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Article de revue

Violence adelphique. Thérapie de deux frères mélanésiens

Pages 61 à 76

Notes

  • [*]
    J’adopte ici, à l’instar de René Kaës, l’acception issue du grec « adelphos-adelphi » signifiant « frère-sœur ».
  • [**]
    Les Mélanésiens sont les habitants autochtones de la Mélanésie, regroupant entre autres le Vanuatu, la Nouvelle-Calédonie et la Papouasie-Nouvelle-Guinée.
  • [1]
    Ce qui se rapporte à la Métropole, la France.
  • [2]
    Remerciements à Albert Luepack, directeur du Foyer de l’aide sociale à l’enfance. Sans son soutien, une approche psychothérapeutique n’aurait pu voir le jour.
  • [3]
    Originaire du Vanuatu, anciennement Nouvelles Hébrides.
  • [4]
    Ouvéa est une des trois îles Loyauté en Nouvelle-Calédonie tristement connue par les événements de la grotte de Gossanah avec la mort de gendarmes et de Kanaks en 1988.
« Elle [la haine] est née avec nous ; et sa noire fureur
Aussitôt que la vie entre dans notre cœur.
Nous étions ennemis dès la plus tendre enfance ;
Que dis-je nous l’étions avant notre naissance.
Triste et fatal effet d’un sang incestueux. »
Racine, La Thébaïde ou les Frères ennemis (1679, Acte 4, scène 1)

1Deux frères mélanésiens liés par une haine tenace et mortifère sont reçus conjointement par un psychologue métropolitain [1] dans un foyer de la protection de l’enfance en Nouvelle-Calédonie. Ce dernier, exerçant en situation allogène, est confronté à l’altérité et aux différentes expressions de la déliaison dans le travail de la Culture et dans la transmission familiale.

2Durant des séances hebdomadaires d’une heure, le thérapeute reçoit la violence « adelphique » des deux frères qui, dans une destructivité menaçant leurs narcissismes réciproques, se mettent en danger et mettent à mal la structure d’accueil de l’Aide sociale à l’enfance [2]. C’est ainsi que l’équipe sous pression, exténuée et impuissante, mobilise le psychologue pour qu’il tente de travailler avec eux, dans un espace culturel intermédiaire. À ce moment précis, père et mère, séparés à la suite de violences conjugales, entre autres, ne répondent à aucune demande de rencontres de l’éducateur référent.

3La dimension interculturelle, la violence familiale qui est à l’origine du placement, la violence fraternelle, l’idéologie du lien dans la politique de protection de l’enfance, l’usage des contes comme médiateur en thérapie, la transmission générationnelle… sont ici des thèmes traités de manière synthétique mais indispensables pour une meilleure compréhension de la dimension plurielle.

4Il est choisi de partager avant tout sur la mise en place d’un cadre thérapeutique singulier où le matériel proposé lors des séances va favoriser la représentation et la mise en récit des frères pour permettre progressivement une mutation qualitative de leurs liens fraternels. Ce travail met en avant une approche et une lecture clinique sur plusieurs plans : traditionnel, social, historique et culturel.

Lien fraternel et destructivité : tentative de fratricide

5C’est l’histoire de deux frères mélanésiens, placés depuis plusieurs années par l’aide sociale à l’enfance et réunis depuis quelques mois dans la même structure d’accueil et d’hébergement. Ce rapprochement brutal, décidé par l’administration sans véritable concertation, a été motivé par la nécessité de les (re) lier, de renforcer leur lien d’appartenance et de filiation. Le lien est le fruit des investissements d’objet croisés entre deux sujets (Eiguer, 2001). Notons que l’aîné vient d’une famille d’accueil désireuse de l’adopter, alors que le cadet vit déjà au foyer depuis plusieurs années, après avoir essuyé deux échecs de placement en famille d’accueil.

