Notes
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Thérapie familiale psychanalytique.
1Certaines pathologies physiques aiguës peuvent se manifester au cours des premiers mois des TFP [1], des troubles cardiovasculaires comme hypertension élevée, occlusion artérielle, hémorragie, infarctus. On ne sait pas avec justesse s’il existe une relation de cause à effet entre ces deux faits. On peut néanmoins se demander si l’expression de conflits vifs ne réduit pas la capacité protectrice de défense chez certaines personnes physiquement prédisposées, ouvrant les vannes aux fantasmes et aux affects violents désormais difficiles à contenir. Nous allons nous attarder sur la compréhension des troubles observés chez des patients vivant sous l’emprise de liens asymétriques de nature perverse narcissique (A. Eiguer, 2017), le sujet actif pouvant être appelé « agent pervers » (E. Grinspon, 2014).
2Ces liens se caractérisent par la dégradation de l’intégrité narcissique d’un des membres du lien, avec affaiblissement de son estime de soi, qui est mise à l’épreuve par ceux qui l’humilient et le harcèlent. Il est probable qu’un inter-jeu fantasmatique réciproquement stimulant se développe entre l’agresseur et sa victime. Quoi qu’il en soit, l’apparition d’altérations physiques n’est pas rare chez la victime du pervers : évanouissements, migraine, affections ostéoarticulaires. Il s’agit plus précisément de :
- Troubles allergiques ;
- Digestifs. Gastrites et ulcères gastroduodénaux ;
- Infections inexpliquées. Le système immunitaire est grandement sensible aux nuisances psychiques qui le fragilisent et entravent son action défensive.
3Ce sont des affections de nature psychosomatique avec atteinte anatomique. L’agent pervers développe à son tour des troubles physiques s’il y a perte de sa position de supériorité dans le lien, et notamment s’il se trouve dans l’impossibilité d’exprimer sa détresse, voire de délirer ou d’halluciner.
4Si nous interrogeons le fonctionnement du lien, nous trouverons peut-être quelques pistes. La nature du lien montre un attachement faible ou inexistant entre les deux sujets du lien. L’agent pervers, ne considérant pas sa victime comme une personne, l’ignore. Il manque d’empathie envers elle.
5Bien évidemment, le premier sujet, l’agent pervers, ne se sent pas responsable pour le second. Le non-respect devient la norme ; c’est un avilissement doublé d’un discours qui vise sa justification ; plus encore, il s’agit de culte adorateur de l’abjection. « Plus c’est sordide, plus c’est apprécié. » « Le mal est nécessaire pour accéder au bien. »
6On apprendra pendant la thérapie que, dès le début de la relation, chacun s’était donné comme but l’utilisation de l’autre. Cela pouvait être la recherche d’un avantage social tout compte fait minime, mais tirer parti de la relation était excitant. Bien entendu, avec le temps les membres du lien s’aperçoivent que le prix à payer s’avère fort élevé.
7Je parle de lien de couple, filial ou fraternel. Vous pouvez me répliquer, en toute raison, que par exemple un couple se bâtit sur les complexes et fragilités des partenaires plus ou moins conscients de leurs insuffisances qu’ils pensent compenser avec les ressources de l’autre, ces choses précieuses que l’autre est supposé posséder dans son intérieur. Mais, dans les cas du lien pervers, on rêve de « subtiliser » ce que l’autre possède de valable, en imaginant l’en dépouiller. Parallèlement, on essaie de déposer chez l’autre ses déceptions, ses aigreurs, ses rancœurs, ses haines. Les liens sont toxiques, la psychosomatose y trouve son bouillon de culture.
8Souligner ces compromis contractuels (interpréter comment chacun essaie de tirer parti de la relation, par exemple) est utile lorsque vous traitez un couple ou une famille ; l’agent pervers accepte mieux de voir qu’il n’est pas le seul actif dans ces jeux complexes. Autrement dit, le lien est organisé comme une formation de compromis à l’égal de n’importe quel symptôme. En somme, il n’y a ni coupables ni victimes, mais tout le monde y est pour quelque chose.
9En même temps, chaque patient vient en thérapie avec les mêmes intentions qui caractérisent sa modalité d’envisager les liens inter subjectifs. La demande latente est mobilisée par la structure même du couple : ici il s’agit de tirer le plus de profit possible de la situation thérapeutique et de vaincre l’autre.
Mais peut-on encore parler de lien ?
