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Article de revue

Exil et transmission, ou mémoire en devenir

Pages 33 à 41

1 Pendant une quinzaine d’années, j’ai essayé de constituer le projet d’une clinique de l’exil et de l’errance, sur les bases d’une expérience et d’une pensée, dont les fondements, il faut le dire, m’opposent à tout culturalisme, à toute théorie de l’identité ethnique.

Déplacements

2 Cette opposition relève d’une divergence essentielle d’ordre pratique, théorique et éthique. Je ne pourrai, ici, en développer tous les aspects. Disons pour aller droit au but, qu’elle repose notamment sur l’utilisation de la notion de culture dans la théorie du psychisme et dans les rapports humains, dans ses applications à l’investigation et au traitement clinique des sujets étrangers. J’avais lancé à un moment ce mot : « la culture c’est le bouillon ». C’est à peine une boutade, car il suffit de revenir aux travaux des culturalistes américains qui l’ont introduite dans le champ psychologique, tel que chez un Ralph Linton dans Le Fondement culturel de la personnalité (1945), pour voir que la culture occupe la place de l’une de ces totalisations industrielles dont ce siècle a été si violemment prodigue, puisqu’elle est explicitement comparée à l’eau dans laquelle se meut le poisson de l’aquarium, poisson qui représente ici, bien sûr, l’individu humain.

3 Dans le prolongement même de cette conception, l’ethnopsychiatrie a cherché à montrer que cette eau était aussi bien intrapsychique, produisant par voie de conséquence, une série de notions qui aboutissent à l’ethnicisation croissante de la singularité psychique, telles que l’idée d’un inconscient ethnique : inconscient qui, si l’on en croit l’usage explicatif qui en est fait, concerne toujours, comme par hasard, les Africains et les Maghrébins, mais jamais les Européens. À croire que ces derniers seraient doués de fait, d’un inconscient universel. N’est-il pas dès lors logique que, pour le migrant et ses enfants, l’une des méthodes de traitement préconisé, consiste à lui injecter, dans son nouvel aquarium, un peu du bouillon de culture de son origine ? La théorie du « portage culturel » de l’ethnopsychiatrie ne dit pas moins.

4 Délaissant cette notion de culture, pour aborder la souffrance psychique des sujets dont l’existence fut marquée directement ou indirectement par le déplacement, j’ai proposé une conception fondée sur le concept de lieu, pensée comme acquisition fondamentale dans le processus d’humanisation partout. Le lieu est appréhendé dans une triple dimension : existentielle, métapsychologie, institutionnelle.

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  • La dimension existentielle : cette évidence que pour être, il faut être quelque part, selon Platon, peut devenir inévidente dans l’expérience de l’exil, dans la mesure où, pour le sujet humain, être ici n’équivaut pas à être-là. Cette phrase de l’un de nos patients : « J’y suis et j’y reste », montre que dans l’affirmation même de l’attachement au lieu, il existe une discordance essentielle entre le plan de l’être (J’y suis) et de la demeure (J’y reste). La non-équivalence entre ici et là montre tous ses avatars dans la clinique de l’exil, quand des sujets se condamnent des années durant, à être ici sans être là, sans parvenir à créer la concordance entre l’espace où il se trouvent et le là de leur être.
  • La dimension métapsychologique : c’est la dimension du lieu psychique, à propos duquel j’aimerais rappeler ce que S. Freud écrivait, dès les premières lignes de Psychologie des foules et analyse du moi : « L’Autre est présent d’emblée dans l’individu et, par conséquent, l’investigation psychanalytique est, elle aussi d’emblée à la fois une psychologie individuelle et une psychologie collective » (1921). Dans cette détermination du lieu psychique, nous voyons bien pourquoi nous pouvons faire l’économie de la notion totalisante de culture ou celle, terrifiante, d’inconscient ethnique, puisque cette « présence de l’Autre dedans », c’est ce dont il s’agit, et c’est ce que toute communauté humaine a su nommer, emblématiser, glorifier. Il ne saurait donc y avoir d’attention pour la souffrance de l’exilé, celui qui a décidé l’en allée dehors vers l’autre, sans attention à ce qui fait trembler le lieu psychique, désigné par S. Freud comme l’Autre d’emblée au-dedans.
  • La dimension institutionnelle : il n’y a pas de sujet sans être ensemble. Il n’y a pas d’être ensemble sans institution. Il ne peut y avoir de sujet qui ne soit institué. L’institution est le lieu social. La première des institutions qui marque d’une façon indélébile l’identité humaine est la filiation. À sa naissance, tout individu humain reçoit deux empreintes déterminantes : le sexe et le nom, par lesquels il est inscrit dans une place unique, dans une filiation. Le lieu institué est donc le lieu généalogiquement ouvert et tenu, dès la venue de quelqu’un à l’existence. Ex-ister, c’est avoir sa tenue dehors (ek- ou ex-signifie le mouvement d’une extase, la sortie de soi hors de soi). Ex-ister est donc synonyme d’ex-il. C’est pourquoi la clinique de l’exil apparait de façon si fondamentale, comme une clinique de l’expérience du hors lieu et de ce qui arrive à la filiation et à la transmission transgénérationnelle, à partir de cette expérience du dehors. J’y reviendrai de façon plus précise.

