Couverture de LFA_208

Article de revue

Scolariser des élèves allophones en situation de handicap

Engagement institutionnel et distanciations professionnelles

Pages 137 à 149

Notes

  • [1]
    L’appellation associe deux acronymes renvoyant à des dispositifs existants mais habituellement séparés : UPE2A : Unité pédagogique pour élèves allophones arrivants et ULIS : Unité localisée pour l’inclusion scolaire.
  • [2]
    Pour des raisons de confidentialité, nous avons choisi de ne pas mentionner le nom exact du dispositif, ni de donner les lieux exacts.
  • [3]
    Centre académique pour la scolarisation des élèves allophones nouvèlement arrivés et des enfants issus de familles itinérantes et de voyageurs.
  • [4]
    Adaptation scolaire et scolarisation des élèves handicapés.
  • [5]
    Accompagnants d’élèves en situation de handicap.
  • [6]
    Maison départementale des personnes handicapées.
  • [7]
    Notons que le gouvernement actuel tend à assimiler l’école inclusive au handicap plus qu’aux autres BEP, tout en conservant les catégorisations à l’œuvre depuis 2013.
  • [8]
    Élèves non scolarisés antérieurement.
  • [9]
    Lycée professionnel.

1Cet article propose d’étudier un cas particulier de mise en œuvre de l’« école inclusive » au sens entendu par la législation française : une UPE2A ULIS [1], c’est à dire un dispositif accueillant des élèves allophones en situation de handicap [2], que celui-ci soit reconnu ou non par les instances administratives. Il réunit de facto des élèves réunissant des besoins éducatifs particuliers (BEP) habituellement traités de manière séparée, au sein de deux services de l’administration n’ayant pas d’histoire et de culture communes. Le travail de recherche dans lequel nous situons notre propos peut être qualifié de collaboratif au sens de S. Desgagné (1997). Engagé en 2016 et actuellement toujours en cours, il réunit des acteurs pluri-catégoriels : des universitaires, des institutionnels, des évaluateurs (enseignants et psychologues) et des enseignants directement engagés dans le dispositif. Il se déroule en plusieurs volets. Le premier a consisté en une exploration ethnographique multi-située (Cefaï 2010 ; Marcus 1995) du dispositif retraçant la genèse de sa création et sa constitution institutionnelle locale. Le deuxième volet a porté, par l’intermédiaire d’entretiens semi-directifs, sur les processus d’évaluation et de catégorisation menant à l’orientation des élèves allophones en situation de handicap vers l’UPE2A-ULIS. Enfin, un troisième volet directement lié aux BEP, ainsi qu’à l’apprentissage et à l’enseignement du français, est en cours de réalisation à travers des séances de co-construction d’un référentiel de compétences à l’usage des acteurs du dispositif et des séances d’observation de la classe dans laquelle les élèves sont accueillis.

2Le présent article se situe dans le deuxième volet de la recherche. Il montre que la mise en œuvre d’un tel dispositif ne s’est pas seulement heurtée à la prise en compte des différences chez les élèves par les enseignants, mais aussi à la question des cultures professionnelles différentes, voire divergentes, entre des services dédiés au handicap et des services consacrés aux élèves allophones, renvoyant à des pratiques enseignantes différentes, ainsi qu’à des enjeux administratifs et des représentations différenciées de ce qu’est un élève.

3Pour étayer notre démonstration, nous nous appuyons sur les analyses d’entretiens semi-directifs réalisés avec les professionnels intervenant lors de la phase d’évaluation et d’orientation des élèves : quatre évaluateurs du CASNAV [3] et deux du service ASH [4]. Après avoir brièvement décrit la façon dont le dispositif a été créé, son mode de fonctionnement, et interrogé la notion d’inclusion du point de vue des acteurs, l’analyse portera plus particulièrement sur l’expression des émotions et sur les attentes normatives des acteurs impliqués, face à des situations difficiles à vivre au plan moral, ce qui nécessite parfois des opérations de distanciation. Ces dimensions affectives ont été particulièrement importantes dans le rapport que les enquêtés ont développé vis-à-vis de la professionnalité, des élèves et des institutions.

