Notes
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[1]
Ce texte reprend d’assez larges extraits d’un travail antérieur (Rochex, 2000).
1 On voudrait ici, à partir d’un parcours de recherche, montrer qu’il n’y a pas lieu, comme cela semble de plus en plus fréquent dans nombre de discours profanes ou savants, d’opposer institution et expérience scolaire et procès de subjectivation, ou de considérer que celui-ci ne saurait se produire qu’à échapper à l’influence ou à l’emprise de l’École comme institution, et du rôle qu’elle joue dans la fonction sociale de transmission et les rapports intergénérationnels aujourd’hui, et se produirait au contraire dans des logiques de reconnaissance d’une identité ou d’une subjectivité qui n’auraient rien ou guère à voir avec leur mise en débat avec des normes qui ne leur doivent rien. Penser la question des normes et de la normativité à l’écart de toute tentation normalisante requiert dès lors de conjuguer dialectiquement une conception forte du sujet et de l’élève, et une conception forte de l’institution scolaire, de sa fonction et de ses objets, ou de façon plus générale une conception forte du procès de subjectivation comme intrinsèquement social dont ne sauraient rendre compte les approches solispistes ou subjectivistes [1].
L’ordre symbolique et l’éducation, conditions du sujet
2 Pourquoi sommes-nous contraints d’éduquer ? La nécessité de l’éducation se fonde sur deux traits caractéristiques de la spécificité humaine : l’extériorisation du patrimoine de l’espèce et la néoténie du petit d’homme, traits qui ont l’un et l’autre pour conséquence la substitution de l’histoire à l’évolution biologique, tant dans l’ordre de la phylogenèse, de l’histoire collective que dans celui de l’ontogenèse, du développement et de l’histoire individuels.
3 La spécificité humaine par rapport au monde animal ne tient pas tant au caractère social des conditions de la survie de chaque membre de l’espèce, caractéristique que nous avons en commun avec d’autres espèces animales, qu’à la constitution d’une mémoire et d’un patrimoine hors de l’organisme, et à la séparation de la société par rapport au groupe zoologique :
À partir de l’Homosapiens, la constitution d’un appareillage de la mémoire sociale domine tous les problèmes de l’évolution humaine. Toute l’évolution humaine concourt à placer en dehors de l’homme ce qui, dans le reste du monde animal, répond à l’adaptation spécifique. Le fait matériel le plus frappant est certainement la « libération » de l’outil, mais en réalité le fait le plus fondamental est la libération du verbe et cette propriété unique que l’homme possède de placer sa mémoire en dehors de lui-même, dans l’organisme social. (Leroi-Gourhan, 1965)
5 Le produit de l’évolution de l’humanité est donc conservé, non plus (ou de manière infinitésimale) sous formes de modifications biologiques de l’espèce, mais sous formes d’artefacts, d’outils et d’instruments, de significations et d’œuvres. Instrument de la libération par rapport au registre organique, l’outil présuppose le langage et la représentation, « instruments de la libération par rapport au vécu » (Ibid.). L’outil médiatise l’action tandis que les significations médiatisent la pensée, et la mémoire sociale qu’ils constituent se substitue au dispositif biologique de l’instinct. Cette accumulation externe aux individus du patrimoine humain – à partir de laquelle L. Sève (1974) peut parler d’ « excentration de l’essence humaine » – a une double conséquence. D’une part, s’émancipant des limites de l’organisme et du psychisme individuels, ce patrimoine peut dès lors connaitre un développement sans commune mesure avec celles-ci. D’autre part et en retour, ce patrimoine social dépassant de beaucoup ce qu’un sujet pourra en assimiler dans les limites de son existence, la construction de chaque sujet est toujours nécessairement singulière : « En somme, le secret de l’individualité psychique humaine la plus essentielle réside dans la connexion de ces deux données capitales : l’extériorité sociale et par suite le développement illimité du patrimoine humain total, de l’essence humaine réelle ; et par rapport à elle, les limitations naturelles et sociales de l’individu, dont la conséquence est qu’il ne peut s’approprier l’essence humaine qu’à travers une division sociale dont la forme est indépendante de sa volonté, voire de sa conscience, et dont le contenu détermine toute sa personnalité concrète » (Sève, 1974 : 347).
