’expérience dont il est question ici n’a pas été pensée dans un contexte de recherche [6]. Elle s’est matérialisée sous l’impulsion d’un groupe de parents soucieux de s’engager par rapport à la problématique des inégalités scolaires. À l’instar des autres parents actifs dans l’association, nous avons d’abord investi le projet, mue par la volonté d’offrir une aide concrète aux enfants inscrits aux ateliers. Assumer une posture d’acteur social engagé comme prévalant à la posture ethnographique [7] relève donc de l’honnêteté intellectuelle élémentaire. C’est en effet au fur et à mesure de l’évolution et de la redéfinition du projet que l’intérêt d’une analyse à des fins de répliques potentielles est apparu.

8Cette évolution d’une posture engagée vers celle plus caractéristique de l’observation-participante nous semble comporter son lot de forces et de limites. Plus encore peut-être que dans une démarche de type ethnographique envisagée consciemment, la proximité avec le groupe étudié favorise le rapport de confiance et la profusion de situations informelles précieuses propices aux observations intéressantes. En revanche, l’absence d’une méthodologie de recherche préalablement établie limite le corpus analysable à la description de moments pris sur le vif, pendant les ateliers, d’une part, aux moments de discussions, négociations et structurations informelles, d’autre part [8]. Il est important dès lors d’appréhender le récit de ce qui va suivre, non pas comme le résultat d’un projet de recherche duplicable en l’état, mais bien comme celui d’une expérience singulière aux effets aussi prometteurs qu’inattendus en ce qui concerne l’acculturation à la culture scolaire en général et à la culture écrite en particulier de familles de milieux populaires.

Du profil des mères…

9Nous l’avons évoqué, le projet sous sa forme initiale n’a pas pu continuer, et pour qu’il se pérennise, il a fallu solliciter d’autres mères, aux emplois du temps moins chargés. Le profil de ces « nouvelles » mères différait sensiblement de celui des premières. Elles avaient en commun un engagement important au sein de l’association de parents ; la plupart étaient mères au foyer, certaines travaillaient dans des emplois à temps partiel. À l’exception de l’une d’entre elles et de moi-même, aucune n’avait été au-delà de l’enseignement secondaire, cursus effectué le plus souvent dans des sections qualifiantes, parfois dans leur pays d’origine, et aucune n’en avait été diplômée.

10Si ces mères avaient plus de temps à offrir, elles avaient également moins d’aisance et de confiance dans leur capacité à encadrer les enfants dans leurs apprentissages. L’évolution dans le profil des mères a naturellement occasionné une redéfinition du projet. Nous en avons seulement conservé les contours : trois ou quatre mères continuaient à encadrer tous les vendredis, de février à juin, un groupe d’une dizaine d’enfants entre 15 h 15 et 16 h 30, c’est-à-dire directement à la fin des cours. Pour redessiner le contenu, les mères ont esquissé un discours commun autour d’un consensus qu’on pourrait formuler de la manière suivante : « Lire, c’est important ; les enfants qui aiment lire sont ceux qui réussissent à l’école. Nous voulons donc que le projet inscrive des souvenirs positifs dans la mémoire des enfants. Nous voulons qu’ils se souviennent avec joie des moments de lecture partagés. En même temps, nous ne sommes pas des enseignantes. Nous devons imaginer un mode de fonctionnement dans lequel nous nous sentirons à l’aise. »

11Ce discours s’est construit au fil des discussions de l’association de parents et plus précisément lors des cafés-papote. Le stress et le sentiment d’impuissance ressentis par les mères face aux difficultés scolaires de certains enfants faisaient en effet l’objet de nombreuses discussions. Les discussions et les échanges « de bonnes pratiques », devenus réguliers, permettaient aux participantes de mesurer le caractère à la fois récurrent et structurel des difficultés qu’elles rencontraient. Cette double prise de conscience a favorisé la déculpabilisation individuelle et la restauration d’une forme de confiance, si ce n’est directement en soi, au moins dans les ressources collectives de leur communauté d’appartenance [9]. En ce sens, on peut dire que le fonctionnement spontané des échanges au sein de l’association reposait, sans que quiconque l’ait initié consciemment, sur une logique d’empowerment communautaire [10]. À l’aune de ce concept, il est pertinent d’envisager la différence de capital culturel des nouvelles mères par rapport aux anciennes, non pas en termes d’écueils, mais bien d’opportunités : celle de construire un projet réflexif, avec elles, à partir de leur réalité ; celle de travailler sur l’acculturation à la forme scolaire des enfants de milieux populaires, non pas en s’éloignant de la culture de leurs mères, mais, au contraire, au contact de ces dernières et en même temps qu’elles.

