Ils ne sont pas assez éloignés pour ne pas les voir, ni assez étrangers pour les oublier. Pas assez proches pour les reconnaitre, ni assez familiers pour écrire avec eux une histoire commune. Si on les croise ici et là, on tourne parfois la tête, on regarde ailleurs ou on les observe de loin, tels des passants spéciaux sur un autre chemin, marginalisés, relégués. Dans notre couloir de circulation bien balisé, on ne traverse guère pour les rejoindre ; on ne se risque pas à trop de proximité […]. Les lignes de démarcation qui les tiennent à distance, les regards indifférents ou stigmatisants qui les « infirment » et les marginalisent n’ont rien de fatal : ce qui les rend fatals c’est de les considérer comme tels. Ils dépendent bel et bien de nous : notre responsabilité individuelle et collective est engagée.
1 De tous temps, les sociétés ont élaboré des théories pour expliquer le handicap, la survenue d’une déficience, l’existence des différences. De ces théories populaires, culturelles, qui sont des représentations sociales, découle la manière dont on considère et traite les personnes en situation de handicap. Étant des êtres humains, nous réagissons en fonction des représentations que nous avons construites de notre environnement (l’environnement physique comme social). De ce point de vue, parler du handicap et de ses représentations sociales en Afrique occidentale participe à la compréhension et au choix des stratégies de prise en compte à mettre en place. Mais les représentations sociales du handicap sont-elles uniquement propres à l’Afrique occidentale, ou une situation qu’on retrouve dans toutes les sociétés humaines ?
2 Nous tenterons de répondre à cette question en montrant que les comportements repérés face au handicap, partout dans le monde, relèvent de spécificités culturelles mais semblent ancrés dans des invariants, tel le rejet de l’altérité. Nous décrirons, dans un premier temps, la signification du handicap en Afrique occidentale, région terrestre couvrant toute la partie occidentale de l’Afrique subsaharienne ; dans un second temps, nous essayerons de montrer que la signification du handicap correspond à des représentations sociales du handicap qu’on retrouve en Occident (un invariant géographique et historique). Nous pensons nécessaire, avant d’aborder la question du handicap et de ses représentations sociales en Afrique occidentale, de faire un petit effort de clarification sémantique des concepts de « handicap » et de « représentation sociale ».
Les représentations sociales du handicap en Afrique occidentale
Le concept de handicap : une évolution des significations
3 Pour ce qui est de l’origine du concept de handicap, reportons-nous à H.-J. Stiker qui précise que :
Le handicap est d’origine irlandaise. Dans ce pays où monter à cheval est l’occupation de tous les hommes indépendants par leur fortune, les ventes de chevaux entre hommes sont très fréquentes. Pour éviter des débats ennuyeux sur la valeur du cheval, on s’en rapporte à l’opinion d’un tiers. Dès qu’il a parlé, l’acheteur met la main dans sa toque ou sa casquette, en retire la somme fixée par l’arbitre, et le marché est conclu. De là l’origine du mot handicap (hand in cap). (1982 : 48)
5 Puis, du XVIIIe et XIXe siècle où il est réservé aux courses de chevaux sous forme de sports, le concept hippique de handicap s’appliquera peu à peu à d’autres sports avec l’idée d’égaliser les chances des concurrents, soit en imposant aux meilleurs un désavantage sous forme de poids plus importants, de distances plus longues à parcourir, de scores négatifs, de moyens moindres, etc., soit en accordant des avantages aux réputés moins forts. Le « désavantage, la charge, la tare » (Stiker 1982) étant toujours déterminés par un tiers, un arbitre : le handicapeur (ainsi est-il nommé dès 1854).
6 Au XXe siècle, du cheval à l’infirme, la notion va évoluer vers la perspective médicale puis sociale. Depuis, les termes utilisés pour désigner la personne en situation de handicap évoluent. La composante médicale du champ de la réadaptation, c’est-à-dire celle relative à son rôle dans le processus d’insertion sociale, commence à se préciser. C’est la personne malade ou avec des problèmes d’adaptation qu’il faut adapter à la société, grâce à la rééducation et la réadaptation, soit une définition idiosyncrasique. Cette pensée rejoint celle de R. Lenoir (1974). Définir le handicap n’est pas chose aisée mais nous pensons comme R. Lenoir qu’« est handicapée toute personne qui, en raison de son incapacité physique ou mentale, de son comportement psychologique ou de son absence de formation, est incapable de pourvoir à ses besoins ou exige des soins constants, ou encore se trouve ségrégée soit de son propre fait, soit de celui de la collectivité » (Ibid.).