6 Cette substitution de l’histoire au dispositif biologique de l’instinct, que A. Leroi-Gourhan nous permet de penser dans l’ordre de la phylogenèse, est également présente et tout aussi importante dans l’ordre de l’ontogenèse. Elle y découle d’une autre composante de la spécificité humaine, évoquée ci-dessus : la néoténie, le caractère prématuré de l’être humain à la naissance. Cette composante est au cœur de l’œuvre théorique et clinique de H. Wallon, comme de celle de J. Lacan. Inachèvement biologique du système nerveux, retard de la dentition, de la marche, de la plupart des appareils et des fonctions, incapacité à se nourrir, impuissance motrice… constituent ce que J. Lacan nomme dans ce texte « la déficience biologique positive » du premier âge de l’être humain, cause de sa dépendance vitale à l’égard d’autrui. Le complexe, terme qui désigne ici une structure fondamentale des relations interpersonnelles, se substitue dès lors à l’instinct ; « unité fonctionnelle du psychisme », « il ne répond pas à des fonctions vitales mais à l’insuffisance congénitale de ces fonctions », « il supplée à une insuffisance vitale par la régulation d’une fonction sociale » (Lacan, 1938/1984). Mais la médiation d’autrui n’a pas pour seul effet de permettre la satisfaction des besoins biologiques du nouveau-né ; interprétant les manifestations corporelles et les attitudes de celui-ci, autrui leur donne forme ; il leur confère une valeur et une organisation signifiantes. Le besoin ne prend sens que d’être promu, par cette médiation, en demande puis en désir, le registre libidinal s’étayant par là sur celui des besoins biologiques vitaux par rapport auquel il se constitue comme écart. L’offre et l’attribution de sens précèdent toujours la demande, elles la constituent par cet effet d’anticipation dont sont porteurs les mouvements, les discours et les désirs parentaux, et que P. Aulagnier (1975) conceptualise en termes de violence primaire (ou violence de l’interprétation), « nécessaire à donner accès au sujet à l’ordre de l’humain ».
7 Mais dans ce processus d’institution du sujet, autrui n’agit pas seulement pour son propre compte. Les figures parentales sont les représentants d’un ordre symbolique et de ses contraintes et interdits, dont nul ne peut prétendre être fondateur, et dans lesquels elles ne peuvent faire que l’enfant s’inscrive que si et parce qu’elles-mêmes ont accepté de s’y soumettre. L’institution des sujets implique la normativité (qui n’est pas la normalisation). Il n’est de sujet qu’assujetti à et par l’ordre symbolique (Legendre, 1985). Ce lien vital des sujets à la normativité, qui noue ensemble le biologique, le social au sens anthropologique et la subjectivité, requiert l’assomption de ces contraintes structurales qui constituent l’ordre symbolique, fondement du lien social, et qui s’imposent à chaque petit d’homme pour fonder ce en quoi et par quoi il pourra participer de ce qui définit l’Humanité : la culture, la filiation, le langage, le travail… Parce que, contrairement aux animaux, il ne suffit pas aux individus humains de naitre biologiquement. Il leur faut, pour vivre leur condition humaine, naitre une seconde fois dans l’ordre du symbolique, dont les institutions primordiales résident dans le principe généalogique de la filiation et de l’interdit de l’inceste, et dans les contraintes du langage. Cet ordre symbolique est un ordre au triple sens du terme : premièrement, il est structuré, normé, il comporte et définit des frontières et des points d’impossible ; deuxièmement, il fait commandement, contrainte, à tout sujet ; troisièmement, il définit des relations et assigne des places, des fonctions (les termes de la parenté, les catégories de personne, etc.), qui ne sauraient être confondues sans graves dommages (ce dont témoigne le drame œdipien), et qui transcendent la contingence de chacun des sujets particuliers qui viennent à les occuper. Mais c’est un ordre libérateur pour le sujet humain, qui ne peut advenir à la position de sujet et à l’historicité qu’elle fonde que de rencontrer et d’assumer pour son propre compte cet ordre qui lui préexiste et lui fait contrainte, que d’accepter de n’être qu’un maillon de la chaine des générations par laquelle il se transmet.
