1 Après un premier volume sur l’écriture numérique (n° 196, mars 2017) interrogeant les liens entre les usages sociaux de l’écriture en ligne et les pratiques de formation de l’école à l’université, Le français aujourd’hui aborde ici le sujet en interrogeant la conversion par le numérique de la culture scolaire, en matière d’écriture et d’écriture littéraire en particulier. Il s’agit de voir quelle peut être l’incidence de l’insertion du numérique de l’école à l’université sur les démarches et dispositifs d’écriture, les formats et les genres pratiqués.
2 L’éclairage reste celui de la pratique de l’écriture : nous prenons appui sur le fait que la littéracie numérique se particularise par la production de données plus encore que par celle de leur réception (Monod 2013 ; Lacelle et Lebrun 2016) ; nous considérons également, avec S. Bouchardon (2014), que le numérique démultiplie les possibles de la création littéraire, notamment par son « potentiel d’expressivité ». L’écriture littéraire gagnerait, ainsi, à se frotter au numérique (Saemmer 2015). Pour en repérer les éventuelles incidences sur les activités langagières et rédactionnelles des élèves et étudiants, nous partons cette fois non du « déjà-là » des usages extrascolaires (Penloup 2007) et des pratiques « non formelles » (Cordier 2015), mais d’un « habitus » des activités scolaires et des gestes professionnels (Bucheton 2009) du professeur enseignant de français ou du formateur dans le supérieur. S’appuyer en effet sur le vécu des enseignants permet d’interroger sous un autre angle les modalités par lesquelles les enseignants s’approprient, s’écartent ou transforment les pratiques sociales du numérique, de mieux en mieux décrites, par des usages propres à leur cadre professionnel (Brunel et Quet 2016). Se trouve ainsi interrogée la possibilité de genres scolaires numériques naissants, recomposant ou non les genres traditionnels (Labbe et Marcoccia 2005), identifiables ou non à des genres propres à l’école (Denizot 2013).
3 Ce numéro envisage donc la manière dont le choix de travailler dans la classe, au développement d’une littéracie numérique générative ou encore à l’apprentissage d’activités numériques d’écriture littéraire, conduit à des modifications des démarches habituelles d’enseignement-apprentissage de la production d’écrits. Depuis le simple transfert des activités du papier au numérique jusqu’à la nécessité d’une requalification (Boullier 2015) des objets, des dispositifs et des démarches, c’est la stabilité des conceptions didactiques qui est ainsi interrogée en convoquant la notion de conversion numérique décrite par M. Doueihi (2008, 2011). Et parce qu’une « conversion exige un examen rétrospectif du passé (donc la réinterprétation et la réinsertion des anciens cadres et contenus dans les nouveaux), ainsi que de nouvelles explications des actes et des évènements » (2008 : 23), c’est donc à la manière dont la culture numérique, au sens le plus ambitieux de « processus civilisateur » (Ibid. : 139), revisite la culture scolaire de l’écriture aboutie que nous allons nous attacher, en tentant de mesurer un état présent des représentations du littéraire rapportées dans les pratiques scolaires et universitaires.
L’exploitation scolaire de nouveaux formats
4 Nous choisissons de partir d’une variété d’« écrits d’écran » (Souchier 1996 ; Jeanneret et Souchier 2005) pour interroger ce que signifie « écriture numérique » dans un cadre scolaire ou universitaire. Dans ce premier axe, Jean-Michel le Baut, Magali Brunel et Julien Longhi nous rapportent des expérimentations menées en lycée, en collège et en institut universitaire de technologie (IUT), qui engagent une réflexion sur les déplacements engendrés dans les pratiques de classe par l’insertion de formats numériques. Le parcours invite le lecteur à identifier, tout d’abord, comment un professeur peut exploiter un réseau social aussi fréquenté par ses élèves qu’Instagram, sans quitter de vue ses objectifs scolaires d’approfondissement de la lecture. Le format numérique n’y est pas seulement considéré comme censément familier aux Digital natives et en cela susceptible d’aplanir le fossé entre l’école et la maison, mais il est aussi envisagé comme apte à démultiplier les stratégies par lesquelles engager les élèves à mieux lire et écrire. La pratique du récit s’élargit à des formes multimédias qui adjoignent, aux vertus subtilement immersives et réflexives de la réécriture, les atouts d’une relation texte-image aisément manipulée par les élèves. Peut-on aller jusqu’à inscrire, dans les pratiques scolaires, des genres narratifs nés sur le web et sans aucun doute symptomatiques de la manière dont le numérique refaçonne « la fonction d’auteur », comme l’analyse Milad Doueihi ? Le deuxième article engage la réflexion à l’échelle des fanfictions. Il s’agit, cette fois, de s’emparer d’un genre codifié qui prend déjà sa place dans l’histoire culturelle des formes populaires de récits, et d’éprouver l’élasticité d’une transposition didactique. L’activité du sujet-lecteur, bien investie en didactique de la littérature (Rouxel et Langlade 2005 ; Le Goff et Fourtanier 