Notes
-
[1]
É. Bautier, « Mobilisation de soi, exigences langagières scolaires et processus de différenciation », Langage et société, n° 111, mars 2005 ; É. Bautier, J. Crinon, P. Rayou & J.-Y. Rochex, « Les performances des élèves en littéracie et l’hétérogénéité des univers mentaux mobilisés par les élèves », CADMO, Rome, Université de Rome III, 2005.
-
[2]
Rapport sous la direction de J.-Y. Rochex sur l’enseignement expérimental de philosophie en LEP, Académie de Reims, 2005.
-
[3]
Nos observations sont ici les mêmes que celles faites par D. Manesse, 2003.
-
[4]
Voir les travaux didactiques de J.-P. Bernié, M. Jaubert, M. Rebières au sujet des communautés discursives.
-
[5]
Ces étudiants sont très largement issus de la massification du lycée et de l’enseignement supérieur qui s’en est suivi, souvent les premiers d’une famille à atteindre ce niveau d’étude avec souvent un bac technologique, voire professionnel ; ces étudiants souhaitent également très souvent, entrer dans un IUFM…
-
[6]
F. Giust-Desprairies, La Figure de l’autre dans l’école républicaine, Paris, PUF, 2003.
-
[7]
F. Flahault, « Be yourself », Mille et une nuits, Paris, Fayard, 2006.
-
[8]
La conception du sujet élève acteur de son apprentissage qui conduit l’enseignant à « partir » des représentations et savoirs des élèves participe également de l’importance donnée à la parole de l’élève.
-
[9]
Repères n° 28, « “L’observation réfléchie de la langue” à l’école », 2003.
-
[10]
En particulier, les recherches conduites dans le cadre du réseau RESEIDA (responsable J.-Y. Rochex). Voir aussi É. Bautier (dir.), Apprendre l’école, apprendre à l’école. Des risques de construction des inégalités dès l’école maternelle, Paris, Chroniques sociales, 2006.
De quelques constats et définitions
1 L’analyse de plusieurs corpus de productions d’élèves à différents âges et à différents niveaux de scolarité fait apparaitre des constantes. La diversité de ces corpus est pourtant grande : des cahiers de français des évaluations nationales de 6e (É. Bautier et S. Branca-Rosoff, 2002), des cahiers de l’évaluation internationale PISA 2000 (évaluation des acquis des élèves de 15 ans, plus précisément de leurs compétences en littéracie) [1], des dissertations d’élèves de LEP [2], des copies d’examen d’étudiants en sciences de l’éducation de l’université Paris 8 [3]. Les constantes observées concernent la grande difficulté des élèves ou étudiants dans le maniement de la langue pour mettre en œuvre des règles d’accord, de conjugaison, de ponctuation, mais, simultanément, leur difficulté toute aussi grande à produire des écrits en adéquation avec le genre discursif attendu (le genre discursif lui-même et non la seule structure formelle d’un texte) quand celui-ci ne relève pas du narratif et qu’il s’agit des écrits pour apprendre, des écrits d’élaboration, des écrits réflexifs, voire des écrits d’évaluation. Nous proposons ici de réfléchir aux causes possibles de ces difficultés, des élèves de milieux populaires en particulier, en tant qu’elles peuvent être liées aux évidences qui sous-tendent les modes actuels d’enseignement de la langue et plus largement des cadres de travail et d’étude sollicitant le langage. Ces modes de faire supposent en effet partagées par tous des habitudes sociocognitives et sociolinguistiques – et les contraintes qu’elles imposent à la langue –, alors même que ces habitudes sont liées à la familiarité avec la littéracie.
