Couverture de LFA_200

Article de revue

L’écriture nativement numérique, de Twitter à YouTube : pour une approche non-conversionnelle des processus créatifs

Pages 43 à 56

Notes

  • [1]
    Sur le site de l’Institut (http://www.twittexte.com/), il est par exemple indiqué : « Mais rien ne s’oppose à ce que Twitter devienne un véritable outil de production littéraire malgré la contrainte de 140 caractères qui l’enserre. En l’acceptant comme une nouvelle forme fixe, les twittérateurs déploient de nouvelles stratégies rhétoriques. Twitter cesse alors d’être un médium de réseautage social pour devenir un canal de diffusion de nano textes qui privilégient l’exploration formelle en interpellant aussi bien l’imaginaire que la réflexion, le jeu formel, la contrainte stylistique, le sursaut poétique ou l’émergence d’un mini récit... Ce détournement de Twitter et son usurpation par les passionnés du discours bref définit la twittérature. La twittérature produit des textes exempts des signes cabalistiques pourtant familiers des utilisateurs de Twitter ; les @, les #, les http, sont rarement utilisés par les twittérateurs. Tout l’espace est occupé par un texte littéraire de petit format, par ses métaphores, ses allitérations, ses jeux de mots... ».
  • [2]
    Nous renvoyons ici également aux travaux d’A. Saemmer qui a beaucoup étudié l’impact des interfaces sur les textes. Elle indique ainsi que « la littérature numérique revêt parfois un caractère résistant, voire politique : l’interface renvoie le lecteur à ses réflexes, le confronte aux conventions du monde numérique afin qu’il les questionne » (2010 : 414) .
  • [3]
    L’orthographe originale des écrits d’étudiants est conservée.
  • [4]
      M. Turcan, « Voici le youtubeur de 27 ans derrière le succès fulgurant de la chaine de J.-L. Mélenchon », Business Insider, 3 février 2017 ;  <http://www.businessinsider.fr/voici-le-youtubeur-de-27-ans-derriere-le-succes-fulgurant-de-la-chaine-de-jean-luc-melenchon/>.

1 À partir des résultats de plusieurs exercices et expériences menés en cours (twittérature, écriture hypertextuelle, écriture collaborative), et des analyses réflexives des étudiants sur les pratiques d’écriture créatives en ligne, ainsi que sur celles des youtubeurs/euses, nous montrerons dans cet article quelques enjeux de l’écriture nativement numérique. Nous verrons en particulier qu’il est important de considérer ces productions non comme la conversion de pratiques d’écritures non-numériques sur des supports en ligne ou dans des interfaces particulières, mais comme des pratiques résolument spécifiques, qui engagent pour les étudiants des formes de médiatisation, de sémiotisation et d’interactivité, propres, et très largement définitoires de leurs caractéristiques. Après une première partie qui détaillera les enseignements d’une série d’expériences menées autour de l’écriture sur Twitter (Longhi 2015 ; 2017), nous étayerons les hypothèses et conclusions obtenues à propos de l’écriture et des enjeux créatifs sur YouTube. Ainsi, nous nous baserons à la fois sur des travaux et exercices menés depuis 2014, sur lesquels nous avons un certain recul, et sur des pistes prometteuses ouvertes dans la perspective de potentiels développements sur YouTube à partir des enseignements de Twitter, et d’enquêtes menées auprès d’étudiants.

Retour sur des exemples de pratiques d’écriture numérique en cours

2 Les expériences pédagogiques décrites dans cet article sont issues de cours d’écriture pour les médias numériques, menés aux semestres 2 et 3 du « DUT Métiers du multimédia et de l’internet », à l’IUT de l’université de Cergy-Pontoise.

3 Le programme pédagogique national (PPN) décrit notamment ces modules ainsi :

4

M2105 « Écriture pour les médias numériques », pour le semestre 2 dont les objectifs sont :
- La conception d’une ligne éditoriale de publications, de contenus de messages, de supports de communication…
- La rédaction d’une charte éditoriale notamment dans le cas d’écriture collaborative.
- L’administration du contenu d’un site web.
Avec en particulier, comme compétence visée de « structurer l’information (arborescence, contenus, rubriques, liens…) ».
M3105 « Écriture pour les médias numériques », pour le semestre 3. Les compétences visées sont notamment :
- De faire preuve d’invention et de créativité dans l’utilisation des outils.
- D’utiliser les réseaux stratégiques d’information.