10Je pense que oui. Par rapport à l’asymétrie, il est utile de rappeler que le lien parento-filial est lui aussi asymétrique, tout en étant encadré par un contrat inconscient préalable afin que l’intégrité de chacun soit respectée, de même que sa fonction, sa différence, sa liberté.
11Dans le cas du lien pervers, l’asymétrie, en revanche, est imposée et entretenue par une rhétorique qui vise à empêcher la dissolution du lien. Quand on pense à se soustraire aux maltraitances, on a peur de rester seul, démuni, d’être puni, de perdre quelques avantages. Ainsi est-il que l’idéologie de l’utilisation de l’autre fait corps chez la victime même. Celle-ci se sent coupable de vouloir bafouer les principes du mariage et de la famille. Le discours idéologique tend à rappeler les conditions de ce contrat ; il configure une « cuirasse » visant à enfermer la victime et à éviter les « infiltrations » de l’extérieur. Pour affirmer la supériorité du groupe, les autres, les étrangers au lien ne résisteront pas à la comparaison avec les membres du lien ; ils seront méprisés, estimés non fiables. C’est pour cela que ceux qui souffrent de ces liens ont du mal à dénoncer les abus. Ce n’est toutefois pas conscient, mais l’adhésion collective rappelle une forme de contamination, celle qui est inspirée par la solidarité entre victimes.
12Bien que le lien pervers soit bâti sur des fondements assurément hasardeux, deux productions intersubjectives tendent à le stabiliser :
131) La sensorialité, un bal des sens évolue principalement en volupté, en absence d’autres sensations et sentiments. Un dernier rempart avant le chaos ? Comme toute sensorialité, elle est stérile en représentations : abrupte, friable, instantanée et peu durable. Ces sensations s’alimentent d’elles-mêmes, elles sont en somme précaires.
142) Moyennant l’emprise, on tend à avoir le dessus sur l’autre.
15L’intérêt de ces traits me semble double :
- D’une part, bien que la sensorialité n’ait pas une vie bien longue, elle peut néanmoins irriguer le lien d’un peu de vitalité et, à partir de là, faire naître une certaine émotivité (O. Avron, 2017).
- D’autre part, l’emprise peut évoluer vers une prise de place auprès de l’autre : chez un parent, par exemple, lorsqu’il endosse la position de porte-parole de l’histoire commune, de la sienne et des mythes communs à la famille ; c’est un pas substantiel pour recycler le contrôle et l’omniscience.
16Avant cela, le gain narcissique incite à perpétuer la mainmise sur le lien. Le voyeurisme et la séduction narcissique contribuent à la capture, voire à la prédation, de l’autre. Pour en arriver là, on doit beaucoup le détester. C’est comme si l’on lui reprochait son besoin de réassurance.
17Les crises psychosomatiques semblent liées à l’impuissance à se débarrasser de ces chaînes et à se détoxiquer des dépôts. Les forces qui veillent sur l’autoconservation semblent faiblir ; le psychisme essaie tant bien que mal de se sortir d’affaire, de retrouver son équilibre. Une recherche désespérée des premiers contenants maternels à travers le langage du corps ? Nombre de patients le disent : face au climat étouffant de la maison, la maladie somatique leur permet de « respirer un peu ». Faute de pouvoir exprimer son malaise, on « l’intro-vertit » vers le soma.
18Trois prescriptions sont prononcées : il ne faut pas rêver, pas penser, pas bouger. Cet exemple actualise l’idée de Bion (1984) reprise par T. Ogden (2005) de « cris étouffés », de « rêves que l’on ne parvient pas à rêver ». C’est toutefois en l’envisageant d’un point de vue intersubjectif que l’on obtient une visibilité plus large de la question : la formation de compromis propre au lien ajoute une brique aux compromis symptomatiques divers. La barrière est débordée par un surplus d’éléments bêta ; le corps est percuté par les assauts des colères, des rancœurs incorporées.
Perspectives psychopathologies
19La disparition de la barrière de contention des angoisses et des excitations favorise la régression psychologique avec propension à la pensée concrète et opératoire ; le sujet perd ses capacités imaginative et symbolique.
