Couverture de DIFA_038

Article de revue

Identité et différence

Pages 187 à 200

« C’est avec l’arbre qu’on fabrique la pirogue. »
Proverbe mélanésien

Bernard Granjon

1La tentation est grande d’interroger, avec un recul de plus de vingt années, les multiples missions qu’à Médecins du Monde nous avons consacrées à la prise en charge de la souffrance psychique. Ce qui nous paraît aujourd’hui aller de soi était, à l’époque de nos débuts, tout à fait nouveau et loin d’entraîner une adhésion collective. Seuls comptaient alors les sauvetages, les soins corporels et surtout le témoignage... Avec l’infinie souffrance générée dans les populations civiles par les conflits armés, la perception de nos insuffisances, le traumatisme des équipes soignantes, ainsi que notre expérience d’un soutien psychologique différent de celui que nous pratiquons dans nos pays favorisés, les « psy » allaient obtenir droit de cité dans le paysage humanitaire et constituer même une spécialité écoutée et recherchée. Dès lors il n’est pas vain de nous demander comment nous avons pu en arriver là et quelle cohérence nous pouvons donner à des expériences aussi disparates que celles qui vont suivre.

2En Croatie, il y a plus de vingt ans, puis en Bosnie une effroyable guerre civile nous a confrontés pour la première fois aux viols des femmes utilisés comme une authentique arme de guerre. Le but recherché par les Serbes était d’introduire dans le ventre des femmes bosniaques un corps plusieurs fois étranger puisque appartenant à un géniteur imposé, à une ethnie, à une culture et à une religion différentes de celles de la mère. Face à une telle problématique identitaire, la plupart de ces mères se révélaient dans l’incapacité de reconnaître leur enfant dont l’abandon allait devenir presque la seule possibilité. À Zagreb, en encadrant des médecins croates, nous nous étions efforcés de leur venir en aide.

3Au Rwanda, peu après le massacre de 800 000 Tutsis et opposants au régime en place, nous nous sommes demandés comment prendre en compte ces enfants des rues échappés au massacre et orphelins de parents assassinés sous leurs yeux, voire ayant participé au génocide. L’idée nous est alors venue de les réinsérer dans leur propre culture en nous appuyant sur les quelques enseignants locaux rescapés. Eux-mêmes avaient perdu plusieurs membres de leur famille ; notre premier souci a été de les aider à surmonter leurs traumatismes tout en prenant en charge ceux de leurs élèves. Psychologues et psychiatres de Médecins du Monde se sont ainsi succédé à leur côté pendant quatre ans. Mais la violence est contagieuse et ses effets délétères, dans un pays où continuait à régner une grande insécurité, ont exigé l’envoi régulier de nos équipes proposant un encadrement et un travail en groupe dans une expression culturelle (chants, danses, scénarios…) qui permettait de dire autrement ce qui ne pouvait être pensé. À travers l’école nous avons favorisé une réinsertion dans leur tissu culturel et social profondément dilacéré par la guerre civile.

4Dans les orphelinats du Cambodge et de Pologne, à travers le parrainage nous avons continué d’œuvrer dans le même sens. L’expérience nous a confirmé que maintenir les enfants dans leur environnement social et leur culture valait mieux que favoriser leur adoption dans un pays européen. Beaucoup d’entre eux ont d’ailleurs fait de brillantes études et obtenu une qualification précieuse pour eux et pour leur pays à reconstruire de fond en comble.

5Mais c’est en Turquie, pays traversé par toutes sortes de migrations, que nous avons le mieux appréhendé la cohérence et la signification de nos actions passées. Par l’intermédiaire d’une association turque partenaire, composée essentiellement de migrants africains prenant en charge d’autres migrants dans leurs langues et leurs coutumes, nous avons acquis la certitude que telle était bien la meilleure façon de les aider. Au-delà même de leur prise en charge médico-psychologique, nous nous efforçons de leur assurer un environnement social et juridique. Nous les associons à notre plaidoyer en faveur de tous les migrants et favorisons ainsi leur transformation du statut de victimes à celui d’acteurs. Nous dénonçons également la répartition arbitraire des demandeurs d’asile dans les « villes satellites », sans considération de leur environnement communautaire ou ethnique, tant il est vrai qu’il est plus facile de se reconstruire à plusieurs et de surmonter la terrible épreuve de l’exil, épreuve d’autant plus grande que celui-ci a été subi et non pas choisi dans le cadre d’un projet de vie.

