Couverture de LFA_193

Article de revue

La littérature pour la jeunesse et le genre : un corpus face à ses contradictions ?

Pages 45 à 62

Notes

  • [1]
    Le lecteur pourra aussi se référer à des monographies comme celles de N. Chabrol Gagne (2011), de H. Montardre (1999) ou d'I. Smadja (2004), à des ouvrages collectifs comme celui de C. Connan-Pintado et G. Béhotéguy (2014) et à des dossiers thématiques comme « Face au sexisme » de la revue NVL ! (2013).
  • [2]
    Master intitulé « Littérature de jeunesse : formations aux métiers du livre et de la lecture pour jeunes publics », ÉSPÉ de l'académie de Versailles & université de Cergy-Pontoise.
  • [3]
    Site de la maison d'édition Talents Hauts <http://www.talentshauts.fr/>, consulté le 20 janvier 2016.
  • [4]
    « Qu'entendons-nous par sexe et genre ? », définition de l'OMS, sur le site <http://www.who.int/gender/whatisgender/fr/>, consulté le 30 mars 2016.
  • [5]
    OCDE, Pourcentage d'élèves lisant par plaisir, selon le sexe et le milieu socio-économique, Panorama du PISA, 2009, Paris, Éditions OCDE, 2014, <http://dx.doi.org/10.1787/9789264200579-33-fr>, consulté le 30 mars 2016.
  • [6]
    Dans Joli-cœur, « Jojo, écoute-moi bien dit sa mère. Tu as le droit de pratiquer le sport qui te plait mais tu as aussi le droit d'être sensible, d'aimer les fleurs. […] Ce n'est pas réservé aux filles… » (Witek 2014). 
  • [7]
    Le père dans La Compète : « Si tu perds, ce n'est pas grave, mais ce serait bien si tu gagnais. Je ne fais pas deux heures de voiture pour voir un mollasson faire des gentillesses sur le tatami » (Charlat et Portal 2014). 
  • [8]
    La maitresse explique à Ulysse que « les coffrets pour apprendre à dessiner les chevaux » sont pour les filles et « les pistolets laser » pour les garçons (Aymon et Modeste [2011] 2013).
  • [9]
    On peut citer la Convention concernant la lutte contre la discrimination dans le domaine de l'éducation, signée en octobre 1960 ou les quatre circulaires concernant l'admission des filles dans les sections industrielles publiées entre 1966 et 1969.
  • [10]
    Cette recherche a abouti à l'article de C. Brugeilles, S. Cromer et I. Cromer (2002).
  • [11]

1 Si de nombreuses études ont déjà analysé avec finesse l'expression des stéréotypes sexistes dans les manuels scolaires, l'étude de ces représentations dans les nouveaux corpus, et plus particulièrement dans la littérature pour la jeunesse, reste encore largement à faire. Certes des études portant sur ces textes dans leur globalité existent et pointent la permanence des stéréotypes comme celle des diverses expressions de la domination masculine. Le lecteur pourra se reporter à ces nombreuses ressources dont certaines sont disponibles en ligne comme les études fondatrices de C. Brugeilles, C. Cromer et I. Cromer (2002), d'A. Dafflon Novelle (2003) ou de N. Schmidt (2013, pour sa réédition) [1].

2 Cependant, si les études de qualité portant sur l'ensemble de l'offre ne manquent pas, il est plus rare de trouver des études portant plus spécifiquement sur la littérature de jeunesse « légitime », « institutionnalisée », celle des programmes officiels, des prix littéraires ; ce que certains critiques appellent encore les « bons livres ». Sans doute faut-il voir là la concordance de plusieurs biais ou difficultés. Difficulté tout d'abord d'évaluer l'expression des discriminations dans des textes littéraires, complexes, fortement connotés et dont la compréhension passe par un partage de références communes implicites. Plus largement la question de la définition objective du degré de sexisme d'une œuvre a déjà été abordée dans un précédent numéro du Français aujourd'hui traitant de cette question (Bruno et Smadja 2008). Difficulté aussi, plus critiquable, de penser l'expression même de discriminations ou de stéréotypes dans des œuvres que leur qualité littéraire et/ou leur progressisme revendiqué sembleraient préserver de toute expression sexiste.

3 Cet article n'a pas pour but de faire le tour de la question du poids du sexisme dans les textes pour la jeunesse intégrés au système scolaire. Il cherchera à dégager quelques pistes susceptibles d'aiguiser l'esprit critique du lecteur de notre revue. Trois auteures, engagées dans des recherches universitaires sur la littérature de jeunesse ont été sollicitées, afin d'explorer trois entrées dans la question.

