1Cette réflexion prend pour origine nos observations cliniques initiales issues de la rencontre d’enfants placés en famille d’accueil et de la rencontre avec ces familles qui les accueillent.
2Notre sensibilité à l’écoute psychanalytique du groupe et à celui d’un groupe spécifique comme la famille, nous a permis de porter notre attention à une souffrance du lien encore peu prise en compte, dans une lecture attentive et systématique, au regard de nombreuses situations de ruptures de placement, ou de l’observation de situations de souffrances psychiques, que ce soit du côté de l’enfant placé ou de ces familles, lors des phases évolutives de l’accueil et de l’accompagnement.
3En appui sur la conceptualisation psychanalytique groupale (Bion, 1952, 1982 ; Kaës, 1993) et familiale (Ruffiot, 1981 ; Aubertel, Ruffiot, 1982) qui indique que l’accueil d’un sujet au sein d’un groupe relèverait d’un processus inconscient particulier, nous nous sommes interrogées sur les modalités psychiques présentes lors de l’accueil d’un enfant étranger, au cœur de l’intimité de ce groupe familial spécifique. Au cours de nos différentes rencontres, l’observation d’un certain nombre de phénomènes nous a amenées à nous interroger sur la nature des mouvements fantasmatiques traversés par un groupe familial lors de l’accueil d’un enfant « qui ne fera pas partie de la famille, mais qui en partagera le quotidien ».
4En effet, dans un arrière-fond groupal, se retrouvent des modalités d’échange ou s’expriment des fantasmes, des angoisses et des modes de réaction défensifs. Cette notion suppose que l’accueil d’un enfant au sein d’un groupe familial impose un travail psychique en arrière-plan dont l’effet se traduira par une dynamique du lien établi entre l’enfant et sa famille d’accueil, non sans impact sur le développement et la dynamique psychique de celui-ci.
5Pour avancer dans notre réflexion, nous proposons de nous centrer sur ce groupe familial accueillant, illustré par des vignettes cliniques paradigmatiques de la population rencontrée.
6Du point de vue du dispositif de recherche, les familles d’accueil ont été rencontrées :
- d’une part, dans le cadre d’un premier volet de recherche universitaire exploratoire (2016 à 2017) au sein d’entretiens semi-dirigés menés par un expérimentateur psychologue clinicien permettant l’étude du fonctionnement psychique familial groupal par l’intermédiaire d’outils projectifs (« génographie projective familiale » et « spatiographie projective familiale », Cuynet, 2010 ; 2016 et 2017) ;
- d’autre part, dans le cadre de rencontres cliniques bimestrielles incluant l’enfant placé, son assistant familial, le conjoint ce dernier, ainsi que parfois les propres enfants du groupe familial accueillant ;
- les observations cliniques comprennent également des éléments de discours recueillis par le psychologue clinicien (affilié à la recherche) en situation d’entretien ou d’entre-deux des rencontres liées au suivi psychologique individuel de l’enfant (propos tenus dans le couloir, lors de conversations téléphoniques, etc.).
7L’ensemble constitue des études de cas où, dans la méthode d’analyse, l’écoute est centrée à la fois sur la prise en compte du lien de l’enfant placé avec son assistant familial et sur l’ensemble du groupe constitué par l’enfant, et le groupe familial d’accueil dans son ensemble (les membres du groupe formant la famille d’accueil). L’idée, dans ce volet exploratoire, était de partir en premier lieu de la clinique quotidienne avec les enfants placés, proche de la réalité de terrain, pour se diriger de plus en plus vers une écoute systématique par l’accompagnement d’un dispositif de recherche.