Un dispositif sur le seuil institutionnel

4Le dispositif accueille entre six et onze élèves, selon les périodes. De type expérimental, l’unité n’est encadrée par aucun texte légal ou réglementaire. En conséquence, le dispositif ne s’insère que difficilement dans des procédures professionnelles systématisées ou routinières. Pour autant, elle est accueillie dans un collège-lycée réputé d’une grande ville, au milieu d’un quartier très aisé. Les enseignants qui y interviennent sont soit contractuels – c’est le cas, par exemple, de l’enseignante de français –, soit titulaires de l’Éducation nationale, en poste dans d’autres établissements. Le dispositif a un mode de fonctionnement particulier, s’éloignant des normes instituées dans les ULIS et les UPE2A. Le dispositif est dans une situation liminale (Murphy 1990 ; Stiker 2005), au niveau institutionnel, dans la mesure où les élèves sont reconnus dans leur particularité par l’institution scolaire, tout en n’ayant pas de relations quotidiennes avec les autres élèves ou enseignants de l’établissement. Contrairement aux principes d’ouverture constituant la logique institutionnelle de dispositifs ULIS et UPE2A, le dispositif « UPE2A ULIS » est très vite devenu un lieu fermé, isolant les élèves, comme l’explique la cheffe de l’établissement : « Je continue de penser que ce serait bien qu’un ou deux puissent aller dans une classe d’arts plastiques pour plus de contact avec les élèves. Ils ne seraient pas ahuris de les voir, ils ont l’habitude de voir des élèves en ULIS ». Sur ce point, l’enseignante de français et les AESH [5] interrogées évoquent une forme d’exclusion de l’intérieur. Dans le même temps, la psychologue justifie cet isolement par l’une des raisons ayant présidé, selon elle, à la création du dispositif : faciliter le lien entre CASNAV et service ASH, ainsi que créer un « sas » permettant aux élèves et aux familles d’attendre une reconnaissance de la MDPH [6], tout en bénéficiant d’une scolarisation :

5

Quand il y avait des élèves comme ça, parce que ça fait des années que ça dure, j’allais directement voir avec la famille la MASEH et on essayait de trouver une solution pour ces élèves-là. Donc c’est comme ça que, au fur et à mesure, l’idée […] est venue, en disant que, le temps de la reconnaissance par la MDPH [vienne], il faudrait trouver une solution.

6Ainsi, ces élèves sont dans une situation particulière. Pas tout à fait insérés à l’école, ils ne sont pas non plus exclus de celle-ci. De même, ils ne sont pas non plus des élèves allophones comme les autres, puisqu’ils sont volontairement mis à l’écart des dispositifs réglementaires. Enfin, ils ne sont pas toujours reconnus par la MDPH, les parents étant eux-mêmes en situation irrégulière. Ils sont dès lors reconnus par le système scolaire, tout en étant exclus des droits sociaux, puisque leurs parents n’ont pas de numéro de sécurité sociale.

7Cette situation d’entre-deux est d’autant plus renforcée par une institutionnalisation du dispositif qui se produit par une collaboration ponctuelle entre les services, le CASNAV gardant le pilotage du dispositif. En ce sens, il n’est pas étonnant que les différents acteurs du dispositif, comme l’explique la psychologue interrogée ci-après, soient inquiets à chaque changement hiérarchique, accroissant les incertitudes au lieu d’assurer une forme de stabilisation des parcours :

8

Le problème, c’est que, depuis la création, c’était l’année dernière, il y a l’inspectrice qui a changé. Il y a eu deux changements d’inspecteurs. Il a fallu le temps de recréer les relations. […] Du coup, les inspecteurs ne se connaissent pas encore. […] Il y a eu aussi la coordonnatrice qui a changé entretemps. […] En plus, il y a eu les inondations dans le service. […] Donc c’était très compliqué pour eux. On n’avait plus du tout les mêmes relations. Donc on a dû un peu se débrouiller ici.

9De fait, les modalités de fonctionnement sont très loin d’avoir convergé. Au contraire, les frontières institutionnelles ont même semblé se renforcer à l’arrivée de nouveaux personnels, ces derniers s’appuyant sur les conventions (Boltanski et Thévenot 1991) propres à chaque champ professionnel, et fondées sur des pratiques et des principes très différents voire divergents.