4 Tout d'abord Marie Manuelian de l'université de Bourgogne, militante du livre depuis le début des années 1980 et créatrice du Salon des bébés lecteurs, replacera la littérature de jeunesse non sexiste dans l'évolution générale des ouvrages publiés pour la jeunesse. Nous pourrons ici mesurer le décalage entre la prise en compte progressive des droits des femmes et l'évolution, plus contrastée, de l'offre éditoriale.

5 P. Macherey (1966) a, depuis longtemps, rappelé la nécessité de s'intéresser aux ruptures de sens des textes littéraires qui, par leurs contradictions mêmes, étaient les révélateurs des contradictions de nos sociétés. C'est pourquoi Nathalie Magnan-Rahimi, enseignante dans le premier degré engagée dans un master spécialisé sur la littérature de jeunesse [2], tout en travaillant pour différentes maisons d'édition, pointera quelques contradictions internes aux textes antisexistes, contradictions révélatrices de la difficulté d'éviter toute forme de stéréotypes et de préjugés dans les œuvres pour la jeunesse, qu'elles se déclarent ou non engagées sur ces questions.

6 Pour prolonger et conclure, Lydie Laroque, maitre de conférences en Sciences de l'éducation à l'ÉSPÉ d'Amiens s'intéressera, elle, à l'expression du genre dans les listes officielles de littérature de jeunesse, comme aux contradictions entre certaines des œuvres sélectionnées et les ambitions affirmées par le ministère de l'Éducation nationale.

Littérature pour la jeunesse non sexiste : création, militantisme ou opportunisme ?

7 Par Marie Manuelian

8 Ne nous y trompons pas, si les ouvrages pour la jeunesse, cités le plus souvent comme « non sexistes », sont datés des années 2000, c'est que le jeu des rééditions masque en partie la chronologie de leur publication. Ceci pose la double question des conditions de leur création et des leviers de leur édition (ou de leur réédition !). Une partie des ouvrages concernés a été éditée, une première fois, il y a 30, voire 40 ans, puis a disparu de la commercialisation, dans des circonstances qui restent à préciser ; leur réédition, en partie tributaire d'aléas éditoriaux, coïncide souvent avec la multiplication assez soudaine de nouveautés abordant peu ou prou la question du genre et de l'identité sexuelle.

Les années 1960-70 : mutations et militantismes

9 À la fin des 1960, en France, la littérature de jeunesse véhicule essentiellement un discours conventionnel, notamment pour tout ce qui concerne la représentation d'une différenciation par le genre : la famille, les métiers (ou pas), les différents rôles, les valeurs induites… Quelles qu'aient été les évolutions de la première moitié du vingtième siècle, la masculinisation du regard, dans le conte écrit, et une représentation lénifiante de l'enfance renforcent le sexisme des ouvrages adressés au jeune public.

10 Mais c'est à cette époque que s'intensifie la publication de livres d'images (pour la plupart venus des États-Unis), porteurs de contenus différents, largement appuyés sur la psychanalyse. Un véritable mouvement de promotion s'organise autour de cette « nouvelle littérature », entrainant une sorte d'ébullition critique, associative et éditoriale. De nombreux petits éditeurs exigeants voient le jour : c'est le temps d'une édition de recherche (parfois militante) qui ne survivra qu'exceptionnellement aux crises et aux mutations économiques. C'est au sein de cette édition qu'on trouvera les ouvrages qui font contrepoids à une discrimination « genrée » et qui se répartissent chez deux types d'éditeur distincts :

11 - d'une part, les éditeurs directement issus de mouvements militants ; c'est le cas des éditions des Femmes et de leur collection « Du côté des petites filles » avec, en particulier, les ouvrages d'Adela Turin ;

12 - d'autre part, des maisons dont la ligne éditoriale est marquée par le souci d'ouvrir le champ des possibles représentés et de s'opposer à une littérature de jeunesse largement bridée par une censure implicite et des pressions vertueuses ; c'est dans ce contexte que sera publié Histoire de Julie qui avait une ombre de garçon (Bruel, Galand et Bozellec 1976).

13 Cette double origine marque sensiblement le discours tenu aux enfants. Les ouvrages issus du mouvement féministe prennent largement le parti des filles et des femmes, parfois même en opposition, voire en dévalorisation des hommes ; leur propos est souvent monolithique et laisse peu de place à la re-création du lecteur (Turin et Saccaro, Salut poupée, 1979). Ces contenus assénés n'évitent pas pour autant les écueils : dans Rose Bombonne (Turin et Bosnia 1976), un des ouvrages les plus souvent plébiscités, le modèle d'émancipation proposé aux petites filles (éléphantes) est… celui des garçons (éléphants) !