5 Afin d’illustrer brièvement la nécessité de travailler sur des productions nativement numériques en ligne, nous allons résumer deux travaux qui ont fait l’objet de publications antérieures.

La twittérature

6 Pour l’exercice de twittérature, réalisé en 2013 (Longhi 2015), nous avions planifié quatre séances de cours durant lesquelles les étudiants devaient progresser vers la mise en place et la réalisation de leur histoire, mais aussi vers le regard réflexif qu’ils portaient sur leur exercice. La consigne générale de départ était de créer une histoire fictionnelle en utilisant Twitter, et donc en intégrant les contraintes de taille, de temps, d’interaction, etc., pour qu’elle soit non seulement lisible mais aussi intéressante du point de vue narratif. Une contrainte forte concernait la planification de l’écriture : en effet, chaque tweet contient la date et l’heure de sa production. Il était donc utile que la temporalité du récit intègre la temporalité de l’écriture, pour ne pas brouiller la lecture et, au contraire, intégrer la spécificité du support d’écriture. Une seconde consigne sensibilisait les étudiants aux critères technologiques de l’écriture sur Twitter : un tweet intègre en effet une pluralité d’éléments signifiants, comme le # qui sert à étiqueter un mot, soit comme pratique de « tagging » et redocumentation, soit comme « pratique affiliative », soit pour manifester une émotion (#colère, #joie, #scandalisée) et modalisation (#sarcasm(e) #ironie ou #humour), ou encore avec une fonction ludique, idéologique ou polémique (Paveau 2013). M.-A. Paveau utilise à ce propos le terme de « technolangage », afin de parler de la « grammaire » des tweets (recours aux @, #, etc.). Les tweets devaient aussi intégrer des pseudos (précédé de @) soit pour dialoguer, soit pour mentionner. Enfin, la troisième consigne concernait le caractère plurisémiotique de l’écriture : un tweet peut contenir une photo, une image, une vidéo, l’URL (raccourcie) d’un article ou d’une page web. Tous ces éléments apparaissent alors diversement dans le tweet, sont cliquables et constituent l’essence de la pratique des échanges sur Twitter. Nous renvoyons ici à J. Longhi (2015) pour les exemples et le détail de l’analyse. Ce qui nous intéresse ici, c’est que cet exercice mené en cours s’est révélé particulièrement instructif sur le sujet de la twittérature. Cette dernière, si elle part d’une pratique de twittécriture effective et concrète, peut être définie comme une pratique d’écriture créative et intégrative de plusieurs modes de signification. L’examen des productions montre une gestion hétérogène des consignes en lien avec les intentions narratives et les partis-pris, mais globalement un réel investissement du support et un usage optimisé des ressources sémiotiques. Ceci incite à considérer, sur le plan théorique, l’implication du sujet dans la textualisation d’une histoire : des marqueurs discursifs et technodiscursifs contribuent au sens final et des ressources sémiologiques riches, ainsi qu’une intégration au réseau profitent à l’intérêt narratif et à la créativité, loin des pratiques qui s’abstraient du réseau comme préconisé par l’Institut de twittérature comparée [1]. La twittérature, telle que nous l’avions conçue et mise en pratique en cours, n’est pas une simple contrainte formelle qui n’utiliserait Twitter que comme prétexte, mais une inscription des étudiants dans une posture d’auteur d’une twittérature (ou d’un Twittoryboard, voir ci-après) qui se conçoit en lien avec l’ensemble des dimensions signifiantes possibles avec l’interface, l’hypertextualisation de certains signes et la diversité des ressources sémiotiques offertes.

Twittoryboard

7 La spécificité du twittoryboard (exercice inventé pour les besoins du cours, en 2015, cf. Longhi 2017) concerne son statut hybride entre le scénario et le storyboard. Si le scénario a pour but de décrire les scènes, de produire un découpage de l’histoire et d’inclure les dialogues avec les didascalies, le storyboard a pour fonction de produire le découpage plan par plan, en introduisant les considérations techniques (plans, mouvements de caméras, durées, etc.) en même temps que des illustrations visuelles (dessins dans les vignettes des plans fixes ou en mouvement). Pour mener un exercice novateur proposant un support hybride, nous avions orienté les consignes autour de quatre dimensions. Dans la mesure où la formation MMI n’est pas spécifiquement orientée sur les problématiques d’écriture et de création, certaines de ces indications peuvent apparaitre comme relativement contraignantes. Elles s’inscrivent néanmoins dans une démarche qui vise à faciliter la « mise en récit » (avec le schéma narratif) et à baliser quantitativement l’exercice. Les consignes étaient les suivantes :

8 1. Le travail du schéma narratif : il devait être effectué en quinze tweets. Les étudiants devaient donc choisir avec pertinence les aspects narratifs à saisir dans les tweets.