20Je vais me centrer sur les effets au niveau somatique et leur origine, même si ce dont je parle n’est que le début balbutiant d’une réflexion plus importante. La victime-proie est en situation de faiblesse ; elle se dénarcissise, perdant le soutien intérieur au niveau de sa croyance dans ses capacités, son estime, la valeur de son identité, ses certitudes. Elle ne croit pas pouvoir compter sur sa pensée autonome et sur son dialogue intérieur pour métaboliser les expériences vécues. Alors son appareil psychique peut réagir de deux façons : par un affaiblissant du narcissisme au service de la vie et de la croissance ou en attaquant ce narcissisme dans une sorte d’automutilation inconsciente comme si le sujet détestait sa propre personne.
21Il en résulte que les défenses intérieures s’en trouvent encore plus affaiblies. Pour ne nous rapporter qu’aux réactions immunitaires, deux figures se dégagent : la chute des défenses immunitaires et la maladie auto-immune. Le premier cas est celui des maladies du déficit immunologique qui rend les personnes vulnérables aux agents microbiens ; le second cas est celui des maladies allergiques et des maladies du collagène, par exemple, sclérodermie, arthrite rhumatoïde ou lupus. Dans celles-ci, certains organes du sujet ne sont plus reconnus comme lui étant propres et ils sont attaqués par le système immunitaire du sujet lui-même, lequel réagit de façon inappropriée, conduisant au dépôt de substances nocives dans les tissus.
22Nous trouvons des réactions étonnamment semblables entre le processus de désappropriation subjective de la personne et ce qui se passe au niveau de son organisme.
23Si ces hypothèses nécessitent une confirmation conséquente, l’expérience thérapeutique témoigne du fait suivant : le renforcement narcissique des patients ayant été en contact prolongé avec des agents PN favorise leur récupération. Toutefois, le processus thérapeutique ne devrait pas céder à la facilité et doit se prolonger suffisamment en examinant les difficultés avec ténacité et persistance.
24Pour entendre la dynamique du devenir malade, je vous propose une première illustration clinique où, la violence perverse ayant été analysée, les difficultés somatiques ont évolué favorablement.
Humiliations, violences, trouble neurologique
25Dans la thérapie du couple French, la perversion se manifeste par de l’humiliation et de la médisance. Les partenaires viennent après la découverte par Aida d’une série de notes dans le carnet de Daniel qui laissent entendre qu’il fréquente une autre femme, chose qu’il nie farouchement. Il y a une dizaine d’années, Daniel a souffert d’un grave traumatisme (il a reçu un coup à la tête en jouant au rugby) qui fut suivi d’un coma pendant de longs mois. Au réveil, il a été considéré comme un miraculé, puis il est resté fragile, anxieux, coléreux et partiellement amnésique. Aujourd’hui encore, il est obligé de tout noter, pour ses activités professionnelles et autres. Il a également développé une « psychose maniaco-dépressive ». Dans une de ses attaques de colère, il a même frappé Aida.
26Celle-ci l’a beaucoup soutenu et « supporté », explique-t-elle. C’est pour cela qu’elle se sent d’autant plus trompée en soupçonnant son infidélité. Elle est très affectée par son ingratitude.
27Une fois la thérapie engagée (une séance par semaine), elle répète que Daniel est fragile et qu’il se comporte comme un être brutal, tout cela « confirmé par des médecins » ; il présenterait des séquelles caractérielles de son accident cérébral. Cependant, elle ajoute qu’il faut savoir « lui pardonner », et justement à cause de cela, elle l’humilie. Elle se décrit également comme une femme sacrifiée et stoïque, mais au fond elle dissimule sa rancœur et ne manque pas une occasion de se montrer supérieure.
28Leurs deux filles dont les propos sont mis en avant seraient du même avis que leur mère : « Il est méchant », « intraitable », hypersensible à tous les abus et tentations, comme l’alcool. Parfois Aida est insinuante : elle s’adresse à moi seul en soulignant que Daniel ne va forcément pas saisir ce qu’elle m’explique, manière encore plus percutante de créer un effet.
29Aussi justes que soient ces remarques, elles interviennent dans l’échange comme pour confirmer le statut d’invalide de l’époux. Lui se présente avec un air de « chien battu », puis réagit maladroitement, se fâche, s’explique avec difficulté et finit par offrir la preuve vivante de sa défaillance. Aida aime apporter des « preuves ». Les arguments de Daniel sont tour à tour démontés. Mais rien ne semble certifier que Daniel la trompe. Non que son état soit celui d’un handicapé lourd, toutefois je me demande si ce harcèlement et ce mépris n’empêchent pas Daniel d’évoluer vers son rétablissement. Comme s’il devait rester le malade hyper-dépendant de sa femme afin qu’elle reste la salvatrice.