12D’atelier de soutien à l’acquisition des compétences de base en lecture, le projet s’est, en effet, transformé en une sorte de laboratoire d’expérimentation autour de pratiques de lecture et d’écriture. Et c’est bien la capacité de l’association de parents à identifier les besoins, les faiblesses, mais aussi les forces et compétences du collectif qui a rendu possible cette mutation.

… au profil des enfants

13On l’a vu, l’engagement, dans le projet, de mères au profil peu familier de la culture scolaire résulte d’une décision éclairée de leur part. Conscientes de leurs fragilités, mais également confiantes dans les compétences du groupe, elles ont elles-mêmes clarifié leurs objectifs ainsi que les limites de leur champ d’action.

14Envisager le public concerné, non pas en termes de faiblesse, mais plutôt en termes de spécificités, s’applique aussi à la façon dont les enfants sont envisagés dans le projet. Ainsi, nous ne pensons pas qu’il faille interpréter les difficultés des enfants dont les modes de pensée semblent éloignés de la culture scolaire, sous l’angle de déficits, de manques qu’il faudrait pallier. Nous affirmons plutôt, à l’instar d’É. Bautier et P. Rayou (2013), qu’il est nécessaire de chercher à comprendre ce qui caractérise les modes de pensée des enfants peu littéraciés si l’on veut pouvoir expliciter les normes scolaires pour qu’ils les comprennent réellement.

15Concrètement, l’école (en tant que lieu de transmission des savoirs), à travers les multiples pratiques relevant de formes sociales scripturales, exige du sujet parlant qu’il se décale de sa propre parole (Lahire 1993). Il s’agit de traiter le langage comme un objet autonome. Or cet usage contraste avec celui des milieux populaires où le langage trouve son sens en contexte et dans son usage interactif.

16Les élèves détenteurs de formes sociales orales peinent à construire du sens en dehors du contexte d’énonciation. En d’autres termes, leurs pratiques langagières ne leur permettent pas spontanément de prendre le langage pour objet, de considérer le langage pour lui-même, alors que c’est précisément ce qui est attendu à l’école, dès les tout premiers apprentissages de la lecture, par exemple.

17Lorsque le contrat didactique ne s’explicite pas, lorsque cette zone de flou subsiste, les enfants ont sans doute du mal à avoir confiance dans les ressources qu’ils pourraient chercher en eux-mêmes pour effectuer ce qui est demandé ; ils peuvent alors avoir tendance à s’en remettre à l’enseignant et à se focaliser sur les tâches sans mobiliser réellement l’activité intellectuelle. Dans ce cas, on peut imaginer qu’ils font beaucoup, mais apprennent peu.

18Beaucoup d’élèves de milieux populaires se retrouvent face aux attendus scolaires aussi démunis que face à un jeu de société complexe dont on leur aurait expliqué une partie du déroulement, mais pas la finalité. Et cela pendant que les enfants détenteurs de formes sociales scripturales disputent la même partie, à ceci près qu’ils en connaissent mieux les règles et les enjeux. L’observateur qui arrive cinq minutes après le début de la partie a toutes les raisons de croire que les enfants de la première catégorie sont simplement moins compétents, moins vifs, moins engagés que ceux de la seconde. C’est exactement là que se situe l’enjeu, et c’est dans cette logique que se déploie le projet : jouer un rôle dès l’explicitation des règles et pas cinq minutes après le début de la partie.

Un projet aux contours tracés par les mères

19Puisque la demande des mères était de pouvoir passer des moments agréables avec les enfants autour de pratiques de lectures, et dans le même temps, de ne pas se retrouver dans des situations qui les mettraient en difficulté cognitive, nous avons réfléchi à nous munir d’outils qui pourraient favoriser un cadre le plus sécurisant possible. À cette fin, nous avons fait appel à des étudiants futurs enseignants à l’école primaire pour qu’ils conçoivent des jeux facilement utilisables, se déclinant autour des attendus précisés dans le programme de lecture pour la première année primaire. Le projet s’est alors enrichi d’une vingtaine de jeux de l’oie, Mémory et autres Time’s Up thématiques qui serviraient de supports [11].