L’inclusion, une notion qui divise

10Le terme d’« école inclusive », d’usage récent, est le corollaire d’un autre, plus ancien : l’« éducation inclusive ». À l’origine, l’objectif de l’éducation inclusive était de favoriser le développement de nouveaux liens sociaux entre des personnes et/ou des groupes différents, afin de faire émerger un modèle de sociétés multiculturelles, de transformer les sociétés contemporaines en transformant les représentations des groupes considérés comme excluants. L’ambition initiale était le développement des relations interculturelles fondées sur l’acceptation des différences et l’émergence des capabilités (Nussbaum 2012 ; Sen 1999) des individus les plus démunis. L’enjeu initial était notamment de transformer les organisations plus que les pratiques, les secondes découlant des premières. Depuis les années 1990, les champs de l’éducation sont, en ce sens, traversés par une refonte de leurs systèmes institutionnels, afin de favoriser l’insertion socioscolaire des enfants et des jeunes ayant une particularité. Sur le plan international, des rapprochements ont été établis depuis une trentaine d’années, reliant origine ethnique, sociale et handicap sous le risque d’exclusion qu’encourent les populations à priori marginalisées. L’UNESCO a, dès lors, en 1994, considéré que l’éducation inclusive relevait non pas d’une prise en charge spécifique de publics particuliers mais d’une approche universaliste et systémique. Il s’agissait avant tout de modifier les systèmes éducatifs afin d’accroitre l’égalité des chances, notamment par un accroissement de la performance des systèmes (Derouet 2017). En France, la notion d’inclusion s’est d’abord développée dans le champ du handicap. Puis, plus récemment, au niveau scolaire, le terme d’école inclusive s’est imposé au niveau législatif, en particulier avec la loi de 2013 de refondation de l’École de la République, transformant sur les plans politique, institutionnel et praxique l’approche vis-à-vis des publics dits à BEP, une approche désormais universaliste et non plus particulariste, tout du moins sur le plan législatif. In fine, et notamment à partir de la loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées, en une quinzaine d’années, le système scolaire a connu de profonds changements concernant la scolarisation des élèves à BEP.

11Ainsi, les BEP – et donc l’école inclusive – concernent désormais également des élèves intellectuellement précoces, ayant des difficultés scolaires, les enfants du voyage, et les élèves allophones, outre les enfants reconnus handicapés et/ou malades [7]. Or, si les catégories précédemment citées pouvaient être prises en compte par le monde de l’enseignement spécialisé, la catégorie des élèves allophones est prise en charge par un autre ensemble professionnel, se structurant dans le champ de l’enseignement du français langue étrangère et seconde. Si on peut légitimement penser que les deux champs se retrouvent autour de la notion d’inclusion, présente à la fois dans les préoccupations des professionnels du handicap et du FLS (Peutot et Cherqui 2015), la culture professionnelle des évaluateurs du CASNAV ne semble pas s’être construite autour de cette notion, les évaluateurs pouvant dire ne jamais avoir entendu parler du terme d’école inclusive ou expliquant : « je ne me positionne pas ».

12L’inclusion apparait comme une perspective extérieure aux modes d’action du CASNAV et aux enjeux auxquels sont confrontés professionnels et élèves. De manière générale, évoquer la notion provoque chez les évaluateurs interrogés une réaction de remise en cause, qui se manifeste dans le discours mais aussi dans la posture interactionnelle adoptée, comme ici :

13

Pourquoi changer de mot ? Pourquoi avoir mis le mot « inclusion » ? Parce qu’au départ, on intégrait. « Intégrer », je trouve que c’était mieux qu’« inclure ». […] Parce qu’inclure, quand on inclut, celui qu’on inclut disparait. Et moi, je trouve qu’intégrer, c’était mieux parce qu’il était avec les autres, mais il gardait sa différence tout en faisant l’acquisition d’une communauté. […] bon, j’utilise ce vocabulaire moi aussi maintenant. […] C’est le mot Éducation nationale.

14Ainsi, deux choses émergent. Tout d’abord, le mot inclusion apparait comme faisant partie de l’institution, alors qu’il est très largement d’adoption récente au sein de l’Éducation nationale. Ensuite, c’est toujours à l’élève de faire l’effort pour s’insérer au sein du système scolaire et non à ce dernier de s’adapter à la diversité des élèves, même lorsque celle-ci est reconnue institutionnellement. L’idée est que l’élève doit s’intégrer et s’adapter. En ce sens, la scolarisation est corrélée aux capacités d’insertion des élèves accueillis. Dans ce cadre, l’inclusion est perçue comme un élément de remise en cause de l’action des professionnels, donnant lieu dans une certaine mesure à une résistance passive, tout en accueillant en UPE2A des élèves reconnus par la MDPH. Il est bien évident que les personnels travaillant au service ASH n’ont pas tenu ce genre de propos, montrant en cela une première tension potentielle entre des acteurs ayant pour mission la mise en œuvre de l’école inclusive et d’autres, visiblement en résistance avec la nouvelle terminologie.