7 L’introduction de la notion de situation de handicap, soit un point de vue social, a permis de recentrer le débat sur le milieu social et le cadre de vie de la personne ainsi que sur leurs interactions. Les situations de handicap apparaissent chaque fois qu’une personne ayant des limitations fonctionnelles rencontre des obstacles dans une situation nécessaire à sa participation sociale. Cette définition, qui fait appel au mot obstacle, aborde le handicap non pas comme un état d’infériorité systématique mais un déséquilibre qui s’est établi entre les aptitudes restantes de la personne handicapée et les exigences de son environnement limitant sa participation. Ainsi, le désavantage ou handicap est d’abord lié à l’existence de la collectivité, il est social par nature.
8 Nous insistons beaucoup sur cette dimension sociale, car une personne, en fonction de son entourage, peut se révéler plus ou moins désavantagée :le moment, le lieu, le statut sont des variables qui comptent beaucoup pour apprécier le degré du handicap. Nous dirons donc que le handicap désigne la différence durable qui désavantage un individu par rapport aux normes sociales des groupes dans lesquels il évolue, au risque d’en occasionner l’exclusion. Depuis, le handicap est marqué par l’accessibilité généralisée pour tous les domaines de la vie sociale (éducation, emploi, cadre bâti, transports….), le droit à compensation des conséquences du handicap, la participation et la proximité. Mais, la dimension médicale (ou réadaptative) et l’aspect caritatif (l’assistance) sont toujours présents dans nos rapports avec le handicap. Nous constatons également que le handicap bouscule les visions et habitudes des individus parce qu’il est la manifestation pure de la différence par rapport à une certaine normalité érigée par les représentations sociales.
Le concept de représentation sociale : polysémique
9 Le concept tire son origine de la sociologie durkheimienne : « la vie collective, comme la vie mentale de l’individu, est faite de représentations… » (Durkheim 1898). En effet, É. Durkheim fut le premier à évoquer la notion de représentations à l’échelle « collective » à travers l’étude des religions et des mythes. Pour ce sociologue, « les premiers systèmes de représentations que l’homme s’est fait du monde et de lui-même sont d’origine religieuse » (Durkheim 1991). Il distingue les représentations collectives des représentations individuelles et pose les bases d’une réflexion sur le concept de représentation collective.
10 C’est avec S. Moscovici que le concept de représentation sociale s’élabore véritablement. Dans son ouvrage La psychanalyse, son image et son public(1984), il s’attache à montrer que les gens continuaient à fonder leurs systèmes représentatifs de la psychanalyse sur le modèle psychique d’avant 1920 ; alors que des changements importants avaient été apportés à ce modèle. Depuis, les travaux de S. Moscovici furent suivis notamment par ceux de R. Kaës (1968) concernant les Images de la culture chez les ouvriers français, et de C. Herzlich (1969) sur Santé et maladie. Des études sur le rapport entre les représentations sociales et l’action ont été menées par J.-C. Abric (1994) qui s’est intéressé au changement des représentations. Elles déterminent toutes les interactions humaines et, plus, elles génèrent et organisent les conduites des individus. Elles les définissent et les orientent. Ces représentations, écrit Jodelet (1989), « circulent dans le discours, sont portées par les mots, véhiculées dans les messages et images médiatiques, cristallisées dans les conduites et les agencements matériels ou spatiaux ». Les représentations sociales, en tant que phénomène omniprésent dans toute société, émanent donc d’un environnement culturel bien déterminé avec ses savoirs, habitudes et croyances. Autrement dit, l’espace culturel est un élément clé dans la construction et la diffusion des représentations sociales. En outre, l’incertitude est le « moteur essentiel » qui préside à la construction des représentations sociales (Moliner 2001). Ainsi, le handicap, en tant qu’objet social complexe et peu compris en Afrique de l’ouest et comme partout ailleurs, induit un grand nombre de représentations sociales propres à l’espace culturel de chacun des différents pays qui lesconstituent selon son mode de penser et son système de croyance. C’est en ce sens que C. Gardou affirme que « en dépit de leurs racines qui plongent dans une même Terre, les représentations du handicap en reflètent la diversité des sols, pour offrir un visage kaléidoscopique de la vie humaine et de la multiplicité de ses univers. Ces représentations ont une histoire et une géographie ; elles varient d’une culture à l’autre et à l’intérieur même d’une société selon l’époque » (2010 : 11).