6Ce qui devait être des retrouvailles s’est transformé en une scène de combat fraternel, telle une tentative de meurtre fratricide, où l’aîné exerce une violence principalement physique pouvant aller jusqu’à provoquer l’évanouissement de son cadet par strangulation. Le foyer devient le théâtre d’affrontements où se cristallise l’expression d’une impossibilité à exister ensemble. Pourquoi le plus âgé agit-il de la sorte ? Que représente pour lui ce petit frère, et que représente-t-il pour ce dernier ? Pourquoi l’institution de la protection de l’enfance, dans le déni de leur histoire familiale et coutumière, tient-elle tant à maintenir le lien fraternel, déjà mis à mal auparavant, dans la famille biologique puis dans une famille d’accueil ? Pourquoi rapprocher ces frères alors que la famille d’accueil de l’aîné désirait l’adopter ? Quel sens donnons-nous à de tels déplacements/ placements ? Comment aider ces deux garçons en situation de violence ? Avant de tenter de répondre à ces nombreuses questions, attardons-nous sur l’histoire familiale.

Histoire familiale et déni de l’approche culturelle

7L’ensemble du recueil d’information concernant l’histoire familiale et institutionnelle des deux frères a nécessité un travail de fourmi. Les frères sont issus de l’union d’un père vanuatais [3] et d’une mère d’Ouvéa [4]. Tous deux se sont rencontrés à Nouméa, la capitale, donc en situation de migration. Très vite le couple a rencontré des difficultés, avec l’apparition progressive de violences conjugales et intrafamiliales, sur fond d’alcoolisme du père.

8Ces maux ayant atteint leur paroxysme, la mère se réfugie avec ses fils dans un Centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) accueillant des femmes victimes de violences et leurs enfants. Après quelques mois, les travailleurs sociaux notent la difficulté de la maman à se mobiliser auprès de sa jeune progéniture, et observent l’expression d’une violence verbale et physique à l’encontre du cadet. Avec ce dernier, elle semble particulièrement en difficulté dans la mise en place des limites et la gestion de la frustration de son enfant. Nous verrons plus loin pourquoi. Un signalement – ou plutôt une « information préoccupante » (vocable contemporain dans le domaine de l’Enfance en danger) – est réalisé, marquant le début de l’institutionnalisation de ces deux frères dans la protection de l’enfance calédonienne. Au début, ils sont placés dans la même famille d’accueil, mais très vite, selon les rapports éducatifs de l’époque, le cadet vient mettre à mal l’équilibre collectif, et se trouve déplacé dans une autre famille. Quelle scène de leur histoire familiale vient donc se rejouer là ? Instigateur des conflits, c’est le cadet qui semble être le vecteur inconscient de la répétition du traumatisme « adelphique », source de cette violence non métabolisable avant leur psychothérapie.

9Quelques mois plus tard, le frère cadet, « ingérable », selon les mots des travailleurs sociaux, est (dé)placé dans un foyer de l’aide sociale. Son frère aîné le rejoint une année plus tard, à sa demande, suite à des violences physiques subies de la part de la fille de la famille d’accueil. La politique de l’aide sociale à l’enfance est de confier plutôt les enfants de moins de 10-12 ans, réputés plus dociles, aux familles d’accueil. À partir de la préadolescence, ils sont donc préférentiellement placés dans les foyers.

10L’histoire de la protection de l’enfance en Nouvelle-Calédonie est liée à l’héritage colonial et au traitement des enfants de bagnards (Delathière, 2012). Rappelons que les politiques coloniales de l’enfance portent essentiellement sur les besoins de l’enfant dans les domaines de la santé et de la nutrition. L’éducation et les besoins particuliers de certains enfants « difficiles » (jeunes délinquants, enfants en danger, vagabonds) ne seront pris en considération que plus tard par des mesures visant à punir la délinquance juvénile considérée « consécutive à l’exode rural » (Audibert, 1995). Il existe peu d’écrits permettant de cerner les conséquences de ces politiques coloniales sur l’enfance et la famille en Nouvelle-Calédonie et encore moins sur la tribu, le clan, les communautés et les institutions. Notons la création du service social calédonien en 1964, puis quelques décennies plus tard, celle du tribunal pour enfants ainsi que l’arrivée du premier juge des enfants en 1983.

