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Article de revue

Chronique « histoire de l'enseignement ». Méthode syllabique et méthode globale : quelques clarifications historiques

Pages 113 à 123

Les récents débats, plus ou moins polémiques et relayés par les plus hautes instances ministérielles, sur les méthodes de lecture, nous conduisent à réinterroger leur impact réel sur la maitrise du langage écrit. Parce que les propos les moins autorisés circulent et brouillent la connaissance de cet apprentissage, parce que les antagonismes idéologiques prennent le pas sur la description des pratiques, parce que les discours les plus réactionnaires ou nostalgiques perturbent le dialogue entre les partenaires de l'école, nous avons voulu situer les points de vue développés aujourd?hui en reproduisant l'étude publiée dans un précédent numéro de notre revue, (cf. Le français aujourd?hui, n? 90, juin 1990). Cette étude n?a pas pris une ride ; elle décrit de façon claire et argumentée l'évolution des méthodes d?apprentissage de la lecture. Espérons qu?elle pourra remplir cette fonction épistémologique salutaire, indispensable à la clarification des débats en cours.
La rédaction

1 Très souvent, lorsqu?il est question de la lecture et de son apprentissage, telle ou telle « méthode » est mise en accusation. Les médias ont fait de la dénonciation des fameuses « méthodes globales » un des thèmes préférés du grand public. Les éditeurs ont tour à tour utilisé l'une ou l'autre des appellations méthodologiques lorsqu?elle leur paraissait un gage de meilleure diffusion de leur produit. Les enseignants se réclament volontiers d?une doctrine mais modifient « à leur manière » les instruments qu?ils utilisent. Les chercheurs distinguent à gros traits parmi les façons d?apprendre à lire lorsqu?ils se livrent à des évaluations comparatives. Derrière d?apparentes évidences (l'opposition méthodes syllabiques/méthodes globales, par exemple), la question des méthodes de lecture reste passablement embrouillée et contribue à faire du débat sur l'apprentissage un conflit d?opinion plutôt qu?un examen raisonné des réalités et des enjeux.

2 Toutefois, une première précision s?impose. Le mot méthode désigne souvent aussi bien un petit livret fabriqué par un éditeur et destiné aux enfants, qu?un ensemble de principes pédagogiques, psychologiques ou linguistiques, qui définissent des objectifs et des moyens adéquats pour les atteindre. Quelquefois, un livret est réellement référé à une méthode ; le plus souvent, il n?appartient à aucune doctrine homogène et sa réalisation relève de stratégies éditoriales complexes. Le caractériser, dans ce cas, nécessiterait moins une analyse des exercices proposés que l'examen attentif des concurrences qui sévissent sur le marché.

3 Une autre précaution est tout aussi importante. Pas plus qu?on ne peut confondre produit éditorial et corps de doctrine, on ne peut confondre positions théoriques et pratiques des maitres dans leur classe. Or nous avons peu d?études comparatives rigoureuses sur celles-ci. La section francophone de l'International Reading Association a mis en chantier une large enquête sur les pays francophones et des résultats sont disponibles pour la Suisse romande et le Québec. Ils confirment la très forte homogénéité des pratiques et leur décalage par rapport aux méthodologies auxquelles se réfèrent explicitement les enseignants ou les décideurs des différentes institutions gouvernementales. D?où la nécessité, en attendant que les résultats soient disponibles pour la France, d?éclairer les sources auxquelles s?originent ces discours, sans cesse remodelés par la formation des maitres et l'édition scolaire. Nous en resterons ici aux méthodes au sens strict du terme. Seront considérés comme documents prioritaires les exposés pédagogiques, les justifications théoriques destinés à l'information des enseignants. Les préfaces de livrets constitueront un deuxième cercle de documents qu?il faudra sans cesse référer au premier.

4 On a souvent tenté de dresser des typologies de méthodes en opposant innovation et tradition, ou encore en prenant comme critères les principes explicitement ou implicitement sous-jacents à chacune des méthodes utilisées dans les classes. Dans ce dernier cas, ce sont des disciplines différentes (psychologie, linguistique, pédagogie) qui, selon les moments de l'histoire, sont convoquées. Ainsi, depuis les années 1920, a-t-on pris l'habitude d?opposer méthodes globales et méthodes syllabiques, effaçant par là une distinction plus ancienne qui contrastait méthodes épellatives et méthodes non-épellatives (vers 1830) ou encore méthodes de lecture-écriture et méthodes de lecture seule (vers 1880). Les manuels spécialisés destinés à la formation des maitres ont essayé d?imposer vers 1950 une opposition que l'on pensait alors plus cohérente entre méthodes analytiques (les méthodes globales), méthodes synthétiques (les méthodes syllabiques) et méthodes mixtes (départ global, analyse des mots mémorisés en syllabes et lettres, synthèse des lettres en syllabes et des syllabes en mots). Plus près de nous encore, ce sont des oppositions plus techniques qui se sont imposées : distinction, dans les années 1970, entre méthodes fondées sur une analyse phonologique stricte de la langue orale et méthodes qui s?en tenaient aux « sons » du langage ; ou encore, contraste revendiqué entre méthodes qui se proposent d?apprendre à « lire » (il faut entendre « comprendre ») et celles désignées comme ne se souciant qu?à apprendre à « déchiffrer ».