11 Beaucoup de représentations sociales entourent le handicap en Afrique. Au Sénégal, à partir d’entretiens auprès des populations, nos travaux (Diop 2012) montrent qu’elles sont d’ordre spirituel ou possèdent une dimension invisible : elles sont attribuées aux diables, aux mauvais esprits, aux génies considérés comme des invisibles et qui sont parmi nous. Parmi les représentations de cet ordre, nous pouvons citer :
- une femme enceinte qui voit un animal qui lui a fait peur accouchera d’un enfant qui ressemblera à l’animal en question ;
- une femme enceinte qui rencontre un mauvais esprit, mettra au monde un enfant qui lui ressemblera ;
- une femme enceinte qui se découvre ;
- une femme enceinte qui se balade à une certaine heure de la journée (« njoloor » ou vers 13h30-14h30, « suuf su sedd » ou crépuscule) ;
- le « nattu » (épreuve imposée par Dieu à quelqu’un) ;
- l’existence d’un esprit maléfique dans le foyer ;
- le mauvais œil « càtt » ou mauvaise langue « lamigne bu ày » ;
- un génie qui échange le bébé en l’absence de sa maman, et cet échange ne peut avoir lieu que durant la première semaine de vie de l’enfant (« wecce » ou enfant trisomique) ;
- les parents qui échangent l’enfant contre les services d’un esprit maléfique qui procure de la richesse ou une célébrité ;
- un mauvais sort jeté par les ennemies ou la coépouse ;
- le triomphe de Satan « seytané » ;
- un rabs « génie ».
13 Elles peuvent être d’ordre divin comme l’arrivée d’un enfant handicapé due à « l’épreuve imposée par Dieu à quelqu’un » pour mesurer le degré de sa foi, comme on a l’habitude de dire au Sénégal : « mbiruyalla » ou « lu yallatudë » (ce que Dieu a décidé), et se dit souvent quand on n’a pas d’explication à quelque chose qui se produit.
14 Nous avons mis en évidence qu’elles peuvent aussi être d’ordre relationnel et s’assimiler à l’enfant de la faute, car le langage commun a souvent l’habitude de dire qu’un couple qui a un enfant handicapé a fauté d’où cette appellation de « l’enfant de la faute ». Les causes identifiées comme telles dans la culture sénégalaise du handicap d’ordre relationnel sont les suivantes :
- pour tout homme qui tue un chat en période de grossesse de son épouse, cette dernière mettra au monde un enfant qui aura un corps mou et la même conséquence pour quelqu’un qui tue l’animal totem d’une famille, mange ce qui est interdit ou trahit un pacte ;
- pour tout homme qui au moment de l’accouplement regarde les parties intimes de son épouse, naitra de ce rapport un enfant aveugle ;
- une sanction divine ;
- une sanction sociale (non respect à un rituel ou le manque de respect face à une recommandation d’ordre culturel pendant la grossesse) ;
- des enfants nés de parents d’appartenance ethnique différente et qu’un parent n’ayant pas fait tous les rites nécessaires pour l’enfant à la naissance ;
- des femmes insoumises aux maris, infidèles, irrespectueuses vis-à-vis des maris ;
- avoir des rapports sexuels dans un lieu public ;
- un mariage consanguin ;
- un couple dont un des partenaires appartient à une famille génitrice d’enfants handicapés ou familles marquées ;
- le non respect du culte des ancêtres.