11Comme dans les sociétés européennes, les sociétés océaniennes post-traditionnelles sont passées d’une conception des rapports « parents-enfants » basée sur la puissance paternelle à l’autorité parentale puis à la responsabilité parentale et aux droits de l’enfant, tout cela dans un temps record de quelques décennies, avec un manque cruel d’étayage communautaire lié à l’exode vers la capitale.

12Après ce rapide détour, revenons-en à la situation qui nous préoccupe. La mère exerce encore son droit de visite et d’hébergement. Après de nombreuses sollicitations de rendez-vous adressées aux parents, la mère accepte enfin. C’est donc lors d’une visite à domicile (VAD) faite conjointement avec l’éducateur spécialisé référent quelques semaines après le début de la psychothérapie, que nous en apprenons un peu plus sur cette histoire familiale décousue et trouée. Précisons que la majorité des VAD se font sans la présence des enfants car ils sont à l’école.

13Nous avons alors le sentiment que les professionnels eux-mêmes, pris inconsciemment dans le « pacte dénégatif » (Kaës, 1993) familial, ont entretenu à leur insu une anhistorisation familiale, un défaut de transmission intergénérationnelle. Les béances qui en découlent dans la construction identitaire et d’appartenance de ces deux frères laissent la place à l’expression d’agirs violents, entre eux et dans la famille. On ne parle pas, on cogne ! Chaque passage à l’acte est un message, une tentative de symbolisation. Durant cette rencontre entre la mère, l’éducateur référent de la fratrie et moi-même, nous interrogeons le fait que les frères ne portent pas le même nom. En effet, l’aîné porte le nom du père tandis que le cadet porte celui de la mère. Dans le monde océanien, le premier des garçons est celui qui est l’« héritier » (du foncier, des responsabilités coutumières…). Dans le cas qui nous intéresse, la mère explique que le second garçon a été donné en adoption à ses grands-parents maternels (eux-mêmes parents adoptifs de la mère), ceux-ci n’ayant pas eu de descendant masculin.

14Nous avons là une configuration généalogique qui n’est pas ordinaire, mais qui n’est pas non plus rare dans les us et coutumes du monde kanak. La première consultation avec les deux frères donne les grandes lignes de leur filiation. L’adoption dans le monde kanak est particulièrement fréquente. Elle a de multiples fonctions et usages de régulation sociale et stratégique (Léblic, 2000 ; Pérouse de Montclos, 2001 ; Mouchenik, 2004). Notons l’existence d’un droit particulier en Nouvelle-Calédonie. Deux statuts civils cohabitent : celui de droit coutumier et celui de droit commun (Agniel, 1995). Le premier permet entre autres de faire des adoptions dites coutumières.

Au fur et à mesure de la psychothérapie

15La demande est initialement portée par l’équipe éducative, en grande difficulté dans l’accompagnement de ces deux frères extrêmement violents et destructeurs. Les scènes sont si insupportables que certains éducateurs expriment leur réticence à venir travailler, voire leur peur de se trouver dans l’incapacité à contenir ce geyser de violence fraternelle. Toutes ses souffrances et leur expression éveillent en moi le désir de réfléchir à une proposition de dispositif de soin. Je propose donc à l’équipe de les voir une première fois ensemble pour parler avec eux de ce qui se passe.

16La première consultation est l’occasion de leur expliquer le motif de nos futures entrevues. Nous sommes installés dans une triangulation spatiale, séparés par un bureau. Il m’arrive de me déplacer et de prendre place entre eux, tel un trait d’union, afin de regarder leurs productions (principalement des dessins mais nous avons aussi utilisé des contes). L’intérêt de cette disposition triangulaire réside également dans l’observation directe de leurs interactions verbales et non verbales, moins perceptibles dans un face-à-face.