2017), se trouve enrichie par une activité de scripteur numérique qui interroge d’une manière tout à fait particulière l’écriture-publication sous le regard de la communauté. La transposition en classe profite en particulier de la dichotomie écriture d’invention/écriture de commentaire sur le même écran, évoquant des usages non scolaires. Mais s’agit-il finalement de gestes professoraux de détournement des genres et formats nativement numériques ? C’est la question que nous invite à sonder l’analyse de Julien Longhi, articulant plusieurs récits d’expériences avec ses étudiants autour du caractère vain et même inopportun d’une conversion des formats et des pratiques à des fins éducatives. Les pistes didactiques y accentuent au contraire les particularités sémiotiques des formats (Paveau 2015) et montrent, en particulier dans le storytelling politique, l’efficacité d’un « style Twitter » ou d’un « style YouTube » identifiable par les lettrés du numérique. Ainsi le parcours auquel nous convions le lecteur dans ce premier axe sollicite-t-il de ne pas se limiter à des distinctions de types d’écrits, mais de les placer au regard d’objectifs d’apprentissage stimulant des postures de lecteur et d’auteur de manières différentes, à des âges et des niveaux de formation également différents. Se dessine ainsi une progressivité possible dans une didactique de l’écriture numérique, vigilante à ne pas esquiver la maturité critique nécessaire à l’autonomie de l’internaute, ni la déstabilisation possible de repères professoraux forgés sur la culture de l’imprimé.
L’importance du collaboratif révélée par les pratiques
5 L’étude des pratiques nous permet, dans cette deuxième partie, d’appréhender ce que le numérique met en exergue dans les situations d’apprentissage selon les enseignants. Les articles de Claire Augé, de Sanaa Bassitoun et Valéry Rion, de Fella Benabed et Latifa Kadi-Ksouri, s’attachent en particulier à décrire, dans leurs pratiques scolaires du numérique, la part réservée à une coopération entre les apprenants. Si ces expériences ne sont pas les mêmes et ne visent pas les mêmes objectifs (la compréhension d’un chapitre de roman, la composition d’un commentaire littéraire, la rédaction d’un conte associant texte, son et images), elles invitent toutes à considérer le numérique comme un levier pour motiver et exploiter les interactions entre élèves. Claire Augé expose un modèle pyramidal initiant en trois étapes la structuration progressive d’un texte collectif pour la classe, à partir de huit groupes d’élèves qui en débattent lors de phases intermédiaires. La comparaison des versions permet de décrire précisément des négociations interprétatives, des stratégies différentes d’incorporation du texte source, et finalement un affinement des formulations – et non l’affadissement par le collectif auquel on aurait pu s’attendre. L’écriture collaborative, prise au sens premier désormais fixé par la culture numérique (Bouchardon 2014 ; Petitjean et Houdart-Mérot, 2015), se dote avec l’article suivant d’une dimension de distance géographique et culturelle, revisitant la culture de la correspondance scolaire par l’emploi d’un support partagé (un même document Google Drive), à la fois par un groupe d’élèves arabophones marocains et un groupe d’élèves germanophones suisses. À l’émulation bien connue des pédagogies actives, s’ajoute une motivation liée au potentiel technologique qui facilite l’interaction verbale entre des correspondants éloignés et leur permet de tester dans l’immédiateté la communicabilité de leurs propositions écrites. La troisième expérience rapportée concerne des étudiants de deuxième année de master en contexte universitaire algérien. Là encore, le partage et les interactions entre pairs sont considérés comme des éléments d’enrichissement scriptural. Par-delà les compétences évaluées dans les productions et les entretiens d’explicitation consécutifs au travail mené, se trouve également décrite la manière dont le numérique modifie les modalités de mise en œuvre de la séquence. Une évolution importante de l’enseignement apparait en creux : le format hybride de l’atelier invite à identifier pour les séances en présentiel une fonction de lancement, de relance ou de contrôle de l’activité. De même, la description de l’usage des ressources en ligne, pour stimuler la mémoire mais aussi la créativité effective de la narration, permet de considérer combien les gestes professionnels de l’enseignant et les modalités d’apprentissage, de manière concomitante, se trouvent modifiés par l’insertion du numérique dans des classes de tous niveaux. Finalement ces récits d’expériences, permettant des analyses critiques outillées différemment, dessinent une analogie originale entre la communauté scolaire contemporaine et la communauté des internautes, cherchant, négociant, produisant de conserve, et générant par là des compétences hautement valorisées par le système éducatif actuel (Bucheton 2009). Sans doute pouvons-nous dépasser le simple trope pour reconnaitre là un trait distinctif du numérique qui signe son adaptabilité au contexte scolaire, voire une place « nativement » adaptée.