8 En rupture radicale avec l’immédiateté animale, le rapport humain au réel, passe par la médiation du symbolique. Cet écart est à la fois constitutif et condition de possibilité de la culture au sens anthropologique. C’est de cette distance originelle et universelle de l’humanité au réel que peut surgir la possibilité, pour l’espèce comme pour chacun de ses représentants, d’agir sur celui-ci pour le transformer, le penser et se l’approprier, et, ce faisant, de se transformer en retour. Procès de transformations mutuelles et solidaires qui se réalisent par l’intermédiaire d’instruments matériels et idéels, de conduites gestuelles et sémiotiques, d’outils et de significations, de techniques et d’œuvres. Procès d’activités qui sont toujours socialement organisées, cette distance étant aussi espace potentiel d’échange et donc de conflit, mais aussi de commensurabilité entre groupes et sujets humains. L’ensemble des significations sociales, patrimoine cumulatif fait d’outils et de techniques, de mythes et de symboles, de significations et de concepts, d’œuvres, de formes et de catégories esthétiques, participent ainsi du symbolique, en ce que leur grammaire et leur efficace obéissent à des règles spécifiques et ne dépendent pas de l’arbitraire, du bon vouloir ou de la seule subjectivité de sujets particuliers.
9 La nécessité de l’éducation est alors celle d’introduire les enfants nouveaux venus à un monde qui leur préexiste, à une culture qui les précède et qui les institue comme sujets humains, à même non seulement de prendre place dans ce monde et cette culture, mais d’y apporter ou d’y entreprendre du nouveau (Arendt, 1972). Cette culture est faite de classes d’œuvres (arts, techniques, sciences, religions, droit, etc.), qui entretiennent certes des rapports entre elles au sein de chaque époque et de chaque civilisation, mais qui possèdent chacune son contenu et son matériau propres, ses conditions techniques de production, sa grammaire, son histoire et sa discipline intérieure, qui peuvent ainsi être considérées comme « effectuation d’un projet intérieurement normé », selon les termes qu’utilise G. Canguilhem (1968) à propos de l’activité scientifique. Tout au long de sa conquête, toujours inachevée, de la culture, c’est d’être confronté à cet impersonnel qui le précède et lui fait contrainte, à ce caractère nécessairement normé de l’activité humaine sur le réel, que le sujet peut se promouvoir hors de lui, devenir autre en devenant auteur de son histoire. C’est d’avoir été confronté et d’avoir dû assumer cette « normativité vitale » propre à l’ordre symbolique, d’en rencontrer incessamment l’écho dans la culture, la science, le langage, le travail, c’est-à-dire dans tout ce qui fait que l’espèce humaine se produit elle-même en produisant ses moyens d’existence, que le sujet peut devenir normatif au sens que E. Canguilhem donne à ce terme, c’est-à-dire capable d’instituer ses propres normes, et donc de produire des activités et des énoncés nouveaux ; qu’il peut produire un discours et des actes singuliers qui ne soient pas les mêmes que ceux qui l’ont précédé et qui fassent sens pour ceux auxquels il les adresse ; qu’il peut ainsi non seulement être sujet singulier, mais entrer en rapport d’échange avec autrui, avec le monde et avec lui-même.
10 Ce rapport au symbolique fait que les termes de parents, d’éducateurs ou d’enseignants, ceux d’enfant, d’éduqué ou d’élève ne désignent pas d’abord des personnes mais des positions et des fonctions symboliques et sociales. Celles-ci sont certes incarnées successivement par des personnes particulières, mais elles réfèrent à un au-delà des relations entre ces personnes ; elles ne relèvent pas du domaine de l’électif et ne sont pas interchangeables. Elles ne tiennent leur efficace que de leur inscription dans un registre symbolique qui seul permet d’échapper à la captation et à la dépendance imaginaires, à l’enfermement intersubjectif, au mythe de l’autofondation des sujets ou de leur « être ensemble ». La famille, l’école, dans leurs variations sociales et historiques, ne sont pas des communautés contingentes régies par les seules relations entre individus et trouvant en elles-mêmes ce qui les fonde, mais des institutions par lesquelles s’exercent la fonction et l’activité de transmission, et dans lesquelles se jouent à la fois et solidairement le rapport de la société à elle-même et l’institution des sujets.