5 Ainsi, à chacune des grandes étapes de l'histoire de l'enseignement de la lecture, on a ordonné les différentes méthodes dans des systèmes d?opposition binaire. En fait, on ne peut comprendre leurs choix (et leurs refus) qu?en restituant leurs évolutions historiques, car chacune hérite des systèmes d?opposition antérieurs qu?elle a contribué à faire oublier. Dans le cadre de cet article, nous nous bornerons à présenter les principes des méthodes qui continuent aujourd?hui d?être les plus habituellement invoquées quand on parle d?apprentissage de la lecture (réunions de parents d?élèves, débats dans les médias), c?est-à-dire la méthode syllabique et la méthode globale, mais aussi la méthode syllabique à départ global appelée méthode mixte et la méthode naturelle, méthode globale élaborée par Célestin Freinet. Toutes ces méthodes ont été conçues entre 1880 et 1930 et bien d?autres, élaborées depuis, ont déplacé ailleurs les discussions entre spécialistes, mais la « guerre des méthodes » de la décennie 1960 a sans doute assuré pour longtemps la popularité de leurs désignations. Pourtant, il n?est sans doute pas superflu de donner quelques précisions historiques et techniques sur les choix d?apprentissage auxquels renvoient ces étiquetages.

Les années 1880 et la mise au point de la méthode syllabique

6 La réflexion méthodologique des années Jules Ferry combine les avancées antérieures (apprentissage simultané de la lecture et de l'écriture, enseignement collectif sut un matériel standardisé, mise au point de progressions, etc.) et met au point un système d?apprentissage qui va durer près d?un siècle. Aux objectifs limités d?une alphabétisation restreinte (déchiffrage d?un corpus limité de textes par ailleurs transmis oralement), les Républicains ont substitué des objectifs beaucoup plus ambitieux : par une scolarisation généralisée des campagnes, ils veulent éradiquer les valeurs traditionalistes de la culture orale et inculquer, en même temps qu?un nationalisme unificateur, les valeurs nouvelles du progrès, des sciences et de la République. Pour cela, ils disposent des livres, produits en abondance par une édition qu?ils contrôlent indirectement sinon de façon officielle. Mais ils ont besoin que les enfants deviennent des lecteurs efficaces, capables de comprendre ce qu?ils lisent et de transmettre à leurs parents la nouvelle culture que diffuse l'école. Il faut donc asseoir la méthodologie sur les avancées les plus assurées des périodes antérieures. L?article « Lecture » du Dictionnaire de pédagogie et d?instruction primaire publié sous la direction de Ferdinand Buisson (Hachette, 1882), constitue, dans ce domaine, la doctrine officielle. J. Guillaume, qui en a assuré la rédaction, répertorie les méthodes publiées depuis le XVIIe siècle, pour montrer comment on fait aujourd?hui la synthèse de tous les progrès capitalisés par l'histoire, en réunissant les démarches synthétiques traditionnelles et les démarches analytiques des innovateurs audacieux, mais aussi l'enseignement de la lecture et celui de l'écriture, grâce à la « méthode des mots normaux ». Maurice Block, jeune instituteur de l'école normale d?Auteuil, a écrit sous le pseudonyme de Schüler la Méthode analytique-synthétique d?écriture-lecture combinée avec les leçons de choses et de langue (Hachette) qui peut satisfaire tout le monde. C?est le modèle que J. Guillaume a choisi d?expliquer aux enseignants dans la partie encyclopédique du Dictionnaire.