Les émotions et les affects au centre des positionnements professionnels

15Pour aborder la question des rapports à la professionnalité, aux élèves et aux institutions qui ont été construits par les évaluateurs du CASNAV et du service ASH, nous avons croisé ces thématiques à trois formes de réaction : l’entrée dans l’inconnu, l’identification à des injonctions paradoxales et l’appel à la norme. En effet, un tel dispositif expérimental n’a pas manqué de faire resurgir des émotions fortes, a induit chez les différents acteurs la réalisation d’opérations de distanciation mais aussi l’expression d’un sentiment d’injustice dans certains cas.

La professionnalité entre expertise individualisée et expertise externalisée

16Globalement, on peut constater des rapports à la professionnalité fortement différenciés entre acteurs du service ASH et acteurs du CASNAV. En ce qui concerne l’ASH, les évaluatrices enseignantes spécialisées ou professeures « ressources » décrivent tout d’abord des formes d’expertise fondées sur des savoirs incorporés par l’intermédiaire d’observations et d’évaluations des élèves en classe, leur permettant de saisir les besoins des élèves. De leur discours se dégage un fort sentiment de compétence. Ce sentiment est d’autant plus compréhensible que ces enseignantes ont suivi un cursus classique pour des enseignantes spécialisées, et ont obtenu leur certification après plusieurs années d’enseignement dit « ordinaire ». Si leurs missions relèvent de l’évaluation pédagogique, elles sont également amenées à effectuer des actions de médiation entre enseignant et AESH, école et parents, ou encore avec les personnels du secteur médico-social. Elles apparaissent comme une sorte de dernier recours, puisqu’ « on est sur des missions d’observation fine, de cas où l’école est démunie. […] On fait tiers avec nos observations et connaissances de terrain ». Leur rôle de professeure « ressource » les amène à développer un regard d’expertes, c’est-à-dire d’enseignantes ayant des connaissances et un bagage différent et supérieur aux autres enseignants. Cette mise en surplomb et cet appel lors des situations complexes les amènent à être considérées comme des « référentes » et à mettre en place des « formations en pédagogie spécialisée ». Cette très grande expertise reconnue amène, dans un second temps, les professeures ressources à interroger un certain nombre de difficultés. Elles font le lien symbolique entre CASNAV et ASH en évoquant le langage, comme étant une préoccupation commune. En effet, « comment faire émerger le langage ? Allophone ou pas, là, on arrive à travailler dans le même champ ». Sur ce point en particulier, conscientes d’une difficulté institutionnelle, elles tentent de proposer un dénominateur commun.

17Le travail d’évaluation au CASNAV se fonde, à contrario, en premier lieu, non sur une expertise personnelle, mais sur le développement et l’existence d’un réseau interprofessionnel entre les membres évaluateurs qui discutent de manière informelle pour un grand nombre de dossiers. En effet, pendant les entretiens, les trois évaluateurs enseignants ont expliqué leur difficulté à saisir les cas particuliers. De fait, il apparait nécessaire, pour éviter toute erreur, de faire communauté. Pour autant, les critères d’évaluation ne sont pas questionnés. De fait, lorsque les enseignantes expliquent comment ils évaluent, l’argumentaire sur fonde sur une forme de sens commun enseignant :

18

Je suis entouré de collègues vraiment compétents… enfin… Quand c’est pas l’un, c’est l’autre, ou c’est moi. Mais on y va vraiment doucement. Quand on voit qu’il y en a qui réagit pas […] qu’il y a une différence, on sent qu’il y a quelque chose… bon, on le détecte. Après, moi, je suis pas capable de dire quoi exactement, mais on sent qu’il y a quelque chose. Donc on lui donne un texte plus facile. On regarde, on l’accompagne. Voilà. […] Ça va être déjà la façon de marcher pour aller s’assoir. Moi, je le vois, ça. C’est pas le même genre. Rien que des élèves ENSA [8], ce sont des élèves qui n’ont pas été scolarisés, la façon qu’ils ont de marcher et de s’asseoir, et de se tenir sur la table, on voit qu’ils ont pas été à l’école. […] Le stylo, ils savent […] on le voit. J’ai une collègue qui le voit très bien. Moi, je le vois moins bien qu’elle, mais je le vois parfois. »

19Cependant, la coopération informelle de proximité ne suffit généralement pas. Ainsi, « quand je décèle un truc : “Au secoursˮ. [La psychologue,] c’est la bouée de secours. Et, quand elle est pas là, on est mal ». La psychologue du service permet aux évaluateurs de s’assurer que leur travail s’inscrit dans une justesse de jugement des difficultés des élèves. Se joue dès lors une forme d’externalisation vers des spécialistes paramédicaux qui travaillent au CASNAV ou, parfois, en dehors :

20

Alors, moi, il se trouve que j’ai une de mes meilleures amies qui est orthophoniste. Alors, franchement, ça m’arrive de temps en temps […] de l’appeler et puis de lui dire : « Voilà, qu’est-ce que tu en penses ? » Même de lui montrer des copies. Je l’ai fait déjà. Je sais pas si c’est bien mais, en tout cas, je le fais pour avoir un avis extérieur et professionnel.