Vignettes cliniques (tous les noms indiqués sont fictifs)
Cas clinique : famille d’accueil d’Hugo
8Hugo a 4 ans lorsqu’il est confié en famille d’accueil chez M. et Mme Rosetta, en raison de l’incapacité psychique de sa mère et de violentes disputes entre ses parents. Il est conduit en consultation chez une psychologue en libéral par son assistante familiale qui pense « que cela lui ferait du bien », car à l’école il a tendance à être dissipé et présente de plus en plus de difficultés dans l’acquisition des apprentissages. Mme Rosetta, lors de cette première consultation, présente Hugo de manière chaleureuse. Elle et sa famille partagent le quotidien avec lui depuis plusieurs mois. Hugo est pleinement intégré dans cette famille, tout le monde l’a bien accepté. « Il fait partie de la famille, maintenant », dira Mme Rosetta, ce à quoi Hugo acquiesce avec plaisir. Nous apprenons au cours d’un entretien réunissant le groupe et Hugo deux mois plus tard que celui-ci appelle « demi-frère » et « demi-sœur » les enfants de la famille d’accueil, ce que les enfants de la famille lui rendent bien. M. et Mme Rosetta n’y verraient aucun inconvénient. Nous percevons entre eux la constitution d’un lien important tant pour Hugo que pour son assistante familiale ainsi que pour l’ensemble du groupe familial d’accueil.
9Mme Rosetta et sa famille semblent à première vue apporter la sécurité et l’affection dont Hugo a besoin pour son développement. Mais la psychologue remarque, par exemple, lors de ses différents entretiens, qu’à aucun moment les membres de la famille d’accueil n’évoquent la fonction tierce du service de placement. Le groupe est très autonome dans la prise en charge de cet enfant. De plus, devant Hugo, Mme Rosetta disqualifie ses parents sans précaution, décrivant des exemples d’incompétence parentale lors des visites du week-end. La manière d’évoquer ces éléments ne ménage pas la vie psychique d’Hugo. De ce fait, il faut apporter beaucoup de contenance. Par ses propos, Mme Rosetta semble avoir le souhait de protéger, de renforcer le lien qui les unissent, elle et sa famille, à Hugo, en essayant de le convaincre et de convaincre la psychologue de l’incompétence des parents de l’enfant. Le discours tenu semble également faire office de renforcement narcissique à propos de ses propres compétences, elle et sa famille constituant « une bonne famille », contrairement à celle d’Hugo. Lors des entretiens en début de prise en charge, Mme Rosetta informe la psychologue qu’elle est prête à avancer l’argent des consultations « pour l’arranger » et ou elle demandera elle-même le remboursement de celles-ci, plus tard, par son service, ou peut-être pas, étant donné les procédures longues à envisager pour se faire rembourser. D’un point de vue contretransférentiel, la psychologue reste traversée par des éprouvés opposés : d’une part de la colère, de la honte par compassion pour l’enfant lorsqu’il subit les propos de disqualification de sa famille par la famille d’accueil, d’autre part, elle éprouve simultanément de l’admiration pour le groupe familial accueillant. Lors des entretiens de recherche, ce sont des éléments de confusion qui s’installent chez le psychologue chercheur, avec une difficulté à penser.
Cas clinique : famille d’accueil de Mira
10Mira est une adolescente de 13 ans, accueillie en famille d’accueil à la suite d’un échec de placement dans une autre famille d’accueil où elle était prise en charge depuis l’âge de 3 ans. La problématique de sa famille d’origine est incestueuse. Son père aurait abusé de deux de ses sœurs. Sa mère serait en incapacité de tenir un positionnement sécurisant.