2 Le lien que nous venons d’établir implicitement entre le non respect des contraintes de la langue et la difficulté à produire un texte respectant les contraintes du genre « texte de savoir » pose sans doute plusieurs questions. L’une concerne l’existence même de ce rapport, une autre concerne les effets d’un « enseignement de la langue », une autre encore convoque les modalités et les objectifs de l’enseignement aujourd’hui, celui de la langue, certes, mais au delà, celui des exigences scolaires et des ressources que l’École et l’enseignement donnent aux élèves. Poser ces questions est certes ambitieux – même s’il ne s’agit pas ici de répondre à chacune d’elles ! – mais il nous semble qu’il est important de les poser ensemble pour le public de nos recherches : les élèves ou étudiants non ou peu familiers de ces exigences, peu familiers des modes littéraciés sollicités par l’appropriation des savoirs scolaires. L’objet de notre propos, et de nos recherches, est de mieux comprendre les raisons d’une situation qui, malgré les discours officiels et les programmes valorisant la maitrise de la langue, est loin de s’améliorer du point de vue des performances des élèves (cf. D. Manesse, 2003 ; D. Cogis et D. Manesse, 2006).
3 Les écrits évoqués ci-dessus sont ceux dont les caractéristiques ne relèvent pas « seulement » d’un type de texte (descriptif, argumentatif, explicatif, narratif, ou des productions emblématiques des disciplines…), mais, supposent non seulement une (re) mobilisation de différents univers discursifs et cognitifs (documents divers, manuels…), de différents univers de savoir (savoirs quotidiens, scolaires) (É. Bautier et al., 2005), d’écrits et d’oraux et d’expériences hétérogènes produits dans des temporalités différentes, mais surtout leur tissage par et dans la langue en un discours construit et syntaxiquement « correct ». Plus précisément, les textes ainsi produits, forcément seconds (M. Bakhtine, 1984) conduisent à une position énonciative de surplomb, obligent à la transformation, toujours par et dans le langage et la langue, de l’oral, souvent de genre premier, quotidien, des échanges de la classe, d’écrits de sources diverses, d’une expérience première éventuellement non verbalisée initialement. Cette transformation suppose la disponibilité des formes syntaxiques de causalité, d’inférence, d’organisation de l’enchainement des énoncés, d’un lexique plus générique que spécifique (M. Laparra, 2005)… Il suppose donc un travail de la langue. Pourtant, ce que l’on a appelé ici « genre scolaire des textes de savoirs » est rarement construit, élaboré, produit en classe [4], à fortiori rarement considéré comme devant faire l’objet d’un enseignement. Dès lors, il peut n’être que rarement fréquenté par les élèves au long de leur scolarité, en ZEP en particulier, où les modes d’enseignement ne favorisent pas la production d’un tel genre par les enseignants eux-mêmes (valorisation de l’expression des élèves, écrits « réponse à des questions » et non d’élaboration…).
4 De plus, la satisfaction des normes linguistiques relève d’une pluralité de registres hétérogènes : le registre cognitif ( « savoir » le système linguistique grammatisé d’une langue dite maternelle pour le mobiliser), le registre sociologique (produire la langue et les savoirs normés par le genre littéracié et la langue grammatisée, pratiques langagières socialement situées), le registre didactique (les enseignables de la langue et des discours et les méthodes de leur enseignement sont-ils à même de permettre aux élèves de satisfaire aux attendus scolaires, sont-ils ce dont les élèves ont besoin pour produire les textes que l’école sollicite ?). Il nous faut sans doute encore prendre en considération les doxas ou discours dominants qui construisent les manières de faire ordinaires de la classe aujourd’hui avec la langue et le langage, et qui constituent les habitudes quotidiennes de travail des enseignants comme des élèves et dont le rôle est aussi (davantage ?) prégnant que celui des dispositifs plus strictement didactiques et des objets enseignés.