20Notons qu’au-delà de leur implication par la conception d’outils, et ce depuis 2017, certains étudiants participent aux ateliers en soutien des mères. Le projet peut ainsi compter, depuis 2017, sur le concours de deux étudiants par semestre devant valider une période de stage hors la classe. L’intérêt pour ces derniers est de pouvoir expérimenter le contact avec les familles, occasion plutôt rare dans leur cursus d’études. Concrètement, chaque vendredi, entre février et juin, trois ou quatre mères [12] accueillent dans la bibliothèque de l’école un groupe d’une dizaine d’enfants de première et deuxième année primaire [13]. Le choix d’organiser les séances en ce lieu s’est imposé à la suite de discussions sur la place du livre dans les familles dont les enfants réussissent le mieux à l’école. Interpelées par ce constat, les mamans ont jugé important que les séances puissent se tenir en cet endroit. Notons que la demande a été accueillie avec enthousiasme par la directrice de l’école.

21La part importante du jeu dans le déroulement des séances a déjà été évoquée. La lecture d’albums tient aussi un rôle central dans le cadre des ateliers. Cette pratique revêt les formes et les visées les plus variées : tantôt pour apaiser ; tantôt en réponse à la demande d’un ou plusieurs enfants intéressé(s) par un titre en particulier ; tantôt, avec les meilleurs lecteurs, pour partager (« tu lis une page, je lis l’autre… »), mais elle se déploie toujours spontanément. Le soutien à la lecture reste un projet volontairement peu structuré où, du moment où elles mettent en œuvre des pratiques de lecture, toutes les initiatives trouvent leur place et beaucoup de discussions informelles débouchent sur des moments aussi riches que non prémédités.

Un projet aux contours remplis par les enfants

22Dans le projet, l’emploi du temps se négocie avec toutes les mères, mais également avec les enfants qui sont systématiquement consultés quant au choix des activités du jour. Dans Enfances de classe, B. Lahire (2019) souligne cette valorisation des échanges verbaux qui caractérise plutôt les classes moyennes et supérieures, par contraste avec un mode d’exercice de l’autorité tendanciellement moins négociable dans les familles plus populaires. Il nous semble crucial, si l’on veut encourager les enfants à sortir d’une position passive par rapport aux attendus scolaires, de leur laisser cet espace de négociation.

23Les deux exemples mentionnés ci-après illustreront l’ambition principale du projet, c’est-à-dire engager les enfants-participants à se positionner comme acteurs, à chercher du sens dans les pratiques scolaires tout en construisant des souvenirs positifs autour de pratiques de lecture.

Khadija sans carte du monde

24Pendant deux années, nous avons accueilli Khadija, une petite fille sociable, enthousiaste, engagée et très attachée au projet. Lors d’un jeu Mémory sur les animaux de la ferme, elle nous a expliqué que sa grand-mère, « au bled », avait des poules. Invitée à préciser où habitait cette dernière, elle n’y est pas arrivée. Pour elle, le bled ne portait pas d’autre nom que le bled, il n’appartenait pas à une région, ni à un pays et n’était ni loin, ni proche. Simplement, elle savait que sa grand-mère y vivait et qu’elle y possédait des poules, mais aussi des moutons et des chèvres. Hafsa, une des mamans présentes, et qui connaissait bien la famille, savait que la grand-mère de Khadija vivait dans un petit village des montagnes marocaines. Le reste de la séance s’est déroulé autour de l’Atlas géographique et d’autres enfants du groupe sont venus montrer ou chercher sur la carte où se trouvait leur pays d’origine. Sans la présence de Hafsa, on n’aurait pas pu faire cette expérience. Ses contacts privilégiés avec la plupart des mères arabophones nous ont permis de résoudre quantité de petits mystères. C’est grâce à elle également qu’on a appris que les résultats scolaires de Khadija s’étaient considérablement améliorés depuis le début de sa participation au projet.