6En France, à l’Association Osiris qui travaille en liaison avec Médecins du Monde pour la prise en charge des victimes de torture et de violences politiques, l’importance de l’interprète nous est apparue, en le considérant non seulement comme un passeur de mots, mais plus encore comme un passeur de sens.

7En juillet 2015, à la frontière entre Menton et Vintimille où quelques centaines de réfugiés se sont trouvés bloqués par les forces de l’ordre, la demande la plus pressante adressée à nos équipes venues les assister dans leur détresse a été celle d’une borne Wifi, symbole moderne des liens indispensables à la survie.

8Car c’est bien un désaccordage et une perte des liens d’appartenance qui sous-tendent, quels que soient les lieux et les circonstances, la souffrance psychique à laquelle nous avons tenté de porter remède. À travers ce lien nous pensons avoir trouvé le fil conducteur commun à nos différents engagements en même temps qu’un axe thérapeutique pour guider nos missions à venir.

Evelyn Granjon

9Partir, migrer, être exilé, expulsé ou déraciné… La migration est certes un phénomène naturel et universel qui enrichit l’âme humaine. Voyage dans l’espace, voyage dans le temps : « Nous sommes tous des migrants », propose J.-C. Métraux (2011) ; mais la migration est de plus en plus fréquente et lointaine. Faut-il quitter nos « appartenances » pour entrer dans d’autres ? Ou bien notre identité se nourrit-elle de « métissages » ? Pour le sujet migrant, la question de l’identité et de la différence se pose. Ulysse, Œdipe, Moïse… poursuivis par leurs destins et à la découverte d’eux-mêmes, sont partis, ont erré, se sont égarés, mais sont revenus mourir sur la tombe de leurs ancêtres. La quête du devenir s’enracine dans le passé. On peut accepter de se perdre, c’est-à-dire avancer sans connaître le chemin ni la destination, accepter l’inconnu et la différence, mais en faisant confiance à ce qui est en nous et nous guide. « Demain » et « ailleurs » ne sont possibles que dans une continuité, dans la suite d’un passé et de pensées permettant d’accepter suffisamment de transformations de soi-même, sans se renier. Le paysage change, mais, si le fil même effiloché de nos appartenances ne cède pas, l’aventure de la migration alimente les graines de notre créativité. Pour affronter les différences de lieux, de langues, de culture, de coutumes…, pour les comprendre, les accepter, les intégrer, l’inscription et l’ancrage dans le contexte originel est nécessaire. « C’est avec l’arbre que l’on fabrique la pirogue », dit un proverbe mélanésien.

10Or, les conditions de la migration ne sont pas les mêmes pour tous et concernent le départ, le parcours migratoire et l’accueil, temporaire ou définitif, dans un pays.

11Pour celui qui coupe l’arbre pour construire sa pirogue, dont le projet germe dans la pensée du voyageur et dans les racines de l’arbre, le subtil tissage entre identité et différences sera la trame de sa créativité.

12Mais lorsque l’on est trop éloigné des tombes ancestrales, lorsque le « voyage » est traumatique, lorsque la nacelle culturelle est brisée, et que les liens d’appartenance sont rompus, la reconnaissance de l’autre différent est difficile, voire impossible ; l’étranger devient étrange, la fêlure du Moi s’installe. « Voyages sans retour », déracinements ou arrachements, temps interrompus, passés oubliés ou perdus, participent à la destruction de l’âme, avec ses conséquences individuelles et collectives.

13Car l’accordage fondateur entre la base narcissique individuelle (constituée à partir du contrat narcissique) et le groupe familial, dans son environnement social et culturel, dans lequel naît l’enfant, constitue l’arrière-fond de la vie psychique du sujet et participe à la construction d’un surmoi-idéal partagé. Cet invisible fondateur, cette alliance (au sens de René Kaës, 2009) lie le sujet au contexte qui le constitue et l’inscrit dans une chaîne générationnelle et la trame sociale ; ce double ancrage, individuel et collectif, fondateur de la subjectivité singulière et des liens d’appartenance, offre au sujet un système de représentations sûres, stables et partagées et lui permet de donner un sens à ce qu’il vit. Ainsi, la culture, avec ses mythes, précède, fonde, enveloppe, toute psyché singulière et participe à son fonctionnement. Garant de la vie psychique, elle assure identité et intégrité, et offre au sujet « une version du monde », lui permettant de comprendre et de penser les changements et bouleversements de sa vie. Sa cohérence et sa continuité favorisent les rapports de chacun avec lui-même, les autres, le Monde. Ce « drapé culturel », toujours en mouvance et en évolution, concerne l’expérience vitale de chacun et l’invite à la créativité (E. Granjon, 2015).