17Malgré un contexte de passages à l’acte violents et répétitifs entre eux, les deux frères viennent à la première séance de manière volontaire et coopérative, contre toute attente de l’équipe éducative. Même si cette dernière les a fortement invités à me rencontrer, ils sont tous deux dans une certaine excitation qui se manifeste par une agitation psychomotrice. Après avoir expliqué brièvement le cadre et le dispositif de nos rencontres, je leur propose de parler un peu d’eux à travers leur famille, son organisation et la représentation qu’ils en ont. Pour nous aider dans cette tâche, nous utilisons un génogramme (ci-dessous) que chacun d’entre eux complète, commente. Nous reconstituons ainsi progressivement leur histoire familiale, de manière polyphonique.

figure im1

18Pour la deuxième rencontre, les deux frères sont moins excités que la dernière fois. Après qu’ils se sont installés, je leur laisse le temps d’exprimer oralement ce qui leur passe par la tête. Ils ne diront rien, si ce n’est que la violence est toujours présente. Je les invite à dessiner spontanément un souvenir de leur enfance. Sans même se regarder ni échanger, chacun à un bout du bureau jette sur le papier ses coups de crayon. Émerge alors leur case, qui est celle de leur mère. Quand ils s’aperçoivent qu’ils ont fait des dessins similaires dans leurs contenus, et avec des ressemblances manifestes dans la forme, ils sont curieux d’en explorer les détails, différences et mêmetés. Ils évoquent leurs souvenirs respectifs sur l’île de leur mère.

19L’ambiance de notre troisième consultation est tendue. L’aîné ne se montre ni participatif ni communicatif. « Qu’avez-vous envie de dessiner aujourd’hui spontanément ? », leur demandais-je. « Bagarre », répond le cadet, qui se met à dessiner, alors que son frère manifeste de son côté un refus obstiné. Il nous tourne le dos et regarde dans le vide, l’expression crispée et fermée. Puis, découvrant l’esquisse de son frère le représentant dernier sur un podium de compétition, il éclate en sanglots et s’exclame : « C’est lui qui me provoque […], il me cherche […]. Je suis obligé de pleurer pour ne pas le battre, l’astiquer […], il dit devant moi que Ronaldo est son frère ». Ronaldo est le plus jeune des enfants accueillis au foyer et il figure à la deuxième place du podium sur le dessin. Plutôt chétif, il est le souffre-douleur du groupe des garçons. Quelques minutes s’écoulent et à ma grande surprise, le cadet pleure à son tour à chaudes larmes. Nous finissons la séance sur cette considération : « Il n’est pas toujours aisé d’avoir une place ».

20Pour le quatrième rendez-vous, je laisse volontairement sur la table un recueil de contes (Grimm, 1812). L’idée de cette médiation m’est venue suite aux premières rencontres, où le processus de secondarisation m’est apparu très défaillant. Ils entrent, voient l’ouvrage et se mettent à le parcourir ensemble sans chahut. Ils choisissent des contes et les classent par ordre de préférence : Les choix de l’aîné s’orientent vers, dans cet ordre : « Le pauvre et le riche », « La lune » et « La clé d’or ». Ceux du cadet sont « La mort pour Perrin », « Le diable et sa grand-mère » et « Les douze frères ». L’expression symptomatologique de leurs troubles relationnels semble s’actualiser dans ces contes, dont les thèmes forts se trouvent être : violence du non-sens, fratricide, inceste et lien fraternel. Le conte « Le pauvre et le riche » est choisi communément pour cette consultation. Ils narrent par alternance l’histoire comique d’un riche, d’un homme non méritant, qui ayant arraché le droit de voir trois de ses vœux réalisés par grâce divine, n’arrive à prononcer, et donc à voir s’accomplir, que des prières aussi ridicules que pitoyables. Durant la lecture, l’aîné des frères décide d’arrêter. Il exprime un refus net de continuer, de poursuivre. La rupture s’opère au moment où, dans le récit, le riche s’aperçoit s’être trompé sur ce voyageur, le « Bon Dieu », qui lui avait demandé l’hospitalité pour une nuit. Le cadet jubile en voyant la réaction de son grand frère : générosité et bonté d’un côté, avarice et envie de l’autre. Nous arrêtons la séance sur l’expression de leurs rivalités inconscientes.

