Notes
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[1]
Voir, à titre d'indicatif, les arguments énoncés par C. Flavigny (2012) et B. Levet (2014).
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[2]
La création, à l'université de Paris 8, de l'Institut du genre en 2014 et de l'UMR LEGS (Laboratoire des études de genre et sexualités) en 2015.
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[3]
Pour une mise en perspective des différentes publications à ce propos voir A. Vaillant (2010 : chapitres 1 et 3) et L. Fraisse (dir., 2005).
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[4]
La seule entreprise qui a tenté de se libérer de ces paramètres a été dirigée par D. Hollier (1993 pour l'édition française). Elle a consisté à penser la littérature par dates significatives ; elle n'a toutefois pas fait aux écrits de femmes la place qu'ils méritaient, même si leur nombre est plus important. Voir aussi, plus récemment, l'ouvrage dirigé par C. McDonald et S. Rubin Suleiman (2010), consistant cette fois en approches globales de questions politiques et esthétiques dans leur rapport à la littérature ; les femmes sont évoquées en leurs lieu et place, et la perspective générale du volume n'ignore rien des approches féministes.
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[5]
À l'exception des entreprises mentionnées dans la note 4.
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[6]
Voir C. Planté (dir., 1998) qui rappelle que seuls 2 % des ouvrages de nature épistolaire sont écrits par des femmes au XVIIIe siècle et 8 % au siècle suivant.
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[7]
Pour une synthèse des questionnements sur ce point, voir C. Planté (1989) et M. Reid (2010) ; pour une synthèse des œuvres de femmes au XIXe siècle, voir aussi A. Finch (2000).
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[8]
Citons à titre d'exemple les cinq volumes de l'anthologie Théâtre de femmes de l'Ancien Régime, sous la direction d'A. Evain, P. Gethner et H. Goldwyn, désormais disponible en Classiques Garnier. Signalons également la série « Femmes de lettres » dans la collection « Folio 2 euros » chez Gallimard, qui rend de nouveau accessible pour les enseignants et leurs élèves nombre d'œuvres féminines.
En guise de propos liminaire
1 Le « genre » est, on le sait, un outil conceptuel emprunté au vocabulaire psychiatrique américain des années 1950. Il distingue le sexe biologique d'une sexuation des corps et des esprits construite par la société à une époque donnée ; il permet ainsi de « dénaturaliser les rapports sociaux de sexe et les normes qui disciplinent les identités, les corps, et les sexualités » (Laufer et Rochefort 2014 : 9). Depuis une vingtaine d'années, le « genre » s'est imposé peu à peu dans tous les domaines de la recherche, dans les sciences aussi bien que dans les sciences humaines, avant de connaitre de vives attaques [1] en même temps qu'une forte réponse institutionnelle [2].
2 La critique littéraire a adopté cet outil conceptuel pour interroger notamment les rapports de sexe dans les pratiques sociales qui construisent et définissent le champ littéraire (cercles, salons, académies, etc.), le traitement réservé aux hommes et aux femmes par la critique (Reid, dir., 2011) ou encore les représentations des hommes et des femmes telles qu'elles s'observent dans les œuvres, tous genres littéraires confondus. Les résistances à ce type d'analyses demeurent parfois très vives. Elles font écho et prolongent celles qui s'observaient déjà à propos des femmes auteurs (Reid 2010). Le « genre » rend caduque l'appréhension universaliste de la littérature déjà dénoncée par le féminisme, comme il rend inopérant tout discours sur la « nature » des hommes, des femmes et des œuvres dans le domaine de la création littéraire, et sur la prétendue hiérarchie que cette « nature » induirait.