14 À contrario, dans Histoire de Julie (Ibid.), l'accent est mis sur le choix et le droit, associant fille et garçon dans une revendication commune, celle d'être. Le dessein ici n'est pas de convaincre, mais de jouer de la multiplicité des projections qui stimule et nourrit intérieurement.

15 La diffusion de l'ensemble de ces œuvres, tout type d'éditeur confondu, reste néanmoins marginale et laisse une large part aux représentations stéréotypées qui, elles, sont bien plus largement diffusées. Les pères lisent le journal, les mères portent des tabliers ; les garçons sont décrits dans l'engagement physique et les filles dans la quête de l'amour et de la beauté. Une brèche s'ouvre néanmoins qui trouvera un écho remarquable, quelque trente-cinq année plus tard, avec E. Van de Vendel et I. Vandenabeele (2007) : la relecture des contes, voire leur complexification, qui redonne aux filles une part du pouvoir dont la masculinisation sociale les avait privées (Ungerer 1968, 1971).

Fin du siècle : création et amollissement

16 Les années 1980 connaissent un essor important de l'édition jeunesse, avec l'arrivée de nouveaux éditeurs, le développement des secteurs jeunesse chez de gros éditeurs et la généralisation des romans au format de poche.

17 Dans le domaine du livre d'images, ce contexte favorise l'émergence de discours singuliers qui viennent renouveler les lectures du monde, quelquefois même, à propos du genre. Mais la trajectoire éditoriale de certains de ces albums interroge. En 1987, Flammarion publie À Calicochon d'A. Browne (2010). Si on y retrouve bien des caractéristiques de l'œuvre d'A. Browne en général, le discours antisexiste y est plus clairement affirmé. Or, après le passage de l'auteur chez Kaléidoscope, cet ouvrage restera manquant longtemps, bien plus longtemps que d'autres (notamment Anna et le gorille 1994). Sans préjuger du jeu des droits, on peut se demander si certaines périodes ne sont pas plus propices que d'autres à de telles rééditions. En 1993, le Sourire Qui Mord publiait Au théâtre des filles de N. Heidelbach, un réjouissant abécédaire au féminin qui se joue des censures et des stéréotypes. Ce livre a disparu avec le terrible naufrage de la maison d'édition et, vingt ans plus tard, c'est un opus un peu décevant (Heidelbach, Que font les petites filles aujourd'hui, 2014), quoiqu'en disent certaines critiques, qui parait aux éditions des Grandes Personnes : on peut préférer que Zoé s'envole à « ses risques et périls » parce qu'elle « a trouvé l'aéroport », plutôt que contempler sa robe de mariée, fût-elle ironiquement toute de torchons !

18 Du côté des romans, désormais en poche, l'avènement du social et la modification de la narration n'ont que peu fait évoluer la représentation sexiste du monde. Bien que plus complexes et plus ambivalents, les personnages sont encore largement soumis à la discrimination par le genre : mères fragiles ou terribles, pères démissionnaires, adolescents en souffrance ne permettent pas réellement un renouvèlement du discours ; ils font plutôt du jeune héros une victime, face à l'incompétence parentale, sans pour autant remettre en cause la structure familiale ou le déterminisme par le genre. On pourrait citer en exemple la fixité des fratries en errance qui, toutes, recomposent la structure familiale dans son ordonnancement le plus traditionnel, au-delà de quelques apparences ; cette occurrence est particulièrement frappante dans la « saga » des Enfants Tillerman (Voigt 1986).

19 La fin de cette période est marquée par une vague de rééditions d'albums qui agit comme le révélateur d'un discours mollissant et d'une innovation essentiellement formelle ; c'est dans ce contexte qu'Actes Sud rééditera quelques ouvrages des éditions Des femmes, dont Rose bonbon (1999).

Et maintenant : opportunités ou opportunisme ?

20 Malgré la croissance fulgurante des livres pour les tout-petits, le XXIe siècle s'ouvre sur quelques constats amers, déjà sensibles dans la décennie précédente. Les services financiers ont largement pris les commandes de l'édition – du moins dans les maisons les plus puissantes – et les petites maisons emblématiques disparaissent ou se regroupent peu à peu. Dans un contexte économique difficile, les politiques se rigidifient vers davantage de rentabilité, entrainant l'infléchissement progressif des contenus, souvent tributaires des lignes éditoriales. Une concomitance non fortuite pèse sur le livre pour la jeunesse :

21 - domination d'un discours qui se veut très rassurant pour les très jeunes enfants (et leurs parents), excluant les discours originaux ou novateurs ;

22 - dilution des lignes éditoriales et désaffection pour le discours critique qui glisse vers le formalisme ;

23 - soumissions du livre de jeunesse aux contraintes globales du marché de l'enfance, notamment en accentuant son caractère sexué.