21Le conte choisi et lu à deux voix à la séance suivante, « Les douze frères », est un conte de libération. Notons la similarité sonore et visuelle des signifiants « douze frères » et « deux frères ». Ce récit met en lumière le sacrifice comme barrage à l’inceste, et une certaine expression d’une généalogie du mal : il raconte la violence d’un père roi à l’encontre de ses fils, et d’une pseudo-complicité et passivité protectrice de son épouse, la reine mère. C’est une violence du non-sens, où l’horreur prend la forme d’une normalité, la même que celle que vivent nos deux sujets au sein de leur propre famille. Après cette lecture, ils restent sans voix et se regardent mutuellement, comme abasourdis, sidérés.

22La sixième rencontre est « amputée » d’un des deux jeunes patients. Dans un contexte de tension au foyer, j’ai préféré maintenir ce rendez-vous en soutenant l’importance de la malléabilité du dispositif thérapeutique. L’aîné vient donc seul à la consultation, le cadet ayant refusé de participer sans raison connue. Se sacrifie-t-il ? Toujours est-il que leurs rapports sont très tendus à cette période. Seul avec moi, le jeune garçon parle de tout et de rien, de manière défensive. Il souligne la déviance et la violence de son petit frère, comme pour signifier à quel point lui-même est obéissant et droit. Je l’invite à en reparler tous ensemble la fois suivante.

23C’est la septième fois que nous nous voyons. Ils ne parlent pas de la dernière séance marquée par l’absence du cadet. Le conte choisi communément est « La clé d’or », dernier conte du recueil des frères Grimm. C’est peut-être le temps de clôturer quelque chose, de tourner une page définitive. Ou est-ce au contraire le temps d’ouvrir et de découvrir ce qu’il y a dans la boîte bien close des secrets et des non-dits familiaux ? Le cadet lit. L’aîné préfère écouter. Ils partent apaisés de cette séance.

24Pendant les vacances scolaires, tous deux sont restés au foyer et ont fait de la voile. Nous nous retrouvons après deux semaines d’interruption. Ils me parlent de l’alternance des week-ends chez leur mère : l’un puis l’autre, car ils ne s’y retrouvent jamais ensemble. Ils n’ont pas vu leur père depuis environ un mois. Ils ne m’en disent pas plus. Ils font des dessins de manière défensive, évitant voire fuyant une possible discussion. Dans ses coups de crayon, le cadet représente un motard faisant des tours de piste ; il « tourne en rond ». Quant à l’aîné, il se contient : il dessine deux personnages de manga gardant en eux la colère.

25Lors de la neuvième séance, je les invite à faire un dessin sur des souvenirs de leur enfance. Chacun prend son matériel. Au fur et à mesure des jets de crayon, ils se remémorent des souvenirs d’enfance communs. Sur l’île natale de leur mère, ils avaient chacun un cochon : l’aîné un noir et le cadet un blanc. Ils se rappellent avoir mangé des fraises sauvages près de l’église. Puis ils disent avoir vu une « mémé » morte dans une case. L’aîné se souvient qu’un jour son frère avait fait tomber les poissons du sac et l’avait taquiné. Enfin il confie à son cadet : « Un monsieur te tapait souvent. » À l’unisson, ils exclament alors : « Papa nous fouettait ! » Vers la fin de la séance, l’aîné évoque l’existence d’un grand frère, mort bébé. Nous finissons donc sur leur préhistoire.