6 Nous sommes parvenus à ces résultats à partir d’une expérience clinique que nous avons eu la chance de mener pendant une dizaine d’années au cœur de l’une de ces cités désemparées de la banlieue nord de Paris ; quand nous nous sommes aperçus que pour les sujets déplacés, en déplacement ou qui ont subi les effets du déplacement à une génération précédente, la préoccupation implicite ou explicite du lieu devient, à un certain moment de leur existence, si envahissante, qu’elle engendre une souffrance et des manifestations symptomatiques, au point que j’en suis venu à penser l’exil comme obsession du lieu. Il est impératif pour comprendre cet enjeu, de distinguer le lieu de l’espace.

(Ad-) venir du dehors

7 Sous cet angle, le terme d’exil trouve toute sa puissance de nomination, puisque ce mot désigne par son préfixe ex- le dehors et par l’élément -il la notion de lieu dans la langue française. Ce n’est donc ni arbitrairement, ni par snobisme, que nous avons présenté le terme exil comme le terme clé du déplacement humain, parce que l’expérience de l’exil est simplement l’expérience du hors lieu, comme cela est inscrit dans le mot même. Et ce mot est le seul qui désigne spécifiquement dans la langue française le déplacement humain, à la différence de tous les autres mots, dont migration, qui concerne l’ensemble de l’ordre animalier.

8 On découvre alors, que depuis la nuit des temps, la question de l’illité (c’est-à-dire du lieu) et de l’exil est la question même de l’homme dans sa recherche incessante à fonder ce qui lui donne abri contre l’errance et l’oubli, ce qui lui permet de transmettre quelque chose qui n’est pas seulement une trace du passé, un legs, un héritage, mais de transmettre un devenir. Je ne citerai ici qu’un exemple, celui que la Genèse nous a légué, narrant l’errance d’Agar avec son fils, envoyés dans le désert par Abraham, quand, sur le point de mourir de soif, Dieu fait surgir sous le talon de l’enfant Ismaël la source d’eau. Nous savons que le mythe des musulmans fait de cette source l’emplacement de leur cité sacrée. L’adresse que la Genèse met à la bouche de l’ange, est assurément l’une des plus puissantes et des plus instructives quant à ce qu’est le lieu :

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Qu’as-tu, Agar ? Ne crains pas, car Dieu a entendu la voix de l’enfant dans le lieu où il est. Lève-toi ! Relève l’enfant et prends-le par la main, car je ferai de lui une grande nation. (Genèse, 21 : 17-20)

10 L’entente de la voix de l’enfant dans le lieu où il est, telle est la conclusion heureuse de l’errance, quand l’être est sauvé par l’ouverture du lieu. La différence entre l’espace et lieu est assez claire ici. Il y a le désert comme espace et s’il n’y avait que de l’espace, l’errance serait infinie. C’est à partir de l’entente de l’enfant que le lieu s’ouvre. Il n’y a pas de mémoire sans lieu.

11 On voit dans ce passage comment le lieu où l’enfant est entendu et désigné comme étant ce qui donne lieu à une descendance, autrement dit à une filiation qui prend la dimension d’une maison. C’est cette question que je voudrais approcher ici, autrement dit, la question du lieu en tant qu’institué, ou de la problématique de filiation dans l’identité de l’exilé. Je souhaite aborder spécifiquement ce qui se trame à travers la question de la nationalité, de ses enjeux psychiques pour le sujet. Je le ferai par le biais d’un exemple tiré de mon expérience clinique.