7 Le discrédit de la méthode épellative, en usage depuis l'antiquité, est confirmé : les enfants ne perdront plus de temps à faire BE-A BA. Mais on n?abandonne pas la syllabe qui nécessite pourtant un gros effort de mémorisation. Elle est reconstruite à partir des lettres simples qui la constituent. Ces lettres ne sont pas mémorisées de manière arbitraire, mais extraites d?un mot support (le Normal-Wörter des méthodes allemandes) combiné à une image. Au lieu de se contenter de l'assonance, comme dans les méthodes du XVIIIe siècle, on enseigne à l'enfant l'analyse orale (en syllabes et sons) et graphique (en lettres) de ce mot support. Ainsi, pour Schüler, le mot « île » accompagné de son image est le support de la lettre et du son [i] qui en sont extraits. Lorsqu?on dispose d?une consonne et d?une voyelle, on peut déjà faire « lire » des syllabes et, au fur et à mesure des leçons, des mots. On adopte ici la prononciation de la consonne par son « articulation pure » : ni « enne », ni « neu », mais « n ». Ainsi, on peut faire construire sans épeler « n?? a na ». Lorsqu?on dispose de petits mots, ces derniers sont immédiatement réutilisés dans des phrases orales qui en fixent le sens. Tout au long de l'apprentissage, la mémorisation des éléments se fait, de manière complémentaire, par la lecture et l'écriture.

8 Si les méthodes proposées par les éditeurs de la Belle Époque ne sont pas aussi rigoureuses que celle de Schüller, elles obéissent aux mêmes principes. Ainsi, le Syllabaire-Régimbeau que publie Hachette en 1866 (43e édition en 1916 ! ). Plus tardive, la Méthode de lecture appropriée à l'âge et à l'intelligence de l'enfant d?A. Pierre, A. Minet et A. Martin, publiée par Fernand Nathan, s?inscrit dans la même veine. La lettre et le son [b], extraits du mot « robe », donnent ainsi cinq syllabes ( « ba, bé, bi, bo, bu ») qui, en fin de leçon, permettent de lire « bébé a du bobo ». Dans la Méthode Boscher (chez les auteurs, 1913), c?est le mot « bête » qui sert de support à la lettre « b », liée au dessin d?un b?uf, même si les auteurs n?osent pas faire décomposer un mot aussi compliqué à leurs élèves. Il n?est plus nécessaire, comme avant 1850, d?apprendre de grandes listes de syllabes, on fait confiance à un processus de mémorisation ancré dans la lecture de phrases simples ayant un minimum de signification. Ces instruments sont les matrices de toutes les méthodes qui, au XXe siècle, seront d?abord désignées du terme de « méthodes syllabiques », puis, à la Libération, de celui de « méthodes mixtes ».

La méthode globale entre France et Belgique

9 La « méthode globale », objet de tant de discussions et dotée d?une si piètre réputation dans le grand public, apparait dans cette période de certitude pédagogique. La dénomination n?appartient pas au docteur Ovide Decroly comme on l'affirme souvent, mais à une institutrice française, madame C. Rouquié, une directrice d?école maternelle, qui introduit en France dans les années 1920, une nouvelle technique d?apprentissage influencée par les idées psychologiques d?alors, celles de O. Decroly et des diverses « pédagogies nouvelles ».

10 Dans une première étape, l'enfant lit en s?appuyant sur un matériel constitué de mots et de petites phrases accompagnés de gravures. On regarde l'image, elle évoque des mots simples empruntés au langage quotidien (par exemple : « Regardez Jules assis sur les genoux de sa maman ; elle lui lave les bras et les jambes »). On montre alors la ligne d?écriture sous l'image ( « Jules a des bras et des jambes »), puis les mots isolés du commentaire de l'image ( « les bras, les jambes »). On décrit le mot, sa longueur, ses « gréements » spécifiques, on le compare à d?autres mots déjà connus ( « C?est presque comme? »), bref, on le fixe en mémoire à partir de ses caractères graphiques. On peut alors utiliser ce savoir, progressivement capitalisé, pour lire de petits textes composés à cet usage. Si l'on a pris soin, d?autre part, d?étiqueter les objets qui se trouvent dans la classe, chaque enfant acquiert rapidement la connaissance globale de plusieurs dizaines de mots. Mais ce n?est là que la première phase de la méthode. Dans une deuxième étape, on apprend, en effet, à déchiffrer des mots inconnus par analogie avec ceux qui sont déjà connus. Dans ce but, on décompose le mot inconnu en unités graphiques ou en syllabes comparables à celles qui ont déjà été isolées dans d?autres mots. Par exemple, « chèvre » sera déchiffré à partir de « lèvre » et de « cheveu », « mèche » à partir de « lèche » et de « main », etc. Il ne reste plus qu?à exercer l'enfant à lire de plus en plus vite des textes de moins en moins préfabriqués, en automatisant ces stratégies de reconnaissance.