26Notre dixième rencontre est « cathartique ». Les deux frères entrent dans le bureau et semblent être apaisés. Ils se cachent, s’éloignent et se rapprochent de la table, alternant leurs jeux de corps. L’aîné propose de faire un concours de tags. Son frère cadet ne réagit pas. Une conflictualité latente et une certaine agressivité se ressentent dans leurs attitudes respectives. Après quelques secondes, ils prennent chacun une feuille et un stylo. Au bout de plusieurs minutes, le cadet s’agite et crie : « J’ai fini le premier ! » L’aîné lui répond du tac-au-tac : « Tu te crois toujours plus fort que les autres. » Et spontanément, sans retenue, je leur dis : « Il n’est pas seulement ton frère, il est ton oncle utérin », en référence à l’adoption coutumière du cadet par ses grands-parents maternels. Cette phrase, une fois sortie de ma bouche devant eux, a un impact quasi immédiat. Nous échangeons sur leur multiplicité, en référence à la clinique développée au Centre Georges Devereux sous l’impulsion de son directeur Lucien Hounkpatin (2011). Plutôt que de penser en termes de diversité, renvoyant à une forme d’immuabilité, avec sa dimension d’inaltérabilité, cette clinique est pensée avec le concept de multiplicité, qualitative et hétérogène, qui change de nature chaque fois qu’elle rencontre une autre dimension. Plutôt que de se référer à un seul cadre théorique, en privilégiant un monde au détriment d’un autre, son dispositif postule que l’identité est constituée d’éléments multiples : avec ses théories ou systèmes de pensées, ses langues, ses pratiques, les codes de fonctionnement et les droits et obligations de l’environnement où l’on est ; un accès relatif à cette multiplicité n’est possible que si l’identité est pensée en termes de processus.

27Ce travail clinique se déplace donc du plan de la confrontation et du malentendu au plan d’un tissage de multiples éléments issus de la diversité, qui vise une pensée sans cesse réinventée.

28En cette fin de séance, nous interrogeons aussi le désordre générationnel (frère cadet à la place de l’oncle utérin de son frère aîné), puis les relations respectives : mère-frère, mère-fils, frère-oncle, frère-frère.

29L’évolution relationnelle entre les deux frères est notable après cette consultation. Au fil des séances, l’équipe et moi-même constatons un apaisement. Chacun des frères s’occupe et vit à côté de l’autre sans le provoquer comme auparavant, sans tentative d’annihilation.

Le thérapeute comme trait d’union

30Le thérapeute est le « trait d’union » entre ces deux frères et leur histoire familiale. Mais il est aussi trait d’union par ses rencontres avec leur mère lors des consultations en visite à domicile. Porteuse et transformatrice de cette histoire collective dans le transfert groupal, cette action thérapeutique semble avoir permis la « greffe » d’une famille élargie fantasmatique, là où il n’y avait que des espaces menacés et menaçants. Ce processus s’étayant sur l’imaginaire des personnages des contes peut se déployer en séance, de même les évocations de souvenirs d’enfance partagés. Il est possible de penser que le transfert en sa forme adoptive (on adopte le thérapeute) est un des éléments dynamiques qui permet le tissage narratif vers des formes vivantes permettant la réinscription des frères dans la communauté kanak. L’absence de leur père, mais d’une certaine façon aussi celle de la mère, a dû faciliter leur transfert vis-à-vis du thérapeute, incarnant ainsi les fonctions qui mettent les limites mais pas seulement tel un « suffisamment bon » père ou mère de substitution sur le plan fantasmatique. Au risque de paraître rapide vis-à-vis de ma relation contretransférentielle, n’étais-je pas « devenu » un oncle utérin, à la fois appartenant au clan maternel et incarnant la figure de l’autorité, du père ?

Et le complexe fraternel dans cet imbroglio adelphique ?

31Dans cette psychothérapie adelphique, les contes se sont ainsi imposés face à une défaillance dans la transmission, et consécutivement dans la secondarisation. Grâce à leurs forces d’évocation et de médiation, les contes nous permettent d’élaborer ce qui était resté jusqu’alors impensé (Kaës et al., 1984). Dans le conte, la crise, la violence sont mises en scène, dramatisées, perlaborées et résolues en écho à cette phrase finale : « Ils vécurent ensemble heureux. » Il est dit clairement dans le conte où s’arrête la destructivité des protagonistes. L’histoire contée ne comble pas seulement une absence maternelle, elle prend ici une fonction d’organisateur secondaire de l’espace corporel menacé (Fédida, 1975).