Adriana et la princesse

25Lors des ateliers de soutien à la lecture, les parties de Time’s Up avec les enfants de deuxième primaire occupaient une place importante. Cette aide à la lecture est sans doute due au fait que le déroulement demande aux enfants de lire les mots qu’ils vont devoir faire deviner le plus vite possible ; mais aussi, et surtout, à l’activité générée par le jeu lui-même : dès la première étape, ils sont amenés à utiliser le métalangage, à conceptualiser ou, en tout cas, à généraliser des démarches mentales qui, on l’a vu, ne sont pas spontanées chez les enfants détenteurs de formes sociales orales. Un jour, Adriana, petite fille brésilienne qui parle le portugais à la maison, avait pioché le mot « princesse ». Elle expliquait aux autres : « c’est Cendrillon ». Ou « c’est Anna, dans La Reine des neiges. » Elle ne parvenait pas à se placer d’emblée au niveau de généralisation nécessaire, ni même à présenter les exemples pour ce qu’ils étaient, de simples illustrations. Ce moment était intéressant parce que, forcément, ses coéquipières n’ont pas pu comprendre de quoi il s’agissait. Lors de cette séance, nous avons discuté avec les enfants des vertus du métalangage, notamment pour pouvoir gagner à Time’s Up. Au fur et à mesure des séances, leurs progrès dans l’exercice étaient manifestes. Une banane ? C’est un fruit. Une princesse ? C’est une fille ou une femme [14]… Le processus de généralisation si difficile en début de semestre, est ainsi devenu plus spontané lors des dernières séances de l’année.

De l’émancipation des mères…

26Illustrer par l’exemple, le caractère potentiellement émancipateur du projet, par le portrait de mères qui s’y sont impliquées, nous est apparu l’option la plus éloquente.

Caroline, future institutrice

27Très vite, Caroline s’est imposée comme une des mères pivot du projet. Peu épanouie dans sa carrière professionnelle – elle travaillait à mi-temps en tant qu’agent de voyage dans un aéroport –, elle a investi le projet dans lequel elle voyait beaucoup de sens. Elle a largement contribué à la pérennisation des ateliers par le développement d’outils permettant aux mères d’organiser les permanences (Doodle, groupes Whatsapp…), mais également en instaurant des partages de pratiques inspirantes pour les autres mères [15]. En 2017, motivée par son investissement au sein du projet, Caroline a entamé des études d’institutrice qu’elle vient de terminer avec brio.

Hafsa et la confiance en soi

28Née en Algérie où elle a été scolarisée jusqu’à l’année du Bac qu’elle ne passera finalement pas, Hafsa vit en Belgique depuis une douzaine d’années. C’est là qu’elle a mis au monde ses trois enfants. Elle n’a pas de famille en Belgique et ses seules relations sociales sont celles qu’elle a pu tisser avec les mamans rencontrées à l’école. Nous lui avons proposé de participer au projet dès la deuxième année. Elle ne se sentait pas légitime et a un peu hésité avant d’accepter. Petit à petit, elle a pris sa place. Elle joue un rôle assez central dans le projet parce qu’elle pratique l’arabe avec les mères allophones ; comme on l’a vu, c’est sans doute elle aussi qui connait le plus de parents parmi les enfants qui participent au projet. Sanae, la troisième fille de Hafsa, a fréquenté le soutien à la lecture. Elle est extrêmement fière du fait que sa maman soit engagée dans le projet. Hafsa témoigne de changements importants lors des moments de devoirs à la maison. Elle les attribue au fait que le contact avec d’autres mamans l’a encouragée à s’y prendre autrement ; elle se dit plus calme, plus zen. Mais surtout, elle estime que ses enfants la considèrent comme bien plus légitime, puisqu’ils l’ont vue lire avec d’autres enfants dans le projet, et ce nouveau regard qu’ils posent sur elle renforce vraisemblablement sa confiance en elle. Au début du projet, Hafsa était sans emploi. Elle avait un peu travaillé dans le nettoyage, mais ne trouvait plus rien depuis quelque temps. Depuis deux ans, elle est engagée comme accueillante extrascolaire. Selon elle, participer au projet a largement contribué à restaurer la confiance dans ses aptitudes, nécessaire pour préparer et passer les examens d’embauche. Le fait qu’elle ait réussi à établir une relation de confiance, sa capacité à gérer un petit groupe, les progrès des enfants aussi… lui ont permis de se sentir légitime par rapport à ce nouveau travail qu’elle affectionne.

Hafsa et les mamans allophones

29Une des limites du projet est qu’il ne peut pas impliquer tous les parents. Ceux qui ne parlent pas le français, notamment, en sont de fait exclus. Cela étant, et alors que nous n’avions pas anticipé cet aspect, il nous apparait que, même pour les mères allophones, le projet est l’occasion d’une reprise de pouvoir. Reprenons l’exemple de Khadija. Sa maman ne peut absolument pas communiquer avec les institutrices à cause de la barrière de la langue. L’école est pour elle un endroit mystérieux où elle dépose sa fille, sans possibilité d’avoir un retour sur la manière dont se comporte ou s’épanouit son enfant. Grâce aux retours que lui fait Hafsa, en revanche, elle peut reprendre un certain pouvoir sur la relation entre sa fille et l’école. Concernant cette médiation, Hafsa est à présent convaincue qu’elle n’est possible que dans le cadre du soutien à la lecture. Selon Hafsa, la mère de Khadija ne voudrait pas qu’une autre mère lui serve de traductrice aux réunions parents-élèves, par exemple, considérant que les pratiques de classe ne la regardent pas. En ce sens, il nous semble intéressant de noter un rapport d’horizontalité établi entre les mères actives dans le projet et les mères dont les enfants en bénéficient.