3 L'histoire littéraire nait au XIXe siècle. Malgré les apparences de lisibilité qu'elle se donne, elle a construit sur la littérature un discours complexe, passablement contradictoire dans ses objectifs et dans ses choix, et ce depuis le Lycée ou cours de littérature de Jean-François de La Harpe qui commence à paraitre en 1799 (l'ensemble compte dix-huit volumes) jusqu'aux manuels de littérature d'aujourd'hui [3]. Qu'entend faire l'histoire littéraire ? Elle entend d'abord identifier les auteurs et les œuvres mémorables ; pour l'occasion elle invente les « classiques » (Zekian 2012) comme elle imagine la catégorie des auteurs mineurs ; les listes qu'elle dresse et les hiérarchies qu'elle établit varient dans le temps et sont loin de mettre tout le monde d'accord. Elle procède ensuite à l'histoire des genres littéraires (Schaeffer 1989) et reconduit leur hiérarchie, héritée d'Aristote (il y a des « grands genres », tels la poésie ou la tragédie, et les autres). Elle identifie enfin des « courants » permettant d'appréhender les transformations successives de la littérature (après le classicisme, les Lumières ; après les Lumières, le romantisme), et davantage liés à l'histoire des idées et des mentalités ; elle renforce ce souci de penser la littérature sur un mode dynamique par le recours à l'idée d'« école », parfois de « génération » ou de « groupe » qui redoublent en partie la catégorie des « courants ».
4 L'histoire littéraire est ainsi animée par le souci constant de classer, de hiérarchiser et de distinguer. Pour penser la littérature, elle s'aligne de plus sur les grandes périodes historiques et sur des évènements (les guerres, les révolutions, le décès de rois, la fin des « régimes ») qui, souvent, ne la concernent guère ou pas du tout [4]. Elle a pris pour modèle une discipline, l'histoire, nimbée de l'autorité du fait « vrai » et de l'objectivité, et dont le prestige s'est renforcé tout au long du XIXe siècle.
5 Cette singulière façon de procéder a profondément marqué notre compréhension des œuvres. C'est ainsi que la littérature nous a été enseignée ; c'est ainsi, le plus généralement, que les enseignant-e-s l'ont présentée et la présentent encore à leurs élèves. C'est aussi pourquoi il nous parait « naturel » de considérer Balzac comme un grand écrivain réaliste, Jules Laforgue comme un poète symboliste mineur ; c'est aussi pourquoi nous sommes incapables de nommer une seule femme dramaturge de la fin du XIXe siècle. Nous avons appris à classer et à hiérarchiser, à identifier des formes, à reconnaitre des « courants », à placer des textes dans des catégories parfois redondantes, parfois contradictoires, on l'a dit. Outre des vues universalistes mentionnées plus haut, l'histoire littéraire a conforté une vision nationaliste d'œuvres censées incarner la France et son identité (Vaillant 2010) (elle s'est donc montrée ignorante puis réfractaire voire hostile à toute considération dépassant l'Hexagone). Elle a ainsi produit et reproduit de puissants aprioris qui n'ont pas été interrogés d'abord et qui n'ont guère été remis en cause ensuite.
Une histoire littéraire républicaine (1895)
6 L'Histoire de la littérature française de Gustave Lanson constitue l'aboutissement des multiples tentatives d'écriture de l'histoire de la littérature depuis le début du XIXe siècle et marque le début d'un savoir structuré sur le sujet dont toutes les tentatives qui ont suivi sont restées, et restent encore aujourd'hui, généreusement tributaires. Comprendre ce qui s'y joue, entendre les arguments avancés pour justifier les choix, les positions, les jugements de cet ouvrage constituent une manière d'interroger la forme discursive majeure sur le passé de la littérature depuis les débuts de la IIIe République (Compagnon 1983). Deux points peuvent ici retenir l'attention : la coloration politique des propos de G. Lanson et la méthode qu'il utilise ; leurs effets dans le seul domaine de la littérature produite par les femmes sont éloquents : non seulement G. Lanson ne craint pas d'afficher son mépris pour les femmes auteurs quand elles se mêlent de contester leur « condition », mais il ignore délibérément les œuvres de la plupart d'entre elles.