30Daniel répliquera qu’Aida trouve régulièrement des arguments pour confirmer qu’elle a raison. Elle se montre toujours « imperturbable ». Combien il lui serait agréable qu’Aida reconnaisse ses torts, au moins une fois, même pour une broutille !
31Moi-même, je fus mis sur une mauvaise voie par cette discussion stérile : je tentais de trouver « la vérité » en m’improvisant Sherlock Holmes amateur, surtout pour ce qui concernait la présomption d’infidélité. J’ai émergé de cette dérive en me centrant sur la façon dont les choses se présentaient. Dans le discours de chaque conjoint prédominaient la démonstration, l’exhibition et la volonté de sortir gagnant à tout prix. Ils ne montraient ni peine ni révolte.
32Daniel souffrait d’apparaître comme un pauvre type devant ses filles, mais il était impuissant à faire changer les choses. Quelle place occupait dans cette mésentente l’image d’un Daniel dont la force et l’envie de vivre lui avaient permis de se réveiller d’un long coma ?
33À travers l’idée d’un Daniel maniaco-dépressif, on entr’aperçoit la manipulation à laquelle Aida soumettait tout le monde. Je n’ai pu confirmer que ses moments de morosité et d’exaltation pouvaient être attribués à cette maladie. Il m’est apparu clair, par contre, qu’en lui attribuant cette psychose on réduisait ses problèmes à une origine organique et, en conséquence, on éliminait toute explication psycho-dynamique intersubjective, ce qui aurait pu mettre en cause le milieu familial.
34Ce qui m’apparaît également d’ordre pervers, c’est la révélation des défauts de Daniel à des tiers, la recherche d’une critique et le fait de rapporter les propos des autres en séance. La divulgation des secrets intimes du couple rompt les pactes de discrétion entre les conjoints. Une diffamation place les tiers en témoins à charge. Daniel apparaît comme un dérangé, un irresponsable qui manque de maîtrise de soi. Ce n’est pas seulement qu’Aida expose l’intimité du couple au monde et exhibe la scène primitive aux filles, mais elle attend aussi que les autres soient vécus par Daniel comme des représentants de la loi symbolique.
35Dans la mesure où la vox populi est habituellement porteuse de nos représentations parentales, nous demeurons extrêmement sensibles à la critique sociale, chacun à notre manière, certains plus que d’autres.
36Les troubles somatiques de Daniel ont pu être aggravés par la pression critique de sorte qu’on le désigne comme malade irrécupérable, chose que la suite de la thérapie va démentir, car il arrivera progressivement à mieux articuler sa pensée, recouvrant sa mémoire immédiate, devenant plus vif, plus dynamique. Il montrera finesse et perspicacité.
37Selon toute vraisemblance, le pouvoir sur les deux filles se joue dans ce conflit. À la maison, chaque conjoint sollicite l’amour des filles pour se montrer fort devant l’autre ; par un accord inconscient des époux, elles sont désignées comme juges, elles sont parentifiées. J’imagine que, devant elles, les parents sont dans la séduction. Peu importe la vérité pourvu qu’ils gagnent leur adhésion. Le principe d’autorité cède ainsi du terrain à celui de l’uniformisation des fonctions familiales. Le premier élément avancé au moment de la demande de thérapie de couple en est la préfiguration : « l’infidélité du mari ». Ce fut en vérité la figuration de la rivalité sexuelle du couple face à une autre femme, des femmes, leurs filles.
38Dans la thérapie, je réussis lentement à déconstruire ces positions perverses, montrant tour à tour que chacun veut utiliser des tiers pour affirmer sa suprématie.
Épilogue
39Une année après l’arrêt des séances, Aida me demande un rendez-vous. Daniel a décidé de se séparer d’elle. Entre amertume et résignation, elle a relativement bien accepté cette issue. Elle pense encore que sans sa maîtresse (supposée), Daniel n’aurait jamais trouvé l’énergie ni l’intelligence pour la quitter…
Un malade chronique qui donne du fil à tordre aux chirurgiens
40J’aimerais parler maintenant de la famille V. traitée au départ comme thérapie de couple, le fils unique de 18 ans se refusant à participer à une thérapie avec ses parents. Ce n’est que dans un deuxième temps que j’ai traité la famille au complet. Une des singularités de cette famille est que le père apparaît comme un agent pervers tout en manifestant des difficultés somatiques. En effet, M. V. présentait de mystérieux troubles digestifs qui avaient été l’objet de soins multiples, dont des interventions chirurgicales. Les médecins ont fini par penser à des somatisations et à une forme d’addiction aux opérations (chiro-manie). Il était également soupçonné de mythomanie et d’autres difficultés que la thérapie a pu aborder.