11 Madame Rouquié a proposé une première description de sa méthode dans un article du Bulletin de la Société A. Binet en 1921 et son livret, Méthode Rouquié. Lecture globale, publié par Hachette en 1924 (il connaitra plusieurs éditions) est préfacé par T. Simon, président de la Société. Il ne s?inscrit pas d?emblée dans la sphère d?influence decrolyenne, puisque le fondateur de l'Ermitage avait été, en 1910, fortement critiqué dans cette même revue, par l'un de ses fondateurs, Vaney. Pourtant, ce sont bien les idées débattues autour de l'expérience bruxelloise de O. Decroly qui sont le terreau dans lequel se développent les idées globalistes. Or, c?est pour tenter d?apprendre à lire à des enfants handicapés mentaux qui n?y parvenaient pas par des méthodes ordinaires que O. Decroly a reconsidéré la méthodologie de l'apprentissage. En particulier, comment faire naitre un minimum d?intérêt pour ces activités, de l'avis général, fastidieuses, même pour des enfants normaux ? Il suggérait de partir des significations et non des signes graphiques, c?est-à-dire de la mise en relation d?une situation vécue et d?un écrit qui l'évoque (récit d?évènements partagés) ou la provoque (exécution d?actions d?après un ordre donné sur un message). L?écrit, directement lié au vécu, devait prendre ainsi son sens fonctionnel, sinon son sens dénotatif, il suffisait ensuite d?en fixer la forme en prenant soin de ne présenter aux enfants que des graphies complètes, non analysées (car l'élément est toujours plus abstrait que le tout), bref, au minimum, de petites phrases.

12 La lecture est donc pour O. Decroly une activité idéovisuelle qui, à la limite, se passe du langage oral et peut donc être un puissant levier de développement pour des enfants ayant de sérieuses difficultés de langage (son intérêt pour les sourds-muets est directement lié à cette hypothèse). Le succès de ces méthodes a été très variable selon les aires géographiques considérées. La pédagogie d?Ovide Decroly s?est imposée comme pédagogie officielle en Belgique à l'occasion de la réforme des programmes de 1936. Cela supposait une très forte action de formation des enseignants qui n?a pas eu lieu et les résultats n?ont pas été à la hauteur des attentes. Mais l'enseignement de la lecture est la cible de virulentes attaques. Une longue campagne de presse, lancée par les partis d?opposition, s?est développée autour d?un thème qui, depuis, n?a jamais manqué d?écho : la méthode idéovisuelle (en France, on dira « globale ») serait fatale à l'apprentissage de l'orthographe, sinon à celui de la lecture elle-même. La guerre ne fait pas lâcher prise aux détracteurs, la polémique reprend en 1945 et le ministère de l'Instruction publique belge revient en 1957 sur les décisions prises.

13 En France, de l'avis des observateurs (on n?a pas de statistiques précises qui permettent d?avoir une opinion plus établie), la « méthode globale » n?a jamais eu un grand succès. Boudée par les écoles normales, peu appréciée des éditeurs (car elle permet de se passer d?un appareil pédagogique qui ne cesse de prendre de l'importance), elle semble être réservée au réseau des « écoles nouvelles » (souvent privées) directement inspirées de la pensée decrolyenne. En dehors du cas de C. Freinet, la « méthode globale » concerne surtout le pré-apprentissage de la lecture et ce sont des maitresses d?école maternelle qui la défendent comme Madame Romain qui publie, en 1932, L?Initiation à la lecture par la méthode globale : Dix ans d?expérience (Paris, Goffinet).