14Cet accordage entre la subjectivité singulière et le « contexte », qui assure les fondements de l’identité et la permanence de l’être (du « bien-être »), nécessite, on s’en doute, une certaine stabilité et permanence des enveloppes.

15Certes, tout changement de « contexte » remodélise en partie le psychisme d’un sujet, mais les contrats fondateurs perdurent et le lient à son histoire, à sa famille, à ses coutumes.

16En revanche, certaines conditions de la migration peuvent détruire les liens d’appartenance, rompre la continuité, au risque alors de dysfonctionnements psychiques sévères. Le « désaccordage » du psychisme entre « l’intérieur et l’extérieur », par défaut, rupture ou destruction des garants environnementaux et fondateurs, par perte des repères sociaux, culturels, historiques, entraîne un déséquilibre profond, voire une crise identitaire.

Rencontres avec des migrants

17À partir de rencontres avec des migrants dans différentes situations présentées par Bernard Granjon, dans le cadre de Médecins du Monde, nous avons choisi de réfléchir sur les conditions de « départ » du pays d’origine et leurs répercussions sur la santé physique et psychique des migrants, leur vulnérabilité et leurs souffrances.

18Le départ du pays d’origine vers un autre peut être choisi ou imposé ; il peut être programmé, réfléchi ou au contraire inattendu, arrachement non préparé, voire violent.

19Pour certaines personnes que nous avons rencontrées, leur voyage s’inscrit dans un « projet de vie » alors que d’autres durent partir « en laissant tout », sans projet, sans but, en fuyant souvent en urgence, voire sous la menace, et en rompant leurs liens d’appartenance. Les premiers ont inscrit leur migration dans une continuité personnelle, familiale, culturelle ou sociale : « J’ai été désigné par le père », « je suis venu pour accomplir un rêve » ; le passé et le pays restent présents et le retour paraît possible. Leur projet peut être un échec, certes, mais il a un sens. Par contre, ceux qui ont dû tout quitter (famille, travail, inscription sociale…) ont souvent perdu tout lien avec ceux « qui sont restés au pays », par sécurité ou par violence. « Je suis sans nouvelle de ma famille. Je ne sais pas s’ils sont vivants ou morts. »

20– Chez ceux qui ont un projet migratoire, nous avons rencontré des manifestations de souffrance psychique, certes, de malaise, dans ses aspects dépressifs : la difficulté ou l’échec du projet peuvent susciter désarroi, tristesse, culpabilité, avec leurs lots de manifestations psychosomatiques… mais l’adaptation, à plus ou moins brève échéance, aux nouvelles conditions de vie, aussi déplorables soient-elles, est en rapport avec la « qualité psychique » du sujet et sa capacité de résilience ; de nouveaux liens et un « devenir » (voire un avenir) peuvent se construire, différents de ce qui était espéré ou attendu, mais ayant un sens par rapport au « projet de vie », ou au « mythe d’une vie meilleure » : « Dans l’aventure, tout peut arriver, nous disait un Ivoirien, il faut donc être prêt à tout et mettre tout cela dans sa tête ». Malgré séparations et pertes, la migration devient alors une expérience de vie dans l’histoire personnelle, des souvenirs sont accessibles, l’espoir renaît et l’idée d’un retour possible reste présente. L’enveloppe culturelle et religieuse se modifie, certes, mais persiste ; « Tiens bon » reste une référence qui donne sens à « l’aventure de la vie » et permet d’établir de nouveaux liens. « Chez nous, on dit : quand tu travailles et tu fais tes prières, tu as tout » disait une Sénégalaise. C’est une « transformation » qui est proposée au sujet, permettant d’accorder identité et différence.