7 À la suite de G. Fraisse (1989) et d'A. Rauch (op. cit.), il faut rappeler les conséquences pour la société française du modèle politique républicain qui se met en place à la Révolution. Il exclut les femmes de la vie politique et de l'espace public ; il les relègue dans la sphère privée. Ouvertement républicain lui-même, G. Lanson mobilise logiquement le réseau sémantique qui caractérise son positionnement politique. Il est significatif par exemple de le voir utiliser dans son Histoire le terme Français quand il s'agit d'un homme, d'un écrivain ou plus simplement d'un individu valant pour l'ensemble de la nation, et le terme femme quand il s'agit d'une Française, comme si l'identité nationale n'était réservée qu'aux citoyens. De la même manière, G. Lanson utilise volontiers le nous, quelle que soit l'époque qu'il décrit, signe de connivence affectueuse avec les Français du passé, mais rien ne permet de penser que cet ensemble comprenne aussi les femmes. Lapsus significatifs d'une vision républicaine de la distribution des rôles et des places de chacun des sexes que G. Lanson partage et qu'il reconduit sans l'interroger.
8 Trois faisceaux d'idées, relevant cette fois de la méthode de G. Lanson (Vaillant 2010), renforcent – et figent –, ce qui pouvait apparaitre d'abord comme un simple signe des temps. Le premier concerne l'idée de « groupe », qui a l'intérêt de permettre l'articulation du singulier et du collectif. Au XIXe siècle, la question est tout à fait pertinente, mais, du point de vue qui m'occupe, elle rencontre aussitôt ses limites. Elle reconduit en effet une pratique masculine de la littérature. Si, dans le salon, les femmes sont présentes, en maitresses de maison qui savent causer, tel n'est pas le cas dans le groupe, sauf rare exception (Rachilde par exemple). Le groupe est volontiers cimenté par ce qu'on appelle la « camaraderie littéraire ». Celle-ci est évoquée par les écrivains de la première moitié du XIXe siècle (Stendhal, Balzac ou Musset) (cf. Glinoer 2008), mais plus nettement encore par les écrivains de la seconde moitié (Flaubert, Bouilhet, Ducamp, Maupassant), qui avouent faire avec la même ardeur l'assaut des bordels et des maisons d'édition. Ainsi appréhendée, en groupe, l'histoire de la littérature ne risque pas de faire entendre beaucoup les femmes et leur production.
9 Le second point concerne la manière dont G. Lanson appréhende la question des genres littéraires. Pas un manuel qui fasse exception sur ce point [5] et qui ne rencontre le vieux lieu commun selon lequel le roman est un genre féminin, de même que la lettre et la poésie sentimentale. Dans l'ouvrage de G. Lanson, l'appréhension des genres littéraires est assez confuse : grâce à Mme de Sévigné, la lettre semble conserver son caractère supposément féminin [6] tout du long ; le roman en revanche change de sexe selon les époques (au XVIIIe siècle, il est féminin ; il est masculin au siècle suivant – les grands succès romanesques du XVIIIe siècle, la présence de Staël ou de Sand au XIXe siècle compliquent pourtant cette lecture simple) ; la poésie quant à elle semble posséder deux sexes qui se définissent selon les sujets traités : aux femmes les sujets de la vie privée, peines de cœur, joies de la maternité ; aux hommes, les sujets « sérieux » de toute nature. Cette sexuation de la littérature sur quelques points d'ordre générique se trouve en contradiction manifeste avec l'idée qui sous-tend l'ensemble du propos de G. Lanson, à savoir que la littérature ne saurait s'embarrasser d'une quelconque différence des sexes. Une telle tension s'observe dans toutes les entreprises ultérieures ; elle suffirait seule à prouver que le discours sur la littérature et sa mise en histoire ne peuvent pas faire l'économie du « genre », qu'en réalité ce dernier est partout à l'œuvre et invalide d'emblée toute revendication à la « neutralité », à l'universalisme.