21L’organisation instituée par le CASNAV en appelle à des spécialistes pour évaluer les élèves et les cas difficiles, quand les services de l’ASH s’appuient sur des compétences qui seraient déjà acquises par les professeures « ressources ». Se développent, de chaque côté, des formes de classements entre professionnels, où d’un côté les professeures « ressources » sont les personnes les plus aptes, et de l’autre la psychologue du CASNAV apparait comme particulièrement légitime : « En fait, c’est parce que je travaille au centre Minkowska et parce que je travaille ici. Donc j’ai assez d’expérience surtout. Mais j’avais aussi, dans mon cursus universitaire, j’avais une formation interculturelle aussi. »

22In fine, la découverte d’un nouvel univers professionnel a permis aux enseignants évaluateurs de mieux saisir la complexité qui, dans le même geste, remet en cause leur professionnalité et les pousse à externaliser l’évaluation vers d’autres professionnels. Au CASNAV, faire appel aux spécialistes paramédicaux semble donner lieu à une dynamique de recherche de réassurance dans les décisions que peut prendre le service, une dynamique qui engage l’ensemble des acteurs impliqués d’un point de vue professionnel et personnel-émotionnel, ainsi que des tiers.

Un rapport aux élèves s’appuyant sur une représentation différenciée de leurs capacités

23Le rapport aux élèves chez les évaluateurs du CASNAV s’inscrit dans un parcours professionnel ascendant. Ils l’évoquent en expliquant qu’ils ont été choisis par l’institution scolaire, cela ayant un impact sur la façon dont ils appréhendent leurs classes :

24

On m’a proposé de travailler aux évaluations. J’avais déjà fait pas mal de projets, pas mal de choses avec beaucoup de collègues ici. Et j’y suis donc entrée, il y a quand même au moins quatre ou cinq ans, je crois, maintenant. Et j’ai trouvé ça très très intéressant. Ça m’a énormément apporté dans ma pratique et dans mon analyse. […] On a le monde qui arrive ici et puis il faut essayer de faire fonctionner tout ça en prenant en compte énormément de paramètres.

25Cette nouvelle position donne donc accès à une forme de complexité du réel et à un sentiment accru de responsabilité, comme le souligne cette évaluatrice : « Des fois, je suis persuadée, on passe à côté de choses. C’est clair » ; ce qui explique, en même temps, le besoin de confirmation déjà évoqué et particulièrement visible dans cet extrait :

26

Je suis désolée, mais souvent on a un petit peu leur avenir entre nos mains. C’est vraiment déterminant. C’est pour ça que, voilà, moi, je prends pas mal de temps et je trouve qu’il faut. C’est important. […] C’est pas juste quelqu’un qui vient là, à qui on attribue un niveau et « Toi, voilà, tu vas en LP [9], tu vas en lycée général, toi.

27Ce sentiment de responsabilité est d’autant plus renforcé que les élèves allophones sont perçus comment ayant d’importantes capacités ; le contexte institutionnel étant un obstacle plus qu’une porte d’entrée vers la réussite. Ainsi, un professeur de mathématiques explique l’injustice vécue par ces jeunes étrangers qui, bien souvent, ne peuvent intégrer le système général :

28

Quand c’est les mineurs isolés, par exemple, l’Aide sociale à l’enfance ne veut pas qu’ils fassent des études longues. Donc, on est obligés de les mettre en lycée professionnel. Moi, j’ai pété des plombs quelques fois parce qu’il y avait des super élèves, super bons en maths, francophones et tout, qui pouvaient aller en lycée général […] même sans aller en UPE2A.

29L’évaluation est alors une phase déterminante, car elle semble permettre une meilleure insertion dans la vie professionnelle, par l’intermédiaire de la scolarisation (Huver et Goï 2010). À ce titre, l’évaluation des élèves est décrite comme un enjeu fort pour eux, ces derniers cherchant parfois à « tricher » pour qu’on leur attribue un niveau scolaire suffisant pour obtenir la meilleure orientation possible.

