Couverture de LFA_132

Article de revue

Enseigner le français dans les écoles de langue française en Ontario

Pages 29 à 37

Notes

  • [1]
    Voir Ostiguy L. & Tousignant C. (1993), Le Français québécois. Normes et usages, Montréal, Guérin ; Martel P. & Cajolet-Laganière H. (1996), Le Français québécois. Usages, standard et aménagement, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture ; Bouchard C. (1998), La Langue et k nombril. Histoire d’une obsession québécoise, Montréal, Fides.
  • [2]
    Pour une carte géographique indiquant la répartition des francophones en Ontario, voir : <http://langlois.geog.uottawa.ca/atlasfr/frame_ont.htm>.
  • [3]
    <www.statcan.ca>, recensement de 1996, incluant les réponses uniques et multiples.
  • [4]
    Quant au secondaire, un crédit obligatoire de 110 heures doit être complété, après quoi l’enseignement du français devient optionnel.
  • [5]
    Rebuffot J. (1993), Le Point sur l’immersion au Canada, Montréal, Centre éducatif et culturel, Inc.
  • [6]
    Pour plus de détails, consulter Roberge B., Labrie N. & Heller M. (1999), L’État actuel de la langue française en Ontario. Rapport annuel du Correspondant Ontario, Montréal, Agence universitaire de la francophonie (<www.aupelf-uref/framonde/observatoires>).
  • [7]
    Labrie N. & Forlot G. (dir.) (1999), L’Enjeu de la langue en Ontario français, Sudbury, Prise de parole.
  • [8]
    Article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés.
  • [9]
    Levasseur J.L.G. (1993), Le Statut juridique du français en Ontario. La législation et la jurisprudence provinciales, vol. 1, Ottawa, Les Presses de l’université d’Ottawa ; Labrie N. (1995), « Complémentarité et concurrence des politiques linguistiques au Canada : le choix du médium d’instruction au Québec et en Ontario », Bulletin suisse de linguistique appliquée, n° 62, p. 9-33.
  • [10]
    Les conseils scolaires sont des entités territoriales chargées de l’administration des établissements scolaires ; les conseils d’école sont des comités consultatifs établis dans chaque établissement scolaire.
  • [11]
    A titre de comparaison, 92 988 élèves étaient inscrits dans des programmes d’immersion française, 826 927 élèves dans les écoles de langue anglaise du niveau primaire étaient inscrits à des cours de français de base, et le tiers des élèves du secondaire étaient également inscrits à des cours de français.
  • [12]
    Cazabon B. (1997), « L’éducation en français langue maternelle en situation de minorité », Revue des sciences de l’éducation, t. XXIII, n° 3, p. 483-508.
  • [13]
    Ministère de l’Éducation et de la Formation (1999), Actualisation linguistique en français et perfectionnement du français, Toronto, ministère de l’Éducation et de la Formation, p. 3-4.
  • [14]
    Gérin-Lajoie D. (1996), « Les programmes scolaires et l’éducation franco-ontarienne : la pédagogie critique comme moyen d’intervention », dans L. Cardinal (dir.), Une langue qui pense. La recherche en milieu minoritaire francophone au Canada, Ottawa, Actes Express, Presses de l’université d’Ottawa, p. 268.
  • [15]
    Welch D. (1988), The Social Construction of Franco-Ontarian Interests Towards French-Language Schooling. Ph. D., Sociology in Education, University of Toronto, Toronto.
  • [16]
    Heller M. (1994), Crosswords : Language, Education and Ethnicity in French Ontario, Berlin/New York, Mouton de Gruyter ; (1999a), Linguistic minorities and modernity. A socio-linguistic ethnograpby, London, Longman ; (1999b), « Quel(s) français et pour qui ? Discours et pratiques identitaires en milieu scolaire franco-ontarien », dans N. Labrie & G. Forlot, L’Enjeu de la langue en Ontario français, Sudbury, Prise de parole.
  • [17]
    Ministère de l’Éducation et de la Formation (1994), Aménagement linguistique en français, Toronto, ministère de l’Éducation et de la Formation, p. 9.
  • [18]
    Gajo L. (1999), « Entre immersion et émergence identitaire : les écoles ontariennes enseignant en français », dans N. Labrie & G. Forlot, L’Enjeu de la langue en Ontario français, Sudbury, Prise de parole, p. 109-128.