… à l’enthousiasme des enfants

30Chaque année, lors de la dernière séance, nous offrons un livre aux enfants du groupe. À cette occasion, nous leur préparons un gouter auquel nous invitons leurs enseignantes. Chaque année, nous disons aux enfants qu’ils ne sont pas obligés de « travailler » puisqu’il s’agit de la dernière séance. Ils peuvent se détendre et profiter des friandises et jus de fruit que nous partageons avec eux. Mais chaque année, tous veulent lire. Certains ont envie qu’on leur lise le livre qu’ils viennent de recevoir ; d’autres le lisent tout seuls. D’autres, enfin, profitent du moment pour parcourir les livres que les autres ont reçus. Plusieurs années après le projet, il est très fréquent que, lorsqu’on croise les enfants, ils engagent avec nous une discussion sur leurs pratiques actuelles de lecture. « Tu sais, le livre que tu m’avais offert, je le lis encore le soir avec maman » ou « tu sais, cette année avec madame X, le thème, c’est Harry Potter. Et j’ai lu tout le premier en entier ! »

Pour conclure

31Il nous semble important de dire le rôle que le projet – qui mettait en présence des enfants, des parents, des enseignants et futurs enseignants – a pu jouer en tant qu’espace de déconstruction des préjugés.

32D’abord, les mères impliquées dans le projet disent avoir changé de regard sur le métier d’enseignant. Elles se montrent admiratives de la capacité des enseignantes à gérer de grands groupes d’enfants avec des tempéraments parfois très différents et pendant d’aussi longues heures. Mais surtout, le projet, par sa forme, a permis aux mères de renforcer leur confiance dans leur capacité d’agir, socle d’une reprise de pouvoir tant dans leur relation à l’univers scolaire que dans leur rapport à leur propre émancipation. Nous l’avons vu, le projet a été l’occasion de deux réorientations professionnelles. D’autres évènements permettent également de considérer le projet, régi par des démarches collectives et collaboratives, comme un espace d’empowerment et, de facto, d’émancipation. Citons à cet égard l’implication de deux mamans extrêmement précarisées qui, après que leur enfant a participé au projet, ont décidé de rejoindre le groupe de mamans-lectrices. Mentionnons également la richesse des discussions lors des feed-backs entre les mères actives dans le projet et les étudiants accompagnateurs à propos notamment de la légitimité de la culture familiale.

33Nous pensons dès lors pouvoir définir le projet « soutien à la lecture » comme un lieu d’appropriation des modes de pensée rentables sur le plan de la réussite scolaire dans la mesure où s’y déroulent des pratiques visant l’acculturation à la culture scolaire (lecture pour le plaisir, « pédagogisation » de la vie quotidienne, usage de la parole à des fins de négociation, etc.). En outre, dans cette espèce de laboratoire-tremplin, l’engagement des enfants et des mères se conjugue. Et cet engagement dans les démarches réflexives est sans doute le meilleur baromètre pour juger de la pertinence de l’initiative. Bien entendu, pour être dupliqué, un tel projet devrait s’accompagner d’un appareil d’évaluation permettant plus systématiquement de mesurer les progrès ou les évolutions.