21– Il en va tout autrement pour ceux pour lesquels le voyage est une rupture en rapport avec une situation catastrophique, une obligation de survie non programmée dans leurs projets. Les repères habituels sont inaccessibles, perdus ou forclos ; le risque est le chaos de la pensée, voire la perte d’identité. Il ne s’agit plus de malaise, mais de « malêtre » (en nous référant au remarquable ouvrage de René Kaës, 2012). C’est une véritable « mutation » qu’impose la discontinuité à ces sujets « déracinés » et « désaccordés ». La souffrance paraît plus profonde et les capacités d’insertion dans la société d’accueil plus réduites : ces sujets ne peuvent investir un lieu ni les personnes qui les entourent et sont sans projet : « Ici, on est enfermé ; on n’existe pas. » Envahis par des sentiments d’impuissance, d’effondrement et d’abandon, ils sont aux prises avec des angoisses profondes, souvent isolés et sans espoir, dans le désert et l’étroitesse de leur monde : « Pour l’instant je suis là, et c’est tout. » Bloqués dans un présent répétitif et oppressant, sans passé ni avenir, ils sont sans recours et sans secours, et semblent ne pas pouvoir penser ce qui leur arrive : « C’est horrible, ce que je vis ; tous les jours il faut fuir. » Leur intégration dans un groupe est précaire et les liens qu’ils établissent avec d’autres migrants de même origine sont fragiles ou semblables à un « collage », formant des agrégats plutôt que des groupes dans lesquels règnent silence et anonymat. Chez ces personnes en grande souffrance, le visage est fermé, inexpressif, le regard « dans le vide », et le discours, souvent confus, paraît construit comme un justificatif, ne laissant aucun accès à l’histoire du sujet et de son parcours migratoire. Parfois un « vide de pensées » les amène à s’accrocher à de menus faits qu’ils n’élaborent pas. Le déficit de symbolisation peut être à l’origine de recours à des passages à l’acte, souvent violents. Sans leurs repères habituels (culturels, sociaux, familiaux…), dans la précarité, leur présence ici n’a pas de sens ; sans histoire, sans passé, ils ne peuvent penser l’avenir. Plusieurs personnes nous ont dit être angoissées par l’idée « de mourir sans identité ». L’environnement semble hostile et menaçant et la méfiance (voire la défiance) remplace la confiance. Les autres et le Monde paraissent dangereux, engendrant un sentiment de catastrophe imaginaire auquel les sociétés contemporaines répondent par l’exclusion et la répression. Et c’est ainsi que derrière des manifestations violentes et destructrices, il faut parfois pouvoir reconnaître la souffrance et la détresse psychiques du « mal-être ».

22Dans certains cas, le corps devient l’ultime recours pour « faire signe » lorsque la psyché ne peut « donner sens », et les risques de somatisation sont importants (cancers, rectocolite hémorragique…). Ou encore des manifestations psychiques de cette détresse peuvent évoquer certaines pathologies sévères telles que psychoses, psychopathies, états limites…, correspondant à des troubles profonds de l’équilibre et du fonctionnement psychiques, à un « malêtre », un mal d’être, qui trouve sa source non pas dans l’intrapsychique (comme le malaise), mais dans la perte des repères structuraux et des cadres sociaux et culturels nécessaires, des « métacadres » (R. Kaës, 2012). S’agit-il de pathologie ? Je dirais plutôt d’expression pathologique d’une souffrance psychique extrême, d’une souffrance sans nom, d’une détresse sans espoir en rapport avec les conditions mêmes de la transplantation et le « désaccordage ». C’est ce qui nous amène à envisager toute intervention en termes d’aide, de soutien, d’accompagnement plutôt que « thérapeutiques ». C’est un travail de réaccordage entre l’intra- et l’intersubjectivité, dans un nouveau contexte, qu’il faut tenter de faire.

Les souffrances des migrants : quelles ressources ?

23Sans ses repères fondamentaux, sans « passé » et sans confiance, de quelles ressources dispose le sujet pour survivre ?

24Comment ne pas rester clivé, partagé entre deux cultures, deux identités, deux mondes ? Cette position « entre deux » suscite angoisse et déséquilibre et les conflits internes ne peuvent être réglés à l’extérieur faute de « garants » partagés. Désespérance et sentiment de catastrophe envahissent le champ psychique que l’autre, le différent, ne peut partager ; et le passage à l’acte correspond parfois à un possible exutoire, un « passage par l’acte », une tentative de sortie du malêtre, mais il réactualise la violence de la rupture.