12 Que la descendance de l’enfant Ismaël soit liée à la nation, voici ce qui nous permet de sortir assez rapidement d’une compréhension restrictive, et partant réductrice du concept de filiation, celle qui consiste à s’en tenir à la dimension individuelle, c’est-à-dire familiale. Or l’autre volet, celui sans lequel le premier ne tiendrait pas, c’est celui que désigne ici le terme de nation. La nation n’est pas seulement un groupe d’hommes, une collection d’individualités, mais une entité abstraite, donc spirituelle, soutenue par un mythe, par un montage fictionnel ; et c’est ce mythe que les hommes se donnent comme ascendance. Ils sont les filles et les fils de leur père et mère, mais aussi les filles et les fils d’une fiction, qu’elle soit d’ordre national, ethnique, religieux, linguistique, etc. C’est à peu près dans les mêmes termes que les fameux « sauvages » pouvaient attribuer à un animal totémique la place d’un ancêtre. Ils savent bien qu’ils ne sont pas engendrés par le serpent ou le singe totémique, et cependant ils lui rapportent leur origine, et organisent les restrictions sexuelles à partir de cette descendance, au regard de l’autre totem. Comme tel et tel d’entre les Français aussi, qui savent bien qu’ils ne sont pas engendrés par l’État français, et que cependant ils lui sont affiliés.

13 La patrie a des enfants, comme le dit l’hymne, mais personne ne songe à croire, sauf folie ou fanatisme, que cette ascendance est gouvernée autrement que par une relation à l’impossible. Il est impossible que nous soyons les enfants de la nation, et pourtant cet impossible fonctionne comme si… Nous sommes tous les filles et les fils de l’impossible, et cet impossible doit avoir un nom, un nom de référence. Nous sommes les enfants de la référence, comme le dit si justement P. Legendre (1974). Si nous éprouvons tous le besoin de nous donner une descendance fictive par l’impossible, en plus de notre descendance individuelle réelle, c’est que la constitution psychique de l’homme réclame une telle construction. C’est un enjeu fondamental d’humanisation de l’homme, dans l’exacte mesure où partout, on attribue à cette référence, les prérogatives de la souveraineté au nom de laquelle on légifère, on accorde la vie et donne la mort. Quels sont les avatars de cette filiation à l’impossible référé, pour celui qui se déplace d’un lieu, vers un autre. Qu’en est-il de ses rapports à sa référence, aux références du lieu de l’exil ?

14 Les discours que nous entendons sur la nationalité sont souvent pris dans la langue de bois de l’intégration, ou bien de la régularisation administrative de papiers ; bref, elle est réduite à un enjeu policier et bureaucratique. Pourtant, dans mon expérience clinique, j’ai rencontré à maintes reprises, lors de l’accès à ou de la demande de nationalité, des situations dramatiques qui ont amené à des remaniements importants d’ordre psychique et dans la sphère des relations familiales. Tel père, par exemple, qui, en apprenant que son fils a obtenu la nationalité française, le met dehors, en lui disant littéralement qu’il « ne veut pas d’étranger chez lui ». Tel autre qui est venu me voir pour me dire que désormais, il considère son fils comme mort. J’ai eu connaissance directement d’un cas de délire mystique, chez un jeune Marocain, juste après l’acquisition de la nationalité française. Dans les mêmes circonstances, de graves troubles allergiques apparurent chez une jeune fille avec une hospitalisation d’urgence. Une autre jeune femme algérienne, dont le père est mort pendant la guerre d’Algérie dans des circonstances non élucidées, a été assaillie par l’obsession que son père avait été tué par l’armée française, au moment où elle avait commencé les démarches d’acquisition de la nationalité ; elle a dû les interrompre et commencer une psychothérapie.

Le dehors de l’origine

15 L’histoire de Samia commence deux ans avant notre première rencontre, lorsque sa famille qui travaillait comme famille d’accueil à l’Aide sociale à l’Enfance, dut abandonner le projet d’adoption qu’elle avait, pour Peggy, placée chez elle, depuis la petite enfance. Les services administratifs découvrirent, subitement, alors que le projet était fort avancé, que M. et Mme K., père et mère de Samia, étaient de nationalité algérienne (Mme K., précisons-le, est née en France) et que l’adoption ne pouvait s’effectuer au profit de ressortissants dont la juridiction du pays d’origine ne reconnait pas elle-même l’adoption. La procédure fut interrompue et Peggy, de nationalité française, demeura dans le statut qui était le sien, celui d’enfant pupille de l’État placée chez M. et Mme K.