41Quelques semaines avant le début de la thérapie de ses parents, le fils était entré en conflit ouvert avec son institution de soin (hôpital de jour). En compagnie de trois autres patients, il avait dérobé de l’argent et un tampon médical qui aurait « fini entre les mains d’un trafiquant de drogue ». Devenue un véritable groupe contestataire, la « bande » – elle était ainsi appelée – fumait des « joints » à l’intérieur de l’institution, provoquait, intriguait… Le vol avait mis le feu aux poudres. Une série de mesures disciplinaires avaient été prises, quoique le jeune V. ait été considéré comme un des moins « dangereux ». Atteint de psychose avec des éléments de persécution sévère (il est allé chez une voisine en la menaçant d’un revolver pour qu’elle cesse de lui envoyer des messages), il suivait un peu machinalement ses camarades auprès de qui il trouvait une certaine détente et de la « joie ». Les parents étaient également mal vécus par l’équipe : le père notamment, qui voulait donner des instructions sur la conduite à tenir avec son fils. Il critiquait le dosage des médicaments et doutait de la bonne observance des prescriptions par les infirmiers. L’indication de cette thérapie du couple parental survenait à la suite du constat du négativisme de ce jeune qui refusait de participer à la prise en charge institutionnelle. Je fus donc appelé pour proposer un cadre thérapique où ces conflits puissent être abordés sur différents plans : famille-institution, adolescent-parents et adolescent-institution.
42Avec l’accord de sa femme, le père suivait leur fils dans ses déplacements, le harcelait de ses questions, surveillait ses relations, condamnait ouvertement ses amis, disant qu’ils le poussaient à prendre de la drogue et à dealer. Les tiroirs et les poches étaient l’objet de fouilles périodiques. Le père voulait tout savoir sur son fils, il ne supportait pas qu’il lui échappe et grandisse. Il s’affichait en détective, éprouvant, en même temps, une certaine jouissance à propos du « trafic » de son fils. Les ruses de ce dernier étaient déjouées, dénoncées. L’habileté du père à les découvrir s’imposait comme le signe d’un défi intellectuel…
43Il était frappant d’observer la position soumise qu’adoptait l’épouse ; une véritable contagion psychique se traduisait par l’imitation des gestes et des paroles de son mari. Adhésion à ses idées, à ses visées, à ses comportements… comme si aucune idée personnelle ne lui était autorisée.
44Je lui ai dit lors d’une séance que s’il cherchait tant la cache du shit, c’était peut-être pour en consommer avec sa femme. Les époux V. ont pris cela avec humour. En plus, j’avais dû viser à peu près juste : l’adolescent réalisait le vœu transgressif que le père ne s’autorisait pas.
45M. V. avait abandonné ses activités professionnelles pour des « raisons de santé » : il avait subi de multiples examens, des opérations plus ou moins handicapantes dans l’hôpital même où son fils était soigné. Il se plaignait sans cesse d’ « erreurs médicales ». Il semblait éprouver une extrême jouissance en disant : « On m’a charcuté. »
46Une fois que l’angoisse de séparation a été soulignée et élaborée, les difficultés à ajuster les comportements envahissants des parents ont été mieux acceptées. Mais le « compte rendu » en séance essayait encore de me prouver que leurs craintes étaient justifiées, leur impuissance face à la perte de l’emprise sur le fils était évidente.