9 2. La mise en images du scénario : l’objectif des tweets produits était aussi d’illustrer visuellement les actions ou dialogues.

10 3. Le travail sur la relation texte/image : il était important que les étudiants soient sensibles à l’interaction entre le texte du tweet et l’image qu’il contient.

11 4. Le recours au technolangage : comme évoqué dans la définition, les étudiants devaient utiliser la « grammaire » des tweets pour enrichir les messages, et plus particulièrement, dans le cadre fictionnel : @ pour les personnages, les adresses, les mentions ; # pour les émotions, la mise en valeur, les modalisations, etc.).

12 Pour agréger les différents tweets produits, les étudiants avaient la possibilité de compiler et de mettre en forme leur production sur Storify (https://storify.com) :

13

Agréger et diffuser des contenus issus des réseaux sociaux n’est pas le seul intérêt de Storify. En effet, cet outil permet également de construire du storytelling, c’est-à-dire de raconter des histoires. Les éléments ne sont pas simplement agrégés les uns à la suite des autres par ordre chronologique ou selon un classement thématique. L’utilisateur peut décider de l’ordre dans lequel il souhaite insérer ses différents éléments et ainsi construire un discours cohérent. De plus, des annotations ou du texte peuvent être ajoutés entre les différents éléments pour renforcer l’argumentation de l’histoire ainsi construite. (Puchou-Planté 2013)

14 Nous renvoyons à l’article spécifique à cette expérience pédagogique pour plus de détails (Longhi 2017), mais nous reprenons ici certains éléments de conclusion : cet exercice avait permis de tisser un continuum entre l’écriture et les autres ressources sémiotiques offertes sur Twitter (avatars, photos, images, montages, technolangage, etc.), faisant le lien avec la création audiovisuelle. Ce recours aux dimensions technologiques s’accompagnait même parfois d’une certaine créativité, comme lorsque les étudiants photographiaient un message écrit à partir d’une boite de messagerie électronique pour l’ancrer dans une scripturalité nativement interactive. Beaucoup d’étudiants avaient créé une réelle interaction entre le texte et l’image, et avaient mis en place une prise en charge de la richesse sémiotique en combinant, dans de mêmes messages, des aspects visuels, langagiers, technolangagiers, scénaristiques, ludiques, etc.

15 Ces deux premiers points abordés dans des études antérieures ont permis de conclure que les écritures créatives gagnent à intégrer les contraintes spécifiques des supports sur lesquels elles sont produites : il s’agit alors, pour l’enseignant, de valoriser les exercices menés dans les interfaces mêmes, initialement et nativement, car il apparait que les étudiants sont notamment sensibles à la dimension publique de leur écriture. Ils sont confrontés à une scripturalité concrètement ancrée dans l’environnement dans lequel les publications seront visibles. Les contraintes de taille, de temps, d’intégration de médias, sont dès le début prises en compte dans la réflexion. Il ne s’agit donc pas de convertir des écrits produits ailleurs, mais de produire en adéquation directe avec l’interface [2]. Par ailleurs, la dimension sociale et publique de l’exercice renforce l’exigence des groupes : comme certains l’ont montré, le potentiel interactif, même s’il ne se réalise pas forcément, est présent à l’esprit et conduit à une volonté de production de qualité, non seulement pour l’exercice, mais pour le « public » potentiel qui serait touché. Ce sont ces conclusions que nous avons décidé d’approfondir, à propos d’un autre médium, YouTube.