11Au début, Mme Huire, l’assistante familiale de la nouvelle famille d’accueil, l’accueille « à bras ouverts ». Avec son mari et ses enfants, elle propose à Mira de « recommencer à zéro », en essayant de l’intégrer au mieux au sein dans son groupe familial, en lui disant qu’ici elle pourra rester jusqu’à sa majorité et même plus encore si cela se passe bien. Mais Mira reste triste de ne plus pouvoir être en lien avec sa famille d’accueil avec qui elle a partagé près de dix ans de vie quotidienne. Elle indique à Mme Huire que, même si elle et sa famille sont sympathiques, la famille d’accueil qui l’a accueillie depuis l’âge de 3 ans sera toujours « la plus importante dans son cœur ». On observe alors un retournement de l’investissement de Mme Huire et du groupe familial d’accueil, avec l’instauration progressive d’un rejet important. Le groupe semble maintenant ne percevoir que des défauts chez Mira. Par exemple, les enfants de la famille d’accueil se fâchent maintenant quotidiennement, car Mira aurait tendance à laisser « traîner ses affaires ». Mme Huire supporte également difficilement le fait que Mira souhaiterait appeler régulièrement son ancienne assistante familiale, avec qui pourtant des appels téléphoniques réguliers ont été instaurés en accord avec le service de placement. Cette situation met Mira mal à l’aise. Elle ne se sent pas comprise par Mme Huire. Récemment, elle a par ailleurs repris contact avec sa mère en cachette, ce que le groupe familial ne comprend pas et a pris pour une trahison, étant donné que Mira était punie et ne devait pas utiliser son téléphone portable. Quelques semaines plus tard, dans le couloir, après une séance de suivi psychologique, Mme Huire indique à la psychologue, devant Mira, qu’elle considère son travail d’accueil auprès de cette jeune fille « uniquement comme un apport matériel », et que contrairement aux autres enfants qu’elle a en charge elle « ne ressent aucune affection » envers Mira. D’ailleurs, elle pense « à la mettre en internat », pour l’aider à être plus autonome. Cela pourrait être bien pour tout le monde, car de toute manière « plus personne ne la supporte à la maison ». Ces propos pourront également être tenus d’une seule voix par le groupe familial d’accueil dans son ensemble (mari de Mme Huire, enfants du groupe familial). Mira, quant à elle, semble indifférente. Le travail de contenance, autour de ces propos, reste difficile, car les éléments de dévalorisation vis-à-vis de Mira subsistent. D’un point de vue contretransférentiel, en post-séance, la psychologue reste dans des éprouvés lourds, de type corporel (« poids sur l’estomac »), liés à la culpabilité de ne pas avoir assez protégé Mira des propos tenus à son égard, et soutenu le groupe dans son ensemble, car elle perçoit qu’ils sont en difficulté. Lors des entretiens de recherche, c’est un état de sidération et un désir de protection tourné en direction de l’ensemble du groupe, qui est éprouvé par le psychologue chercheur.
L’importance de l’étude des effets de la groupalité psychique dans le lien d’accompagnement
12Dans ces différentes situations cliniques, nous observons des familles d’accueil prises par des mouvements psychiques de type collage ou rejet vis-à-vis de l’enfant placé. Ces éléments nous interrogent sur ce qui met en difficulté les familles d’accueil pour tenir un positionnement professionnel vis-à-vis de l’enfant. Notre dimension de neutralité bienveillante dirige notre écoute vers ce qui agit dans ce lien d’accompagnement.
13S’il est prévu par la loi qu’une famille d’accueil doive répondre à sa mission salariée, qui est de « procurer un cadre de vie chaleureux et équilibré pour permettre (à l’enfant) de se développer physiquement, psychiquement et affectivement » (décret n° 2006-627 du 29 mai 2006 relatifs aux dispositions du Code du travail applicables aux assistants maternels et aux assistants familiaux), la mission ne prévoit pas les limites que doivent comporter un tel dispositif.
14Tout pourrait sembler simple au premier abord : des enfants en difficulté au sein de leur famille sont transposés dans une autre famille qui saura pallier les carences psycho-affectives de l’enfant, dans l’attente que les problématiques familiales initiales se résolvent. Toutefois, au regard des complications rencontrées régulièrement lors des mesures de placements, il nous semble que la groupalité psychique inconsciente et ses effets sur l’accompagnement mériteraient d’être davantage investigués. S’intéresser à ce niveau d’analyse permettrait, selon nous, de dégager des modèles de compréhension de ces problématiques spécifiques.