Le sujet au carrefour de ses milieux
11 L’accumulation des acquis du développement sociohistorique de l’espèce humaine sous une forme extérieure et objective, artefactuelle et donc émancipée des contraintes et des limites de l’organisme biologique et de l’étroitesse de toute expérience individuelle, contraint chaque sujet humain à ne pouvoir s’approprier ce patrimoine que de manière à la fois partielle et partiale, au travers des rapports d’échange qu’il entretient avec le monde qui l’entoure. Loin de n’être qu’un environnement physique, ce monde est avant tout un milieu ou un ensemble de milieux humains. D’une part, c’est un monde créé et transformé par l’activité humaine, constitué d’objets et d’institutions produits par les générations antérieures et qui incarnent des aptitudes et dispositions formées au cours de l’histoire des sociétés et des groupes sociaux. D’autre part, l’enfant n’entre en rapport avec ce monde que par l’intermédiaire d’autrui, par la médiation de personnes signifiantes et il doit accomplir la double tâche complémentaire de réduire par degrés sa dépendance à l’égard des personnes en acquérant progressivement une maitrise de plus en plus grande des objets du monde, ces deux tâches demeurant toujours inachevées, y compris pour l’adulte. Mais, alors que les acquis du développement phylogénétique de chaque espèce animale sont, pour l’essentiel, « donnés » à chacun de ses représentants, les acquis du développement historique ne le sont jamais au petit d’homme ; ils lui sont « proposés » par autrui et dans les objets et phénomènes, les situations et relations constitutifs du monde qui l’entoure ; il lui faudra donc se les « approprier », au travers d’activités qui sont toujours problématiques et dont l’issue n’est jamais acquise d’avance.
12 Plus généralement, toute activité, toute expérience humaine doivent être envisagées comme triade vivante où sont engagés, dans leur affrontement au réel, le sujet, l’objet et autrui. Unité vivante parce que conflictuelle, dynamique parce que dysharmonique, puisque, d’une part, chacun des trois termes de cette triade obéit à des logiques, des lois et des normes qui lui sont propres et que, d’autre part, chacun recèle en lui des contradictions et ambivalences dont le dépassement en appelle aux deux autres. L’activité ne peut être comprise dans son développement et son histoire seulement à partir d’elle-même. L’unité d’analyse qui peut rendre compte de sa dynamique doit comporter à la fois l’objet – au double sens du terme – vers et sur lequel elle porte, et les sujets auxquels elle s’adresse ou répond, dont elle sollicite l’activité ou à l’activité desquels elle réplique, adresse ou réponse qui appellent à leur tour la réponse d’autrui, en un intertexte, en un dialogue et un échange d’activités sans origine ni fin.
13 Ainsi est-ce dans la possibilité de s’inscrire et de s’éprouver dans des activités (qu’elles soient langagières, corporelles, conceptuelles, techniques, esthétiques…) dont les normes et les contraintes, mais aussi les possibles relèvent de genres et de grammaires impersonnels, de formules différenciées d’action et d’instruments intellectuels « qu’il n’appartient pas à chacun d’inventer à son propre usage » comme le disait H. Wallon, qui ne dépendent ni de sa seule subjectivité ou de son seul bon vouloir, ni de ceux d’autrui, que le sujet peut être institué et incessamment sollicité au-delà de lui-même, convoqué à la fois et solidairement à se déprendre de lui-même, de ses suffisances et insuffisances, de ses appartenances et de son histoire passée, et à réduire par degrés son union et sa dépendance à l’égard des choses et des personnes. Parmi ces formules différenciées d’action et ces instruments intellectuels, il en est – que l’on pourrait qualifier de « genres seconds » selon la formule de M. Bakhtine (1984) – qui tout à la fois requièrent et construisent ou du moins facilitent un travail et une posture de mise à distance et de déprise d’un rapport « ordinaire » trop immédiat à l’expérience du monde, au vécu, à l’éprouvé, à la situation ou aux buts premiers de l’action. Posture et travail de ressaisie de son expérience du monde qui la constituent comme objet d’étonnement voire d’inquiétude, de questionnement, de réflexion, d’analyse et de connaissance, et instituent dans le même mouvement le sujet en foyer de ces activités. Posture et travail de mise en question d’une « conception », la plupart du temps implicite, selon laquelle le dire, le vrai, l’efficace ou le beau