24 On pourrait même ajouter la pression faite sur les auteurs pour qu'ils se soumettent au dictat du « produit vendeur ». Mais, en toute logique, la réaction ne se fait pas attendre : médias gays en tête, on dénonce le sexisme et la sous-représentation de l'homosexualité. Certains éditeurs proposent à leurs auteurs de renouveler leur discours et, entre 2003 et 2006, les romans se multiplient qui mettent en scène des personnages homosexuels et reposent la question du genre et des libres préférences sexuelles, sous la plume de J. Lambert, J.-P. Nozières, E. Poulet, M.-S. Vermot, et de bien d'autres. Des albums paraissent peu à peu, qui tentent d'aborder l'homoparentalité ou la détermination genrée, et des éditeurs se spécialisent autour de ce type de discriminations (Édition Talents Hauts, département « jeunesse » des Éditions Gaies et Lesbiennes…). La qualité artistique des ouvrages concernés se révèle fort diverse et leur contenu n'est pas toujours exempt d'instrumentalisation ou de maladresse.

25 Si les romans d'amour « pour dames » ont, par le passé, évolué avec leur lectorat, il ne peut en être tout à fait de même pour les livres d'enfance et de jeunesse. Il faut compter, entre autres, sur des systèmes de médiation – école comprise – qui détermineront le champ d'impact d'une production encore minoritaire. Ceci ne résout en rien la question de la qualité, si nous ne pouvons pas compter sur des artistes ou des concepteurs (éditeurs ?) à la hauteur d'un minimum d'exigence artistique et fondamentale. Camille (Bruel et Claveloux, L'Heure des parents, 1999) rêve toujours d'un modèle familial inédit…

Publier une littérature de jeunesse pour promouvoir l'égalité : une tâche complexe

26 Par Nathalie Magnan-Rahimi

27 La maison d'édition Talents Hauts, qu'évoquait précédemment M. Manuelian, a été fondée il y a dix ans, avec une ligne éditoriale ayant pour but la promotion de l'égalité entre les filles et les garçons [3]. Les « premiers romans » édités faisaient tous partie d'une collection appelée « Livres et égaux », très clairement engagée. À noter qu'en parallèle de son activité principale, l'éditeur met en place des dispositifs spécifiques (prix, concours d'écriture) et mène des actions (interventions auprès de classes, partenariat avec des associations) pour promouvoir l'égalité des sexes auprès des enfants. Une attention particulière est également portée au respect de la mixité pour les auteurs et les illustrateurs. Autant d'éléments qui sont des indicateurs d'un élan dynamique autour de la question du genre, dont Talents hauts n'est d'ailleurs pas le seul représentant.

28 Selon l'Organisation mondiale de la santé (OMS), le genre « sert à évoquer les rôles qui sont déterminés socialement, les comportements, les activités et les attributs qu'une société considère comme appropriés pour les hommes et les femmes » [4]. Le problème réside dans l'origine et la nature de ces attributions, qui peuvent être contestées. Figées et récurrentes, elles deviennent stéréotypes, sources de préjugés. Quant au sexisme, il résulte d'un déséquilibre entre les représentations des deux genres, reflets d'attitudes discriminatoires.

29 Dans un contexte sociopolitique sensible à la question, qu'en est-il véritablement des textes édités par Talents Hauts, et en particulier des personnages qui y sont représentés ? N'y aurait-il pas, dans la façon de décrire, d'introduire le personnage, dans son comportement ou ses propos, des stéréotypes, des préjugés et/ou des inégalités de traitement qui seraient transmis de manière plus ou moins insidieuse, d'autant plus « efficaces » qu'ils sont beaucoup moins visibles que dans une simple illustration, d'autant plus « subtils » que le récit est ancré dans la réalité ?

30 L'étude menée en 2015, dans le cadre d'un mémoire de master, a porté sur un corpus de romans de fiction, constitué de titres très récents issus de collections « premières lectures », des éditions Talents Hauts. De façon à travailler sur un corpus le plus homogène possible, avec des personnages comparables, nous avons fait le choix d'histoires se déroulant toutes à l'école. Cela a permis en outre d'analyser un grand nombre de personnages enfants/adultes, des deux sexes, dans une production foisonnante. Les personnages ont été analysés sous le prisme du genre avec deux lignes directrices : la description (ordre d'apparition, attributs, rôles endossés, relations aux autres actants), puis la construction et la nature de leur discours (narration, énonciation, aspect quantitatif, registre de langue…).