La famille d’accueil : un groupe familial particulier
15Si une famille est considérée comme un groupe spécifique dit « groupe primaire », lieu d’expérience des premiers liens, nous pouvons supposer qu’une famille d’accueil est un groupe familial particulier. La particularité pourrait être celle de présenter un mode de fonctionnement « ouvert » à l’intégration temporaire de membres étrangers en son sein, tels que des enfants, pour pallier la défaillance des propres groupes primaires de ceux-ci. Cette disposition particulière engagerait, selon nous, des mouvements fantasmatiques qu’il convient d’étudier.
Un travail au cœur de l’intimité : figure de la paradoxalité en arrière-fond du travail d’accompagnement
16« La famille d’accueil » : un travail pour certains, encadré depuis 2006 par une loi officialisant la profession d’« assistant familial », « une vocation » pour d’autres. En premier lieu, il est important de souligner que le travail au sein de ce dispositif spécifique a cette particularité d’utiliser le cœur de l’intimité d’une famille comme principal outil, pour prendre soin des enfants. Nous pourrions mettre en évidence un premier niveau de difficulté de la fonction d’assistant familial, qui est celui de « travailler avec son intimité sous forme d’un contrat salarial », si l’on emprunte par analogie la conceptualisation de Fustier (2008) du lien d’accompagnement des travailleurs sociaux. Il existe ainsi une dimension paradoxale dans l’accompagnement. Mais ici, le dispositif singulier proposé convoque sans aucun doute à un niveau plus élevé le risque de la confusion entre sphère privée et sphère professionnelle. L’accueil d’un enfant à titre permanent au sein de leurs familles ne permet aux assistants familiaux que peu de possibilités de recul sur leurs actions du quotidien. Les travailleurs sociaux en général : éducateurs, moniteurs éducateurs, éducateurs techniques, assistantes sociales, font souvent la remarque qu’il est compliqué de soutenir un positionnement professionnel sans se laisser emporter par les aléas de la rencontre et de tenir une juste distance. Ils savent que les temps de repos sont salutaires. Ici, dans la situation d’un « accueil professionnel au sein de l’intimité », l’assistant familial doit trouver d’autres ressources nécessaires pour continuer à remplir sa mission. En effet, le risque de confusion entre sphère privée et sphère professionnelle reste supérieur et est à prendre en compte dans la constitution de ce lien d’accompagnement spécifique.
L’activation des fantasmes comme support d’investissement de l’enfant mais aussi comme risque de confusion des langues
Au risque du fantasme de « la meilleure famille »
17Pour rappel, l’activité de la famille d’accueil est sous-tendue par le fait que la propre famille de « l’enfant-étranger » est en difficulté. Cette situation faciliterait, selon nous, dans la fantasmatique inconsciente du groupe familial accueillant, l’avènement d’un premier fantasme, inévitable, voire nécessaire : d’un côté se situerait de manière clivée une famille « mauvaise », « défaillante » « inhospitalière » (celle de l’enfant), et de l’autre une famille toute bonne et « accueillante » (la leur). L’activation de ce fantasme, dans une bonne mesure, permettrait le désir d’investissement de l’enfant-étranger, ainsi que l’activation d’un « instinct de protection » par le groupe, afin de mettre en œuvre sa mission. Se sentir une « bonne famille », au point que son intimité soit reconnue comme dispositif professionnel, constitue une valorisation narcissique inconsciente, nécessaire à la fonction même de famille d’accueil. L’agrément est conditionné par cette reconnaissance. Sur un autre versant, l’activation forte, intense, du fantasme, rendrait compte d’un groupe familial accueillant, pris dans la fantasmatique d’une bonne famille qui devrait s’imposer comme meilleure que celles des enfants dont elle a la charge. Le risque serait l’emprise sur l’enfant et l’empiètement sur sa vie psychique. C’est ce que nous avons pu percevoir dans la situation d’Hugo, ou bien de Mira où les groupes familiaux accueillants semblent s’être « laissé prendre » à l’idée d’être une famille meilleure que les familles d’appartenance, sans possibilité de se mettre suffisamment à distance de cette fantasmatique.