25Ballotté entre des sentiments contradictoires ou paradoxaux, face à la peur et au sentiment d’insécurité, le sujet « désaccordé » tente de s’accrocher à d’éphémères repères ou de fragiles espoirs, dans un monde inconnu et souvent rejetant.

26Cette crise profonde, structurelle, liée aux conditions migratoires, touche non seulement les sujets mais aussi leurs descendants qui ont cette part d’ombre en héritage : la « transmission transgénérationnelle » (c’est-à-dire sans transformation) de ce qui ne peut être pensé mais ne disparaît pas pour autant impose aux générations successives restes et traces de ce qui est advenu. Et, nous le savons, une trace, chassée de la mémoire, étrange en soi, peut être, quelle qu’en soit la forme, graine de ré-enracinement ou noyau traumatique. Porteurs du silence et des angoisses d’une histoire traumatique indicible, de fragments insensés d’événements déniés, les enfants et leurs descendants seront les héritiers de « la mémoire de l’oubli » (Granjon, 2006).

27Mais cette détresse inélaborable porte aussi atteinte aux groupes et à la société d’accueil. Car certaines personnes peuvent, dans des tentatives de réaccordage et pour tisser des liens, nouer des « alliances conscientes et inconscientes » (Kaës, 2009) avec des idéalismes plus ou moins utopiques ; fondées sur la notion de danger et de mort, ainsi que sur l’effacement du passé, ces alliances pathogènes et aliénantes avec certaines idéologies engagent les sujets dans un monde d’illusions : elles colmatent illusoirement les blessures narcissiques des sujets, apaisent leurs angoisses, et leur permettent de construire une nouvelle subjectivité. Mais ces engagements idéologiques se font au prix d’une aliénation nécessaire dont ils n’ont pas conscience. Et certains comportements extrémistes trouvent probablement leur source dans des états de désaccordage et de détresse. Nous avons aussi retrouvé ce type de « subjectivités reconstruites » et d’engagements idéologiques chez des personnes ayant vécu de longues périodes d’incarcération et d’isolement dans les prisons turques. En effet, les conditions d’enfermement et d’isolement total et prolongé, les ruptures de tout lien d’appartenance et l’environnement menaçant, voire violent (humiliations, mauvais traitements et tortures sont habituels), sont à l’origine de manifestations de souffrances psychiques sévères, voire d’un état de déshumanisation. Les conditions d’un travail de résilience sont rarement possibles. Le retour à la vie psychique et sociale se fait dans un réancrage aux sources les plus profondes de la subjectivité et un accrochage (plutôt qu’un accordage) à l’environnement proposé souvent chargé d’idéologie. Dépendance et militantisme aveugle accompagnent souvent le devenir de ces « sujets reconstruits ».

28Enfin, d’autres migrants en situation de détresse et de malêtre sont amenés à élaborer leurs propres « croyances » qui les protègent de frayeurs et d’incompréhensions insupportables. Dans les groupes construits sur ce type de croyances partagées, la « dérive communautaire » est alors toujours possible, et tient lieu d’enveloppe commune ; et le « repli communautaire » excluant toute pensée étrangère sert parfois de protection et d’ancrage pour certains, mais les aliène et les isole, les privant de leur liberté d’agir et de penser.

Quels recours possibles ?

29Quand la religion fait défaut, que la Loi ne protège plus, que la culture est « perdue », que la temporalité est détruite, et que, de surcroît, le sujet ne dispose plus des conditions permettant son équilibre biologique, de quels recours dispose-t-il pour garantir son humanité ?

30Comment aider le migrant à retrouver une enveloppe sécurisante, un environnement lui permettant de donner sens à ce qu’il vit ? Comment l’aider à recoudre sa temporalité et lui permettre de retrouver, dans quelques souvenirs ou bribes de son histoire, ou dans quelques rituels, certaines racines, afin que « l’avant » permette de construire « l’après » ?