31 Cinq titres ont finalement été analysés plus finement, trop peu pour un traitement statistique des résultats, mais assez pour en dégager certaines tendances. On notera ainsi une représentation majoritairement masculine, constat à vrai dire attendu, mais qu'il faut peut-être interpréter à partir de paramètres économiques, plus que directement idéologiques : la représentation très majoritaire de personnages masculins ne serait-elle pas le reflet de considérations commerciales (on sait que le lectorat masculin est aujourd'hui moins facile à attirer), plutôt qu'une véritable domination « sociologique » du genre masculin ? [5]

Des progrès relatifs du côté des personnages de premier plan

32 Tout d'abord, nous avons noté l'absence de répartition genrée pour la caractérisation des personnages. Ces derniers se décrivent eux-mêmes d'abord en termes de mauvais ou bons élèves, quel que soit leur sexe. Les initiatives sont prises autant par les filles que par les garçons. Pour les deux sexes, les personnages ne sont jamais introduits par leurs caractères physiques ou des attributs stéréotypés. C'est leur état psychologique qui est décrit en premier, et leur rapport – problématique – aux autres actants. Nous sommes en présence de filles ou de garçons qui, de manière égale, veulent s'affirmer, dont le discours et le comportement traduisent une vraie maturité. Victimes de la mise en compétition, de la pression scolaire et familiale et/ou de comportements ou préjugés sexistes, les personnages, d'abord en souffrance, s'opposent, revendiquent, s'interrogent, comme Joli Cœur : « Pourquoi les garçons qui pleurent sont considérés comme des filles ? » (Witek et Strickler [2010] 2014). Avec un discours narratif le plus souvent à la première personne,  les personnages féminins autant que masculins, font preuve d'humour, d'ironie, d'autodérision et parviennent à faire évoluer leur situation dans le sens souhaité.

33 Par ailleurs, quel que soit leur sexe, les personnages enfantins sont montrés tour à tour en position de domination et/ou de soumission. La position de « faiblesse » n'est certainement pas l'apanage du féminin.

Le maintien de certains stéréotypes du côté des personnages secondaires et/ou adultes

34 Certes, l'aspect physique des personnages, leur caractère ou leur tenue vestimentaire, sont très peu évoqués et ne font pas l'objet de considérations stéréotypées flagrantes. Toutefois, bien que rares et relégués au second plan, ces éléments sont mentionnés par les personnages masculins, présents dans leur discours, dès lors qu'il s'agit, avec le sexe opposé, de rapports de séduction, point d'achoppement des représentations stéréotypées. En dehors de leur « beauté » en général et de leurs « yeux » en particulier, à travers le discours direct ou indirect, les garçons semblent apprécier aussi chez les filles une attitude qui n'échappe pas aux traits définitionnels traditionnels du féminin : douceur, sérénité, bienveillance, calme.

35 De plus, il semble que les clivages genrés ne soient paradoxalement pas portés par la posture et le discours des personnages enfantins, mais par ceux des adultes. Les parents et les enseignants sont en général dévalorisés par le discours de ces différents romans pour la jeunesse : les valeurs qu'ils portent sont mises à mal dans le cadre de la fiction par le point de vue adopté. Les stéréotypes présents et énoncés chez ces personnages peuvent être ainsi battus en brèche. Mais, si les deux parents semblent fortement investis dans leur rôle éducatif, c'est toujours la mère qui, finalement, comprend, aide et accompagne l'enfant [6]. Ce sont les pères qui s'opposent et qui, de façon évidente, portent les stéréotypes ou les préjugés sexistes [7].

36 Par ailleurs, les enseignants, nombreux dans les titres analysés, semblent considérablement manquer de consistance : tantôt maitres revêches et humiliants, tantôt douces maitresses compréhensives, engagées ou dépassées, les enseignants-e-s sont eux-mêmes très stéréotypés. Certains contribuent par leur comportement ou leurs paroles à perpétuer, voire à creuser les inégalités de genre [8], sans que le roman ne les remette en cause, car ce sont des personnages d'arrière-plan.

37 Tout ceci est-il le reflet d'une réalité, ou d'une représentation de la réalité, relatée par l'auteur de manière plus ou moins inconsciente ? Faut-il y voir l'effet d'un choix intentionnel qui vise un message ? La ligne n'est pas toujours claire dans ces textes comme dans d'autres pourtant issus de maisons d'édition militantes.