5 La référence aux textes des étudiants permet de désigner une ambigüité qui semble installée et qui touche justement aux relations entre langue, langage et savoir et plus précisément entre langue et ce genre qu’est le « discours de savoir ». Tout semble se passer comme si, pour ces étudiants [5], l’inscription à l’université (et non dans l’université) ne s’accompagne pas d’une adhésion, à fortiori d’une familiarité et d’une appropriation, avec la langue grammatisée (celle de l’écrit littéracié qui permet d’apprendre). On peut même rencontrer une résistance explicite de ces étudiants à inscrire leur texte dans cette forme discursive. Cette résistance a pu se construire au collège et se maintenir au lycée, elle va sans doute de pair avec une méconnaissance des exigences et des « raisons » des normes du « discours de savoir » (au sens de la normativité nécessaire de la langue et du discours pour (ré) élaborer pour soi un savoir et pour comprendre les enjeux cognitifs des enseignements), méconnaissance sans doute de ce discours lui-même. Ainsi, une caractéristique des textes de ces étudiants, et que l’on trouve également chez certains lycéens, est la forte présence des connecteurs logiques employés de façon non pertinente, comme « trace » d’un travail appliqué (et symbolique) de rédaction (sic) et des adverbes et prépositions dont le sens est plus qu’incertain. Ce sont ces connecteurs qui sont censés refléter la production d’un texte de savoir, qui, dans les faits, est constitué par la juxtaposition de « citations » de la parole enseignante et d’ouvrages entrecoupées par la parole de l’étudiant qui fait « irruption ». Interrogés sur ces caractéristiques, les étudiants manifestent la méconnaissance des relations entre langue (lexique, syntaxe et morphologie) et discours, et mettent l’accent soit sur ce « qu’ils ont à dire » et qui ne relève justement pas du discours de savoir assumant une position énonciative de genre second, soit sur le fait que ces énoncés sont emblématiques de ce qui doit être restitué.
6 Sur le plan strictement linguistique, ce qui était le fait des exclus de la scolarisation longue, il y a 20 ans (É. Bautier, 1989), à savoir l’impensé et l’impensable d’une langue comme système non aléatoire, d’une langue réglée et grammatisée, nécessaire pour construire et se construire dans l’ordre des savoirs scolaires, est ainsi aujourd’hui le fait de bacheliers largement issus de milieux populaires… Enseigner la langue à l’école, qui ne s’appelle plus « faire de la grammaire » (C. Masseron, 2005, ci-après), devrait pourtant faire accéder les élèves à cette conception, au moins avoir cet objectif.
Des objectifs de l’enseignement de la langue
7 Depuis deux décennies, des évolutions qui ont marqué l’enseignement de la langue peuvent expliquer ce phénomène, pour une part au moins. La grammaire de texte a largement pris la place de la grammaire de phrase et sans doute cette dimension supra-phrastique était-elle un objet enseignable nécessaire, mais de quel texte s’est-il agi ? L’enseignement de la langue a souvent été présenté ces dernières années comme un outil au service de la production comme de la compréhension des textes, mais cette « grammaire-outil » est-elle celle dont les élèves ont besoin ? Penser cet enseignement dans une telle perspective « utilitaire », n’est-ce pas justement empêcher les élèves qui en ont le plus besoin de s’approprier un autre rapport à la langue, d’investir la langue comme des ressources simultanément cognitives et linguistiques ? Une autre évolution des deux dernières décennies : enseigner la grammaire au collège se fait le plus souvent dans le cadre de séquences construites autour d’un type de texte ou d’un thème, des fonctions langagières, des difficultés des élèves relevées dans des productions ou des lectures incomprises. Si penser la langue au « service » d’un genre ou d’un type de texte, « aujourd’hui formes de discours » (C. Masseron, 2005), d’une fonction langagière d’explication, de description, d’argumentation… ou encore des erreurs constatées, permet l’analyse de phénomènes ponctuels, partiels, en contexte, ceci n’est pas suffisant pour atteindre les objectifs simultanément linguistiques et discursifs décrits ci-dessus. Certes, comme le souligne C. Masseron (Ibid.), il s’agit avant tout de « solidariser davantage (décloisonner) les sous-disciplines du français (lecture, écriture, langue) pour simultanément finaliser les apprentissages, renforcer les activités et les savoir-faire, relativiser les savoirs déclaratifs, abstraits et généraux et s’appuyer sur des pratiques langagières effectives, y compris dans d’autres disciplines ; on privilégie désormais les buts et le médium de la communication (…) ». Elle ajoute que « si l’on ne peut qu’adhérer au principe général d’un tel recadrage, – nous ajoutons : qui donne effectivement une place privilégiée à l’observation réfléchie, raisonnée, exigeante – il est en revanche plus difficile de se satisfaire de la cote mal taillée laissée à la grammaire de phrase, recouverte en l’état par la grammaire de discours au nom du niveau englobant de cette dernière. »