10 Le troisième faisceau d'idées regroupe les notions de valeur, de génie et de chef-d'œuvre. Pour G. Lanson, le génie ne saurait avoir de sexe, ce qui revient à dire qu'il n'en a qu'un, le sexe masculin. L'époque, on le sait, continue de chercher au grand mystère du génie des raisons scientifiques. Personne alors, semble-t-il, pour faire valoir la nécessité d'historiciser la question, à défaut de pouvoir la penser autrement. La valeur relève de même, chez G. Lanson comme chez bien d'autres, de l'essence. La tradition la fonde, l'historien ne la remet pas en cause, se contentant, par moment, de déplacer quelque repère ou d'écorner quelque réputation selon des modalités qui restent à mesurer. C'est au nom de la valeur et du génie, et du travail considérable que suppose le génie, que G. Lanson se permet quelques attaques directes contre les femmes auteurs, ainsi lorsqu'il fait de Christine de Pizan « un des plus authentiques bas-bleus qu'il y ait dans notre littrérature, la première de cette insupportable lignée de femmes auteurs, à qui nul ouvrage sur aucun sujet ne coute ». Il conclut à « leur infatigable facilité, égale à leur universelle médiocrité » (Lanson 1912 : 166-167).
11 Voilà, esquissée à grands traits, une bien étrange méthode, et de bien étranges notions, qui limitent le raisonnement, empêchent le travail de l'histoire, bloquent toute interrogation féconde. Ainsi, le très petit nombre de noms de femmes dans l'ouvrage de G. Lanson (91 noms, dont la moitié ne sont pas des femmes auteurs mais des actrices ou des salonnières, sur un peu plus de 1400, si l'on en croit l'index) ne s'explique-t-il pas seulement par une position idéologique déterminée et ce qu'elle charrie avec elle de lieux communs sur les sexes et la place que chacun d'entre eux est censé occuper. Cette vision des choses doit, au moins autant, à la manière même dont G. Lanson conçoit le travail de l'historien de la littérature et définit sa méthode.
La dernière histoire littéraire en date (2007)
12 À peu de choses près, les mêmes arguments se font entendre plus d'un siècle plus tard dans Littérature française : dynamique et histoire paru en 2007. Dans son introduction à Histoire de la littérature française, G. Lanson avait rappelé son gout pour la lecture et insisté sur le fait qu'on ne saurait être historien de la littérature sans être d'abord un grand lecteur. J.-Y. Tadié, qui dirige l'ouvrage, fait lui aussi l'apologie de la lecture dans son avant-propos. Lire donc, mais quels livres ? À cette question, J.-Y. Tadié répond en citant Malraux : il faut lire les livres qui sont « restés vivants » (2007 : 16). Ainsi appréhendée, la lecture, on le comprend, ne risque pas de dépasser « nos grands auteurs », ceux dont il a toujours été question, ceux que nous connaissons déjà. « La littérature, avait constaté R. Barthes, c'est ce qui s'enseigne à l'école » (2002 : 945). Dans les treize pages que compte l'avant-propos, on trouve 64 noms d'auteurs cités, certains plusieurs fois (Racine, Corneille, Hugo, Mallarmé, Proust), mais aucun nom de femme n'est mentionné. Par ailleurs, quand il imagine le public auquel son ouvrage est destiné, l'auteur observe : « Imaginons un jeune historien à l'esprit encore vierge. Quels problèmes rencontre-t-il ? Quelles questions se pose-t-il ? » (Tadié ibid. : 10). Inscrite dans la tradition de la transmission (antique) des savoirs, une telle scénographie s'apparente aux lapsus de G. Lanson : en littérature, comprend-on, il est légitime de rester entre hommes et de parler de ces hommes, grands et « petits », qui ont fait la littérature.
13 Entrons dans le détail et considérons à titre d'exemple les propos consacrés au XIXe siècle. Le premier chapitre est intitulé « Une ère nouvelle » (il s'inspire directement des travaux, désormais anciens, de P. Bénichou). Le deuxième a pour titre : « La littérature entre le marché et l'État » ; le troisième : « La poésie » ; le quatrième : « Le roman ». Et le théâtre ? Il figure en sous-partie du chapitre II : « Le théâtre, "tribune" de la démocratie » et en sous-partie du chapitre III : « La poésie dramatique : le drame romantique » et « Le théâtre symboliste, un théâtre poétique ». L'histoire littéraire demeure décidément un exercice difficile, en particulier quand on tente l'hybridation entre littérature et histoire des idées, genre et « production littéraire ».