De la méthode globale à la méthode mixte : le retour au manuel

14 À regarder de près les méthodes proposées en France, dans cette époque, sous l'appellation moderniste de « méthode globale » se cache en fait tout autre chose que la méthode idéovisuelle de O. Decroly. La tradition française est bien celle qui a été inaugurée par madame Rouquié ou, plus précocement encore, par les adeptes de la méthode des « mots normaux » du XIXe siècle. La phase « globale » (car l'unité de départ est le mot et non la phrase comme chez O. Decroly) est réduite à la mise en mémoire de mots judicieusement choisis pour offrir, lors de leur analyse, tous les éléments graphiques nécessaires au répertoire des graphèmes (lettres ou ensemble de lettres ayant une valeur sonore unitaire) ou des assemblages de graphèmes constituant des sons complexes ( « oi », « ail », etc.), voire des syllabes. De plus, ces mots peuvent constituer de petites phrases qui entretiennent, dès les premières leçons, le plaisir de « lire ». La divergence repérable lorsqu?on passe d?une méthode à l'autre réside dans le fait de choisir une programmation stricte des efforts (c?est le cas de mesdames Rouquié ou Romain, comme c?était déjà le cas de la méthode Schüler), ou au contraire de partir des inventions des enfants (les petites phrases qu?ils proposent) et donc d?aborder, au fur et à mesure qu?ils se présentent, les différents éléments du répertoire graphémique. Dans ce cas, celui qui souhaite adopter la méthode doit travailler sans manuel, muni au mieux d?un « livre du maitre », c?est-à-dire d?un exposé de la démarche, puisque les matériaux sur lesquels se fait l'apprentissage sont puisés dans la vie de la classe et non dans un « livret ». Au contraire, dans le premier cas, l'existence d?une progression fondée sur des matériaux prévus à l'avance, permet aux éditeurs de fabriquer et de vendre un manuel pour les enfants et du matériel collectif (planches, tableaux illustrés, étiquettes, etc.).

15 Ce sont des méthodes de ce type qu?on prend l'habitude de désigner sous le terme de « méthodes mixtes » dans les années 1950 (on dit quelquefois aussi « à départ global »). Elles ont en commun d?être ordonnées selon un programme précis et de s?appuyer sur un matériel tout prêt. Elles peuvent donc être imprimées et diffusées comme des manuels scolaires ordinaires. Ce qui disparait, c?est la phase d?imprégnation globale, que O. Decroly ou, d?une manière plus rapide, madame Rouquié poursuivaient jusqu?à ce que l'enfant ait mémorisé suffisamment de mots et entre de lui-même dans une auto-appropriation du matériel graphique. Au contraire, à chaque leçon, à une première phase de découverte globale des mots, succèdent une phase analytique puis une phase synthétique, avant que le maitre ne ramène ses élèves à une petite lecture dans laquelle chacun peut tour à tour déchiffrer ou reconnaitre les mots du texte. Ce départ global s?appuie maintenant sur une image plus complexe que celle qui accompagnait le mot-support au XIXe siècle : au lieu d?une représentation d?objet, une petite scène dans laquelle les personnages ou les choses sont mis en situation. Dès lors, le mot-support appartient à une phrase-support qui peut être expansée ou commentée oralement. Soit, par exemple, l'une des méthodes fréquemment vantée dans la période qui suit la dernière guerre : À petits pas joyeux d?E. et G. Delaunay (Paris, Didier, 1950). On possède, par ailleurs, un descriptif précis du travail d?E. Delaunay publié dans l'École publique suppl. à L?Éducation nationale, 1948, 4 (p. 17-43). L?image-titre s?étend sur tout le haut de la page de chaque leçon ; elle est le point de départ du travail de langage qui précède l'extraction du mot support. On ne confond plus, dans l'analyse de celui-ci, réalité graphique et réalité phonétique. La syllabe est donc renvoyée au strict registre de l'oral ( « pépinière », dit E. Delaunay, n?a que trois syllabes et non cinq comme on le disait). Il en résulte que l'apprentissage des relations entre lettres et sons ne peut faire l'économie d?une approche « non synthétique » puisqu?il n?est pas possible, à partir de la succession des lettres d?un mot et des règles de la combinatoire, de retrouver son identité sonore.

16 Les méthodes mixtes font donc la part du feu : relève de l'approche globale tout ce qui ne peut être déduit des règles de correspondance les plus générales. Ces dernières sont utiles ( « un peu de mécanisme permet de gagner du temps », écrit E. Delaunay) mais insuffisantes. Si l'on veut retrouver la signification du texte lu, il convient, d?emblée, de montrer à l'enfant que la succession des syllabes reconnues permet une approximation du mot à déchiffrer mais pas une identification de celui-ci. L?habitude de partager le travail de lecture entre reconnaissance globale de mots et reconstructions syllabiques devrait éviter à l'enfant de s?engager dans la voie d?un déchiffrage mécanique. D?ailleurs, les difficultés que rencontrent les inspecteurs primaires, à la fin des années 1940, pour obtenir une lecture à haute voix qui ne ressemble pas à la récitation d?une sourate dans une école coranique (R. Collin, « La pratique de la lecture à haute voix », L?Éducation nationale, n? 34, 27 novembre 1947) indique bien où sont les problèmes. Ce ne sont pas les excès des méthodes globales qui inquiètent les responsables de l'enseignement français.