pourraient n’être pas problématiques, ne seraient pas le produit d’un travail, d’une construction, d’une élaboration, mais relèveraient de la découverte, de la révélation ou de l’expression d’un « déja-là » ne demandant qu’à se dévoiler et à apparaitre à un regard ou à un esprit qui ne pourraient dès lors faire qu’y acquiescer et se rendre à la supposée évidence des choses et de l’ordre ou du désordre du monde. Ces « genres seconds » apparaissent donc comme des opérateurs cognitifs permettant une ressaisie et une interrogation des genres premiers, lesquels relèvent d’une expérience du monde, d’usages et de pratiques qui peuvent s’ignorer ou s’oublier comme tels, Même si elles n’en ont pas le monopole, ces genres seconds sont, dans nos sociétés, étroitement liés à la literacy (laquelle ne se limite pas à une conception restreinte du lire-écrire) et à la scolarisation, soit à des modes d’enseignement et d’apprentissage organisés de manière réglée et systématique, et qui, par delà leur variations culturelles et sociohistoriques, fondent l’École comme institution. Dire ceci ne signifie évidemment pas que l’on ignorerait que l’appropriation de ces « genres seconds » et ses effets en retour sur le développement des genres premiers ne peuvent qu’être marqués, contrariés par la réfraction dans les modes d’expérience, de rapport au monde et au langage, d’une division sociale du travail et de rapports de domination qui limitent la possibilité des uns de se ressaisir de leurs actes pour les émanciper et les faire valoir au delà de leur mise en œuvre, et la possibilité des autres de mettre leurs productions discursives, conceptuelles ou symboliques à l’épreuve du développement de l’expérience et de sa transformation. Ni qu’ils le sont pour une part par des modes de fonctionnement et des modes de faire propres à l’institution scolaire et aux pratiques sociales et professionnelles dont elles sont le théâtre. C’est au contraire dessiner des pistes pour une transformation de cet état de fait.
14 Si donc le processus de construction du sujet est procès de transformation de ses modes de relation et d’échange avec le monde qui l’entoure, ce monde n’est pas homogène ; il est fait de différentes institutions (famille, école, travail), de différents milieux et domaines d’activité (jeu, apprentissage, activités de loisirs, professionnelles ou domestiques). Dès lors, il convient de suivre l’exemple de Wallon, utilisant presque toujours le pluriel pour parler non du mais des milieux de chaque enfant, de chaque sujet, pluralité qui interdit d’identifier l’enfant ou le sujet à l’un ou l’autre de ses milieux ou systèmes d’appartenance : « Plusieurs milieux peuvent donc se recouper chez le même individu et même s’y trouver en conflit. […] Les milieux où il vit et ceux dont il rêve sont le moule qui met son empreinte sur sa personne. Il ne s’agit pas d’une empreinte passivement subie. Assurément les milieux dont il relève commencent par commander bien de ses conduites, et l’habitude précède le choix. Mais le choix peut s’imposer soit pour résoudre des discordances, soit par comparaison de ses propres milieux à d’autres » (Wallon, 1954). Ce sont les rapports de conflit, de discordance, de comparaison et d’évaluation réciproque entre les différents milieux dans lesquels vit ou dont rêve chaque sujet, qui le sollicitent comme instance d’évaluation, de choix, d’arbitrages et de délibérations, conscients ou insus. C’est donc entre ses milieux, à leur intersection, et non à l’écart d’eux, que le sujet se saisit, se ressaisit et ne cesse de se produire. Le sujet, le procès de personnalisation (ou de subjectivation), ne sont pas ce qui nait, ce qui surgit là où s’arrête le social ou là où il n’aurait pas encore commencé à exercer ses droits, mais ce qui résulte de l’épaisseur du social, c’est-à-dire de sa pluralité et de ses contradictions. Le social n’est pas ce qui vient à un sujet qui serait préalablement constitué, mais ce dans et par quoi il se constitue. Ce n’est pas moins de social qui conduit au sujet et au procès par lequel il ne cesse de se construire et de se déprendre de lui-même, ou qui permettrait de les retrouver, mais plus de social, au sens d’un social plus riche, plus complexe, saisi de manière dialectique dans ses discordances et ses contradictions. Et celles-ci ne sont pas seulement constitutives des situations et des rapports sociaux que doivent affronter les sujets, mais tout autant de leur histoire singulière, à partir de laquelle ils les affrontent.