L’écriture audiovisuelle sur YouTube : la perception des étudiants

16 Lors des différents cours assurés durant les trois semestres, nous avons pu constater, par les échanges avec les étudiants, l’importance accordée à YouTube. Comme indiqué sur la page Wikipédia : « YouTube est un site web d’hébergement de vidéos sur lequel les utilisateurs peuvent envoyer, évaluer, regarder, commenter et partager des vidéos ». Au semestre 2 de l’année 2017 (janvier/juin), en lien avec l’élection présidentielle française, et à l’issue d’un travail autour de l’écriture hypertextuelle (rédaction d’articles sur un blog lié à l’élection), nous avons adressé un court questionnaire aux étudiants, en lien avec un projet de futur cours sur YouTube et les youtubeurs/euses (car la plupart des groupes avaient eu recours à l’intégration de contenus provenant de YouTube, soit pour présenter des contenus issus de candidats ou de leurs proches, soit des analyses ou des détournements).

17 Les questions étaient les suivantes :

18 1. Comment décririez-vous votre « consommation » médiatique sur YouTube (temps passé, type de contenus, partage, communauté) ?

19 2. Quels sont les aspects qui vous intéressent dans les vidéos sur YouTube ?

20 3. Quels sont les aspects qui vous intéressent chez les youtubeurs/youtubeuses ?

21 4. Comment jugez-vous la prestation des politiques sur YouTube ?

22 5. En particulier, qu’avez-vous pensé des prestations de J.-L. Mélenchon sur YouTube ?

23 Nous avons récolté vingt-et-une réponses. Sans que cela permette de généraliser ni de tirer des conclusions importantes, il s’agit d’une base intéressante pour amorcer la réflexion. C’est de cela que nous rendrons compte dans le point suivant.

YouTube : intérêt évoqué par les étudiants pour le médium

24 La première dimension qui ressort, dans les réponses apportées à la question « Quels sont les aspects qui vous intéressent dans les vidéos sur YouTube ? », est l’intérêt accordé au médium en tant que tel. Par exemple dans cette réponse :

25

Le fait que les vidéos soient publiques et exposées à une critique (pouce bleu ou rouge), cela permet en quelque sorte de trier les contenus de qualité. Les contenus de qualité sont faîtes du mieux possible de la part du créateur, et c’est cet investissement qui rend les vidéos YouTube très compréhensibles, divertissantes à regarder et à la fois très instructives (pour la vulgarisation par exemple). Sur YouTube, on retrouve facilement du contenu qui est bien plus compréhensible qu’un cours en classe. [3]

26 On constate que c’est l’organisation du contenu, la qualité facilement accessible du fait des recommandations et des évaluations, et l’adaptation des contenus à leur public, qui sont jugés positivement. D’autres réponses pointent également favorablement des aspects inhérents au médium :

27 La liberté de ton :

28

La spontanéité est relativement présente bien que bien moindre que sur un site de stream en direct (bien que YouTube ait récemment créé un direct). C’est un média où les personnes peuvent dire ce qu’elles pensent la plupart du temps.

29 La dimension sociale de partage :

30

une vidéo YouTube n’a rien de spécial, c’est la même chose qu’une vidéo normale. Sauf que la vidéo est sur un site très utilisé avec de nombreux vus.

31 La variété des contenus et le côté suggestif des vidéos en fonction des contenus déjà visionnés :

32

Les vidéos YouTube sont vraiment très diverses, on peut trouver des tutos, de la musique, des films… C’est vraiment très pratique mais aussi addictif (maintenant avec la fonction de lecture en continu qui enchaine les videos).

33 Et une sorte d’intelligence relationnelle qui offre des contenus non identifiés préalablement :

34

Elles sont gardées en mémoire et on trouve tout ce que l’on cherche et même des vidéos qu’on ne cherchait pas forcément qui peuvent nous intéresser aussi.

35 YouTube offre donc aux vidéastes la possibilité d’un espace social, attractif, organisant le contenu d’une manière jugée pertinente et efficace, et privilégiant la qualité, elle aussi évaluée de manière sociale (pouces, référencement). Ceci est cohérent avec les arguments apportés par les étudiants lorsqu’on les interroge sur les youtubeurs/youtubeuses.

YouTube : intérêt pour le ton, le jeu et l’écriture

36 En effet, à la question « Quels sont les aspects qui vous intéressent chez les youtubeurs/youtubeuses ? », les réponses sont relativement argumentées, et indiquent que ce n’est pas seulement le côté « viral » qui intéresse les étudiants et les pousse à regarder. Des réponses concernant la personnalité et l’originalité éditoriale des chaines indiquent cela, comme dans :

37

Leur personnalité, charisme, humour. Les jeux auxquels ils jouent, les sujets qu’ils décident de traiter, ou les tutoriels qu’ils proposent, ainsi que la nouveauté de leur contenu présenté.