30Ce discours autour d’une certaine forme de misère humaine renvoie à une représentation de l’immigration visant à fuir la grande pauvreté. Les évaluateurs semblent penser que la très grande majorité des familles étrangères sont pauvres et viennent en France pour améliorer leurs conditions de vie économique. La France serait un Eldorado. Face à cette vision, il est dès lors très étonnant pour les évaluateurs de voir que certaines familles ne sont pas totalement démunies. Une évaluatrice, en particulier, explique sa surprise quand des élèves expliquent qu’ils repartent pour quelques semaines pour leur pays d’origine : « Tu vas passer ton test au CIO telle date ». Et puis elle me dit : « Non, je peux pas parce que je repars en Algérie ». Je lui dis : « Pourquoi ? ». Elle me dit : « Juste comme ça, quelques jours voir ma famille ». Je lui dis : « Mais quand même, ça va être cher. Tu vas revenir passer ton test ? » ; « C’est pas un problème pour moi ».

31Ces enseignants, ayant plusieurs années d’expérience en tant que professeurs en UPE2A, ne semblent alors avoir pris conscience de la complexité migratoire du point de vue économique qu’une fois arrivés au CASNAV. Les élèves allophones et à fortiori les élèves allophones porteurs de handicap sont considérés comme des élèves « extraordinaires », perçus comme non seulement capables, mais surtout comme devant surmonter des épreuves et des obstacles que les autres élèves ne rencontrent pas. Les évaluateurs du CASNAV, en dehors de la psychologue, n’ont pas de représentation construite, ni de connaissance professionnelle particulière du handicap, ce qui est d’autant plus logique que la formation de ces derniers ne tient pas compte de ce genre de particularité, expliquant en même temps leur tendance à externaliser vers les professionnels paramédicaux une partie de l’évaluation.

32Du côté des professeures ressources de l’ASH, nous retrouvons une même absence vis-à-vis des élèves allophones dans la mesure où les processus d’apprentissage de la langue seconde ou étrangère ne font pas partie des référentiels de compétences des enseignants spécialisés. Les évaluatrices rencontrées n’ont par ailleurs aucun discours construit autour des phénomènes migratoires. Si le sentiment de responsabilité est là aussi assez marqué, il se joue plutôt dans la volonté de favoriser les « inclusions », c’est-à-dire en agissant plus sur les adultes ou en étant les garantes des impulsions politiques et institutionnelles.

33Dès lors, quels que soient les élèves, le travail auprès d’eux consiste toujours à établir des compétences scolaires plus générales, éléments peu développés au CASNAV qui tente surtout d’établir un niveau scolaire en français et en mathématiques. Ainsi, pour les évaluateurs de l’ASH, le travail consiste à « trancher » sur le niveau d’un élève, notamment par l’intermédiaire de fiches « pour avoir un niveau global ». À ce propos, « l’attitude face au travail » est un élément déterminant. Cette évaluation, loin d’être constituée par des grilles précises, se décline en de multiples constats, se fondant sur une clinique scolaire :

34

Quand il y une barrière de la langue, on vient avec une carte, avec un IPAD. On fait une évaluation orale. On voit si l’élève sait se présenter. Il est arrivé qu’on demande à un élève de servir le thé car, dans son pays, c’est important. Comme ça, on pouvait voir comment il se comportait. Ce sont les choses du quotidien. On n’utilise pas de grille. Puis, ça dépend de l’âge, des situations. Si l’élève ne sait pas lire, on ne lui demande pas d’écrire. Récemment, pour un élève, on a remarqué des problèmes de vue. On a pointé ça et on a proposé des outils adaptés, comme un suivi médical ou la lecture sur ordinateur. On évalue l’élève en classe. On l’observe dans ses interactions, son autonomie et sa relation aux enseignants ou avec l’AESH. (Meziani et Ebersold 2016)

35Les évaluations distanciées sont dues au fait qu’elles sont faites à la demande des établissements scolaires, lorsque les difficultés sont effectives, alors que l’évaluation au CASNAV est réalisée avant la scolarisation. De ce fait, elles inscrivent leur travail dans un schème institutionnel, les éloignant de relations directes avec les élèves, tandis que les enseignants évaluateurs au CASNAV continuent d’être en classe, en plus d’inscrire l’évaluation dans une relation directe avec les élèves allophones.

36Au sein de l’ASH, si l’évaluation n’est pas externalisée, l’intervention peut l’être. En effet, dans certains cas, « les besoins médicaux primaient sur les besoins scolaires. La souffrance prenait le dessus sur la scolarisation. Pour nous, la souffrance est un frein à l’entrée dans les apprentissages ». En d’autres termes, le rôle des professeures « ressources » est de prendre en compte la souffrance des élèves, afin de leur permettre d’entrer dans les apprentissages.