Les parents, personnages de paradoxes

38 Les constats précédents mettaient en avant une inégalité nette dans la relation qu'entretiennent les pères et les mères avec leurs enfants. En revanche, dans ces mêmes textes, le couple parental semble modernisé et propose un modèle plutôt équilibré : femmes et hommes ont des avis divergents, s'affrontent, discutent, se disputent, argumentent, négocient. Les femmes semblent avoir aussi une vie à l'extérieur de la maison, bien que les métiers ne soient en général pas évoqués, sauf dans Joli cœur. Dans ce titre, en effet, l'auteur attribue à la mère le métier de « jardinière  en chef ». Non seulement elle exerce un métier à responsabilité, mais un métier qui d'ordinaire est plus généralement attribué aux hommes.

39 Ainsi, la problématique des inégalités de genre véhiculées par les personnages de littérature de jeunesse, semble bien complexe, y compris pour des éditeurs et des auteurs concernés par la question. Certains éditeurs ont le mérite d'y travailler, ou de se poser la question. Cela relève de véritables choix éditoriaux, et Talents Hauts n'est qu'un exemple.

40 Nos observations suggèrent deux premières pistes à envisager pour tenter de faire évoluer les textes au regard de la question du genre : d'abord, faire la part belle à de plus nombreux personnages de filles, en veillant à ce que l'égalité ne soit pas seulement quantitative ; puis, garder à l'esprit que les adultes, même s'ils sont de papier, restent des modèles ! Pour l'instant, enseignants et couples parentaux semblent concentrer les inégalités de genre et les représentations stéréotypées.

Expression et prise en compte du genre dans les listes officielles de littérature de jeunesse

41 Par Lydie Laroque

42 Si, on l'a vu, les éditeurs et les auteurs éprouvent quelque difficulté à intégrer la problématique du genre dans les ouvrages qu'ils proposent ou créent, qu'en est-il de la présence de cette question dans la littérature de jeunesse légitimée par l'École ? Dès les années 1960, l'Éducation nationale a affiché la volonté de promouvoir l'« égalité entre les sexes » [9]. Une nouvelle impulsion a été donnée en 2000 (Brugel et Cromer 2002 : 107), avec la signature d'une convention interministérielle pour l'égalité entre les hommes et les femmes, renouvelée en 2006 et 2013. En 2000, la convention a mis en avant le fait que cet « apprentissage de modèles relationnels respectueux et égalitaires » supposait « une attention portée au choix des manuels scolaires dès le primaire, ainsi que des livres de littérature jeunesse proposés dans les classes ». De même, celle de 2013 réaffirme la nécessité « d'acquérir et de transmettre une culture de l'égalité entre les sexes » en engageant « une réflexion avec les éditeurs pour éviter les stéréotypes sexistes ». C'est dans ce contexte que le ministère français de l'Éducation nationale a inclus, dans les programmes de l'école et du collège, des listes de référence pour la littérature de jeunesse. Il semble donc opportun de s'interroger sur la pertinence de la sélection des œuvres littéraires proposées aux élèves au regard de cette valeur. Des travaux ont d'ores et déjà porté sur le sujet, même si, comme le constate C. Mongenot (2008 : 39), la recherche sur l'impact du genre dans l'enseignement de la littérature est restée longtemps occultée. Une première étude avait été menée sur les représentations du féminin et du masculin dans la liste de référence pour le cycle 3 de l'école primaire en 2002. Nous avons donc souhaité poursuivre ces analyses et nous demander si les nouvelles listes de 2013 et 2014 marquaient une évolution dans la représentation du genre. Pour ce faire, après avoir exposé les résultats de cette première étude, nous comparerons les listes de 2002 et 2013 pour le cycle 3, puis nous chercherons à repérer dans les « lectures pour les collégiens » (2014) ou les listes de référence pour les cycles 1 et 2 de l'école primaire (2013) des éléments qui pourraient corroborer les constats de cette première analyse ou les infirmeraient.

La liste officielle de 2002 : « le sexisme au programme »

43 Outre le programme de recherche « Attention Albums ! » [10], qui s'est penché sur 537 albums illustrés de fiction, une première étude sur les représentations du féminin et du masculin dans la liste de référence pour le cycle 3 de 2002 a donné lieu à un article de C. Brugeilles, S. Cromer et N. Panissal : « Le sexisme au programme ? Représentations sexuées dans les lectures de référence à l'école » (2009). Les résultats montrent que les publications à l'intention de la jeunesse continuent de véhiculer des stéréotypes que l'on pensait éculés, et que le déséquilibre en termes de représentation du masculin et du féminin s'affirme. Les auteures de l'article ont eu recours à une approche quantitative. À partir d'une étude portant sur trois genres littéraires et 118 livres de la bibliographie de 2002, soit 70 récits, 35 albums et 13 bandes dessinées, elles ont mis en évidence différents éléments : les auteurs des ouvrages officiels sont avant tout des hommes (80 %) et les protagonistes correspondent à un monde masculin (Il y a dans le corpus étudié 258 personnages masculins et seulement 114 personnages féminins). La variété des traits de caractère recensés pour les personnages masculins contraste avec leur concentration sur quelques aspects figés pour les figures féminines : le côté affectif des femmes, la propension à être amoureuse des filles. Le travail apparait comme une activité essentiellement masculine alors que les femmes restent cantonnées dans la sphère privée ou dans les métiers de l'enseignement, du soin et du service auprès des enfants.