47Plusieurs accidents de parcours ont parsemé cette thérapie. Les problèmes se passaient dans la « périphérie ». Ils m’étaient plus ou moins épargnés… La voiture du couple avait été endommagée pendant une séance. Garée en double file dans le parking de l’hôpital, elle avait été heurtée par une autre voiture dont le propriétaire n’avait pas apprécié qu’elle bloque son passage. C’était le genre de situation qui offrait des arguments au père pour se dire maltraité. Un scandale dans lequel des soignants ont été impliqués a éclaté, confirmant aux yeux des soignants qu’il était impossible de s’entendre avec cet homme. Mais l’équipe gardait sa confiance envers mon travail. Lors d’une synthèse, toutefois, un différend a éclaté à propos de l’interprétation des faits rapportés par le père en séance. Une des infirmières a conclu à la suite de mon récit : « Mais, mon pauvre Alberto, tu vois que tu es naïf. Ce type est un mythomane. Tu crois tout ce qu’il dit. »
48Au-delà de ce que j’ai pu répondre à ce moment-là, il me paraissait évident que ce propos véhiculait une certaine jalousie. Le fantasme « on vole un enfant » était ici à son apogée. Plutôt, « on vole un père ». La suite confirmera que « le vol » était un élément des plus importants de l’histoire familiale.
49Cela n’est pas étranger aux dérives somatiques du père, à son hypocondrie compliquée du sentiment d’avoir été « mal soigné » par les médecins. Ses énigmatiques troubles intestinaux avaient conduit à des opérations apparemment injustifiées : ablations d’organes (vésicule biliaire ; un segment de l’intestin grêle, estomac), compliquées par des adhérences abdominales et une éventration nécessitant d’autres interventions. Le corps, était-il marqué par des stigmates ?
50Le service de chirurgie était pratiquement assiégé par M. V., qui harcelait les chirurgiens, attendant de les rencontrer pour les interpeller, voire les déstabiliser.
51Ces difficultés physiques s’aggravaient dans la période qui suivait des révélations concernant le fils : il les avait encore « trahis » !
La rage générationnelle
52La mère va expliquer qu’elle parvient plus facilement que son mari à discuter avec leur fils et à le calmer. Toutefois, cela se passe uniquement dans la chambre du couple et assis sur le lit. À ce moment, le père, sensiblement affecté par son impuissance, redouble de mises en garde : il dira sa peur que leur fils ne « décroche » plus, que sa santé, dont il note des « signes de détérioration », n’en soit définitivement marquée. Je dis qu’ils semblent me demander de les accepter comme ils sont, car ils sont désorientés. Ils espèrent que je leur explique comment être un père et une mère « efficaces », qui arrivent à « se faire obéir ». Vient alors un récit qui nous rappellera les abandons subis par la mère pendant son enfance. Ensuite le père parlera de ses origines. Il est né tout de suite après la Seconde Guerre mondiale, après le retour de captivité de son père. Il apprendra quelques années plus tard que son géniteur est en fait un voisin, à qui il ressemble beaucoup…
53Son père « éducateur », celui qui lui a donné son nom, a été un homme sévère, mais juste, reconnaît-il. Il admire son courage de l’avoir accepté. Pour nous donner un exemple de sa façon directe et tranchante de l’éduquer, il nous rappelle un épisode où il aurait volé quelques sous. Le père lui aurait dit qu’une prochaine fois il lui couperait la main, en lui faisant la démonstration simulée séance tenante avec une hache. (J’en ai eu froid dans le dos.) Le remède a été « très efficace », cela lui a servi de leçon ; alors il se demande pourquoi avec son propre fils il lui est si difficile de faire passer le message. Il reconstruira dans les séances ultérieures des aspects de son histoire infantile, sa marginalité, son sentiment d’être en trop, son attrait vers l’extérieur, le goût de la fuite, les estimant liés à la découverte du secret de son origine. C’est là que les choses sont devenues plus évidentes pour lui, et, à la limite, plus pénibles. Pourquoi son père biologique ne s’était-il jamais manifesté ?
54S’il a souffert de cette histoire, il croit avoir fini par apprécier son père, son fond « tolérant ». Chez ce dernier, il sentait une hésitation entre amour et rejet de lui-même, l’enfant de l’infidélité, mais qui n’était pour rien dans l’affaire. Il dira que son épouse lui a permis de se retrouver ; aujourd’hui, il peut mieux le reconnaître qu’auparavant.
55Une lignée honteuse se désigne : la transgression agie de la grand-mère paternelle de l’adolescent, celle de son père, celle de l’adolescent. Baisés volés, vol d’un père, vol de sous, vol d’un tampon (identité du médecin). Partout la tromperie… J’attire à ce propos l’attention sur d’autres éléments : le fils n’est-il pas allé menacer « la voisine » avec un revolver, ce que son grand-père paternel n’a pas fait auprès de son rival ?