38 Ou

39

Les innovations d’un YouTubeur et son évolution sont les aspects les plus importants chez un YouTubeur ; comment un youtubeur réinvente son contenu ou trouve une manière différente d’en parler.
Qu’une chaine traite de sujets généraux, de jeux, ou de contenus thématiques spécifiques, c’est la dimension innovante et la tonalité qui sont mises en valeur.

40 Plusieurs réponses courtes vont dans ce sens avec, par exemple, « Leur humour, leur manière de penser », « Les (bons) youtubers/youtubeuses se donnent à fond, et font des vidéos avec passion », ou encore « Manière de parler, de s’exprimer, doit être constructif et utile ». Et c’est aussi très largement la qualité des vidéos qui est mise en avant :

41 La qualité audiovisuelle comme dans :

42

Je ne sais pas, mais j’aime bien Cyprien pour son attitude détendue et le décor installé derrière lui. Ses courts-métrages font professionnels et la qualité de la vidéo est top !

43 La qualité des intervenant-e-s sur les sujets choisis :

44

Leurs connaissances sur un sujet précis

45 Ou

46

Leur expertise quand ils en ont et leur humour quand ils en ont.

47 Ces réponses sont éclairantes car elles nous montrent que de nombreuses caractéristiques « sérieuses » sont mises en avant par les étudiants : loin des images de « buzz » ou du simple effet de mode, c’est avant tout la qualité du contenu, des intervenants, et du travail réalisé, qui est valorisée…. Une conclusion provisoire à ce stade est que YouTube n’est donc pas un simple canal de diffusion de contenus vidéo, mais un médium à part entière. En effet, les étudiants, qui sont de grands consommateurs de vidéos sur YouTube, considèrent que les productions audiovisuelles diffusées doivent bénéficier d’un certain nombre de caractéristiques spécifiques. La question sur l’usage de YouTube par les politiques confirme bien cela.

Bons ou mauvais exemples des politiques sur YouTube : enseignements à partir des commentaires des étudiants et des médias

48 Lors de la campagne présidentielle, certains candidats – ou proches de candidats – ont ouvert une chaine YouTube, afin de communiquer directement avec leurs électeurs. Parfois, la chaine se contentait de retransmettre les discours ou les prises de parole. Certaines créaient du contenu original pour s’adresser aux électeurs (comme Marine Le Pen, sous forme d’allocutions directes). D’autres personnalités ont lancé une chaine en tant que youtubeur, comme Florian Philippot ou Jean-Luc Mélenchon. Cependant, l’exercice n’a pas été jugé réussi, comme l’indiquent les réponses à la question « Comment jugez-vous la prestation des politiques sur YouTube ? ». On trouve par exemple « je regarde très rarement », ou « Médiocre », ou encore « Maladroite ». La seule exception perceptible est Jean-Luc Mélenchon, ce qui explique la question posée. Les étudiants le distinguent en effet un peu des autres, sans le considérer complètement comme un youtubeur :

49

Largement au-dessus du lot, cependant le contenu est très dense et peu accessible pour un indécis, seuls les internautes qui le soutiennent et suivent déjà Mélenchon peuvent s’y retrouver.

50 Ou

51

Mélenchon est sur la bonne voie pour créer un contenu accessible, synthétique et toujours informatif. C’est d’ailleurs le seul candidat profitant pleinement des nouvelles technologies durant la campagne électorale passée.

52 En effet, à partir d’une analyse d’une dizaine de vidéos de la chaine YouTube de J.-L. Mélenchon, on constate qu’elle propose, chaque semaine depuis le 8 octobre 2016, « La revue de la semaine », référencée par #RDLS8 par exemple, pour l’épisode 8. On note que J.-L. Mélenchon n’est pas dans une stratégie média traditionnelle, mais incarne, au fil des épisodes, le rôle d’un youtubeur. Il s’adresse aux internautes : « bonsoir mes amis », « alors voilà le n°x », « voici un n° de plus, le dernier n° a bien marché, la chaine youtube a atteint x abonnés/vues ». Il explique aussi souvent que c’est « du jamais vu », « la première chaine politique », il fait des comparaisons avec les médias traditionnels, commente les décors, les lumières et enjoint les internautes à « mettre des pouces bleus ». À partir de l’épisode 14, l’émission se dote d’un générique, lui donnant une esthétique propre. Certaines vidéos sont tournées dans le train, mises en scène (canapé avec un magazine, à un bureau avec des ouvrages, etc.).