Au risque du fantasme de rapt
18Ce fantasme de « bonne famille » en convoquerait alors un autre à l’arrivée de l’enfant : celui du « fantasme de rapt », que nous pouvons emprunter à Fustier (1997) lorsqu’il évoque l’accompagnement d’enfants par des professionnels en institution. Nous pouvons faire l’hypothèse que le fantasme sous-jacent d’être une « meilleure famille » que celle de l’enfant placé opérerait à l’insu du groupe familial accueillant. Le processus de la rencontre mobiliserait ce désir de rapt, s’infiltrant de manière omniprésente durant toute la durée de la prise en charge. Associé au fantasme d’un « enfant changé de famille », il existerait selon nous, dans cette configuration, comme nous l’avons évoqué précédemment, une difficulté supplémentaire pour ces professionnels de l’accueil, et pour l’enfant : celle de les tenir à distance, en raison de cet accompagnement exercé au cœur de la sphère privée, et de la mise à l’écart simultanée de l’enfant de son groupe familial d’appartenance. Le groupe familial accueillant est mis à l’épreuve dans sa mission de prendre soin d’un enfant, où la figure de la paradoxalité s’infiltre en arrière-fond de celle de l’intimité : « Tu ne fais pas partie de notre famille, mais tu en fais partie au quotidien », « tu partages notre vie intime d’un point de vue professionnel ». Le fantasme de rapt est ainsi littéralement mis en acte et placerait le groupe familial dans un conflit psychique.
Les tentatives de résolution du conflit psychique
La recherche d’équilibre
19Afin que la famille d’accueil puisse tenir un positionnement professionnel adéquat dans la nature du lien d’accompagnement tissé avec l’enfant, elle doit exercer un travail psychique nécessaire à son homéostasie. En effet, le groupe doit s’appuyer sur ses fantasmes en arrière-plan, qui lui permettent d’investir un enfant « corps-étranger », afin qu’il devienne suffisamment familier. Simultanément, un travail psychique est nécessaire pour mettre à distance, réguler l’intensité de l’activation des fantasmes, afin que l’enfant corps-étranger ne soit pas totalement « absorbé » par le groupe, dans un processus d’aliénation. Ces familles, comme tout groupe face à l’accueil de l’étranger, sont ainsi prises entre l’activation de deux mécanismes de défense inconscients opposés (Aubertel, Ruffiot ; 1982, p. 25), celui d’« intrajection » (« il est issu, tout comme le mécanisme d’introjection individuel, d’une tendance archaïque à l’incorporation, mais il se double d’un caractère de vampirisation, d’aspiration et à l’extrême de néantisation », Aubertel, Ruffiot, 1982, p. 25) et celui dit d’« extrajection » (« qui consiste en une tentative de rejet pur et simple, de tout élément étranger, vécu comme non assimilable, non greffable », Aubertel, Ruffiot, 1982, p. 25). L’équilibre entre ces deux mécanismes pour la réussite du placement de l’enfant représenterait donc, selon nous, un enjeu majeur.
20Selon Fustier (1997) l’activation des fantasmes en particulier de rapt, renvoie à un sentiment de culpabilité présent chez tout professionnel de l’enfance. Nous pouvons penser que la famille d’accueil en est particulièrement porteuse.
Modes de résolution
21Pour se défaire de ce conflit psychique inconscient fortement présent en arrière-plan, des aménagements sont nécessaires.
22Nous émettons l’hypothèse que cette possibilité de mise à distance des fantasmes, dépendra du mode de fonctionnement initial du groupe familial accueillant, de sa capacité à élaborer le conflit et de pouvoir bénéficier d’une fonction tierce (accompagnement du service de placement en prenant appui sur la mesure de placement et les moyens de mise en travail des situations).