16 Ce coup d’arrêt a provoqué un bouleversement considérable dans la vie de cette famille d’accueil. Peggy arrivée chez les K. alors qu’elle était nourrisson, se considérait, en effet, comme leur enfant ; au point qu’à l’école, elle refusait de répondre de son propre nom de famille. Elle avait fini par trouver cette solution, d’écrire sur ses cahiers : Peggy B. (son patronyme) famille K. C’est ainsi que cette enfant, tout en connaissant sa filiation naturelle, avait construit elle-même un montage, une fiction qui lui permettait de faire face à sa situation. Je dois dire que je n’ai jamais vu chez un enfant la volonté stupéfiante que j’ai observé chez Peggy de vouloir devenir la fille de cette famille nourricière. Peggy s’est mise à ressembler aux autres enfants du couple K., à parler l’arabe comme eux, bref à se fondre totalement dans le paysage familial.

17 C’est à la suite d’un accident de voiture qui avait failli lui couter la vie, que M. et Mme K. avaient décidé d’être candidats à l’adoption de Peggy ; elle était restée plusieurs jours dans le coma, veillée jour et nuit par la famille K. La promesse fut faite alors, que si elle se réveillait, M. et Mme K. l’adopteraient. La sortie de Peggy du coma fut considérée comme une renaissance, et M. et Mme K. entreprirent les démarches d’adoption, qui se heurtèrent au bout de quelques mois à l’obstacle que j’ai indiqué. Je dois préciser ici, pour donner une vue d’ensemble de ces faits, que Peggy avait des grands-parents maternels très âgés qui étaient d’accord avec le projet d’adoption. La famille K. avait, non seulement obtenu leur consentement, mais les avait intégrés dans son cercle et leur portait aide et assistance.

18 J’ai reçu M. et Mme K. aussitôt que l’administration leur avait signifié l’impossibilité de poursuivre la procédure d’adoption. Ils étaient défaits, pleuraient et exprimaient un sentiment d’injustice. Un mois après, quand je les ai revus, j’ai constaté un bouleversement frappant dans leurs attitudes, dans leurs discours, et jusqu’à l’habillement même. Je ne pouvais pas ne pas remarquer que Mme K. portait un foulard, certes léger, mais qui lui couvrait une partie des cheveux. La première chose qu’elle me dit est qu’ils viennent de découvrir que leur religion leur interdisait l’adoption, et que même si on leur proposait aujourd’hui de réaliser l’adoption de Peggy, ils la refuseraient. Il est vrai que la loi coranique non seulement ne reconnait pas l’adoption, mais l’interdit sous sa forme plénière, c’est-à-dire avec le changement de nom et de la filiation de l’enfant.

19 Pourtant, jamais auparavant M. et Mme K. n’avaient fait référence à la loi religieuse. Les services de l’Aide sociale à l’enfance, les éducateurs et moi-même, les connaissions depuis dix ans, c’était un couple moderne dont les quatre enfants étaient élevés avec peu de références à la tradition islamique, à peine les fêtes importantes étaient-elles prises en compte. Or voici que leur discours devenait religieux, très conservateur, et qu’une fermeture, un repli se faisait subitement jour, et ne cesserait par la suite de se durcir ; au point que nous commencions à nous poser la question de la poursuite de la collaboration avec eux, eux qui accueillaient par ailleurs deux autres enfants.

20 Tel est donc le premier mouvement de ce que j’appellerai plus tard un « jeu de billard généalogique ». D’un coup, le refus de la juridiction nationale renvoie à la loi religieuse ; plus précisément à l’interdit sous sa forme radicale, car l’interdit d’adoption dans l’Islam se fonde assez explicitement sur l’interdit de l’inceste. Tout se passe donc pour M. et Mme K. comme si l’interruption de la procédure d’adoption les avait confrontés à un vide de référence devenu intolérable ; nécessitant le recours à l’autre souveraineté, pour s’abriter derrière elle.

21 Le deuxième mouvement se produisit un an et demi plus tard, quand la fille du couple K., Samia, née en France, ayant atteint l’âge de la majorité, prit la nationalité française. Cet acte déclencha une crise importante dans la famille. Déjà, depuis que ses parents avaient opéré cette reconversion rapide à la tradition religieuse, Samia vivait mal la pression conservatrice, faite de surveillance et de suspicion, qu’ils lui faisaient vivre. Mais avec la prise de nationalité française, le conflit prit une tournure ouverte, car M. et Mme K. voulaient que Samia ne garde que la nationalité algérienne. La situation s’était dégradée, au point que Samia refusa d’aller au lycée, puis disparut. Pendant quinze jours, elle ne donna pas signe de vie à ses parents.