La méthode naturelle de lecture : une pédagogie de l'écriture

17 Reste le cas de Célestin Freinet et du mouvement (l'Institut coopératif de l'école moderne) qu?il anime. La méthode de lecture qu?il préconise est appelée « méthode naturelle ». Il n?est pas facile de la situer dans l'évolution des doctrines du XXe siècle dans la mesure où elle se nourrit volontiers de diverses influences, mais conserve une originalité forte liée à la grande cohérence du modèle « naturel » d?éducation que défend C. Freinet. Son « inventeur » l'assimilera, dès les années 1930, à une méthode globale et soulignera la parenté qu?elle entretient avec la méthode idéovisuelle de O. Decroly ( « Une adaptation technique de la méthode Decroly : l'imprimerie à l'école », Hommage au Dr Decroly, 1932, p. 237-247. Le même thème est développé dans L?École moderne française, Gap, Ophrys, 1946). Pourtant, le titre même de l'article que l'instituteur français consacre au médecin belge montre que la parenté entre les deux méthodes s?établit sur un aspect très particulier, l'imprimerie scolaire. La bibliographie de C. Freinet montre comment se construit la problématique de l'apprentissage de la lecture : ce sont toujours les apprentissages de l'écriture (on dirait aujourd?hui de la production de textes) qui commandent la réflexion. On sait que les premiers écrits de C. Freinet signent son engagement prolétarien : dès 1921 dans l'École émancipée ; à partir de 1923 dans Clarté que dirige alors Henri Barbusse. En 1925, il confie à ces deux revues la primeur de ce que l'on peut considérer aujourd?hui encore comme le noyau dur de sa pédagogie, l'usage d?un matériel d?imprimerie dans la classe : « Contre un enseignement livresque : L?Imprimerie à l'école » (Clarté, n? 75, juin 1925, p. 259-261) et « Vers l'Imprimerie à l'école » (École émancipée, n? 7 et 8, 1925). Il s?agit d?abord, pour cet homme aux convictions trempées dans l'expérience de la Grande Guerre, et qui suit avec passion les évènements de la lointaine Russie, de donner aux enfants du peuple les instruments essentiels de l'action politique que sont l'écriture et les moyens de sa diffusion. La même année, il se rend d?ailleurs en URSS avec la première délégation d?enseignants occidentaux. En 1927, il fait part aux adhérents de son association, L?Imprimerie à l'école, d?un nouveau pas dans la mise en place du système didactique : « Les échanges : correspondance interscolaire » (L?Imprimerie à l'école, décembre 1927) ; dans le même numéro, il signale qu?il considère dorénavant l'écriture scolaire de ses élèves comme une activité proprement littéraire ( « La Gerbe : naissance de la littérature enfantine »). L?année suivante, cette activité d?écriture trouve son nom : les enfants ne font plus des rédactions mais des « textes libres » ( « Choix des centres d?intérêts et textes libres », ibid., février 1928). On pourrait considérer que toutes ces innovations ne concernent que l'activité d?écriture et laissent de côté l'apprentissage de la lecture proprement dit. Il n?en est rien. Un article publié la même année nous en avertit ( « Plus de syllabaires ! Plus de tableaux muraux ! », ibid., avril 1928). En 1930, enfin, il écrit un premier article directement consacré à la question de la lecture, car il a enfin trouvé les moyens d?intégrer cet apprentissage premier à son système pédagogique ( « Apprentissage naturel de la lecture », ibid., mai 1930).