37Ainsi, la prise en compte des souffrances, qui est perçue comme généralisée chez les évaluateurs du CASNAV, est un élément observable, systématiquement présent, rendant compte d’un rapport différencié à la souffrance. Celle-ci est une possibilité pour les professeures « ressources », quand les évaluateurs du CASNAV supposent des souffrances inhérentes à la situation migratoire, souffrances dont les institutions sont largement responsables pour ces évaluateurs. Dès lors, un tel rapport aux élèves vient modifier considérablement le rapport aux institutions des évaluateurs du CASNAV et du service ASH.

Un rapport aux institutions opposé

38Nous avons déjà évoqué, de manière liminale, le rapport aux institutions que les différentes personnes interrogées pouvaient développer. En effet, les rapports aux élèves, à l’identité professionnelle et aux institutions sont reliés et s’influencent les uns les autres, même s’il est difficile d’affirmer avec certitude que l’institution scolaire détermine totalement ces différents rapports. En effet, il apparait que les professionnels, mais aussi les acteurs extérieurs à l’Éducation nationale, influencent et concourent à la production des institutions.

39Ainsi, l’ASH prend en compte, dans ses observations, la possibilité d’une souffrance, quand les évaluateurs du CASNAV prennent en compte individuellement, en leur âme et conscience pourrait-on presque dire, des difficultés sociales ou psychiques. En effet, dans l’ASH, il existe une forte injonction morale et culturelle, tant à l’extérieur que chez les enseignants spécialisés, à considérer comme nécessaire d’accueillir l’ensemble des enfants et des jeunes dans le système scolaire, tout en tenant compte des besoins spécifiques. En revanche, l’apprentissage du FLS semble plus s’apparenter aux apprentissages disciplinaires généraux tels qu’on les observe dans le second degré, l’objectif étant justement de favoriser l’intégration individuelle et autonome au système scolaire.

40De fait, les évaluateurs du CASNAV ne voient pas le système scolaire comme un système « juste », ni en termes de justesse d’évaluation des compétences, ni en termes de justice sociale ; ce que plusieurs exemples ont déjà montré ci-avant. Ces évaluateurs entendent revoir leur propre système d’évaluation au moment des entretiens. Ils fustigent par ailleurs des institutions et même une société française qui ségrèguent et excluent les élèves qu’ils doivent évaluer et orienter. Cette critique se joue notamment sur les inégalités territoriales :

41

Dans un collège de telle ville, on n’a pas les mêmes attentes que dans une autre. Et on a beaucoup de retours. […] C’est pas très politiquement correct, mais en même temps c’est une réalité. On peut pas envoyer les élèves de la même façon selon les […] [quartiers] dans les classes banales, parce qu’ils sont pas aussi bien accueillis.

42Ici, l’institution impose de jouer un rôle que les évaluateurs ne voudraient pas nécessairement jouer. Ils sont en ce sens pris dans un dilemme moral et éthique, l’accueil des élèves allophones étant lui-même pris entre le principe de sélection scolaire et le devoir de solidarité dont fait preuve l’État par l’accueil particulier des élèves à BEP. En revanche, si cette contradiction est également visible dans l’accueil des élèves reconnus handicapés, les professeures « ressources » de l’ASH entendent être de véritables « gardiennes » de l’institution scolaire telle qu’elle se développe aujourd’hui. Même si des critiques peuvent parfois apparaitre, soit de manière explicite avec la remise en cause du dispositif évoquée dans cet article, soit de manière implicite en expliquant la mise en avant très importante de l’autisme ; il s’agit toujours en filigrane de favoriser une forme d’éthique professionnelle qui vise à faire de l’institution scolaire un espace facilitant l’accueil des élèves reconnus handicapés, notamment en se détachant du type de trouble.

Conclusion

43Notre analyse a tenté de saisir les formes de coopération entre le service ASH et le CASNAV impliqués dans la gestion d’un dispositif accueillant des élèves allophones en situation de handicap, mettant en évidence les dilemmes moraux et professionnels, ainsi que les incertitudes rencontrées par les différents professionnels qui y interviennent. À l’issue de ce travail, nous constatons que le rapport aux institutions, le rapport aux élèves, ainsi que le rapport à la professionnalité des acteurs interrogés se fondent sur des approches extrêmement différenciées, rendues particulièrement visibles dans la manière dont le travail d’évaluation est construit. En ce sens, un tel dispositif produit des formes d’incertitudes supplémentaires, montrant les angles morts des répertoires professionnels (Cadet 2006 ; Cicurel 2011 ; Causa 2012). Avec le développement législatif, réglementaire et organisationnel de l’école inclusive, le travail interinstitutionnel ne se joue plus uniquement avec des acteurs du secteur médicosocial, mais au sein même du monde enseignant, montrant ainsi un enjeu invisible au niveau politique : l’émergence d’une culture interprofessionnelle au sein même du corps de métier des enseignants.