Comparaison des listes pour le cycle 3 (2002 et 2013) : le sexisme toujours au programme

44 Afin de vérifier s'il y avait une certaine évolution entre la liste de 2002 et celle de 2013, nous avons analysé les ouvrages ajoutés par rapport à 2002, en conservant les trois mêmes genres littéraires. De fait, il semble que le déséquilibre numérique en faveur des auteurs et des personnages masculins persiste. Sur 126 nouveaux titres, seuls 37 peuvent être attribués à des auteures-illustratrices alors que celles-ci sont aujourd'hui très largement représentées dans la réalité éditoriale et l'on trouve simplement 31 protagonistes féminins. Certes, on constate bien quelques phénomènes de rupture dans la représentation des stéréotypes : l'album Papa de P. Corentin met ainsi en scène un jeune garçon et une sorte de saurien qui, chacun leur tour, dans leur lit, appellent leur père et non leur mère pour les rassurer. Néanmoins, le côté prioritairement affectif des personnages féminins est encore bien présent dans de nombreux ouvrages, avec les amoureuses de Charivari à Cot-Cot city et Pochée de F. Seyvos, La Fille des batailles de F. Place, ou Je t'écris, j'écris de G. Caban. De plus, alors que les protagonistes des romans policiers ou d'aventure sont exclusivement masculins, les personnages féminins restent le plus souvent associés à un espace intérieur. Il est significatif que la bande dessinée de S. Salma, Nathalie, mon premier tour du monde, mette en scène une petite fille qui se contente de rêver ses voyages. Lorsqu'elles cherchent à s'émanciper, les héroïnes peuvent échouer, à l'exemple de la poule 68 de Charivari à Cot-Cot city : s'étant mise en tête de faire évader ses consœurs du poulailler, elle se verra dévorée par les autres volatiles. D'ailleurs, certains albums, qui évoquaient l'émancipation féminine, comme Remue ménage chez madame K de W. Erbrulch, ou posaient le problème de la confusion des genres, tel Que font les petits garçons ? de N. Heidelbach, ont disparu de la liste en 2013.

Lectures pour les collégiens (2014) et listes de référence pour les cycles 1 et 2 (2013) : un univers conventionnel

45 Si l'un des mots-clés des « lectures pour les collégiens » est désormais « condition féminine », il est à noter qu'il ne renvoie qu'à 20 titres de la bibliographie qui en comporte 535. Certes, quelques héroïnes, telles Catherine, photographe pendant la Grande guerre (La Guerre de Catherine) ou Luna, jeune polonaise qui chante contre l'adversité en 1940 (Chante, Luna de P. du Bouchet) sont présentées comme des jeunes filles énergiques qui sortent des sentiers battus. Quelques personnages féminins mènent aussi parfois des enquêtes dans les romans historiques comme La Bague aux trois hermines ou Un Assassin à la cour. Mais le choix d'une sélection « Première guerre mondiale » conduit à conforter une représentation conventionnelle des femmes, car elles exercent avant tout le métier d'infirmière (Infirmière pendant la première guerre mondiale de S. Hutman) ou rêvent de devenir marraines de guerre et institutrices (Le Journal d'Adèle de P. du Bouchet ; La Marraine de guerre de C. Cuenca), alors que les hommes sont au front. Certes, à l'époque, ces métiers auxquels la femme avait désormais accès marquaient avant tout le début de l'émancipation féminine, mais pour le jeune lecteur contemporain, ils renvoient surtout à des professions qu'exercent habituellement les femmes aujourd'hui. Cette inscription sociale et spatiale des personnages, qui différencie le masculin du féminin, est encore renforcée par les listes pour les cycles 1 et 2. L'univers familial y reste très traditionnel, notamment avec un titre comme Boule et Bill (liste cycle 2), qui affiche l'archétype du père (publicitaire) et de la mère (femme au foyer, douce et gentille). C'est aussi la relation mère-enfant qui est avant tout mise en évidence dans la liste pour le cycle 1 (Les Douze manteaux de maman ; Bonne nuit petit ours Brun ; Bébés chouettes ; Maman ? ; La Maman et le bébé terrible), même si quelques pères dérogent à la règle (Le Papa qui avait dix enfants). Néanmoins, les conducteurs de grue et de camions qui apparaissent dans l'album de B. Barton, Sur le chantier, sont exclusivement masculins. Quant à la liste pour le cycle 2, elle montre le clivage social entre les filles, avant tout princesses – même de manière parodique – ou institutrices, et les garçons, majoritairement chevaliers ou pirates (Ce que mangent les maitresses ; La Princesse, le dragon et le chevalier intrépide ; Le Chevalier, la princesse et le dragon ; Le Fils du pirate ; Pirateries).