23Suivant cette possibilité, nous avons pu repérer, au cours de nos différentes rencontres avec les enfants placés et leur famille d’accueil, trois modes de configurations possibles d’aménagements.
24Dans le premier, le groupe familial accueillant procède à des actes conscients et inconscients de mise à distance du lien. Plus le service de placement exerce sa fonction tierce, plus il veille à un équilibre. Cet équilibre se manifeste par une capacité de contenance exercée par la famille dans ses mouvements d’allers-retours d’investissements et de contre-investissements de l’enfant. Ce processus est au service de la mise à distance d’un lien confusionnant entre l’enfant et son groupe familial accueillant. Face à ces mouvements de remise à l’équilibre du lien, nous pouvons faire référence à une transgression dite « en creux », suffisamment contrecarrée : la transgression reste activée par le fantasme de rapt, mais est régulée grâce à la tiercéité.
25Dans le second aménagement, il existerait un mouvement psychique de rejet de la part du groupe vis-à-vis de l’enfant. Nous observons un contre-investissement, dont le risque est la mise en échec du placement familial et une souffrance des liens. Le cas clinique de Mira vient illustrer notre propos dans le sens où sa recherche minimale d’affiliation à la famille d’accueil ne correspond pas aux attentes fantasmatiques excessives du groupe. L’adolescente déçoit par ses autres centres d’investissement (son ancienne famille d’accueil, sa famille d’origine). Elle devient progressivement un « corps-étranger » au groupe, et ne peut faire l’objet d’une intégration au « corps familial » (Cuynet, 2005, 2007). Mira est mise à l’écart (recherche d’un internat, arrêt de l’investissement affectif, etc.). Il existe une véritable attaque des liens par le groupe. Nous observons une rigidification des défenses, avec le recours au mécanisme de l’« extrajection » de manière prégnante. Nous pouvons faire référence ici, à une transgression dite « en vide », mettant en échec la dimension du placement. Cet échec semble dû à une insuffisance de la fonction tierce, qui rend compte d’un investissement du lien déséquilibré.
26De manière inverse, dans le troisième aménagement s’observe un mouvement psychique de surinvestissement de l’enfant par la famille d’accueil. La fonction de cette modalité réactionnelle est au service d’une économie du traitement de la dimension de la culpabilité : « Si tu es mien, je n’ai plus à me culpabiliser. » Le risque réside dans la constitution d’un lien confusionnant et aliénant et dans un empiétement sur la vie psychique de l’enfant. De son côté, celui-ci fait l’économie du traitement de la part négative de son histoire, avec le risque de ne plus s’autoriser à investir le lien avec sa famille d’origine. Toutefois, s’il poursuit cet investissement, il peut vivre un conflit psychique dit de « loyauté clivée » (Bozormenyi-Nagy, 1991). Apparaissent alors des comportements transitoires ou permanents d’affiliation « en faux self » de l’enfant à son groupe familial accueillant. Nous pouvons faire le lien avec la situation clinique d’Hugo, quand ce dernier, sous une conduite d’apparente acceptation, laisse la famille d’accueil critiquer son groupe d’appartenance. Ici se met en œuvre un véritable processus d’aliénation de l’enfant, avec un réel risque de mise en échec du travail de sa réintégration possible au sein de son groupe familial. Ces éléments s’assimilent à l’activation du mécanisme de défense familial d’« intrajection » au sein de la famille d’accueil. De manière concomitante, s’enclenche le déni qui porte sur l’« oubli » de la dimension professionnelle liée à la prise en charge de l’enfant. Ces mécanismes de défense donnent lieu à des passages à l’acte sous forme variés :
- L’enfant est assimilé comme un enfant de la famille et vice-versa. Celui-ci emploie des dénominations familiales, soutenues par la famille d’accueil, telles que « papa », « maman », « mamie », « papi », « mon frère », « ma sœur », « tonton », « tata ».
- La famille d’accueil sollicite peu l’avis du service pour des décisions de prise en charge (psychologique, décisions médicales, des réunions à l’école, etc.).