1Enseigner le français au Canada peut avoir une multitude de significations en termes de pratiques professionnelles, selon que l’on enseigne le français L1 ou L2, selon que l’on enseigne à une clientèle homogène ou pluriculturelle, selon que les vernaculaires et les standards se trouvent ou non en compétition sur le marché linguistique local, selon l’intensité du bilinguisme ou du plurilinguisme dans le milieu ambiant. Si la prise en compte de la variation linguistique sur l’enseignement est relativement bien connue à l’étranger en ce qui concerne le Québec [1], elle l’est moins lorsqu’il s’agit des autres régions du Canada. Dans cet article, nous nous penchons justement sur l’enseignement du français en Ontario [2], la province la plus populeuse du Canada (environ 11,5 millions de citoyens sur les 30,5 millions de Canadiens en 1999), qui comprend également le plus grand nombre de francophones à l’extérieur du Québec, avec 520 855 personnes ayant le français pour L1, dont 327 240 utilisent principalement cette langue au foyer [3].

2Enseigner le français en Ontario peut vouloir dire enseigner le français de base, matière obligatoire pour les élèves de la quatrième à la huitième année du niveau primaire (de 9 à 13 ans) fréquentant les écoles publiques de langue anglaise [4] ; cela peut vouloir dire enseigner dans des écoles d’immersion française conçues à l’intention des élèves non francophones [5] ; cela peut vouloir dire enseigner dans des écoles de langue française réservées aux élèves de la minorité francophone – et c’est précisément sur cette réalité que nous nous centrerons dans cet article ; cela peut encore vouloir dire enseigner dans des établissements privés, tel des lycées français ; cela peut vouloir dire enseigner la littérature ou la linguistique françaises dans les départements d’études françaises des nombreuses universités anglophones ou des quelques universités bilingues (université d’Ottawa, université Laurentienne de Sudbury et collège Glendon de l’université York à Toronto) ; cela peut enfin vouloir dire enseigner le français L2 dans de multiples programmes de formation des adultes, dans des programmes d’alphabétisation populaire, dans des écoles de langues privées, dans l’entreprise, ou encore à l’Alliance française [6].

3Quelles sont les réalités de l’enseignement du français dans les écoles de langue française ? Dans ce qui suit, nous verrons que l’enseignant de français fait face à des défis considérables, puisqu’il doit composer avec des pratiques langagières et avec des normes linguistiques complexes et parfois contradictoires. Les réalités sociolinguistiques varient énormément d’un milieu à un autre à travers la province, avec la domination plus ou moins grande de l’anglais dans le milieu ambiant, d’où des manifestations variées du bilinguisme ; avec la composition ethnoculturelle diversifiée de la population, allant de clientèles scolaires plus homogènes en milieu rural, à des clientèles davantage multiculturelles en milieu urbain ; et conséquemment avec le foisonnement des variétés linguistiques qui s’entremêlent dans des dynamiques sociales bouillonnantes ; avec des disparités régionales, compte tenu des vernaculaires parfois éloignés des normes scolaires et compte tenu de la mixité linguistique lorsque la langue anglaise domine jusque dans les moindres pratiques langagières [7] ; en somme, l’enseignant de français doit transiger avec des répertoires diversifiés, des pratiques langagières complexes et des attentes variées de la part des divers acteurs sociaux.

4Pour bien comprendre ce que cela veut dire pour les enseignants de français, nous examinerons dans les pages qui suivent le contexte propre aux écoles de langue française. Nous en donnerons un bref historique et nous décrirons la clientèle scolaire, le corps enseignant, ainsi que les programmes et les ressources pédagogiques disponibles, avant d’analyser la concurrence des normes sur les marchés linguistiques dans l’action professionnelle, en nous servant pour cela de données issues d’études empiriques menées au cours des dernières années par des chercheurs pour la plupart associés au Centre de recherches en éducation franco-ontarienne. Nous verrons que l’exercice de la profession d’enseignant de français – central pour les intérêts des communautés francophones – suppose des pratiques professionnelles complexes où le rôle d’agent de la norme qui incombe aux enseignants place ces derniers dans des situations contradictoires compte tenu de leurs propres pratiques langagières, de leur sensibilité pour la variation linguistique et des attentes des divers acteurs sociaux, à savoir le ministère de l’Éducation, leurs collègues du corps enseignant, les parents, les élèves et la communauté francophone en général.

Quelques mots sur le contexte

5Si l’on remonte au début du XXe siècle, il fut un temps où l’éducation en langue française était proscrite par le gouvernement provincial. Le Règlement 17, adopté en 1912, puis abrogé en 1927, limitait l’éducation en langue française aux deux premières années du primaire seulement, puis à une heure par jour pour la suite des études. Ce n’est qu’à la fin des années 60 qu’une approche libérale a été adoptée envers l’éducation en langue française, incitée en cela par la naissance du mouvement souverainiste au Québec. Dans la foulée de la reconnaissance du statut bilingue de l’État fédéral canadien qui culmina en 1969 par l’adoption de la loi sur les langues officielles, l’Ontario a consenti à développer un système d’éducation de niveau secondaire parallèle pour sa minorité francophone. L’enchâssement d’une Charte des droits et libertés dans la constitution canadienne en 1982, a été l’occasion d’élever au niveau constitutionnel le droit des minorités de langue officielle (à savoir de langue anglaise au Québec et de langue française dans les autres provinces) de recevoir leur éducation dans leur langue [8]. Depuis lors, bien qu’avec lenteur, ce qui s’explique par les réticences du gouvernement provincial, finalement forcé d’agir par la Cour suprême du Canada [9], les francophones de l’Ontario ont acquis leurs propres infrastructures scolaires et le pouvoir de les gérer de façon autonome. La lutte des francophones s’est traduite par une autonomie accrue du système d’éducation de langue française : création de trois premiers conseils scolaires francophones, mise sur pied d’une direction francophone au sein du ministère de l’Éducation et création de collèges francophones au cours des années 80 ; et finalement création des conseils d’école en 1996 et mise sur pied de douze conseils de districts scolaires en 1997-1998 [10].

6Selon des données de 1997, sur les 2 103 586 élèves ontariens, 95 419 élèves fréquentaient les écoles franco-ontariennes, à savoir 68 704 élèves au niveau élémentaire et 26 185 au niveau secondaire. Le système d’éducation de langue française comprenait quelque 303 écoles élémentaires et 83 écoles secondaires, faisant appel aux services de 6 000 enseignants, dont 4147 à l’élémentaire et 1 880 au secondaire [11].

7La clientèle des écoles franco-ontarienne est de plus en plus hétérogène au niveau de la langue et de la culture. Les élèves qui proviennent de plusieurs pays et milieux sociaux économiques variés possèdent différentes variétés de français. Les jeunes sont issus soit de milieux francophones dont les deux parents parlent français ; soit de couples exogames où l’un des deux parents parle une langue autre que le français (souvent l’anglais, parfois une autre langue que l’anglais et le français) ; soit de familles composées de deux parents anglophones, mais avec des origines francophones plus ou moins lointaines. La clientèle comprend également quelques élèves provenant d’un milieu familial anglophone, où les élèves sont passés par le système d’immersion française, ainsi qu’une clientèle immigrante qui se compose d’élèves venus de différents pays francophones (notamment d’Afrique) ou d’ailleurs (comme d’Iran) et où la langue scolaire a été le français. Parmi tous ces élèves, certains peuvent être considérés comme des « ayants droit », c’est-à-dire des personnes définies comme francophones au sens de l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés, sans pour autant avoir une maitrise de la langue française ; d’autres sont des élèves de familles non francophones admis dans des écoles de langue française par l’entremise des comités d’admission. Ces comités décident si les familles anglophones ou immigrantes qui ne possèdent pas le français sont aptes à fournir à l’enfant les appuis nécessaires à l’apprentissage du français et à la réussite scolaire.

8En ce qui concerne le corps enseignant, certains enseignants proviennent de l’Ontario, tandis que quelques-uns proviennent de l’extérieur de la province, notamment du Québec, d’Acadie ou d’ailleurs. Le besoin de recrutement des enseignants de l’extérieur de la province s’explique par la pénurie d’enseignants francophones qualifiés. De plus, les enseignants provenant de l’extérieur de l’Ontario formés pour enseigner le français dans un milieu majoritaire doivent s’ajuster à une pédagogie de milieu minoritaire [12]. Si dans les grandes agglomérations, une majorité d’élèves est désormais d’origine pluriethnique, le corps enseignant ne reflète pas encore ce pluralisme.

9En 1997, le ministère de l’Éducation de l’Ontario a lancé un nouveau programme-cadre de français de la première à la huitième année (pour les élèves âgés de 5 à 14 ans) et celui de la neuvième et de la dixième année (pour les élèves âgés de 14 à 16 ans) a été publié en 1999. Depuis, le ministère a aussi publié des programmes-cadres dans toutes les matières de la onzième et douzième année en 2000. Ces nouveaux programmes-cadres indiquent aux enseignants les contenus d’apprentissage qui doivent être enseignés dans chaque cours et les attentes auxquelles les élèves doivent répondre. Afin d’obtenir son diplôme d’études secondaires de l’Ontario (vers l’âge de 17 ou 18 ans), un étudiant doit obtenir la valeur de quatre « crédits » de français. De plus, l’étudiant devra réussir un test de compétence linguistique en français à compter de 2001.

10Les cours de français sont organisés selon quatre domaines dont la lecture, l’écriture, la communication orale et les technologies de l’information et de la communication. Le dernier domaine comprend l’utilisation des moteurs de recherche, du courriel et des outils technologiques afin de concevoir des présentations écrites et orales et les livrer ou les diffuser. Il porte également sur les moyens de communication actuels et sur leur utilisation pour effectuer des recherches et la publication de textes. Par ailleurs, le ministère a mis sur pied des programmes-cadres afin de répondre aux besoins d’une clientèle diversifiée dans les écoles de langue française dont le programme d’« Actualisation linguistique en français » qui s’adresse à l’élève qui a une connaissance limitée du français ou qui manque de familiarité avec la langue d’enseignement, et celui de « Perfectionnement du français » qui vise l’élève qui parle français, mais qui a connu une scolarisation très différente de celle que reçoivent les élèves des écoles franco-ontariennes ou qui a subi des interruptions dans sa scolarité [13].

11Afin de faciliter la mise en œuvre des nouveaux programmes-cadres, le ministère de l’Éducation a fourni des fonds aux Conseils scolaires pour l’achat de manuels à l’intention des élèves. Étant donné que la plupart du matériel didactique en français provient du Québec ou de la France (ou d’ailleurs) et ne reflète pas toujours la réalité linguistique ou la diversité culturelle des francophones de l’Ontario, une maison d’édition à Ottawa, le Centre de ressources pédagogiques de l’Ontario a le mandat d’élaborer du matériel didactique adapté à la clientèle francophone de l’Ontario et aux nouveaux programmes-cadres provinciaux. La production de ces ressources reste toutefois très couteuse et le marché demeure tout de même limité.

Le mandat des écoles de langue française

12Plusieurs auteurs ont effectué des études sur l’importance des écoles françaises en Ontario. Comme le souligne D. Gérin-Lajoie [14] :

13

« Historiquement, l’école minoritaire de langue française a joué un rôle de premier plan dans le maintien et le renforcement de l’identité collective, en favorisant le reproduction de la langue et de la culture françaises. »

14Les écoles de langue française ont donc pour but de fournir aux Franco-Ontariens un bagage culturel et langagier afin de lutter contre l’assimilation de la majorité anglophone [15]. Toutefois, depuis quelques années, les écoles de langue française de l’Ontario traversent une crise identitaire entre le désir d’atteindre une clientèle homogène, les francophones d’origine, et la réalité de sa clientèle qui devient de plus en plus diversifiée [16]. En plus d’avoir un rôle de reproduction linguistique, culturelle et sociale, l’école de langue française doit s’ajuster aux attentes par rapport aux pratiques langagières et aux normes linguistiques des différents acteurs tels que le ministère de l’Éducation, les enseignants, les parents, les élèves et la communauté francophone.

15En effet, le mandat de l’école franco-ontarienne consiste à « favoriser chez l’élève le développement d’une identité personnelle, linguistique et culturelle ouverte à la diversité et de susciter chez les élèves un sens d’appartenance à la francophonie ontarienne, canadienne et internationale [17] ». La reconnaissance des variétés linguistiques du français des élèves fait partie du mandat des écoles françaises, ainsi que le préconise le programme : « Élargir le répertoire linguistique des élèves et développer leur connaissance et leurs compétences en français en acceptant et prenant comme point de départ leur français parlé. » De plus, dans les faits, l’école tente de créer un milieu où les pratiques langagières sont focalisées sur le français, une vision parfois partagée par les élèves, comme l’exemple suivant en témoigne :

16

« Moi, j’aimerais ça là que l’école soit complètement français, pas l’anglais là, on entend de l’anglais dehors là moi j’aimerais (…) Au Québec (…) T’entendais le monde parler français, j’aimerais que ça soit de même ici. Y en a qui disent “oh c’est pas cool de parler en français, c’est cool de parler en anglais”, moi, j’aimerais ça, une école juste le français. »
(M. Heller 1999a, p. 162).

17Comme le mentionne M. Heller, l’école veut créer un milieu de vie monolingue francophone où la langue française est utilisée de la même façon que dans les milieux francophones monolingues. Elle favorise également une gamme de variétés de français qui se limite aux standards définis ailleurs, à savoir soit en France soit au Québec. Or, il existe, en particulier, dans les régions plus urbaines, une multitude de répertoires linguistiques, bien que la langue anglaise domine dans les divers espaces sociaux.

Des normes en compétition

18C’est dans la salle de classe que se concrétisent les défis de l’enseignement de langue française. En premier lieu, les enseignants doivent composer avec les réalités sociolinguistiques et culturelles qui peuvent varier d’un milieu à l’autre de la province. En deuxième lieu, ils doivent répondre aux attentes d’une clientèle hétérogène (élèves et parents). Enfin, ils doivent également répondre au projet de société de la communauté franco-ontarienne, puisque les écoles représentent souvent le seul endroit où l’on pratique le français.

19Les différents types de clientèle dans les écoles françaises apportent une diversité en ce qui concerne les variétés linguistiques du français. Nombre d’élèves utilisent des variétés régionales propres au Canada ou d’ailleurs et nombre d’entre eux possèdent l’anglais comme langue première. Très souvent, le répertoire linguistique des élèves n’inclut pas la variété privilégiée par l’école, ce que l’on appelle communément le « bon » français, c’est-à-dire une variété standard de français plus proche de l’écrit que de l’oral. L’une des réalités rencontrées dans les écoles de langue française est l’utilisation spontanée et relativement élevée de l’anglais dans les salles de classe, dans les couloirs ou lors des activités parascolaires des écoles, et l’on retrouve des traces de l’anglais dans leur façon de parler le français. L’exemple suivant prononcé par une étudiante illustre la conscience linguistique des élèves par rapport à cette réalité :

20

« Je parle mal, j’utilise beaucoup d’anglais, et il y a beaucoup d’anglais dans mon français. »
(M. Heller, 1999a, p. 166)

21Les élèves qui possèdent des variétés du français diversifiées ont différentes conceptions de ce que représente la norme à l’école.

22Pour les jeunes immigrants, la norme représente la variété qu’ils ont apprise, c’est-à-dire le français standard d’inspiration hexagonale qui est enseigné dans le système scolaire du pays d’origine de leur famille. Par exemple, certains, comme cette élève originaire d’Haïti, trouvent que le français québécois « sonne bizarre » (M. Heller, 1999a, p. 176). La variété de langue des élèves québécois n’est pas toujours valorisée ni par les autres élèves, ni par l’institution scolaire. Dans l’extrait qui suit, un jeune Québécois mentionne comment son enseignante lui suggérait d’améliorer son niveau de langue en français :

23

« (I’) croivent que le français ça devrait être de telle façon, tout autre là, ben disons, toute autre forme de français c’est pas bon, parce que moi j’avais fait un exposé oral euh deux deux ans je pense et puis c’était une belle présentation, un bon contenu, j’ai ma tante est professeure (…) Pis ma tante elle m’avait dit c’est bien, là j’ai fait mon exposé devant mon prof, mon prof me dit bon contenu, sauf la langue, euh c’est pas un bon français, donc faudra améliorer ton niveau de langue, puis euh moi je suis un peu déçu (…) Parce que c’est pas juste, parce qu’on veut tous garder notre, tu sais à l’école ils disent tous [tut] ah parlez français parlez le français, mais si ils nous critiquent, s’i: disent ah ta langue, ton français du Québec ou de l’Ontario c’est pas bien ça, moi je veux que tu parles le français de France. »
(M. Heller, 1999a, p. 171)

24De leur côté, les parents trouvent important que leurs enfants apprennent à parler le français pour différentes raisons : 1) ils sont francophones et ils veulent que leur enfant reçoive la langue française en héritage ; 2) le pays est bilingue et apprendre le français peut représenter des avantages économiques (accès à un emploi) ; 3) apprendre différentes langues peut représenter une ouverture culturelle au monde.

25Les parents francophones sont toutefois préoccupés de l’enseignement qui se fait dans les écoles françaises, notamment à cause de la présence des élèves anglophones dans l’école. Examinons ces propos tenus par des parents :

26

« … quand c’est devenu la mode pour les anglophones d’avoir une éducation en français ils les envoyaient dans nos écoles au lieu de les envoyer dans des écoles d’immersion et ça baissait la qualité de la classe. »
(M. Heller, 1994, p. 157)

27Quoique les sentiments des francophones puissent être légitimes par rapport à la qualité du français, il reste que les écoles de langue française ont besoin de la clientèle anglophone pour maintenir les programmes et, dans une certaine mesure, la présence des écoles de langue française. Comme le souligne un parent : « Pour avoir la qualité il faut avoir la quantité, il faut une masse critique. » (M. Heller, 1994, p. 159)

28En ce qui concerne les enseignants, ces derniers agissent souvent d’abord et avant tout comme agents de reproduction de la norme. Cette normalisation de la langue au sein de la salle de classe par les enseignants s’effectue souvent par la chasse aux anglicismes et des emprunts de mots anglais. Par exemple :

29

« Les mots en -ic hein ? c’est des mots souvent anglais realistic (…) il y a plusieurs qui l’utilisent comme ça. C’est réaliste, euh réaliste, idéaliste, etc. mais il y a beaucoup d’élèves qui utilisent ces mots là avec la terminaison -ic, ça c’est de l’anglais. »
(M. Heller, p. 130)

30Pour plusieurs d’entre eux, la norme signifie parler correctement, pour d’autres les variations sont acceptables, comme nous pouvons le constater dans l’extrait qui suit :

31

Monica : Qualité qu’est-ce que tu entends ?
Enseignante : (…) Il faut que ce soit un français normal (…) ce qui ne veut pas dire un français sans accent euh y a le français correct qui est le français normal mais qui peut être utilisé avec x nombre d’accents ou même x nombre de variation entre un vocabulaire qui est aussi riche et aussi important.
(M. Heller, ibid., p. 118)

32Enfin, les enseignants qui vivent dans des contextes anglo-dominants, se servent eux-mêmes de codes mixtilingues dans leurs propres pratiques langagières :

33

« Nous allons parler des OVNI… UFO en anglais [18]. »
(L. Gajo, 1999, p. 113)

34

« Un peu comme la jute… en anglais vous l’appelez le hemp. »
(L. Gajo, 1999, p. 114).

35

« Mais je pense pas qui va passer d’métro (rire) euh : d’subway euh : en pleine campagne. »
(L. Gajo, 1999, p. 116)

36

« Ça va être uh timé, moi je pense c’est vraiment le le (pause) chronométré je devrais dire, mot anglais, okay, t’as ton texte. »
(M. Heller, 1999a, p. 125)

37Dans ces exemples, on voit que les enseignants utilisent des termes anglais pour s’assurer que les élèves les comprennent, en même temps qu’ils sont conscients de leurs propres pratiques langagières non standard et de la nécessité de se conformer aux normes.

Comment s’accommode-t-on de telles contradictions ?

38Certains élèves qui ne possèdent pas la variété privilégiée de l’école se tournent vers l’anglais dans leurs pratiques linguistiques quotidiennes. Certains élèves qui sont davantage considérés unilingues parce qu’ils arrivent soit du Québec soit d’un pays francophone (Afrique par exemple), se trouvent marginalisés dans un milieu où les autres élèves utilisent davantage l’anglais dans les interactions sociales. Les enseignants sont ravis que les élèves provenant du Québec parlent le français dans leurs interactions quotidiennes, bien qu’ils les critiquent en raison de leur variété vernaculaire. Enfin, certains élèves n’ont pas le désir de se conformer, et il leur reste alors à mener une existence marginalisée au sein de l’école, ou encore à choisir de se faire transférer dans des écoles de langue anglaise, ou tout simplement à abandonner les études.

39Les enseignants jouent le rôle d’agents de reproduction de la norme linguistique, notamment par la chasse aux anglicismes. Leurs défis consistent néanmoins à composer avec une clientèle scolaire diversifiée, des parents aux attentes variées, des programmes axés sur un français normé et du matériel parfois mal adapté à la clientèle.