46 Les listes d'œuvres littéraires pour l'enseignement primaire et secondaire ont été accompagnées de textes officiels affichant des objectifs ambitieux, à un moment où l'égalité des filles et des garçons constitue pour l'Éducation nationale une mission fondamentale. Mais il y a des contradictions certaines entre les œuvres sélectionnées et les ambitions du ministère de l'Éducation nationale. On décèle encore, dans le corpus officiel, de nombreuses représentations stéréotypées. Il pourrait être tentant de les justifier au nom du rôle fondamental que jouent les stéréotypes dans l'acte de lecture et la construction d'une culture littéraire (Dufays 2011), ce qui n'exclurait pas de construire d'autres « stéréotypes », à contrecourant ; en tout cas ces représentations renforcent l'inégalité sociale entre les filles et les garçons. Le ministère déplore en effet que « malgré leurs bonnes performances scolaires, les filles ne diversifient pas assez leur choix d'orientation » [11]. Selon A. Dafflon Novelle :

47

leurs difficultés de transgresser les modèles traditionnels proviennent en partie des rôles pour le moins stéréotypés et peu variés associés aux personnages de femmes dans les livres pour enfants. (2006 : 318)

48 Ainsi, beaucoup d'ouvrages proposés aux élèves dans ces listes sont-ils encore loin de répondre aux exigences de la promotion de l'égalité entre les sexes.

49 Les trois études ont été rédigées par

Bibliographie

Références bibliographiques

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Mots-clés éditeurs : littérature jeunesse, stéréotypes et préjugés, genre., listes officielles

Mise en ligne 13/07/2016

https://doi.org/10.3917/lfa.193.0045

Notes

  • [1]
    Le lecteur pourra aussi se référer à des monographies comme celles de N. Chabrol Gagne (2011), de H. Montardre (1999) ou d'I. Smadja (2004), à des ouvrages collectifs comme celui de C. Connan-Pintado et G. Béhotéguy (2014) et à des dossiers thématiques comme « Face au sexisme » de la revue NVL ! (2013).
  • [2]
    Master intitulé « Littérature de jeunesse : formations aux métiers du livre et de la lecture pour jeunes publics », ÉSPÉ de l'académie de Versailles & université de Cergy-Pontoise.
  • [3]
    Site de la maison d'édition Talents Hauts <http://www.talentshauts.fr/>, consulté le 20 janvier 2016.
  • [4]
    « Qu'entendons-nous par sexe et genre ? », définition de l'OMS, sur le site <http://www.who.int/gender/whatisgender/fr/>, consulté le 30 mars 2016.
  • [5]
    OCDE, Pourcentage d'élèves lisant par plaisir, selon le sexe et le milieu socio-économique, Panorama du PISA, 2009, Paris, Éditions OCDE, 2014, <http://dx.doi.org/10.1787/9789264200579-33-fr>, consulté le 30 mars 2016.
  • [6]
    Dans Joli-cœur, « Jojo, écoute-moi bien dit sa mère. Tu as le droit de pratiquer le sport qui te plait mais tu as aussi le droit d'être sensible, d'aimer les fleurs. […] Ce n'est pas réservé aux filles… » (Witek 2014). 
  • [7]
    Le père dans La Compète : « Si tu perds, ce n'est pas grave, mais ce serait bien si tu gagnais. Je ne fais pas deux heures de voiture pour voir un mollasson faire des gentillesses sur le tatami » (Charlat et Portal 2014). 
  • [8]
    La maitresse explique à Ulysse que « les coffrets pour apprendre à dessiner les chevaux » sont pour les filles et « les pistolets laser » pour les garçons (Aymon et Modeste [2011] 2013).
  • [9]
    On peut citer la Convention concernant la lutte contre la discrimination dans le domaine de l'éducation, signée en octobre 1960 ou les quatre circulaires concernant l'admission des filles dans les sections industrielles publiées entre 1966 et 1969.
  • [10]
    Cette recherche a abouti à l'article de C. Brugeilles, S. Cromer et I. Cromer (2002).
  • [11]
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