32Les grandes lignes des séances retracées de cette thérapie nous permettent d’appréhender le fonctionnement des deux frères, ainsi que la tonalité et l’ambiance de nos rencontres. Mais il m’a fallu bien des rendez-vous et plusieurs visites à domicile chez leur mère pour comprendre, pour digérer tant psychiquement que culturellement les éléments bruts qui m’étaient renvoyés et les leur restituer en cette phrase condensatrice : « Il n’est pas seulement ton frère, il est ton oncle utérin. »

33La société kanak est une société patriarcale ; son système social est basé sur l’homme pour ce qui relève de la transmission du foncier, des droits, des pouvoirs et des responsabilités. Le garçon ou l’homme, symbolisé dans l’imagerie kanak par la sagaie, le casse-tête, le sapin ou l’igname, assure la descendance et la perpétuation du nom qu’il porte, ainsi que la fonction sociale qui lui est inhérente.

34La « Charte du socle commun des valeurs kanaks » stipule que les droits individuels s’expriment dans les droits collectifs du groupe : « C’est parce que la personne est reconnue dans sa famille et dans son clan qu’elle peut s’épanouir dans la société » (Sénat coutumier de Nouvelle-Calédonie, 2014, p. 21). La donation coutumière permet donc la transmission de tous les droits de l’adoptant à l’adopté. Dans la situation qui nous intéresse, le cadet devient ainsi l’oncle utérin de son frère aîné. Sur le plan coutumier, ce dernier lui doit par conséquent le respect. Il doit notamment se montrer fier de lui-même, car sa propre naissance implique la reconnaissance du sang lui venant de son oncle maternel, ici son frère cadet.

35En s’appuyant sur les travaux de René Kaës sur le complexe fraternel (1992, 2007, 2008), nous pouvons imaginer dans notre travail clinique en milieu mélanésien, une extension de sa conception structurale et multitriangulaire. Mais avant de parler d’un complexe fraternel « élargi », revenons sur le complexe fraternel, tel qu’il a été conceptualisé par Kaës : le complexe fraternel désigne une organisation fondamentale des désirs amoureux, narcissiques et objectaux, de la haine et de l’agressivité, vis-à-vis de cet « autre ». Il relève d’une structure, d’une dynamique et d’une économie spécifiques. Ce complexe comporte deux formes opposables selon Kaës : l’une archaïque et l’autre triangulaire. Dans la première, le sujet entretient avec le frère/la sœur des relations qui ont essentiellement la consistance psychique d’un objet partiel, appendice du corps maternel imaginaire ou de son propre corps imaginaire. La seconde s’inscrit dans un triangle rivalitaire, préœdipien et œdipien.

36Le complexe d’Œdipe (Freud, 1900) est un facteur de transformation du complexe fraternel archaïque. Le triangle rivalitaire au sein du complexe fraternel se différencie de l’œdipien par les objets qui le constituent, par les investissements d’amour et de haine que ces objets reçoivent, par la jalousie, l’envie et la violence qui s’y déploient, et par les issues qui s’ouvrent dans le rapport aux interdits et à leur transgression. Enfin, Kaës précise que le complexe fraternel est organisateur du lien fraternel.