16 Souvent dans ces cas, les fautes sont inavouées et beaucoup incombent à la femme (manquer à des rituels, infidélité au mari, désobéissance au mari…). L’expression wolof « ligeeyndey, añu doom » comprenez « la mère suffisamment bonne met au monde un enfant qui va réussir dans la vie », s’applique à ce niveau. La femme est directement assimilée à sa progéniture dont la bonne santé et les comportements dépendraient de sa propre attitude.
17 Au Togo, d’après S. Dassa et al. (2009), la personne handicapée mentale est considérée comme un non humain ; elle est stigmatisée et rejetée. En revanche, une minorité de handicapés étaient réputés porteurs de pouvoirs surnaturels qui donnent accès à des vérités inaccessibles. D’autres, sont considérés comme « enfants misérables » lorsque atteints d’hydrocéphalie ou d’albinisme par exemple (Dassa et al. ibid.). Ils viennent d’un autre monde et sont censés y retourner. Ce sont des enfants qui demeurent dans une grande marginalité. Au Mali, par exemple, le chanteur Salif Keïta, marqué par son albinisme, fut ainsi rejeté par son père. D’ailleurs le bébé albinos était, dans certaines civilisations, « rendu » à son « monde d’origine », le monde invisible, c’est-à-dire sacrifié (Chalala 2007).
18 Au Bénin, selon un système de croyances traditionnelles, la maladie et le handicap ne sont pas le fruit du hasard mais interviennent par punition, par sanction pour la transgression d’un interdit par exemple (Prévot 2011). Selon M. Heraud « le handicap est généralement considéré comme la manifestation de l’interdit, l’expression d’une sanction » (2005). Par exemple, le sourd et la surdité y sont perçus comme une malédiction (Prévot 2011).
19 Toute culture s’attache à trouver une ou des causes au handicap. En Afrique occidentale, à partir des exemples cités ci-dessus, celle-ci relève principalement d’un registre spirituel, divin et relationnel. Le handicap ou la maladie seraient effectivement le résultat d’un dysfonctionnement des relations entre le social et le religieux, entre le visible et l’invisible, autrement dit entre les humains et les forces spirituelles qui les régissent. B.S. Sarr dit la même chose en ces termes en parlant de la signification de la maladie en Afrique : « elle est une cassure dans l’ordre normal des chosesdont l’interprétation nécessite une grille qui englobe dans une même réalité le social et le religieux » (2008). Pour la cause qui relève de Dieu, appelée cause naturelle, le proverbe béninois « Le crayon de Dieu n’a pas de gomme » traduit le caractère irréversible de certaines maladies ou handicap. En effet, certains handicaps sont également décrits comme des maladies de Dieu. Selon B.S. Sarr, « les désordres et leurs conséquences : (maladies, handicap, mort), n’adviennent que lorsque l’homme viole les limites fixées par Dieu » (2008). On ne peut aller contre la volonté de Dieu. De ce point de vue, rien ne sera tenté pour inverser le cours des choses. En ayant une cause naturelle, l’évènement devient inéluctable. En les prêtant à la volonté de Dieu, ces situations deviennent acceptables dans la mesure où l’on va considérer que « les causes naturelles relèvent de l’ordre normal des choses, du mystère de la vie dont Dieu seul à la clé » (Sarr ibid.), dans la vision qu’ont les populations.
20 Pour ce qui est des causes relationnelles du handicap ou « causes surnaturelles », elles nécessitent une véritable enquête afin de les déterminer, de les élucider et de pouvoir les expliquer. En effet, elles impliquent l’action d’entités surnaturelles, évoluant dans le monde de l’invisible et dont la manifestation dans le monde humain du visible leur donne toute leur force.
21 Nous constatons que les sociétés de l’Afrique occidentale acceptent mal le handicap et les causes qu’elles lui donnent permettent de ne pas endosser une part de responsabilité dans cette réalité. En Afrique en général, la cause du handicap ou de la maladie est bien souvent détachée de la personne concernée elle-même. Il faut noter que, dans les cas où le handicap est considéré comme étant provoqué suite à la transgression d’un interdit par un ancêtre proche de la famille, il a une valeur déculpabilisante (Prévot 2011). Ceci explique en partie pourquoi on s’attache tant à trouver une source au handicap. Cette source permet de légitimer un certain sentiment de culpabilité et atténue la honte provoquée par la situation.