15 Le sujet humain ne cesse donc de se produire, de se saisir et se ressaisir au sein des rapports sociaux, au carrefour des différents milieux dans lesquels il vit ou dont il rêve, au cœur des échanges d’activités, de sens et de désirs, réels et imaginaires, qu’il y noue. Engagé dans plusieurs mondes, plusieurs temporalités et sur plusieurs scènes, le sujet ne cesse de travailler à s’en déprendre en signifiant et en régulant ses conduites et ses engagements dans un domaine de sa vie à partir du sens dont il peut les investir dans d’autres domaines de son existence. Cette tâche et ces efforts, toujours inachevés et en partie illusoires, par lesquels le sujet tente de surmonter les discordances, ambivalences et contradictions qui surgissent de la pluralité des mondes et des temporalités dans lesquels il est engagé, sont constitutifs du procès de subjectivation et de la plus ou moins grande plasticité, de la plus ou moins grande mobilité que celui-ci lui permet de conquérir contre ses différents assujettissements.
Expériences scolaire et non scolaire : interdépendance et intersignification
16 Ainsi peut-on penser à l’aide des concepts d’interdépendance et d’inter-signification les rapports qui se nouent pour chaque sujet élève entre expériences scolaire et non-scolaire (pour l’essentiel familiale et juvénile). Le concept d’interdépendance renverrait à l’ensemble des ressources dont est doté l’enfant ou l’adolescent et qui lui sont disponibles pour interpréter les demandes d’activité qui lui sont faites dans l’institution scolaire et pour y répondre de manière plus ou moins pertinente. Il renverrait donc aux processus que l’on a pris l’habitude de désigner en termes de clarté, d’opacité, ou de malentendu cognitifs ou socio-cognitifs, mais tout autant aux modalités selon lesquelles l’institution scolaire et ses professionnels prennent en considération ou méconnaissent ces processus, et la nécessité de ne pas présupposer chez tous ceux qu’ils accueillent des dispositions et modes d’interprétation, des rapports au savoir, au monde et au langage dont tous sont très loin de disposer à leur entrée dans les différents segments du système éducatif (Bautier et Rochex, 1997). Prise en considération qui me semble nécessaire pour travailler dans le sens de ce que Bourdieu et Passeron (1970) évoquaient en termes de pédagogie explicite ou rationnelle. Le concept d’intersignification, désignant la nécessité et le pouvoir du sujet de négocier entre l’enfant (ou l’adolescent) et l’élève qui coexistent en lui et de signifier ce qu’il fait ou projette dans un domaine de son existence à partir du sens que prennent ses actes dans d’autres domaines d’expérience, renvoie, lui, à la composante subjective de ces rapports et de ces processus, soit à ce que les sujets y engagent, y méconnaissent et y élaborent d’eux-mêmes. Ce procès de subjectivation, ce travail d’intersignification entre son histoire scolaire et son histoire familiale et sociale, les rapports que le sujet y établit ainsi entre activité et subjectivité, peuvent lui permettre de prendre appui sur l’un ou sur certains de ses assujettissements pour se libérer de sa sujétion à certains autres. Mais il n’en va pas toujours ni nécessairement ainsi ; ils peuvent au contraire se révéler sans effets, voire nécrosants, et ne pas permettre, voire interdire qu’activité et subjectivité, que genèses instrumentales et dynamiques intersubjectives, constituent les unes pour les autres une zone proximale de développement.