8 Cette démarche risque fort de laisser aux seuls élèves le travail de mise en relation, de cumul, d’adoption d’un point de vue de surplomb sur les phénomènes ainsi mis au jour. De fait, elles ne semblent pas construire chez l’élève un rapport à la langue qui la construit comme ressource pour élaborer les discours littéraciés, pas davantage mettre en place le lexique « scolaire », celui qui permet de réfléchir, de dire la compréhension et les savoirs, celui de la métalangue, du métadiscours qui permet commentaire et ressaisie, exigences scolaires pourtant présentes dans toutes les disciplines. Si le travail d’analyse, de ressaisie, de reconfiguration (É. Bautier, 2005) de textes, de l’oral de la classe, par la langue et le discours est ce qui conduit à des productions relevant des genres seconds scolaires, ce travail est cependant difficilement descriptible en termes de types de texte et des acquisitions à mettre en place, et c’est sans doute là une des sources de difficultés pour les élèves. Ce travail relève davantage de la mobilisation de la langue et de ses propriétés comprises dans leur pertinence, et d’activités cognitivo-langagières spécifiques à l’objet et à l’univers de discours et de savoirs travaillés.
9 Tout semble dès lors se passer comme si, alors même que les activités scolaires supposent de plus en plus souvent et précocement la production d’un métadiscours, d’une langue pour (s’) interroger, problématiser, comprendre, ces pratiques dans les classes où les élèves en difficulté sont majoritaires réduisent la production langagière et donc linguistique à l’usage le plus souvent oral, y compris chez l’enseignant, d’une langue des échanges quotidiens, d’aide et de régulations à visée procédurale facilitant l’effectuation de tâches ou d’échanges d’avis, de remarques. Pourtant, il suffisait de solliciter des usages pour que ceux-ci soient produits.
Comprendre les pratiques scolaires : le cadre de travail des enseignants et des élèves minore la question de la langue
10 Une analyse des pratiques scolaires d’enseignement et des conceptions qui les sous-tendent, en relation avec le type d’élèves auxquels elles s’adressent, permet de comprendre dans quelle mesure elles participent d’une socialisation scolaire langagière et linguistique qui risque de pénaliser, à l’insu même des enseignants, les élèves. Ceux-là mêmes qui n’ont que le milieu scolaire pour s’approprier les usages linguistiques et langagiers nécessaires aux apprentissages et aux exigences implicites de l’école. Nous n’analyserons évidemment pas ici l’ensemble des habitudes dominantes dans les façons de faire avec la langue à l’école, nous n’évoquerons que les domaines qui nous semblent constituer des obstacles et des évidences qui entravent l’appropriation par les élèves de la langue comme système global, réglé, grammatisé et son utilisation comme ressources nécessaires pour écrire et comprendre des textes (des discours).
Une école de la compréhension des savoirs plus que de leur transmission
11 Même si la référence à une culture commune est encore d’actualité, cette culture commune repose aujourd’hui moins sur des contenus de savoirs mémorisables et restituables que sur des modes de raisonnement partagés, sur la compréhension des phénomènes et des processus. En particulier, les raisonnements qui sous-tendent les élaborations des savoirs dans les différentes disciplines scolaires tels qu’on peut (doit) les verbaliser dans une position d’objectivation. Les contenus culturels et de savoirs déclaratifs sont dès lors minorés au profit des conceptualisations : il en est ainsi de la transformation de l’enseignement de la grammaire en ORL, du passage de l’histoire évènementielle à l’histoire conceptuelle, du développement conceptuel en géographie (comprendre, par exemple le concept de zone d’influence) ou en sciences (comprendre le concept de surface d’échange, par exemple) dès l’école primaire.
12 Certes, on ne peut que s’associer aux exigences de compréhension plus que de restitution des savoirs, de raisonnement, de commentaires, de problématisation, de réflexivité, car ces modes de faire avec le langage qui sont des modes de faire avec la pensée sont sans doute nécessaires à ce qui fait aujourd’hui nécessité cognitive dans notre société littéraciée (mode de pensée et usages langagiers largement fondés dans la familiarisation et les pratiques de l’écrit) et correspondent à l’élévation du niveau général de scolarisation. Au demeurant, les conséquences peuvent être source de difficultés pour une partie des élèves.