53 Le succès de J.-L. Mélenchon, pointé par l’enquête, est intéressant à étudier pour notre propos sur l’écriture nativement numérique car, comme l’explique un article du 3 février 2017, intitulé « Voici le youtubeur de 27 ans derrière le succès fulgurant de la chaine de J.-L. Mélenchon» [4], ces vidéos sont conçues en lien avec A. Léaument. L’article le décrit ainsi :

54

C’est à force de regarder des vidéos de youtubeurs qu’il a repéré, compris et intégré les codes de la plateforme vidéo, que l’on retrouve aujourd’hui sur la chaine de Jean-Luc Mélenchon. « Il n’y a pas de secret, je regarde des vidéos YouTube, et Jean-Luc regarde des vidéos YouTube », affirme-t-il pour expliquer le succès des vidéos du candidat.

55 Effectivement, en regardant la chaine de J.-L. Mélenchon, on est frappé par le style YouTube :

Figure
figure im1

56    

57 Cette stratégie va bien plus loin que le simple mimétisme, elle relève du style, de la connaissance du genre et de la prise en compte de YouTube en tant que discours. L’article décrit très clairement cela, ainsi que l’instigateur de ces vidéos :

58

Car à la radio ou à la télé, il y a des règles chez les youtubeurs : les titres des vidéos en majuscules, des rendez-vous (« la revue de la semaine » ou les séances de questions-réponses dites « FAQ » chez Mélenchon), les remerciements aux abonnés, les invitations à commenter, à « mettre des pouces bleus » (symbole d’appréciation sous une vidéo). C’est en s’appropriant ces codes tout en restant dans le « style » Mélenchon – ne pas céder aux montages épileptiques dont raffolent certains youtubeurs – qu’Antoine Léaument estime faire la différence, dans ce juste milieu. « Je sais que dans certaines équipes de candidats à la présidentielle on considère que dire ‘pouces bleus’, ce serait un ‘abaissement’de la fonction présidentielle », assène-t-il. « C’est des gens qui n’ont rien compris et qui méprisent la trentaine de millions de personnes qui vont sur YouTube chaque mois. Tant pis pour eux. »

59 Cette citation rejoint à la fois les conclusions formulées au point précédent (sur l’importance de l’écriture en cohérence avec les interfaces et contraintes sociales et publiques), et confirme l’existence d’un « genre » YouTube (en tant que contrainte d’expression spécifique aux productions des youtubeurs/euses), et l’existence, dans ce « genre », de styles dont les caractéristiques peuvent diversement allier la compétence, l’humour, une forme de réalisation audiovisuelle, la sociabilité, la fréquence, l’interpellation, etc. Aussi, pour finir cet article, qui sera loin d’épuiser toutes les conclusions possibles, nous allons tenter de donner quelques caractéristiques de l’écriture sur YouTube.

L’écriture YouTube : tentative de caractérisation

60 La littérature sur le sujet est encore très restreinte, et les quelques contributions trouvées dans des revues scientifiques s’intéressent plus aux dimensions sociologiques ou économiques du phénomène. D. Frau-Meigs, dans « Les youtubeurs : les nouveaux influenceurs ! » (2017), s’y intéresse du point de vue des sciences de l’information et de la communication. Elle y décrit en particulier (à travers le cas des booktubeurs) la situation des youtubeur, qui « sont surtout caractéristiques des évolutions des usages et de l’économie numérique : interactifs, participatifs, collaboratifs, contributifs, influenceurs… », se demandant si nous ne serions pas devant « une nouvelle forme de démocratisation de la culture » (Ibid. : 126).