Références bibliographiques

  • BOLTANSKI, L. & THÉVENOT, L. (1991). De la Justification. Les économies de la grandeur. Paris : Gallimard.
  • CADET, L. (2006). Des notions opératoires en didactique des langues et des cultures… Modèles ? Représentations ? Culture éducative ? Clarification terminologique. Les Cahiers de l’ACEDLE, 2, <http://acedle.u-strasbg.fr>.
  • CAUSA, M. (dir.) (2012). Formation initiale et profils d’enseignants de langues. Enjeux et questionnements. Bruxelles : De Boeck.
  • CEFAÏ, D. (2010). L’Engagement ethnographique. Paris : EHESS.
  • CICUREL, F. (2011). Les Interactions dans l’enseignement des langues. Agir professoral et pratiques de classe. Paris : Didier.
  • DESGAGNÉ, S. (1997). Le concept de recherche collaborative : l’idée d’un rapprochement entre chercheurs universitaires et praticiens enseignants. Revue des sciences de l'éducation, 23/2, 371-393.
  • DEROUET, J.-L. (2017). Les aventures de la justice. Quelques réflexions sur l’apport de la sociologie des conventions à l’analyse des politiques d’éducation et de formation à la charnière des XXe et XXIe siècles. Éducation et sociétés, 40/2, 39-72.
  • HUVER, E. & GOÏ, C. (2010). Évaluer - accueillir - insérer. Quel(s) prismes pour quelle(s) projection(s) ? Cahiers de sociolinguistique, 15, 97-108.
  • MARCUS, G. (1995). Ethnography in/of the world system : The emergence of multi-sited ethnography. Annual review of anthropology, 24, 95-117.
  • MEZIANI, M. & EBERSOLD, S. (2016). Un outil d’expertise intégré à un processus décisionnel délibératif. Dans M. Meziani, S. Ebersold, S. Mayol & R. Toledo (dir.), Les Conditions de mise en œuvre du GÉVA Sco. Usages sociaux d’un outil visant à l’harmonisation de la scolarisation des élèves handicapés (pp. 101-123). Suresnes : INS-HEA.
  • MURPHY, R.F. (1990). Vivre à corps perdu. Le témoignage et le combat d’un anthropologue paralysé. Paris : Plon.
  • NUSSBAUM, M.C. (2012). Capabilités. Comment créer les conditions d’un monde plus juste. Paris : Climats.
  • PEUTOT, F. & CHERQUI, G. (2015). Inclure : français langue de scolarisation et élèves allophones. Paris : Hachette.
  • SEN, A. (1999). Development as freedom. Oxford : Oxford University Press.
  • STIKER, H.J. (2005). Corps infirmes et sociétés. Essais d’anthropologie historique. Paris : Dunod.

Mots-clés éditeurs : cultures professionnelles, école inclusive, élèves allophones, élèves à besoins éducatifs particuliers, handicaps

Date de mise en ligne : 20/03/2020

https://doi.org/10.3917/lfa.208.0137

Notes

  • [1]
    L’appellation associe deux acronymes renvoyant à des dispositifs existants mais habituellement séparés : UPE2A : Unité pédagogique pour élèves allophones arrivants et ULIS : Unité localisée pour l’inclusion scolaire.
  • [2]
    Pour des raisons de confidentialité, nous avons choisi de ne pas mentionner le nom exact du dispositif, ni de donner les lieux exacts.
  • [3]
    Centre académique pour la scolarisation des élèves allophones nouvèlement arrivés et des enfants issus de familles itinérantes et de voyageurs.
  • [4]
    Adaptation scolaire et scolarisation des élèves handicapés.
  • [5]
    Accompagnants d’élèves en situation de handicap.
  • [6]
    Maison départementale des personnes handicapées.
  • [7]
    Notons que le gouvernement actuel tend à assimiler l’école inclusive au handicap plus qu’aux autres BEP, tout en conservant les catégorisations à l’œuvre depuis 2013.
  • [8]
    Élèves non scolarisés antérieurement.
  • [9]
    Lycée professionnel.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.80

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions