Couverture de DIFA_043

Article de revue

À propos d’un film

Pages 243 à 245

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M, un film de Yolande Zauberman. Note par Martine Mercier

1Ce film documentaire se déroule la nuit par des plans successifs laissant Menahem énoncer par bribes le calvaire de son enfance violée. Le spectateur, à la fois choqué par la violence du récit et séduit, ému par la spontanéité et le sourire éclatant de Menahem, par son chant captivant. Il fait sombre sur une plage, Menahem chante d’une belle voix de tête.

2Il parle : il a été violé par des rabbins dans la Yeshiva de son quartier intégriste juif de Bnei Brak à Tel Aviv.

3Ses propos frappent le spectateur :

4

« Il y a des filles pour les soldats et des enfants pour les hommes… »
« … Chaque fois, c’est la première fois, ni mon corps ni mon âme n’étaient à moi, ton corps et ton âme s’enfuient… dans ma tête, je chantais… » « Quand j’ai mal à mon cœur, je chante. »
« Toute ma vie j’ai voulu savoir qui je suis,… j’ai vécu à 20 ans, quand je me suis enfui. »

5On comprend qu’il s’adresse à la scénariste qui le filme de près, qu’on entend parfois brièvement en voix off.

6Ensemble, ils reviennent dans son quartier sur les lieux du crime, après quinze ans d’absence. Il interpelle un de ses bourreaux, il interroge d’autres hommes, il revisite les lieux où les crimes se sont produits, la rue, les murs, le cimetière…

7Il rencontre ses frères, l’un d’eux, également abusé ; ses parents, incrédules, « tu étais trop petit, tu ne peux t’en souvenir », parents sans affects, insensibles à sa douleur, sa mère lui revoyant la culpabilité de ces actes – « Pourquoi t’es-tu laissé toucher ? », son père le traitant d’« impur ». La communauté a sa propre loi ; c’est la parole du rabbin qui prévaut. Il est resté sourd aux révélations des enfants. Les crimes sont restés impunis.

8L’enfant violé est resté seul enfermé dans son vécu douloureux. Dans ce milieu très fermé, où aucune parole n’était audible, une chape de silence l’enferme dans une soumission masochique.

9Il peut dire également qu’à 7 ans son violeur était « comme un père », lors des attouchements, « non contraints », il en éprouvait du plaisir, car il avait été privé des caresses de sa mère.

10Au cours de ce cheminement, Menahem croise d’autres hommes attirés par la conversation en yiddish, langue des pères, encore parlée en Israël dans les communautés hassidiques ultrareligieuses, signifiant qui les amène à révéler leur propre traumatisme. On les voit interroger le « gal gal », le cercle vicieux qui fait le devenir inexorable d’une victime en agresseur. C’est l’expérience de l’un d’eux.

11Ces situations dramatiques, ces témoignages poignants, inédits, m’ont inspiré les réflexions suivantes :

12Le cadre cinématographique, la présence de la cinéaste et sa qualité relationnelle offrent à Menahem une reconnaissance, une enveloppe sécurisante, un tuteur qui va soutenir son retour à Bnei Brak et lui permettre de dérouler son récit, de le mettre en relation aux autres récits de vie, dans une libération de la parole, de l’émotion, au lieu même de son enfermement.

13Car, dans ce quartier étrange, anachronique, où l’on voit une foule d’hommes en mouvement, vêtus de noir et de chapeaux de fourrures d’où s’échappent les papillotes, une foule qui se croise mais ne se rencontre pas, tout est réglé, réglementé par le code religieux. Ce qui échappe à la règle n’existe pas : pas de place pour la pensée subjective, la créativité.

14Le désir forcené de Menahem de confrontation aux lieux de son histoire comme à ses agresseurs, son enthousiasme va libérer la parole, entraîner ses pairs de malheur vers la révélation.

15Ces moments filmés, ces histoires exposées, explosées au regard du monde ne signifient-ils pas l’universalité de ces relations perverses : l’inceste et la pédophilie qui gangrènent les communautés et les familles enfermées sur elles-mêmes dont la loi est celle de la soumission à la toute-puissance du chef, pas uniquement religieux ? L’emprise y règne en maître.

16Les règles sociales sont ici, pour les bourreaux et leur victime, asséchées de leur sens, de leur puissance symbolique.

17Une cohésion groupale se construit devant nos yeux, un, deux, trois, quatre hommes qui échangent leur vécu traumatique et ses effets délétères, notamment dans leur identité, leur vie sexuelle, dans leur rapport aux autres, aux femmes… Les tabous se lèvent. Ils ne sont plus seuls.

18Il semble que pour Menahem ce retour vaille réparation, avec pour enveloppe contenante sa voix, son chant. Depuis son plus jeune âge, il chante à la synagogue des chants sacrés et ses chants l’accompagnent également en dehors de sa communauté. Ils le protègent lors des agressions face à la menace de déliaison. Sa voix, c’est son identité, son privilège, son refuge, sa force spirituelle.

19Pour Menahem, comme pour ses coreligionnaires, il n’est pas question de vengeance, de punition des prédateurs mais de demande de reconnaissance de la violence subie dans et par la famille et la communauté. Il appartient toujours à la communauté et partage ses rituels. La puissance et la beauté de sa voix lui donnent une place privilégiée et participe de sa dimension imaginaire : il chante quand on le viole, il s’échappe vers son ailleurs rassurant. Il rêve d’épouser la fille du rabbin dont il était secrètement amoureux enfant.

20Les femmes sont absentes, quasi invisibles dans le film ; imaginées sans sexe, ou représentées sans affects…

21Il fait nuit, la langue, son chant participe de ce qui fait lien entre eux, ils se reconnaissent se souviennent, se réunissent à la synagogue, chantent et dansent dans une union et une continuité des corps formant une nouvelle communauté solidaire, « sans rabbin » ! À cet instant, la communauté de souffrance devient communauté de joie.

22Ne peut-on se représenter cette expérience extraordinaire, ce voyage dans le passé, ce retour sur le lieu de sa souffrance et son élaboration comme un processus thérapeutique inédit ?

23La force de ce film documentaire tient à la fois au choc face à l’ampleur de la violence dévoilée par le personnage dans ce quartier de Tel Aviv comme sorti du Moyen Âge, et à la beauté de Menahem et de son sourire, à sa joie communicative, sa force de vie qui apporte la lumière, la couleur de sa voix dans ce spectacle en noir et blanc, comme dans un rêve. Ce film nous amène à nous questionner face à l’inceste et à la pédophilie, question d’actualité, sur la réponse de la Justice, sur la place de la sanction, de la punition ?

24Qu’est-ce qui fait réparation ?

25Cela nous oblige à faire un pas de côté pour sortir des automatismes qui nous éloignent parfois d’une approche, d’une réflexion plus complexe, plus proche de la clinique. Pour Menahem, ce serait la reconnaissance du crime par l’agresseur et l’obligation de soin…


Date de mise en ligne : 18/02/2020

https://doi.org/10.3917/difa.043.0243

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

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Droit et Administration

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