31Quelles appartenances et quels partages proposer afin de donner sens à la situation actuelle ? Les sociétés d’accueil, elles-mêmes traversées de courants paradoxaux, peuvent-elles offrir les conditions permettant de favoriser un réancrage ou un métissage culturel ? Quels « garants » peuvent-elles proposer pour réaccorder les ressources du sujet avec certaines valeurs partagées et signifiantes ? Garants culturels et sociaux fiables et stables, indispensables car l’intrication du désordre social et de l’héritage transgénérationnel de catastrophes concourt à la mise à mal des formations métapsychologiques nécessaires aux processus simultanés de socialisation et de subjectivation.

32Quant à nous, il nous faut trouver, inventer ce qui va permettre la sortie de ces états de détresse et de souffrance, ce qui va permettre au sujet de donner sens à ce qu’il vit ; et ce travail nécessite un dispositif groupal et une écoute particulière.

33Car c’est dans le groupe et par le groupe, dans le tissage, l’accordage et le partage qu’il offre, que l’on peut avoir accès aux aspects les plus profonds de l’impensé et aux dégâts traumatiques. Les dispositifs groupaux et les processus à l’œuvre permettent de traiter les souffrances psychiques les plus inaccessibles, liées au désaccordage du sujet et des métacadres qui le fondent, et offrent les possibilités et les garanties permettant la reprise des processus psychiques individuels.

34Dans le groupe, la pluralité des espaces psychiques (intra-, inter- et transubjectifs), qui se lient, s’articulent, s’emboîtent et se spécifient, ainsi que l’espace de communauté, de partage et de transformations, constituent un lieu intermédiaire entre la singularité psychique et l’environnement, où se forme et se transforme la réalité psychique. Dans cette complexité des rapports et accordages des liens et des espaces, le processus associatif groupal favorise un processus de liaison et d’élaboration et permet de construire une chaîne discursive où l’insensé et l’impensable prennent sens.

35Dans le groupe, les silences ont la parole, les objets perdus ont droit de cité et l’impensé mis en partage pourra trouver quelques échos ou des possibles accordages dans l’ancrage du groupe. Le travail du groupe permet la reprise des processus de subjectivation.

36Dans le groupe, avec sa fonction contenante, reliante et transformatrice, de nouvelles références et enveloppes culturelles et religieuses, vont pouvoir se constituer par « métissage », grâce à des alliances entre la culture originaire et celle du milieu accueillant. Ce « métissage culturel » offre au sujet enveloppe et partage, restaure sa reconnaissance de soi et des autres, et lui permet de retisser les fils de son histoire. En le réinscrivant dans la chaîne dont il est un maillon, en renouant des liens d’appartenance, il retrouve son identité, devient acteur du sens de sa vie et pourra partager sa puissance créatrice. Par-delà les clivages et les pertes, la blessure de soi et la continuité altérée, cette nouvelle appartenance vient favoriser la construction de souvenirs et la co-création de sens. Alors, « les voix des uns et des autres ne seront pas orphelines des échos créateurs du temps passé », nous dit J.-C. Métraux.

37Un environnement social suffisamment stable, accueillant et non menaçant ainsi que de nouveaux modèles d’accompagnement et d’aide, hors du champ thérapeutique qui est le nôtre habituellement, sont à trouver. Et nous disposons de certains repères, faute de solutions, mais ils pourraient être la source de réflexions et de recherches.

38Ainsi, la déliaison, le désaccordage et la perte des repères communs et partagés que procurent certaines conditions de migration sont à l’origine du malaise social et du malêtre de certains. À l’échelle individuelle comme des Sociétés, reconnaître et accepter l’autre dans son identité et sa différence reste encore le difficile chemin que l’âme humaine doit parcourir.

Bibliographie

Bibliographie

  • Granjon E. (2006), S’approprier son histoire, in La part des ancêtres en collaboration avec A. Eiguer et A. Loncan, Paris, Dunod.
  • Granjon E. (2015), Voyage dans le temps familial perdu : désorientation et désaccordage, Le Divan familial, 35.
  • Kaës R. (2009), Les alliances, inconscientes, Paris, Dunod.
  • Kaës R. (2012), Le Malêtre, Paris, Dunod.
  • Métraux J.-C. (2011), La migration comme métaphore, Paris, La Dispute.

Mots-clés éditeurs : métissage culturel, malêtre, désaccordage, subjectivité reconstruite, malaise

Date de mise en ligne : 12/10/2017.

https://doi.org/10.3917/difa.038.0187

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