Références bibliographiques

  • BAUTIER, É. & RAYOU, P. (2013). Les Inégalités d’apprentissage. Programmes, pratiques et malentendus scolaires. Paris : Presses universitaires de France, coll. « Éducation et société ».
  • BAUTIER, É. & ROCHEX, J.-Y. (1997). « Apprendre : des malentendus qui font la différence ». Dans J.-P. Terrail (éd.), La Scolarisation de la France. Critique de l’état des lieux (pp. 105-122). Paris : La Dispute.
  • BERNSTEIN, B. (1975). « Classes et pédagogies : visibles et invisibles ». Dans J.-P. Terrail & J. Deauvieau (éds) (2007). Les Sociologues et la transmission des savoirs (pp. 85-112). Paris : La Dispute.
  • BERRY, J.W. (2005). « Acculturation: Living successfully in two cultures ». International Journal of Intercultural Relations, 29(6), 697-712.
  • BOURDIEU, P. & PASSERON, J.-C. (1970). La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement. Paris : Minuit.
  • BROQUA, C. (2009). « Observation ethnographique ». Dictionnaire des mouvements sociaux (pp. 379-386). Paris : Presses de Sciences Po.
  • LAHIRE, B. (1993). Culture écrite et inégalités scolaires. Lyon : Presses universitaires de Lyon.
  • LAHIRE, B. (2019). Enfances de classe. Paris : Seuil.
  • NINACS, W.A. (2003). L’Empowerment et l’intervention sociale. Montréal : CDEACF.

Mots-clés éditeurs : culture écrite, empowerment, pratiques de lecture, littératie, milieu populaire

Date de mise en ligne : 16/03/2021

https://doi.org/10.3917/lfa.212.0105

Notes

  • [1]
    Code restreint vs code élaboré chez B. Bernstein (1975), formes sociales orales vs formes sociales scripturales chez B. Lahire (1993), rapport au langage plus ou moins littéracié chez É. Bautier et Rochex (1997).
  • [2]
    Au sens de l’intégration, si l’on se réfère à la typologie de J.W. Berry (2005) classant le phénomène d’acculturation selon quatre stratégies. J.W. Berry parle ainsi d’intégration quand le groupe maintien des éléments de sa culture d’origine tout en empruntant ceux du groupe hôte.
  • [3]
    L’équivalent en France des réseaux d’éducation prioritaire renforcée, désignés par l’acronyme REP+.
  • [4]
    Réunions mensuelles informelles drainant en moyenne une quinzaine de parents, principalement des mères.
  • [5]
    Deux avocates, une enseignante-linguiste, une commerçante.
  • [6]
    Il ne s’agit pas d’un dispositif construit dans le cadre d’une recherche-action, par exemple.
  • [7]
    Outil privilégié de l’enquête de terrain, l’observation ethnographique peut être définie comme pratique d’observation reposant sur l’immersion de longue durée au sein d’un milieu d’interconnaissance (Broqua 2009).
  • [8]
    Corpus essentiellement recueilli pendant les cafés-papote, les débriefings d’ateliers et des entretiens individuels menés à partir de 2019 avec les trois mères les plus engagées dans les deux dernières années du projet.
  • [9]
    Par exemple, le manque de motivation des enfants à l’heure de faire les devoirs était un sujet de discussion récurrent. Plusieurs mères, à cet égard, exprimaient régulièrement leur sentiment d’impuissance. L’échange d’anecdotes relatives à ces moments pénibles permettait à minima la dédramatisation (grâce à l’humour principalement). Et parfois même, la mutualisation de réactions jugées fructueuses (du type « la patience est plus efficace que les cris ») contribuait à apaiser celles qui s’en inspireraient et à renforcer l’estime de soi de celles qui en témoignaient.
  • [10]
    Au sens que lui donne W.A. Ninacs, c’est-à-dire « la prise en charge du milieu pour et par l’ensemble du milieu » (2003 : 22). Pour W.A. Ninacs, « l’empowerment est fondé sur la prémisse que les compétences requises pour effectuer le changement visé sont déjà présentes ou, au moins, que le potentiel pour les acquérir existe » (Ibid.).
  • [11]
    S’il est vrai que la ludification de l’enseignement n’est pas forcément de nature à expliciter les attendus scolaires et peut, à l’inverse, renforcer les malentendus et invisibiliser les enjeux, utiliser des supports ludiques, dans ce cas-ci, nous a semblé pertinent, dans la mesure où leur mobilisation par les mères pouvait participer d’une acculturation à la « pédagogisation » de la vie, pratique estimée rentable par B. Lahire (2019) sur le plan de la réussite scolaire des enfants des classes moyennes et supérieures.
  • [12]
    Le nombre de mères participant au projet fluctue selon les années ; il oscille entre cinq et dix mères, certaines s’investissant de manière très régulière et d’autres plus occasionnellement.
  • [13]
    L’équivalent du CP et du CE1 en France.
  • [14]
    Si l’hyperonyme n’est pas encore totalement convaincant, il s’agit néanmoins d’une première étape encourageante.
  • [15]
    Le cas de Hafsa, dont il sera question ci-après, témoigne des résultats positifs obtenus grâce aux discussions, échanges et pratiques collaboratives.

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