18 Lorsque, en 1947, il rassemble dans un petit ouvrage (Méthode naturelle de lecture, Cannes, C. E. L.), les résultats amassés tout au long de ces années, on y trouve un document exceptionnel, la longue observation de l'accès à l'écrit de sa fille, Baloulette, née en 1930. Ce protocole constitue véritablement la position de C. Freinet sur la question, un manifeste de la « méthode naturelle ». N?écrit-il pas en effet au début de sa brochure : « Bal [c?est ainsi qu?il désigne sa fille dans ses observations] n?a jamais connu la méthode traditionnelle. Elle est venue très irrégulièrement en classe, préférant jouer le rôle de petite maman auprès du jeune bébé de la cuisinière de l'école. Et cependant, sans leçons ni exercices spéciaux, sans entrainement méthodique, Bal est arrivée, dans un temps normal, à une maitrise à peu près parfaite de l'expression écrite de sa pensée et de la lecture. » Cet apprentissage réussi se déroule suivant une genèse que Freinet érigera en programme : d?abord apparait la parole, puis vers 4 ans, le dessin qui peu à peu devient un « moyen d?expression-langage » ; vers 5-6 ans, cette activité graphique dérive, par imitation de l'adulte, vers un « autre moyen d?expression », l'écriture. Au sein de pseudo-lignes d?écriture imitées, se détachent progressivement des signes différenciés (t, o, e, l, i, 1, 4, 8, 7). Si la volonté d?écrire est entretenue par des sollicitations d?expression à distance (Bal a envie d?envoyer des lettres comme ses parents), l'enfant a besoin d?écrire des mots dont elle sollicite le modèle graphique auprès des adultes qui l'entourent. Ce savoir rudimentaire est introduit dans des activités fonctionnelles suscitées par la vie de l'école qui est aussi, dans ce cas, la vie familiale : Bal participe aux échanges avec les correspondants de la classe, inscrit de petits textes sous ses dessins, en propose pour qu?ils soient imprimés par ses camarades. À ce moment (l'imprimerie est un facteur déclenchant décisif), Bal prend conscience de la fonction phonétique des lettres. « L?enfant, écrit Freinet, va donc construire ses phrases ou ses mots en partant des sons pris dans leur fonction phonétique. L?écriture, qui n?était jusqu?alors que copie et imitation, aborde le stade nouveau de la synthèse créatrice dans un but d?expression. » Ces sons, d?abord exprimés par des groupements de lettres aléatoires tracées entre les mots que l'enfant connait globalement, se différencient progressivement et s?autonomisent. C. Freinet précise : « La technique d?utilisation et de groupement de ces lettres ira se perfectionnant par tâtonnement et d?autant plus vite que l'aide technique ou psychique apportée pat le milieu sera plus efficace. » À six ans et six mois, Bal ne sait toujours pas lire alors qu?elle écrit déjà fort bien et produit des textes de plusieurs lignes. L?explosion se produit à sept ans trois mois. Comme le relatent tous les récits d?autodidaxie, elle prend un livre et se rend compte qu?elle peut le lire pratiquement sans aide.

19 Lorsqu?elle ne reconnait pas un mot (C. Freinet écrit « un mot qui gêne le cheminement de sa pensée »), elle s?arrête et demande non ce qu?est ce mot mais sa signification. Le travail de lecture ne concerne plus que la compréhension, le stade de l'identification automatique des mots a été atteint par l'entrainement que procure l'écriture. C. Freinet souligne d?ailleurs avec acuité la logique de cet apprentissage : d?abord une phase globale qui familiarise Bal avec la forme graphique des mots qu?elle demande et recopie ; puis une phase de « codage » actif des mots à partir de signes élémentaires progressivement constitués en système ; enfin une nouvelle phase globale qui se caractérise par l'identification directe des mots et donc par une lecture adulte, sans vestiges de syllabation. Comme on peut le remarquer, C. Freinet est particulièrement inattentif aux manifestations langagières orales qui accompagnent la deuxième phase, il n?a d?yeux que pour l'activité d?écriture, persuadé que la lecture est, comme l'a écrit O. Decroly, une activité strictement idéovisuelle.

20 De cette observation, est-il possible de déduire une méthode plus explicite ? C. Freinet s?en garde. Au-delà du souci de favoriser une évolution « naturelle » de l'acquisition, on sent chez lui la volonté de préserver ce qui lui semble essentiel, l'activité d?écriture plutôt que celle de lecture. Lorsqu?il confie à l'une de ses collègues belges, Lucienne Balesse, le soin de structurer plus fortement la technique (C. Freinet et L. Balesse, La Lecture par l'imprimerie à l'école, Cannes, C. E. L., 1961), celle-ci met au point la méthode qui va être utilisée par la plupart des adhérents de l'I. C. E. M. Dans une édition posthume (C. Freinet, La Méthode naturelle. L?apprentissage de la langue, Verviers, Marabout s.a., 1975), Élise Freinet dit ses réticences : « Lucienne Balesse ne présente pas une technique idéale à 100 %. Parce qu?elle n?est pas encore parvenue techniquement à donner à l'expression écrite la place majeure qu?elle devrait avoir dans sa classe, elle a dû recourir à certains artifices, dont la voie naturelle atténue la nocivité, mais qui iront ensuite en se raréfiant » (p. 240). Ces artifices constituent, en fait, la trame de la méthode utilisée dans les « classes coopératives » dans les années 1950-1970. Les maitres, même s?ils sont des militants, n?ont pas la liberté dont dispose C. Freinet dans son école expérimentale privée de Vence. Ils doivent faire face aux exigences des programmes, à la surveillance des inspecteurs et à la vigilance des familles. Ils ne peuvent attendre trop longtemps les « acquisitions naturelles » de chacun de leurs élèves.