- Le groupe familial ne demande pas l’avis des parents pour des décisions concernant l’enfant (ex. : décision d’une coupe de cheveux).
- Devant l’enfant, la famille d’accueil critique et dévalorise son groupe d’appartenance, parfois de manière violente.
- Les accueillants ont recours à des mesures conscientes ou inconscientes pour écarter l’enfant de sa famille (évitement des appels téléphoniques, etc.).
27Nous retrouvons ces différents passages à l’acte dans la situation d’Hugo, notamment lorsqu’il est soutenu par son groupe familial d’accueil quand il nomme les enfants de la famille « demi-frère » et « demi-sœur ». Autre élément clinique : quand l’assistante familiale ne demande pas l’avis du service de placement ni l’accord des parents pour la mise en place d’un suivi psychologique. Cela est renforcé par la tentative de constitution d’une alliance avec la psychologue, lorsqu’elle propose de régler les séances, en son propre nom.
28Dans cette configuration, le fantasme de rapt envahit la scène psychique groupale, appuyé par la force du déni et du mécanisme d’« intrajection ». Ici, nous assistons à une transgression dite « pleine », traduisant la mise à distance de la dimension du placement par insuffisance de la fonction tierce, renvoyant à un investissement du lien déséquilibré.
Conclusion
29En nous intéressant à la dimension fantasmatique à l’œuvre, lors de l’accueil d’un enfant « corps-étranger » au sein d’un groupe familial accueillant, nous pouvons mieux comprendre les différentes dynamiques de lien repérées dans ces problématiques spécifiques, pouvant conduire à des ruptures de placement, mais aussi à des axes de travail cliniques spécifiques. Soutenir au quotidien ce lien d’accompagnement si particulier par une lecture des phénomènes inconscients semble nécessaire. C’est, selon nous, à ce prix, au regard du degré d’exigence de travail psychique que cela implique, que nous pourrons aider les familles d’accueil à tenir un positionnement professionnel adéquat auprès de l’enfant. Le travail thérapeutique pourrait consister en une écoute familiale psychanalytique qui aide à faire contenance autour de ces mouvements nécessaires d’affiliation et de désaffiliation, pour qu’ils ne soient plus destructeurs, tant pour l’enfant, que la famille d’origine, sans oublier la famille d’accompagnement.
30Conflits d’intérêts : aucun
Bibliographie
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- Bion W.R. (1959), Attaques contre les liens, Nouvelle Revue de psychanalyse, n° 25 (1982), 285-298. Autre traduction : Attaques contre la liaison, in Réflexion faite, PUF, 1983.
- Boszormenyi-Nagy I., Krasner B. (1991), Glossaire de thérapie contextuelle, Dialogue. Recherches cliniques et sociologiques sur le couple et la famille, 111, 1991, 31-44
- Cuynet P. (2005), L’image inconsciente du corps familial, Le Divan familial, n° 15, 43-58.
- Fustier P. (1997), « Des institutions et des parents », in Parents/famille/institution. Approche groupale d’orientation psychanalytique, Centre de recherche sur les inadaptations, Université de Lyon II.
- Fustier P. (2000), Le Lien d’accompagnement entre don et contrat salarial, Paris, Dunod.
- Fustier P. (2012), Le lien d’accompagnement : un métissage entre échange par le don et échange contractualisé, Informations sociales, 1, 169, 91-98.
- Freud S. (1911), Formulations sur les deux principes du fonctionnement psychique, trad.fr. OC, XI, Paris, Puf, 1998.
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- Ruffiot A. (1981), « Le groupe-famille en analyse. L’appareil psychique familial », in Ruffiot A. et al., La Thérapie familiale psychanalytique, Paris, Dunod, 1-98.
Mots-clés éditeurs : groupalité psychique, fantasme, lien, enfant placé, famille d’accueil, assistant familial
Date de mise en ligne : 10/09/2019
https://doi.org/10.3917/difa.042.0163