Les représentations sociales du handicap en Europe
22 Des auteurs comme M. Foucault (1972) et H.-J. Stiker (1982) ont montré que, dans les cultures occidentales, des représentations sociales négatives du handicap étaient bien présentes.
23 Dans la Rome antique, l’enfant mal fait était refusé par son père et n’avait aucune chance de survivre. À la même époque, la difformité est le signe de la colère des dieux à l’égard des hommes. Pour se protéger, une solution en usage : le rejet, l’abandon, l’exposition afin que les dieux reprennent la vie de ceux qui ont subi leur courroux et annoncent des catastrophes. Exposer un enfant, c’était le laisser à l’abandon, en pleine nature. Les infirmités sont également le signe d’une faute. Dès cette époque, les personnes malades et difformes sont classées : la difformité congénitale est exposée, la maladie mentale est cachée.
24 D’après M. Foucault (Ibid.), tout au long du Moyen-Âge et de la Renaissance, en Europe, on composait des « Nefs des fous », étranges bateaux qui embarquaient pour un grand voyage les fous de la cité, et qui représentaient donc une manière de les chasser. Parallèlement, le handicap de naissance est toujours associé à la faute et au châtiment divin. Dans la partie sur « Les théories des Anciens », H.-J. Stiker (Ibid.) souligne que « l’univers mésopotamien est peuplé de dieux et de démons qui génèrent heurs et malheurs. La maladie, l’infirmité sont vécues comme une malédiction ». À l’époque hébraïque, il précise que le mal physique est perçu comme état spirituel et que « la maladie est la sanction d’un péché ou d’une simple inobservance d’un rite ».
25 En Allemagne, dès l’arrivée d’Hitler au pouvoir, en 1934, les malades mentaux sont stérilisés puis assassinés, parce qu’ils mettent en péril la pureté de la race, considérée comme le modèle, l’idéal à atteindre, une normalité qui exclut toutes les différences (Aurore 2006).
26 À partir de ces exemples de représentations sociales du handicap en Europe, nous pouvons constater les mêmes causes du handicap en Afrique. Ces causes et les comportements repérés en Afrique occidentale et en Europe relèvent de spécificités culturelles, mais semblent ancrés dans des invariants, principalement le rejet de l’altérité. Les personnes handicapées, comme nous le rappelle C. Gardou, « restent, ici et là-bas, les proies d’un monde imaginaire alimenté par les croyances immémoriales » (2010). Les racines culturelles de l’exclusion trouvent leurs origines dans des représentations sociales qui marquent profondément les comportements (peur et honte) et qui entretiennent les mécanismes de l’exclusion jusqu’à aujourd’hui. Quand une société définit la normalité par le fait d’être « identique », de ressembler au plus près à un individu prototypique qui représenterait un idéal de société, les conséquences sont eugénistes et inhumaines. Et pourtant, comme le précise G. Canguilhem, « la norme n’est jamais biologique, mais produite par le rapport d’un vivant à son milieu… » (1966).