17 Les travaux que j’ai menés concernant l’expérience scolaire (Rochex, 1995, 2004 ; Bautier et Rochex, 1998) me semblent montrer que tel est le cas lorsque les activités requises du sujet apparaissent trop opaques, obérées par d’importants malentendus, ou encore comme dénuées d’enjeux et de significations, et donc comme de simples tâches, dérisoires et plus ou moins routinières, ne pouvant être appropriées comme épreuves qui en appellent au sujet et à ses ressources subjectives en le convoquant au delà de lui-même, en l’engageant dans des processus, des grammaires qui peuvent le conduire là où il ne se savait pas pouvoir ni vouloir aller. L’insignifiance des situations et activités d’apprentissage pour le sujet peut d’ailleurs relever de la conception et des modes d’organisation de ces situations et activités (et donc du cadre pédagogique et institutionnel de l’expérience scolaire) et/ou du peu de mobilité du sujet, de sa difficulté à circuler entre des activités tenues ensemble par un horizon de vie personnel peu ouvert à la dimension du possible et de l’inattendu et ne faisant guère de place, ne conférant guère de valeur à des activités, intellectuelles ou non, qui seraient susceptibles de permettre au sujet d’investir un espace-temps futur, d’aspirer à un devenir placés sous le signe du non prévisible et de l’incertain. Une telle insignifiance, ou insuffisance de signification, ne semble pouvoir permettre comme seuls modes de « régulation » et d’intersignification entre les différentes activités et les différents domaines d’expérience du sujet (entre expériences scolaire et familiale, entre école et loisirs, entre apprentissages et sociabilité juvénile) que ceux qui sont de l’ordre de l’empilement sans (guère d’) intégration, de la juxtaposition et du clivage, « heureux » ou plus ou moins douloureux, ou encore de la compensation, lorsque l’univers familial ou la sociabilité juvénile permettent de trouver un réconfort et de prendre de la distance par rapport aux avatars et difficultés de l’expérience scolaire (ce qui n’est évidemment pas rien) mais sans pour autant faire retour sur celle-ci et pouvoir agir comme ressources et soutien réels dans l’ordre des études ou du rapport à la scolarité et à l’avenir des sujets concernés.
18 Les rapports d’interdépendance et d’intersignification entre l’expérience scolaire et l’expérience familiale ou extrascolaire peuvent également s’avérer grippés ou nécrosants, sur un registre la plupart du temps bien plus douloureux, lorsque la composante objective de l’expérience scolaire, liée aux activités et contenus d’apprentissage et à la ressaisie qu’ils rendent possible de son rapport au monde et à autrui, se trouve envahie, débordée, captée par les conflits et ambivalences propres aux avatars de l’histoire et de l’expérience familiales ou sociales qui demeurent en souffrance d’élaboration symbolique, de possible investissement ou traduction d’un domaine à un autre. L’institution scolaire et ses agents, la composante impersonnelle de l’expérience qui s’y inscrit, les contenus et activités d’apprentissage ne sont alors pas investis pour eux-mêmes, mais pour ce qu’ils représentent dans les conflits subjectifs et intersubjectifs dans lesquels se débattent les sujets. Ils peuvent dès lors donner libre cours à des processus de soustraction au réel et à ses exigences, de refuge dans le ressassement de son passé et de ressentiment à l’égard de soi-même et d’autrui, aboutir à des conduites actives d’échec, à des exigences de reconnaissance de soi qui ne peuvent prendre le risque de la distance de soi à soi que requièrent l’apprentissage et le changement auquel il engage, voire à des comportements qui tiennent du passage à l’acte, toutes choses qui s’opposent à la plasticité psychique et aux remaniements subjectifs dont est potentiellement porteuse l’activité par sa composante impersonnelle. D’où la nécessité de ne pas considérer ces conduites, ces attitudes ni les discours que tiennent les sujets sur eux-mêmes et sur les institutions comme disant le vrai de leur expérience, et de travailler à décrypter, pour ce qui est de l’expérience individuelle et collective, les conflits intérieurs et les contradictions sociales et institutionnelles qui se trahissent – dans les deux sens du terme – dans leur apparence et leur contenu manifeste.
19 Le travail d’intersignification évoqué supra comme permettant de jouer de la pluralité de ses assujettissements pour s’en déprendre et s’en émanciper, de manière toujours partielle, se retrouve en revanche en des modes de rapports entre expériences scolaire et non scolaire (familiale, amicale, de loisirs) où se font écho et se développent mutuellement trois ordres de possible : la possibilité pour les élèves de reconnaitre – là encore dans les deux sens du terme – les contenus et disciplines d’apprentissage, en particulier les activités langagières et le travail d’écriture, comme étant indissociablement espace de contraintes et de possibles ; celle de faire valoir l’histoire dont ils sont issus, les dispositions et traits identificatoires qu’ils s’y sont appropriés dans ce qu’ils deviennent ou aspirent à devenir à et par l’école, de reconnaitre la légitimité de cette histoire y compris (surtout ?) lorsqu’ils ne veulent pas la reproduire ; et la possibilité d’intégrer savoirs et expérience scolaires et non scolaires sans pour autant gommer ou réduire leurs spécificités, mais au contraire en pouvant interroger les uns par les autres, en pouvant faire « circuler » d’un domaine à l’autre les connaissances, les points de vue et les postures propres à chacun.