Pour une éducation numérique bien pensée
6 Ces deux premiers axes, nous l’avons annoncé, doivent conduire à repérer comment se modèle actuellement une culture numérique de l’écriture, s’il est juste de parler de conversion de la manière scolaire de considérer l’écriture littéraire et même s’il peut être pertinent d’envisager le numérique comme le révélateur des conceptions du littéraire contemporain. Cette dernière section s’efforce donc de saisir les enjeux éthiques, esthétiques, voire créatifs qui fondent les pratiques de l’écriture numérique en contexte d’enseignement et les déplacements éventuels que ces pratiques opèrent sur les représentations de l’écriture. Pour l’examiner, nous partons de l’analyse, par Daniel Delbrassine, d’un corpus de productions sur traitement de texte dans un lycée technique et professionnel de Liège. Il place son examen au risque critique de plusieurs questions sensibles, dont celle des justifications que peut se donner l’école contemporaine pour « perpétuer une forme de rédaction aujourd’hui dépassée dans les faits ». La question du transfert des compétences, inhérente à la perspective d’une « conversion », oriente l’analyse, ainsi que celle du sens que peuvent revêtir pour les élèves des activités vécues comme des ruptures avec les pratiques habituelles en classe. C’est finalement la description d’un nouveau rapport à l’écriture qui se profile et, en corrélation, un rapport professionnel nouveau aux copies et aux prescriptions institutionnelles. Cette première pierre permet de problématiser l’appréhension du numérique par les enseignants de français comme un système complexe, alors même qu’il ne s’agit que d’utilisation du traitement de texte. L’article suivant, de Serge Bouchardon et Isabelle Cailleau, élargit la perspective, en s’appuyant sur le bilan de la recherche PRECIP (PRatiques d’ECriture Interactives en Picardie). À la lumière du concept de « milieu », qui n’est pas nouveau mais s’avère prisé par la recherche contemporaine, c’est la perspective d’une « conception instrumentale de la technique » qui est rejetée, au profit d’une approche globale beaucoup plus exigeante et convaincante pour penser un enseignement de la littéracie numérique. Les enjeux éducatifs et le rôle déterminant de l’école pour former les élèves à devenir des acteurs numériques conscients et créatifs y apparaissent essentiels. Enfin, dans l’article d’AMarie Petitjean, les écrivains Virginie Gautier et François Bon se penchent à leur tour sur la caractérisation de l’environnement numérique qu’ils explorent avec leurs étudiants en création littéraire. En croisant les témoignages de ces deux « professeurs de pratique littéraire », qui mènent la réflexion à partir de leur propre dynamique de créateurs et leurs propres expériences de « lettrés du numérique », se déploie le paysage d’un littéraire profondément reconfiguré par les pratiques contemporaines, et cependant inscrit dans une filiation dont les points névralgiques seront reconnus par les professeurs de lettres.
7 L’idée d’une exploitation du potentiel génératif de cet environnement numérique avec des élèves ou des étudiants demande à reconnaitre le rôle tout à fait déterminant d’une éducation à la participation qui, soulignons-le, trouve un cadre idoine dans l’organisation en groupe classe. Ajoutons que la créativité mérite d’y être encouragée comme une compétence stratégique. Non seulement la culture numérique se satisfait des voix discordantes et dissidentes, « hérétiques » dirait M. Doueihi (2011 : 158), mais la capacité à détourner la contrainte et la logique induite apparait comme essentielle pour ne pas former des internautes passifs, emprisonnés par les logiques économiques des grandes industries du numérique. Si « je suis ce que je publie », comme nous le dit le premier article de ce numéro, l’ensemble des contributions nous invite à penser le rôle déterminant de l’école et de l’université pour développer la liberté d’expression et la conscience critique de cette « identité numérique » en acte.
Références bibliographiques
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