21 La journée de classe décrite par L. Balesse commence par un moment de libre discussion. De cet échange, l'enseignant extrait une phrase (plus tard dans l'année un texte court) qu?il écrit au tableau en allant à la ligne après chaque unité sémantique. La phrase est lue « globalement ». Dans un deuxième temps, elle va être imprimée. À cet effet, l'institutrice en réalise une version en écriture script qui est remise aux typographes du jour (chacun compose une ligne, forcément inversée, caractère par caractère, en vérifiant à l'aide d?un miroir la conformité au modèle). La composition terminée, l'enseignant corrige les erreurs éventuelles et fait procéder à l'impression sur papier et sur carton. Chaque enfant possédera ainsi son texte sous deux formes : celle sur papier est conservée dans un classeur et illustrée. Celle sur carton est découpée en bandes. On peut alors les mélanger et reconstituer le texte. Par ailleurs, le même texte est copié et illustré sur un cahier. Jusque-là, la lecture n?est qu?une activité secondaire qui peut accompagner la copie ou la reconstitution. C?est à Pâques que s?ouvre une deuxième phase. On échange les classeurs de textes avec une classe voisine. Maintenant, il faut lire. Certains mots sont reconnus, d?autres doivent être déchiffrés. C?est là que le maitre intervient pour aider les enfants à établir des analogies entre mots nouveaux et mots mémorisés. On entre dans la phase d?analyse. Un renforcement est proposé aux enfants sous la forme de jeux. On lit des « morceaux de mots », en fait, des syllabes ou des assemblages plus larges reliés entre eux par des mots-supports. À l'inverse, on peut dresser la liste des mots connus qui comportent tel ou tel élément graphique (lettre, syllabe, etc.). Ainsi se constitue progressivement une aptitude au déchiffrage qui est acquise, selon L. Balesse, à Noël de la deuxième année s?il n?y a pas eu de préparation à la lecture à l'école maternelle.

22 Dans les classes françaises, l'influence de cette pédagogie a pu atteindre (d?après C. Freinet) « quelques milliers de classes » vers 1960, quand le mouvement fait le plein de ses adhérents. Au delà du cercle des militants, la méthode naturelle renforce la conviction de ceux qui récusent les progressions rigides des livrets du commerce, mais n?en acceptent les principes qu?au prix de nombreux aménagements. L?imprimerie, lourde à gérer, est souvent abandonnée, la correspondance interscolaire menée de manière discontinue. La phase d?analyse, par contre, est proposée aux enfants dès les premières leçons. De la méthode naturelle, il ne reste souvent que l'appui sur le texte issu du moment de langage matinal. Pour le reste, on a retrouvé les principes de la méthode mixte.

23 Dans les années 1960, alors que l'échec scolaire commence à être ressenti comme une catastrophe nationale et que l'enseignement de la lecture est le principal accusé, la bataille des méthodes bat son plein. C. Freinet, alors dans les dernières années de sa vie, fait front. Il est en France l'un des rares pédagogues à se déclarer partisan d?un enseignement global de la lecture. Dans son école privée de Vence, il reçoit de plus en plus souvent des enfants maltraités par le système scolaire, des enfants en échec de lecture. Il n?a aucune difficulté à montrer que leurs « dyslexies » sont le fruit, non de la méthode naturelle, mais des méthodes syllabiques ou, plus encore, des méthodes mixtes qui ont abandonné l'essentiel des principes auxquels il croit, et tout particulièrement le souci de l'écriture. Si la lecture globale implique une attention de tous les instants à la signification, la technique exigeante de l'imprimerie suppose, de manière complémentaire, une attention aussi soutenue à la structure orthographique des mots. Les syllabaires contreviennent au premier principe et font des élèves qui se contentent de lire comme des perroquets, mais les méthodes mixtes contreviennent au second, elles habituent trop souvent les enfants à l'à-peu-près, à deviner plutôt qu?à lire (C. Freinet, « La lecture globale, cette galeuse », 1961). En reprenant à son compte l'argument habituel des détracteurs des méthodes globales, C. Freinet, au-delà de la joute rhétorique, met le doigt sur l'un des problèmes méthodologiques majeurs des années de crise de la lecture : la double insuffisance des techniques utilisées depuis le début du siècle, dès lors qu?il s?agit non seulement d?apprendre à lire mais aussi d?apprendre à utiliser seul et sans effort une lecture qui est devenue l'instrument invisible mais omniprésent de tous les autres apprentissages.


Date de mise en ligne : 01/01/2010

https://doi.org/10.3917/lfa.153.0113

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