20 De telles analyses me conduisent à affirmer qu’il ne saurait y avoir de conception forte de ces sujets que sont les élèves sans conception forte de cette institution qu’est l’école et des objets et pratiques de savoir qu’elle a la charge de transmettre, et donc sans exigences fortes de transformation démocratique de cette institution qui n’aillent pas, comme cela me parait être le cas de nombre de discours, savants ou profanes, contemporains, dans le sens de sa « désinstitutionnalisation ». Il ne peut être selon moi d’apprentissages culturels durables et profonds sans engagement et prise de risques de la part du sujet, sans dessaisissement de soi dans une tension vers des formes nouvelles, épreuves nécessaires sans lesquelles ne saurait advenir aucune ouverture du sujet humain à son aventure et à son historicité. Reste à savoir si l’institution scolaire permet une telle expérience de dessaisissement de soi, à qui elle le permet et à quel cout social et subjectif. Chacun sait que les modes de fonctionnement tout à la fois élitistes et dogmatiques qui sont trop souvent ceux de l’institution scolaire dans notre société obèrent, voire rendent impossible cette expérience pour de trop nombreux élèves, et ce tout particulièrement pour les élèves de milieux populaires, et que les constats statistiques ou les travaux de recherche plus « qualitatifs » ont permis de mettre au jour les inégalités sociales et sexuées en matière de parcours scolaires et d’accès au savoir, et certains des processus qui contribuent à les produire, et à produire les logiques de disqualification sociale et personnelle qui les accompagnent fréquemment. Les analyses qui précèdent conduisent néanmoins à une certaine vigilance à l’égard de nombreux discours critiques contemporains sur l’institution scolaire et sa nécessaire transformation. Pour ma part, elles m’amènent à être extrêmement réticent à l’égard des diverses problématiques, théoriques, profanes ou institutionnelles selon lesquelles la démocratisation ou la « modernisation » de l’École, le sens de l’expérience scolaire et le rapport des « élèves en difficulté » à l’institution d’enseignement pourraient, voire devraient être pensés, mis en œuvre, « construits ou reconstruits » en dehors ou en marge des enjeux d’apprentissage et de l’activité intellectuelle des élèves, en centrant la réflexion, l’investigation et la transformation prioritairement sur les relations de personnes (y compris de l’élève à lui-même) considérées comme devant avant tout « apprendre à vivre ensemble ». Problématiques qui minorent de fait la part que l’engagement des sujets dans des normes et des grammaires impersonnelles, et leur inscription dans des places, des rôles et des fonctions symboliques définis indépendamment des individus particuliers qui les occupent et les incarnent temporairement ; la part donc que cet engagement et cette inscription prennent dans le procès de subjectivation de chacun, dans les possibilités d’échanges entre sujets situés en des places différentes et d’inscription de chacun en de multiples milieux et rapports sociaux. Échanges et inscription au travers desquels chacun peut reconnaitre l’autre comme étant à la fois différent et semblable à lui, et se reconnaitre en retour « soi-même comme un autre », selon la formule de P. Ricœur (1990). De telles problématiques me paraissent participer d’une logique, théorique et/ou sociopolitique, de désinstitutionnalisation de l’École, dont il est en apparence paradoxal mais de fait peu surprenant, de constater qu’elle s’accompagne fréquemment d’une visée ou d’un fantasme d’École totale qui pourrait être en charge de l’ensemble des processus de socialisation des jeunes générations, voire des « classes dangereuses ». Visée ou fantasme d’École totale, de socialisation ou de pacification sociale qui se donne parfois à voir ou à lire ouvertement dans certains discours, actes ou projets auxquels donne lieu la politique ZEP ou les politiques scolaires ou périscolaires ciblées sur les milieux populaires ou précarisés, et qui ne peut à mon sens que tourner le dos aux objectifs de lutte contre les inégalités poursuivis ou plutôt affichés par ces politiques.
Bibliographie
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : Wallon, procès de subjectivation, échange social, ordre symbolique, expérience scolaire, normativité
Mise en ligne 10/11/2009
https://doi.org/10.3917/lfa.166.0021Notes
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[1]
Ce texte reprend d’assez larges extraits d’un travail antérieur (Rochex, 2000).