56L’évolution de cette thérapie aurait permis que le jeune homme améliore son rapport à l’institution. Il y vient maintenant, dira-t-il, pour rencontrer amis et soignants. Au bout d’un an de thérapie de couple, nous avions décidé son intégration aux séances, la TPC est devenue une TFP. Au cours de ce processus, nous l’avons vu évoluer favorablement sur plusieurs plans, il a surmonté des crises d’anxiété, amélioré son contact, diminué puis arrêté la prise de drogues, il a également réussi son baccalauréat. L’hyperexcitation cède la place à un plaisir un peu mieux partagé.
Feux croisés
571. Monsieur V. a été pendant un long moment le porte-parole de la revendication, en écho à sa propre histoire et à celle de son épouse : « On me doit un père », semblait-il clamer. Cela se traduisait par son voyeurisme cherchant la faille dans les actes des médecins, le psychiatre de son fils, ses cliniciens et chirurgiens, les membres de l’équipe psychiatrique. Voir aussi la poursuite policière de son fils, autant de recherches liées à l’acte scandaleux commis par sa mère. L’erreur et la tromperie étaient liées à celles de ses origines. Son fils lui aussi était susceptible de le tromper. Quant au plan institutionnel, ne m’a-t-on pas dit que j’étais le grand « berné » ?
582. La complicité père-mère était évidente. Les amis du fils étaient désignés comme ceux qui l’avaient éloigné du droit chemin par leur « fausseté » et leur « esprit utilitaire ». Au niveau du couple parental, l’emprise était serrée. Les conjoints avaient trop besoin l’un de l’autre pour se l’avouer. À ce propos ils semblaient avoir signé un contrat (R. Kaës, 2009), dont une des clauses aurait stipulé de dénier toujours que le principal problème était la psychose, et de se focaliser plutôt sur l’addiction.
593. La remise en circulation des ancêtres a permis d’améliorer les rapports intrafamiliaux, de diminuer l’emprise pathologique. Le groupe familial a fini par se sentir moins « maudit ». Les troubles somatiques du père se sont progressivement apaisés. Le père n’a plus subi d’opérations. Il a compris qu’il avait attaqué, d’une certaine manière, son intégrité corporelle, les « cicatrices » en étaient visibles sur son ventre : des stigmates, des traces témoignant de sa douleur profonde.
604. Chacun s’occupe plus de soi-même, améliorant son regard intérieur.
615. L’équipe a dû réviser le projet thérapeutique : elle ne s’attendait pas à ce que le jeune V. passe le bac. Moi-même, je fus également surpris de ce bon résultat.
Pour conclure
62Trois idées se dégagent dans les cas de dérives somatiques dans le lien pervers :
631. L’intérêt pour la notion de contrat, inconscient ou latent, qui favorise l’attachement des membres de la famille, contrat lors de l’engagement du lien du couple, compromis dans la solidification des liens, mais aussi contrats secrets, pervers, contraignants, qui sont au service de l’emprise.
642. Le dépôt chez l’autre d’une charge toxique, composée de tourments, rages, haines, est remarqué. L’autre se sent surchargé, débordé et, faute de pouvoir se détoxiquer de ces éléments pernicieux, finit par sombrer dans une affection physique. La dérive psychosomatique s’inscrit clairement dans cette insupportable annulation d’autrui, qui sombre dans la maladie, cherchant peut-être une échappatoire, faisant appel à son autoconservation.
653. Il reste à savoir si ces dépôts ne sont pas transmis depuis des générations, dans une chaîne d’individus qui ont tour à tour été acteurs ou spectateurs d’un drame.
66Conflit d’intérêts : aucun
Bibliographie
- Avron O. (2017), L’Émotion, source de connaissance, Toulouse, Érès.
- Bion W.R. (1984), Transformations, trad. fr., Paris, PUF.
- Eiguer A. (2017), Les Pervers narcissiques, Paris, PUF, Que sais-je ?
- Grinspon E. (2014), Du corps familial incestuel à la singularité subjective, Revue de l’AIPCF, 15.
- Kaës R. (2009), Les Alliances inconscientes, Paris, Dunod.
- Ogden T. (2005), Cet art qu’est la psychanalyse, trad. fr. Paris, Ithaque, 2012.
Mots-clés éditeurs : séquelles de coma, psychosomatique, emprise, dé-subjectivation, chiro-manie, perversion dans le lien
Date de mise en ligne : 10/09/2019
https://doi.org/10.3917/difa.042.0035Notes
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Thérapie familiale psychanalytique.