13 Ainsi, ces objets et conduites cognitives à élaborer par les élèves conduisent à produire plus rarement les savoirs déclaratifs de façon formelle et complète au collège, moins encore dans l’enseignement primaire. Or, même si leur restitution n’est plus « suffisante », ils sont nécessaires en tant que formes linguistiques et discursives comme ressources pour écrire et réfléchir. De plus, cet objectif, cette « élévation du niveau d’exigence intellectuelle » en vient à masquer et à dévaloriser des modes d’apprentissage comme la mémorisation, l’automatisation d’un certain nombre de savoirs et de procédures fondamentales, élémentaires mais importantes car ce sont elles qui permettent les cumuls, les mobilisations rapides et nécessaires pour effectuer le travail quotidien.
Des objets de savoir aux contours disciplinaires flous
14 Le développement dans la forme actuelle de la culture scolaire (et pas seulement scolaire), des « codes intégrés » du type de l’enseignement en séquences, interdiciplinaire ou en IDD (itinéraire de découverte) se fait au détriment des « codes séries » (B. Bersntein, 1975 : 272 et sv.) centrés sur une discipline et des objets de savoir désignés comme tels, donc à un changement dans les formes de classification et de découpages des savoirs qui ne rend pas aisée, pour les élèves qui nous occupent, l’identification des objets de savoir dans les relations qu’ils entretiennent au sein d’une discipline. B. Bersntein (1975), en son temps, a mis au jour que le code intégré, pour être porteur de « progrès » intellectuel est une difficulté plus grande pour les élèves de milieux populaires. Ce constat est particulièrement important pour l’apprentissage des propriétés de la langue qui nécessite systématicité, réitérations, mise en évidence des relations entre les unités pour penser le système dans sa globalité, pour amener à la décontextualisation nécessaire qui constitue la langue en objet d’étude.
Une langue pour communiquer
15 Nous venons d’évoquer l’exigence de formation des élèves à une société littéraciée qui, paradoxalement dans sa réalisation ordinaire, semble minorer l’enseignement de la langue, au moins dans son importance curriculaire. On peut encore ici évoquer, contribuant à cette minoration, les conceptions dominantes des sujets élèves et de leur développement langagier telles qu’elles « pilotent » depuis plusieurs années les usages et préconisations concernant le langage et la langue dans les classes, dès la maternelle. L’objectif scolaire affiche la construction d’un sujet s’exprimant, débattant, communiquant dans une société où la démocratie se fonde sur la participation de sujets à la vie sociale ; ces sujets contemporains sont produits moins par les savoirs fondés en raison (ce qui fonda aussi en son temps la scolarisation), que par leur développement propre, par l’avènement de l’individu à lui-même [6]. À cette formation d’un sujet social à même de débattre en puisant en lui-même ses propres ressources [7] vient s’ajouter la valorisation de l’expression de chacun dans sa diversité. Dans l’école d’aujourd’hui, les élèves peuvent (doivent) s’exprimer oralement et cette valorisation n’est pas sans incidence sur la conduite des classes. Y compris quand il s’agit d’apprentissages disciplinaires, un premier moment de la classe est consacré à l’expression des élèves [8] sur le nouvel « objet » d’apprentissage, les enseignants y voient l’occasion d’avoir accès aux représentations des élèves. Ce moment est cependant assez souvent un moment de « spontanéité » d’expression dans un oral quotidien plus qu’élaboratif et formel ; de ce fait, il est peu, centré sur l’acquisition de la « langue des apprentissages » (M. Laparra, 2005).
16 On peut voir une tension, un paradoxe entre les exigences cognitives et linguistiques de haut niveau conceptuel et la valorisation de l’expression de chacun qui, dans sa réalisation ordinaire, s’opère rarement sur ce même registre cognitif. Ce paradoxe participe d’un brouillage de la hiérarchie des savoirs pour certains élèves.