27 Le handicap, vu sous l’angle de ses représentations sociales qui président ici et là-bas, ne renvoie-t-il pas à la figure du « stigmatisé », de « l’outsider », de « l’opprimé », de « l’étrangeté », du « double confiné dans un espace de liminalité » ? Comme l’indique C. Gardou, « nos attitudes, nos pratiques, nos comportements vouent [les handicapés] à une sorte de huis clos » (cité par Chossy 2011), comme s’ils étaient différents de nous. Sommes-nous différents des personnes en situation du handicap ? Nous posons cette question parce que, quand on « nomme » la différence que représente un être en situation de handicap, ce n’est plus le différent, « l’égal », et le « semblable », c’est la différence sauvage, sans fondement, « insituable » et teintée de représentations sociales que l’on désigne. Nous devons nous départir de l’usage du mot différent qui signifie autrement dit diminué quand nous parlons de handicap. Nous devons positiver le mot différent car, « n’être pas » ou « n’être plus », ne renvoie pas à la « négativité ». Nous pensons que cette différence est richesse et nous devons l’accepter car elle permet le vivre ensemble. Aujourd’hui, une transformation radicale de notre perception de la différence nous permet de « penser le différent sans passer par le négatif ». Si différencier c’est comparer, toute comparaison n’aura de sens que lorsqu’elle exige un minimum de ressemblance. C’est ce qu’Aristote énonçait quand il posait que « différent se dit des choses qui, tout en étantautres, ont quelques identités » (Métaphysique, IV-9, 1018a). Il faut donc se ressembler pour différer. Dans le même ordre d’idée, nous reprendrons les termes de P.J. Labarrière pour qui « il n’y a d’unité que plurielle ». Ainsi, la différence n’est plus ce qui « vient rompre l’unité, l’homogénéité, ce qui s’écarte de la norme » ; elle est « fonctionnelle […] le monde, un tissu de même et d’autre » (Solère-Quéval 2001).
28 Nous devons permettre à ceux que le hasard de la naissance ou de la vie a mis dans une situation de handicap, d’être reconnus comme sujets et de jouer pleinement leur rôle dans la société. Sinon il nous sera très difficile de faire un effort de dépassement, d’inventivité pour que les personnes handicapées se sentent comme des citoyens à part entière dans nos sociétés. Nous devons les intégrer, sous la forme d’une intégration sociale qui rime avec inclusion sociale, comme l’indique D. Poizat : « l’inclusion sociale désigne tous les domaines de l’existence où chacun pourrait gouverner sa vie : la citoyenneté, le travail, les loisirs, l’école, la formation, l’amour, les relations sociales dans leur entier pour un individu ou groupe d’individus qui en seraient exclus » (2009 : 12).
Conclusion
29 Les personnes en situation de handicap constituent un nombre non négligeable de citoyens. Or nous vivons dans un contexte culturel qui, en la matière, n’a pas véritablement progressé, qui fait même preuve d’archaïsme, voire d’obscurantisme. Les représentations sociales sont un phénomène présent dans toute société. Chaque culture, avec son histoire, ses traditions, mais aussi sa propre norme sociale, induira son interprétation de la réalité. Aujourd’hui, ces représentations sociales constituent des normes sociales qui président dans nos sociétés : « elles nous emprisonnent et nous immobilisent dans un archaïsme s’agissant du regard porté sur le handicap » (Gardou 2010). Partant, elles nous empêchent d’accepter la diversité. Si handicap rime avec « sorcier », « génie », « démon », « faute », « sanction », « malédiction », « vagabondage », « agression », « punition », « transgression », « pêché »… il conduit forcément à la peur et à la honte. Cette signification du handicap nous fait penser à ce que S. Korff Sausse appelle « l’inquiétante étrangeté qui met à nu nos propres imperfections et reflète une image dans laquelle nous n’avons pas envie de nous reconnaitre » (2004). Nous dirons, comme D. Poizat, que le problème de la prise en compte du handicap dans nos sociétés relève d’une « question culturelle profondément enfouie » (2009).
30 Nous devons agir pour que cette culture se transforme, pour qu’elle sorte de cette vision négative du handicap. De nos jours, les principes de non-discrimination, de participation, d’égalité des chances, de citoyenneté, « d’accès à tout pour tous », d’accessibilité de la vie ordinaire ont bien progressé dans les consciences et ont même commencé à s’imposer au niveau international, tout en connaissant des traductions différenciées. Nous ne devons plus voir le handicap sous l’angle lésionnel mais fonctionnel ou relationnel. Il permet en effet d’avoir une approche dynamique en matière de politique de prise en compte des personnes handicapées, une politiquequi consisterait à leur permettre de prendre leur part dans les situations de vie réelle, d’y être incluses, d’y être acceptées et de mettre en œuvre toutes leurs capacités.
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Mots-clés éditeurs : Afrique, représentations sociales, école, handicap, Sénégal, inclusion
Date de mise en ligne : 17/09/2012
https://doi.org/10.3917/lfa.177.0019