61 Sa description du phénomène est à la fois synthétique et complète :

62

(Phénomène) Il s’appuie sur la possibilité pour les membres du grand public de créer leurs propres chaines vidéo sur la plate-forme médiatique YouTube (qu’on pourrait traduire par « TuFaisTaTélé »). YouTube a été créée en 2005 (à la même période que Facebook et Twitter) puis rachetée par Google en 2006, ce qui a entrainé deux conséquences propres à l’augmentation numérique : la capacité de se brancher à la régie publicitaire AdSense et donc de monétiser ses contenus (clics par vues) ; la capacité d’endosser les caractéristiques des réseaux sociaux et donc de se bâtir une communauté (commentaires, recommandations, ranking…). YouTube a d’emblée ciblé les milléniaux (12 à 35 ans), nés depuis les années 1990, qui se sont développés avec Internet comme média de référence et le smartphone comme support de préférence (Ibid. : 127).

63 Par cette alliance de l’expérience, de la performance et de l’usage, YouTube participe « des deux logiques, car elle favorise le relationnel (accès « gratuit ») et relève pourtant de l’expérientiel (publicité et services) ». Pour illustrer ce principe, un article de B. Urbas intitulé « Mémoires d’une culture vidéoludique sur la plateforme YouTube. Expériences de vidéastes amateurs et patrimonialisation du jeu vidéo » (2016), s’intéresse aux vidéos « Let’s play », produites sur le thème des jeux-vidéos :

64

La majeure partie du commentaire repose sur cette description live du jeu (jouabilité et design), et en grande partie sur le niveau diégétique (personnages, récit). L’expérience directe du joueur est propice à l’expression spontanée, la parole étant déterminée par les feedbacks retournés au vidéaste par le jeu en cours d’enregistrement. Le commentaire in peut être alors relié à des réflexions, des positions (Ibid. : 100).

65 Si la scénarisation et le travail technique sont moindres dans ce type de vidéos, d’autres, pourtant sur le même thème, vont plus loin dans l’élaboration scénaristique et technique :

66

Les créations de Retro Phil associent images de jeux et prises de vues du vidéaste filmé. Ses vidéo-tests s’appuient sur la mise en scène et le montage à postériori des parties jouées, et s’inspirent d’un youtubeur américain AVGN (the Angry Video Game Nerd EndNoIndex), et de l’émission Level One (Game One). Le viewer peut partager la découverte d’un jeu par le vidéaste, basée sur le tirage au hasard du titre présenté. L’expérience du joueur-vidéaste fait l’objet d’un récit, alternant en champ-contrechamp les prises de vues réelles du « joueur jouant », et les captures du jeu. Ce récit s’appuie notamment sur une posture de joueur ordinaire : R. Phil ne se considère pas comme un « bon joueur » et tire parti de cette caractéristique en mettant en exergue ses échecs multiples, plaçant d’emblée le viewer en sympathie (Ibid. : 100).

67 Les conclusions de l’auteur sont plutôt des ouvertures, et rejoignent les conclusions que nous avions formulées à propos de Twitter : il propose d’approfondir « le rôle structurant de la plateforme YT », de faire une étude de réception pour « saisir les usages et appropriations par les spectateurs, la relation entre la mémoire des vidéastes et celle des abonnés, et la relation entre statut de membre du public et statut de vidéaste ».

Conclusion

68 En ce qui concerne nos propres conclusions, elles sont de deux ordres. Premièrement, la synthèse des exercices pédagogiques innovants menés précédemment sur Twitter et les réponses fournies par les étudiants sur ces pratiques ainsi que sur YouTube, confirment la nécessité de faire produire les étudiants directement sur les plateformes choisies. Ainsi, écrire pour Twitter s’accompagne d’une intégration, dès la planification et la rédaction des premiers messages, des spécificités du médium. Ces spécificités (avatars, habillage des comptes, usage du technolangage) sont en effet tout autant signifiantes que les 140 caractères rédigés. Ceci est confirmé par les réponses aux questions sur YouTube : il ne s’agit pas d’une interface qui héberge des vidéos quelconques, mais d’une plateforme qui définit des codes, des pratiques, des formats, mais aussi un genre (au sens textuel) et un style. C’est donc, deuxièmement, une conclusion partielle que nous formulons. Nous l’avons vu à propos de J.-L. Mélenchon, et avec le couple relationnel/expérientiel : une vidéo YouTube inclut pour le/la youtubeur/euse comme pour les spectateurs/trices un ensemble de normes et d’attentes que nous avons entrevues (qualité, humour, ton, interactivité, etc.). C’est donc grâce à une écriture nativement « YouTube » (employé comme adjectif qualifiant une pratique d’écriture et de réalisation) qu’il serait possible de faire produire à des étudiants des travaux conformes aux attentes de cette plateforme. Ceci sera mis en œuvre dans de prochaines expériences pédagogiques, afin de développer leurs compétences génériques et discursives, et leur capacité à tenir compte d’une pluralité de paramètres (linguistiques, mais aussi visuels, scénaristiques, interactifs) dans la création d’un support de communication ou d’un travail créatif.