Individualisation des apprentissages et formats de tâches
17 Deux autres traits dominants dans l’organisation du travail des élèves conduisent encore à minorer leur confrontation au travail de la langue et à la familiarisation avec une langue dont le sens s’élabore en référence aux contraintes de l’écrit.
18 Une conception individualisatrice du travail scolaire, très présente dans l’enseignement primaire, et en ZEP en particulier, et qui prive justement les élèves de ce qui fait la construction nécessairement collective des savoirs dans la classe par le biais des échanges collectifs argumentés, véritable « genre scolaire » de construction des savoirs et qui n’est réductible ni à l’expression de l’opinion de chacun, ni au fameux cours dialogué, et qui familiarise les élèves à ces formes linguistiques et métalinguistiques nécessaires à l’écrit.
19 Des formats de tâches qui non seulement privilégient ce travail individuel où chacun a à faire pour lui-même (travail sur fiches dès la maternelle, par exemple), mais aussi qui, dans sa logique même, concourt à réduire l’activité de l’élève à la satisfaction de la réponse à la question posée (écrite ou orale) par l’enseignant. Ce dispositif de travail participe ainsi à la minoration du travail d’écriture et de l’écrit, de la langue des apprentissages donc, au profit de logiques de repérage, de complémentation d’un énoncé ou de cochage de la « bonne » réponse. Certes, la matrice historique de l’enseignement de la grammaire était largement empreinte d’exercices proches de cette description (les exercices à trous du Bled ont marqué des cohortes d’élèves, les exercices structuraux leur ont succédé), mais ces exercices intervenaient le plus souvent en exercices d’application. La configuration actuelle est différente ; dans de nombreuses classes, le plus souvent celles qui sont fréquentées par les élèves de milieux populaires, c’est l’exercice, la fiche à remplir individuellement, les éléments à repérer dans les textes… qui initient l’activité, qui la poursuivent et servent d’évaluation, le temps pouvant arriver à manquer pour l’institutionnalisation collective. L’exercice est le cours, une succession d’exercices qui mêle et confond pour les élèves (pour les enseignants ?) diagnostic, apprentissage, évaluation. De plus, des pratiques d’adaptation des enseignants aux élèves, qui peuvent relever d’une logique d’aide, privilégient la réalisation des tâches au détriment de l’activité réflexive sur la langue et la métalangue.
Les conditions d’un travail de conceptualisation de la langue ?
20 Ce n’est évidemment pas le cas des ateliers de négociation graphique [9] (ANG) ou de la logique initiale de l’observation réfléchie de la langue (ORL). Ces pratiques didactiques viennent sans conteste contredire les descriptions précédentes et qu’il ne s’agit d’ailleurs pas de généraliser : notre objectif est ici de souligner en quoi certains cadres de travail expliquent que les élèves de milieux populaires puissent être confrontés à des modes de faire qui ne leur permettent pas de construire des savoirs cumulatifs, globaux et stabilisés sur la langue.
21 Attardons-nous sur les ANG, comme sur l’ORL. Ce sont des démarches en cohérence avec cette logique actuelle qui met l’accent sur les processus de réflexion élaborés dans des échanges collectifs, plus que sur les savoirs déclaratifs eux-mêmes. Elles relèvent à la fois des théories réflexives et actives d’apprentissage et de l’élévation du niveau de complexité des savoirs secondarisés dans l’objectif d’une réflexion métalinguistique élaborée par les élèves eux-mêmes. Certes, nous l’avons dit, cette exigence est sans doute nécessaire pour que tous les élèves aient accès à l’activité d’objectivation de la langue qui obligent au maniement des notions et du vocabulaire métalinguistiques, donc au changement de rapport à la langue. C’est bien là un des objectifs d’un enseignement de la langue, tel que nous l’avons évoqué précédemment.