22 M. et Mme K. ont vécu dans une angoisse innommable la période où Sarnia avait disparu, sans donner de ses nouvelles. Dès qu’elle les contacta à nouveau, ils lui proposèrent de venir me voir. Elle finit par accepter, avant même de revenir à la maison de ses parents. Lors de la première rencontre, je vis entrer dans mon bureau une jeune fille qui, d’aspect extérieur, ne faisait pas plus de 15 ans. Je découvris par la suite que sa maturité affective n’était pas loin de ce seuil. Manifestement, c’était une adolescente en grande difficulté, triste, au regard fuyant, secouée de tics, mal dans son corps, ne sachant où se mettre, dans un état d’énervement permanent. Ses premières paroles furent pour me demander l’adresse d’une église. Pourquoi donc ? Parce que, me dit-elle, elle se sent chrétienne et souhaite pratiquer cette religion ; qu’elle est venue me voir uniquement pour me dire cela. Je lui propose alors de me parler du christianisme et de sa foi. Samia fut incapable d’évoquer le moindre élément spirituel du christianisme. Cette constatation déclencha chez elle un torrent de propos très virulents sur l’Islam, sur sa haine de cette religion, sur le fait qu’elle ne se considère pas comme arabe et qu’elle souhaite changer de nom et de prénom. Qu’elle regrette de ne pas l’avoir fait. Je pensais à ce moment-là qu’elle se référait à la possibilité de changer de prénom que l’accès à la nationalité française permettait, si le candidat le souhaitait. La condamnation de ses parents, de leur attitude religieuse, de leur appartenance nationale, était tout aussi violente. La véhémence du ton de Samia était telle que je me demandais par moment si elle n’allait pas quitter tout à coup le bureau en claquant la porte.

23 Au bout d’une demi-heure, j’ai subitement demandé à Samia, s’il y avait quelque chose qu’elle aimait faire, qui n’avait aucun rapport avec ses parents ou avec sa famille. Elle fut surprise par ma question, et me dit aussitôt qu’elle voulait être écrivain, et que tout ce qui l’intéressait actuellement dans la vie, c’était l’écriture et la lecture. De fil en aiguille, mise en confiance, elle déclina son modèle : George Sand. Elle connaissait plusieurs textes de cet écrivain et surtout de nombreux détails biographiques. Par chance, j’avais eu l’occasion de visiter la magnifique propriété de George Sand à Nohan, où un musée lui était consacré, et où se déroulait un excellent festival annuel de musique. J’ai pu alors, entrer en communication avec Samia autour de George Sand. Je voyais qu’elle prenait du plaisir à me parler et j’étais sûr qu’elle allait revenir me voir. La figure de cet écrivain restera, par la suite, pendant plus d’un an que durèrent les entretiens, présente entre nous, comme un pacte représentant un nouage essentiel avec une valeur évidemment identificatoire pour Samia. Mais cette identification que j’acceptais – et qui rendait possible le transfert – est ce qui a permis ce que j’appelle une « mémoire en devenir », c’est-à-dire une mémoire qui ne commence pas à partir d’une trace culturelle ou ethnique de l’origine maghrébine de Samia.

24 Pendant neuf mois, Samia manqua peu de rendez-vous avec moi. Il lui arrivait même de venir en dehors des horaires prévus. Progressivement, commençait à se défaire cet écheveau de haine dans lequel elle se sentait enfermée, où régnait la confusion entre le national, l’ethnico-linguistique et le religieux. Être algérien ou arabe ne signifiait pas nécessairement être musulman et inversement, avoir la nationalité française n’excluait pas d’être musulman ; des différences aussi simples n’étaient pas évidentes pour elle parce que ses parents eux-mêmes avaient rendu ces catégories homothétiques et inclusives les unes des autres. Il est évident que pour qu’une mémoire se constitue, il faut une lisibilité, donc des lignes distinctes et des espacements. Mais ne fallait-il pas qu’elle puisse d’abord s’accepter et être acceptée comme femme, dans l’idéal de l’écriture de la langue française, pour pouvoir supporter telle ou telle référence identitaire de ses parents ? Samia commençait, en effet, à savoir assumer son origine, sans passer par la foi réactive, ni par la religiosité de ses parents.