Références bibliographiques

  • FRAU-MEIGS, D. (2017). Les Youtubeurs : les nouveaux influenceurs ! Nectart, 5, 126-136, <http://www.cairn.info/revue-nectart-2017-2-page-126.htm>.
  • LONGHI, J. (2015). Pratiquer la twittérature à travers la twittécriture : position théorique, mise en pratique et retours d’expérience. In A.-M. Petitjean & V. Houdart-Mérot (dir.), Numérique et écriture littéraire : mutations des pratiques (pp. 61-75). Paris : Hermann.
  • LONGHI, J. (2017 à paraitre). Le twittoryboard, un exercice innovant qui articule l’écriture audiovisuelle, l’écriture pour les médias numériques, et l’expression écrite. La Communication numérique : du code à l’information. Paris : L’Harmattan.
  • PAVEAU, M.-A. (2013). Technodiscursivités natives sur Twitter. Une écologie du discours numérique. Épistémé (Revue internationale de sciences humaines et sociales appliquées), 9, 139-176, < hal-00859064 >.
  • PUCHEU-PLANTÉ, C. (2013). Écrire avec le web : storify. CDDP de Versailles, Atelier Canopé de l’Essonne, <http://www.cddp91.ac-versailles.fr/spip.php?article858>.
  • SAEMMER, A. (2010). Lire la littérature numérique à l’université : deux situations pédagogiques. Études de linguistique appliquée, 160, 411-420.
  • URBAS, B. (2016). Mémoires d’une culture vidéoludique sur la plateforme YouTube. Expériences de vidéastes amateurs et patrimonialisation du jeu vidéo. Les Cahiers du numérique, 12, 93-114, <http://www.cairn.info/revue-les-cahiers-du-numerique-2016-3-page-93.htm>.

Mots-clés éditeurs : YouTube, écriture nativement numérique, écriture numérique, écriture créative, Twitter

Date de mise en ligne : 29/03/2018

https://doi.org/10.3917/lfa.200.0043

Notes

  • [1]
    Sur le site de l’Institut (http://www.twittexte.com/), il est par exemple indiqué : « Mais rien ne s’oppose à ce que Twitter devienne un véritable outil de production littéraire malgré la contrainte de 140 caractères qui l’enserre. En l’acceptant comme une nouvelle forme fixe, les twittérateurs déploient de nouvelles stratégies rhétoriques. Twitter cesse alors d’être un médium de réseautage social pour devenir un canal de diffusion de nano textes qui privilégient l’exploration formelle en interpellant aussi bien l’imaginaire que la réflexion, le jeu formel, la contrainte stylistique, le sursaut poétique ou l’émergence d’un mini récit... Ce détournement de Twitter et son usurpation par les passionnés du discours bref définit la twittérature. La twittérature produit des textes exempts des signes cabalistiques pourtant familiers des utilisateurs de Twitter ; les @, les #, les http, sont rarement utilisés par les twittérateurs. Tout l’espace est occupé par un texte littéraire de petit format, par ses métaphores, ses allitérations, ses jeux de mots... ».
  • [2]
    Nous renvoyons ici également aux travaux d’A. Saemmer qui a beaucoup étudié l’impact des interfaces sur les textes. Elle indique ainsi que « la littérature numérique revêt parfois un caractère résistant, voire politique : l’interface renvoie le lecteur à ses réflexes, le confronte aux conventions du monde numérique afin qu’il les questionne » (2010 : 414) .
  • [3]
    L’orthographe originale des écrits d’étudiants est conservée.
  • [4]
      M. Turcan, « Voici le youtubeur de 27 ans derrière le succès fulgurant de la chaine de J.-L. Mélenchon », Business Insider, 3 février 2017 ;  <http://www.businessinsider.fr/voici-le-youtubeur-de-27-ans-derriere-le-succes-fulgurant-de-la-chaine-de-jean-luc-melenchon/>.

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