22 Ces pratiques d’enseignement de la langue n’en soulèvent pas moins de nombreuses questions pour que les élèves qui nous occupent puissent en tirer bénéfice, sans que l’on suppose les problèmes qui sont les leurs ainsi résolus, comme s’il suffisait de mettre les élèves en situation de réflexion sur la langue pour que celle-ci s’opère. Tel n’est pas le cas. Ces pratiques sont très exigeantes pour les enseignants comme pour les élèves, elles supposent que les enseignants acceptent de se confronter aux raisonnements, aux logiques, aux univers des élèves (loin d’être toujours des univers linguistiques, même dans les raisonnements sur la langue, voir Repères n° 28, 2003), mais aussi et surtout que les enseignants savent quoi faire de ces raisonnements et observations des élèves et qu’ils aient des échanges collectifs argumentés formellement pour construire des savoirs collectifs nouveaux ayant valeur en eux-mêmes. Elles lui demandent également d’élaborer une progression où l’apprentissage de la posture intellectuelle s’inscrit dans la récurrence des activités.
23 Une autre difficulté réside justement dans le fait que ces pratiques d’objectivation ne doivent pas supposer acquis les rapports à la langue qui permettent justement l’observation et l’analyse de son fonctionnement puisque c’est ce que ces élèves n’ont pas été habitués à faire. Il est donc nécessaire de penser simultanément l’acquisition de ce nouveau rapport à la langue, de cette nouvelle pratique langagière dans une langue des apprentissages et la mise en œuvre des opérations cognitives et langagières qui autorisent la construction des règles raisonnées. Sans le souci de ces nouveaux apprentissages, nombre de ces démarches entreprises avec des élèves en difficulté se réduisent à des exercices individuels sous forme de fiches à remplir ; même si la consigne d’observer des phénomènes linguistiques pour répondre aux items est présente, les évaluations nationales en 6e montrent que cette situation ne garantit pas les apprentissages.
24 Enfin, il y a encore peu de recherches qui permettent de s’assurer que l’ORL ou des pratiques réflexives et objectivantes comme les ANG, pour être « nécessaires », sont bien celles qui permettent aux élèves d’apprendre et de mettre en œuvre dans les écrits et les lectures, de façon spontanée et stable, les normes syntaxiques et lexicales de la langue écrite (D. Cogis, 2003).
Interactions langagières, modes de travail et caractéristiques linguistiques du discours enseignant
25 Nombre de travaux, le plus souvent didactiques, étudient en particulier les interactions maitre-élèves et en analysent les caractéristiques en ce qu’elles permettent d’avancée du temps didactique, de construction de l’objet à apprendre, d’argumentations. Des recherches davantage centrées sur la familiarisation des élèves à une langue et un discours de savoir et d’apprentissage, recherches réalisées dans des classes de ZEP [10], mettent au jour des échanges et des dispositifs de travail qui ne permettent pas aux élèves cette familiarisation. On peut ainsi décrire de nombreuses classes où le cumul du travail individualisé, d’une pédagogie dite « active » (mais qui n’en a pas l’exigence des caractéristiques fondatrices), de l’organisation de la classe à partir de l’effectuation d’exercices sur des supports distribués conduisent à la quasi-disparition du discours de l’enseignant, de celui des élèves aussi d’ailleurs. Le discours oral de l’enseignant, en particulier jusqu’à la 6e est produit principalement dans l’accompagnement de la réalisation de la tâche pour chacun. Les « échanges » ne portent souvent alors que sur le commentaire de ce que fait tel ou tel élève, ce commentaire, parce qu’il est produit « en situation », à partir de la tâche à effectuer, présente toutes les caractéristiques du discours spontané, « premier » (au sens de « genre premier »). Les interactions entre l’enseignant et chaque élève sont ainsi caractérisées par l’abondance des déictiques liés à la présence du support de travail pris pour seul référent, au détriment de l’objet cognitif pourtant visé, et ne permettent pas la production d’une règle commune dans une métalangue explicite. Ces interventions d’aide entre élèves ou entre l’enseignant et les élèves portent prioritairement sur la régulation de l’action en cours, sur l’aide procédurale.