37Nous faisons une proposition d’extension du complexe fraternel de Kaës : un complexe fraternel « élargi », pouvant inclure une autre forme de triangulation intégrant la place des oncles utérins, fonction fondamentale et structurante, car organisatrice du monde kanak. La figure ci-dessous reprend l’accolement classique du complexe fraternel au complexe d’Œdipe (Kaës, 2007, p. 25), en y greffant l’idée d’un complexe fraternel « élargi ».

figure im2

38L’expression de l’archaïque chez nos deux sujets est caractérisée par ses effets de répétition de scènes de violence sans transformation. Comme le décrit Kaës (2007), ces objets partiels sont aussi des objets menaçants, supports primitifs de la violence et de la haine dans la passion adelphique. Cette haine et cette rivalité précoces et fraternelles « n’ont pas seulement pour enjeu le sein nourricier, elles concernent la lutte pour occuper seul l’espace maternel ou pour se dégager de son encombrement » (Kaës, 2008, p. 385). Chez nos deux sujets, la lecture livrée par le psychologue de la complexité de leurs liens, semble avoir mobilisé le désir de sortir de cette « folie » familiale, de ce désordre voire de ces défauts [des faux] de transmission. Ils ne sont pas deux frères, mais bien un frère et un oncle utérin dans la culture kanak. Quelle est donc la place de cette conflictualité adelphique ? N’est-elle pas finalement quasi inexistante au regard de ce replacement psychogénéalogique jusqu’alors dénié par le système de prise en charge instauré par la protection de l’enfance ?

Le psychologue comme protecteur et séparateur bienveillant

39Dans ce travail psychothérapique, nous sommes témoins de la mutation progressive du complexe fraternel « élargi », de l’archaïque vers le symbolique. Le psychologue, par sa tiercéité, comme celle peut être d’un oncle utérin, permet aux deux frères symboliquement attachés à la mère, de se détacher, reconnus comme distincts sur le plan fraternel, mais pas seulement : la réinscription de leurs ancrages respectifs dans la généalogie les différencie et leur donne une place réelle dans une famille, dans un clan et dans une communauté.

40« Traversant la vie psychique, le fraternel va de l’individu aux ensembles sociaux emboîtés. Il part des réalités psychiques pour emprunter les espaces des formations intermédiaires et leurs dispositifs potentiellement transformateurs que nous inventons. Ces dispositifs permettent aux réalités psychiques internes, dont celle du complexe fraternel, d’apparaître, d’être repérées, si quelqu’un est là pour les “voir”, sans s’en tenir aux formes théoriques établies, et parvient à entretenir une porosité psychique à l’inadvenu et à en entendre quelque chose et pour accompagner le travail psychique de mise en figurabilité » (Sirota, 2010, p. 40).

41J’ai croisé par hasard, des années plus tard, l’aîné des deux frères désormais majeur, dans les rues de Nouméa. Nous avons discuté quelques minutes : il m’a confié avec joie et soulagement qu’il allait finalement être adopté par sa famille d’accueil, qui en avait exprimé le désir plus de dix ans auparavant. Une quête identitaire et d’appartenance prenait-elle fin pour lui ? De son frère cadet et oncle utérin, il savait seulement qu’il faisait actuellement un stage dans l’un des services de la Direction provinciale des affaires sanitaires et sociales, celui de l’Aide Sociale à l’Enfance.

Bibliographie

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : psychanalyse du lien, mélanésie, violence adelphique, tiers

Mise en ligne 12/10/2017

https://doi.org/10.3917/difa.038.0061

Notes

  • [*]
    J’adopte ici, à l’instar de René Kaës, l’acception issue du grec « adelphos-adelphi » signifiant « frère-sœur ».
  • [**]
    Les Mélanésiens sont les habitants autochtones de la Mélanésie, regroupant entre autres le Vanuatu, la Nouvelle-Calédonie et la Papouasie-Nouvelle-Guinée.
  • [1]
    Ce qui se rapporte à la Métropole, la France.
  • [2]
    Remerciements à Albert Luepack, directeur du Foyer de l’aide sociale à l’enfance. Sans son soutien, une approche psychothérapeutique n’aurait pu voir le jour.
  • [3]
    Originaire du Vanuatu, anciennement Nouvelles Hébrides.
  • [4]
    Ouvéa est une des trois îles Loyauté en Nouvelle-Calédonie tristement connue par les événements de la grotte de Gossanah avec la mort de gendarmes et de Kanaks en 1988.
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