Notes

  • [1]
    Voir Ostiguy L. & Tousignant C. (1993), Le Français québécois. Normes et usages, Montréal, Guérin ; Martel P. & Cajolet-Laganière H. (1996), Le Français québécois. Usages, standard et aménagement, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture ; Bouchard C. (1998), La Langue et k nombril. Histoire d’une obsession québécoise, Montréal, Fides.
  • [2]
    Pour une carte géographique indiquant la répartition des francophones en Ontario, voir : <http://langlois.geog.uottawa.ca/atlasfr/frame_ont.htm>.
  • [3]
    <www.statcan.ca>, recensement de 1996, incluant les réponses uniques et multiples.
  • [4]
    Quant au secondaire, un crédit obligatoire de 110 heures doit être complété, après quoi l’enseignement du français devient optionnel.
  • [5]
    Rebuffot J. (1993), Le Point sur l’immersion au Canada, Montréal, Centre éducatif et culturel, Inc.
  • [6]
    Pour plus de détails, consulter Roberge B., Labrie N. & Heller M. (1999), L’État actuel de la langue française en Ontario. Rapport annuel du Correspondant Ontario, Montréal, Agence universitaire de la francophonie (<www.aupelf-uref/framonde/observatoires>).
  • [7]
    Labrie N. & Forlot G. (dir.) (1999), L’Enjeu de la langue en Ontario français, Sudbury, Prise de parole.
  • [8]
    Article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés.
  • [9]
    Levasseur J.L.G. (1993), Le Statut juridique du français en Ontario. La législation et la jurisprudence provinciales, vol. 1, Ottawa, Les Presses de l’université d’Ottawa ; Labrie N. (1995), « Complémentarité et concurrence des politiques linguistiques au Canada : le choix du médium d’instruction au Québec et en Ontario », Bulletin suisse de linguistique appliquée, n° 62, p. 9-33.
  • [10]
    Les conseils scolaires sont des entités territoriales chargées de l’administration des établissements scolaires ; les conseils d’école sont des comités consultatifs établis dans chaque établissement scolaire.
  • [11]
    A titre de comparaison, 92 988 élèves étaient inscrits dans des programmes d’immersion française, 826 927 élèves dans les écoles de langue anglaise du niveau primaire étaient inscrits à des cours de français de base, et le tiers des élèves du secondaire étaient également inscrits à des cours de français.
  • [12]
    Cazabon B. (1997), « L’éducation en français langue maternelle en situation de minorité », Revue des sciences de l’éducation, t. XXIII, n° 3, p. 483-508.
  • [13]
    Ministère de l’Éducation et de la Formation (1999), Actualisation linguistique en français et perfectionnement du français, Toronto, ministère de l’Éducation et de la Formation, p. 3-4.
  • [14]
    Gérin-Lajoie D. (1996), « Les programmes scolaires et l’éducation franco-ontarienne : la pédagogie critique comme moyen d’intervention », dans L. Cardinal (dir.), Une langue qui pense. La recherche en milieu minoritaire francophone au Canada, Ottawa, Actes Express, Presses de l’université d’Ottawa, p. 268.
  • [15]
    Welch D. (1988), The Social Construction of Franco-Ontarian Interests Towards French-Language Schooling. Ph. D., Sociology in Education, University of Toronto, Toronto.
  • [16]
    Heller M. (1994), Crosswords : Language, Education and Ethnicity in French Ontario, Berlin/New York, Mouton de Gruyter ; (1999a), Linguistic minorities and modernity. A socio-linguistic ethnograpby, London, Longman ; (1999b), « Quel(s) français et pour qui ? Discours et pratiques identitaires en milieu scolaire franco-ontarien », dans N. Labrie & G. Forlot, L’Enjeu de la langue en Ontario français, Sudbury, Prise de parole.
  • [17]
    Ministère de l’Éducation et de la Formation (1994), Aménagement linguistique en français, Toronto, ministère de l’Éducation et de la Formation, p. 9.
  • [18]
    Gajo L. (1999), « Entre immersion et émergence identitaire : les écoles ontariennes enseignant en français », dans N. Labrie & G. Forlot, L’Enjeu de la langue en Ontario français, Sudbury, Prise de parole, p. 109-128.
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