En résumé
26 Les conceptions dominantes concernant les façons de faire et objectifs de l’enseignement de la langue et du langage et plus largement de la scolarisation relèvent de registres différents mais concourent à des récurrences et des cohérences « négatives » pour les élèves en difficulté, ou si l’on préfère, des incohérences entre des objectifs de maitrise de la langue et langagiers exigeants et ce que les pratiques ordinaires peuvent permettre de construire chez ces élèves.
27 De plus, ce qui fait matrice de travail aujourd’hui et que nous avons rapidement décrit dans l’hétérogénéité de ses composantes peut rendre opaque pour les enseignants eux-mêmes que certains élèves n’entrent pas dans les apprentissages linguistiques. Il est difficile dans les objectifs actuels d’établir des hiérarchies et même des progressions ; pourtant sans celles-ci, les apprentissages stables et structurants sont aléatoires.
Bibliographie
Bibliographie
- • BAUTIER É. (2005a), « Formes et activités scolaires, secondarisation, reconfiguration, différenciation sociale », dans N. RAMOGNINO & P. VERGÈS (éds.), Le français hier et aujourd’hui. Politiques de la langue et apprentissages scolaires, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence.
- • BAUTIER É. (2005b), « Mobilisation de soi, exigences langagières scolaires et processus de différenciation », Langage et société, n° 111.
- • BAUTIER É. (1989), « Aspects sociocognitifs du langage. Quelques hypothèses », Langage et société, n° 47.
- • BAUTIER É. & BRANCA-ROSOFF S. (2002), « Pratiques linguistiques des élèves en échec scolaire et enseignement », Ville-École-Intégration, n° 130, pp. 196-213.
- • BAKHTINE M. (1984). Esthétique de la création verbale, Paris, Gallimard, (trad. franç.).
- • BERNSTEIN B. (1975), Langage et Classes sociales, Paris, Minuit.
- • LAPARRA M. (2005). « Capacités langagières en production non fictionnelle », Pratiques, n° 125-126.
- • MANESSE D. (dir.) (2003), Le français en classes difficiles. Le collège entre langue et discours, Lyon, INRP.
- • MASSERON C. (2005). « Introduction », Pratiques, n° 125-126.
- • GROSSMANN F. & MANESSE D. (dir.) (2003). « L’ “observation réfléchie de la langue” à l’école », Repères, n° 28.
Notes
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[1]
É. Bautier, « Mobilisation de soi, exigences langagières scolaires et processus de différenciation », Langage et société, n° 111, mars 2005 ; É. Bautier, J. Crinon, P. Rayou & J.-Y. Rochex, « Les performances des élèves en littéracie et l’hétérogénéité des univers mentaux mobilisés par les élèves », CADMO, Rome, Université de Rome III, 2005.
-
[2]
Rapport sous la direction de J.-Y. Rochex sur l’enseignement expérimental de philosophie en LEP, Académie de Reims, 2005.
-
[3]
Nos observations sont ici les mêmes que celles faites par D. Manesse, 2003.
-
[4]
Voir les travaux didactiques de J.-P. Bernié, M. Jaubert, M. Rebières au sujet des communautés discursives.
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[5]
Ces étudiants sont très largement issus de la massification du lycée et de l’enseignement supérieur qui s’en est suivi, souvent les premiers d’une famille à atteindre ce niveau d’étude avec souvent un bac technologique, voire professionnel ; ces étudiants souhaitent également très souvent, entrer dans un IUFM…
-
[6]
F. Giust-Desprairies, La Figure de l’autre dans l’école républicaine, Paris, PUF, 2003.
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[7]
F. Flahault, « Be yourself », Mille et une nuits, Paris, Fayard, 2006.
-
[8]
La conception du sujet élève acteur de son apprentissage qui conduit l’enseignant à « partir » des représentations et savoirs des élèves participe également de l’importance donnée à la parole de l’élève.
-
[9]
Repères n° 28, « “L’observation réfléchie de la langue” à l’école », 2003.
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[10]
En particulier, les recherches conduites dans le cadre du réseau RESEIDA (responsable J.-Y. Rochex). Voir aussi É. Bautier (dir.), Apprendre l’école, apprendre à l’école. Des risques de construction des inégalités dès l’école maternelle, Paris, Chroniques sociales, 2006.