14 Si la méthode de cette nouvelle histoire littéraire demeure elle aussi curieusement impensée, ses conséquences le sont également. À l'exception de Mme de Staël, aucune femme dans le chapitre I, sorte de résumé synthétique de l'histoire des idées (une meilleure attention portée au développement des idées socialistes aurait permis de parler de George Sand, de Flora Tristan et des saint-simoniennes avant les féministes de la fin du siècle). Aucune femme au chapitre II, à l'exception de la mention de Delphine de Girardin. Le chapitre III mentionne Marceline Desbordes-Valmore, Louise Ackermann et Marie Krysinska (on ignore pourquoi ces noms en particulier) ; ces poétesses sont associées à nombre de poètes tout à fait mineurs, tels que Paul Arène, Dierx, Mérat, Valade, Henri Bauclair ou Gabriel Vicaire. Au chapitre IV, à propos du roman, il est enfin question de quelques femmes auteures, parce que le roman est leur genre et que dès le début du XIXe siècle elles sont, dit-on, très nombreuses à s'y faire un nom :
Jamais le nombre de romancières n'a été aussi élevé qu'aux alentours de 1800. Jamais leur production n'a été aussi abondante, lit-on. […] Jusque vers 1830, [le roman] apparaitra le plus souvent comme un genre féminin, écrit par des femmes, destiné à des femmes (Ibid. : 449).
16 À la suite de travaux effectués depuis plusieurs dizaines d'années, on sait pourtant que les femmes sont restées très largement minoritaires dans le domaine romanesque (leur participation à ce genre n'a jamais dépassé les 20 % environ) ; on sait aussi que les femmes ont été mémorialistes, poètes et journalistes, critiques et essayistes, et qu'elles se sont illustrées parfois, mais plus difficilement et pour des raisons bien analysées, au théâtre. C'est dire que les vieux modèles critiques sont toujours là, assurant la forte visibilité des grands auteurs, mais aussi celles d'une foule d'auteurs mineurs masculins ; c'est l'un des paradoxes récurrents des listes dressées depuis G. Lanson. L'absence de pensée sur l'objet de l'histoire littéraire, sur la nécessité, ou pas, de se démarquer du modèle lansonien, en réalité toujours présent en creux comme la matrice inconsciente de toute opération portant ce nom, conduisent immanquablement aux mêmes oublis, et aux mêmes exclusions.
En guise de conclusion
17 Le refus de prendre en compte l'existence d'hommes et de femmes dans l'histoire du champ littéraire et de ses pratiques dure encore. Il s'accompagne dès lors de la nécessité de continuer de rendre visibles et les femmes auteures, et leurs œuvres ; c'est-à-dire de les isoler, à des fins tactiques [7], d'un domaine auquel elles appartiennent de plein droit depuis le Moyen Âge mais qui continue de ne pas vouloir prendre la juste mesure de leur présence. Avant de pouvoir écrire une histoire littéraire où, enfin, les œuvres des hommes et des femmes seront prises en compte et traitées de la même manière, il reste à poursuivre la longue opération de monstration des talents des femmes dont on pensait, après plus de quarante ans de féminisme, qu'il n'était plus nécessaire.
18 Si l'on veut cesser de faire des œuvres de femmes une catégorie marginale et subsidiaire, le « genre », et tout ce qu'il implique, se révèle un opérateur indispensable, et intellectuellement fécond. Il permet de rendre justice à la production féminine, mais il rappelle aussi que celle-ci ne se conçoit qu'en dialogue avec la production masculine ; que s'il existe des différences manifestes, désormais bien connues, notamment pour ce qui regarde les conditions d'accès au champ littéraire et la réception des œuvres, il existe aussi des ressemblances, nombreuses, ainsi dans la gestion des carrières ou dans la pensée du livre (Reid, dir., 2010 ; Mollier 2006). Le « genre » permet d'être plus attentif aux porosités et aux échanges entre contemporains et contemporaines. La différence ne peut en effet résumer à elle seule des pratiques littéraires complexes qui ne sauraient opposer systématiquement les œuvres d'hommes et les œuvres de femmes, qui ne sauraient non plus confondre « les femmes » dans un tout indifférencié. Une telle perspective attend des recherches plus systématiques et appelle à un renouvèlement de fond de l'histoire littéraire telle qu'elle continue de se pratiquer en France.