25 Mais au fur et à mesure qu’elle avançait sur le chemin de l’autonomie et l’affirmation d’elle-même, la haine de Samia pour sa mère s’accroissait, ses provocations, notamment à caractère sexuel, devenaient fréquentes. Elle s’habillait de plus en plus légèrement et affichait de nombreuses fréquentations masculines.

26 Les parents me demandèrent un rendez-vous pour me parler de ce que Samia leur faisait subir comme humiliation au regard des voisins et de la famille. « Ce sont des robes à viol qu’elle porte », me dit Mme K. qui s’inquiétait beaucoup pour la virginité de sa fille.

27 Comme si Samia avait entendu sa mère, elle se mit à plusieurs reprises en situation de danger pendant les vacances d’été, et fut effectivement violée. La mère vécut dramatiquement la perte de la virginité de sa fille. Elle pensait qu’elle touchait là le fond de l’humiliation et de l’indignité. « Samia nous a tout fait, me dit-elle, la nationalité, le rejet de la religion, le viol, que peut-elle faire de plus ? ». C’est le père qui m’a le plus surpris. Il montra beaucoup de sollicitude et de compassion envers sa fille, qui me dit un jour : « Il a fallu que je me fasse violer et que je perde ce morceau de peau, pour que mon père s’intéresse à moi et me dise qu’il m’aimait ».

28 Assez rapidement, comme si l’irréparable avait été commis, et qu’il n’y avait plus rien à perdre, un calme s’est installé dans la famille. L’atmosphère s’est détendue et l’on pu envisager sereinement pour Samia une formation de bibliothécaire en Bretagne. On crut donc bon de l’éloigner de la cité et de la famille.

29 Au bout de six mois, Samia décida de vivre avec Éric, un jeune garçon breton. Puis, elle se trouva enceinte de lui. Le jour où la mère apprit la nouvelle, elle s’évanouit. Elle décida de rompre totalement les liens avec Samia. Ce qu’elle fit. Vers le huitième mois de la grossesse, Éric écrivit une lettre à Mme K. pour lui annoncer qu’il pensait donner également à son enfant un nom arabe. Le jour même où elle reçut la lettre, sans révéler à son mari le véritable motif de son absence, elle fit un voyage éclair chez sa fille, et revint avec la promesse d’Éric de se marier avec Samia et de se convertir préalablement à l’Islam. Ce fut fait, qui plus est au cours une cérémonie qui associa les deux familles. Ce n’était pas un simulacre de conversion, car lors de la dernière visite de Samia pour me montrer son bébé, elle me dit sur un ton amusé, qu’il avait fallu, elle musulmane non croyante, « qu’elle tombe sur le seul breton capable de devenir musulman pratiquant ». Elle m’apprit aussi que la mère et la sœur d’Éric avaient commencé à s’intéresser à l’islam, à trouver des points communs : conversation donc plutôt que conversion. Et pendant ce temps, au milieu de tout ce tumulte, Samia continua à adorer George Sand.

30 Voilà précisément ce que les « ethnopsy » écraseront en produisant face à des sujets en exil des explications culturelles de leurs symptômes et en leurs administrant les signes de leur appartenance ethnique comme traitement. C’est ce « point George Sand », point étranger à la mémoire des traces, qui a permis l’ouverture d’une mémoire en devenir pour Samia, laquelle mémoire en devenir a rendu possible en retour l’acceptation de son origine. Partant de ce point étranger, l’utilisant comme un levier, le sujet a pu devenir actif et engager son avenir ; il n’est pas resté seulement prisonnier d’une dette du passé, qu’il paierait par sa douleur ou sa folie, mais a ouvert un rapport de créance au futur.

31 Je propose donc cette définition du transfert, et je finirai par là, définition valable à mon sens pour les étrangers comme pour les autochtones : c’est l’introjection d’un point d’étrangeté radical auquel le sujet s’identifie et à partir duquel il prend connaissance de son passé comme une mémoire en devenir.

32 Plutôt que de lui fournir d’emblée une compréhension sur sa culture, l’étranger a donc droit aussi, à ce point d’étrangeté du transfert.

Bibliographie

Bibliographie

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  • • LEGENDRE P. (1974), L’Amour du censeur. Essai sur l’ordre dogmatique, Paris, Seuil.
  • • LINTON R. (1977 [1945]), Le Fondement culturel de la personnalité, Paris, Dunod, en ligne sur http:// classiques. uqac. ca

Mots-clés éditeurs : adoption, étranger, transfert, exil, lieu, psychanalyse, identification

Mise en ligne 10/11/2009

https://doi.org/10.3917/lfa.166.0033

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