19 Parce qu'elle est à l'origine de nos connaissances sur la littérature, parce qu'elle détermine les formes et les contenus de ce qui s'enseigne et se transmet, l'histoire littéraire mérite l'attention de tous ceux et celles qui entendent penser le « genre » et ses conséquences dans le domaine de la création littéraire. Il faut souhaiter qu'à terme les nombreuses recherches engagées dans le domaine des femmes en littérature, et, avec elles, les recherches engagées au nom du « genre », changent les discours tenus sur la pratique de la littérature au fil des siècles, modifient les repères, revoient les catégories d'analyses, interrogent les classements et renouvèlent les références.
20 En attendant de tels changements, il faut souhaiter une meilleure prise en compte, collective et individuelle, des œuvres de femmes dans les programmes de littérature, de l'école primaire à l'université. Les ouvrages de femmes sont sortis et continuent peu à peu de sortir de l'oubli ; un nombre conséquent d'entre eux existent désormais dans des éditions récentes, souvent en poche [8]. Les mettre au programme des enseignements de tous les niveaux c'est asseoir l'idée qu'il y a bien en France, depuis les origines, des hommes et des femmes en littérature et que, si ces dernières sont minoritaires jusque dans les années 1980 (pour des raisons intéressantes à examiner), elles n'en occupent pas moins une place, réelle, dans la pratique littéraire tout au long des siècles.
Bibliographie
Références bibliographiques
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Mots-clés éditeurs : champ littéraire, histoire littéraire, Lanson., genre
Date de mise en ligne : 13/07/2016.
https://doi.org/10.3917/lfa.193.0025Notes
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[1]
Voir, à titre d'indicatif, les arguments énoncés par C. Flavigny (2012) et B. Levet (2014).
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[2]
La création, à l'université de Paris 8, de l'Institut du genre en 2014 et de l'UMR LEGS (Laboratoire des études de genre et sexualités) en 2015.
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[3]
Pour une mise en perspective des différentes publications à ce propos voir A. Vaillant (2010 : chapitres 1 et 3) et L. Fraisse (dir., 2005).
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[4]
La seule entreprise qui a tenté de se libérer de ces paramètres a été dirigée par D. Hollier (1993 pour l'édition française). Elle a consisté à penser la littérature par dates significatives ; elle n'a toutefois pas fait aux écrits de femmes la place qu'ils méritaient, même si leur nombre est plus important. Voir aussi, plus récemment, l'ouvrage dirigé par C. McDonald et S. Rubin Suleiman (2010), consistant cette fois en approches globales de questions politiques et esthétiques dans leur rapport à la littérature ; les femmes sont évoquées en leurs lieu et place, et la perspective générale du volume n'ignore rien des approches féministes.
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[5]
À l'exception des entreprises mentionnées dans la note 4.
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[6]
Voir C. Planté (dir., 1998) qui rappelle que seuls 2 % des ouvrages de nature épistolaire sont écrits par des femmes au XVIIIe siècle et 8 % au siècle suivant.
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[7]
Pour une synthèse des questionnements sur ce point, voir C. Planté (1989) et M. Reid (2010) ; pour une synthèse des œuvres de femmes au XIXe siècle, voir aussi A. Finch (2000).
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[8]
Citons à titre d'exemple les cinq volumes de l'anthologie Théâtre de femmes de l'Ancien Régime, sous la direction d'A. Evain, P. Gethner et H. Goldwyn, désormais disponible en Classiques Garnier. Signalons également la série « Femmes de lettres » dans la collection « Folio 2 euros » chez Gallimard, qui rend de nouveau accessible pour les enseignants et leurs élèves nombre d'œuvres féminines.