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Article de revue

L’identité sexuée : une construction intersubjective ?

Pages 77 à 92

1 De vives polémiques ont récemment agité la France à propos de l’influence supposée de l’école sur la sexualité des enfants : ceux-ci courraient le risque qu’un enseignement de la théorie du genre les pousse à se choisir une identité sexuée en fonction de leur fantaisie et au mépris de la réalité biologique. Les termes de ce débat ramènent au problème de l’inné et de l’acquis : naît-on garçon ou fille, ou le devient-on ?

2 Dans ses élaborations les plus avancées, Freud (1937, p. 256) prit soin de ne pas exagérer la différence entre les propriétés héritées et les propriétés acquises, afin de ne pas les rendre antinomiques. Il invita à considérer la différence des sexes comme une loi déterminante autour de laquelle les caractéristiques psychiques des individus se « mouleraient ». Selon Freud, la femme devra faire avec l’envie du pénis – l’aspiration à la possession d’un organe génital masculin –, tandis que la position de l’homme se caractérisera par une rébellion contre sa position passive ou féminine (ibid., p. 266). Ainsi, si les propriétés du Moi dépendent d’un processus d’acquisition, celui-ci s’effectue néanmoins en modelant ses contours sur les bases héréditaires de la différence des sexes. Pour le psychique, le biologique jouerait donc le rôle du « roc » d’origine sous-jacent (ibid., p. 267). On peut en revanche se demander comment le Moi s’arrange de cette donnée première : comment la psyché s’organise-t-elle en fonction du sexe que la nature assigne à chacun ? Nous postulons que les liens intersubjectifs jouent un grand rôle dans la façon dont le sujet va s’approprier ou non son identité sexuée. Les représentations et les idéaux véhiculés par les groupes au sein desquels l’enfant grandit, participent à l’investissement narcissique et libidinal de son sexe de naissance en l’entravant parfois. En effet, selon notre hypothèse, l’appropriation de l’identité sexuée par l’enfant dépend d’un dialogue pulsionnel complexe avec l’inconscient des adultes, sous l’influence d’interactions familiales et sociales, autrement dit, de processus intersubjectifs.

3 Dans ses développements postfreudiens, la métapsychologie a accordé un intérêt accru à la relation d’objet puis à l’intersubjectivité. Il semble aujourd’hui de plus en plus nécessaire de prendre en compte la fonction de l’autre et des autres dans le processus de subjectivation et ses vicissitudes. Dans cette perspective, nous montrerons que, très précocement, les interactions parent-enfant participent à l’organisation du Moi sexué. L’exemple d’un suivi familial dans lequel un père a projeté ses fantasmes sur la sexualité à venir de son fils permettra de discuter de l’influence de l’inconscient parental sur la construction de l’identité sexuée et ses aléas. Nous étudierons ensuite la façon dont le groupe aménage la sexualité des individus jusqu’à imposer des lois contredisant parfois la réalité biologique. Mais auparavant, il importe de définir les notions employées.

Les contours du problème

4 Avant toutes choses, il importe de procéder à un élagage sémantique et de distinguer les notions de sexe, de genre, et celle d’identité sexuée. À partir de la deuxième moitié du vingtième siècle, les anglophones ont opéré une distinction entre sexe (biologique) et genre (psychologique et social). Le genre réfère au sentiment intime d’appartenir à l’un des sexes que la biologie reconnaît. D’un point de vue sociologique, la notion de genre est employée pour témoigner du fait que ce sentiment est issu d’une construction sociale que l’individu s’approprie au cours de sa croissance. Les Gender Studies interrogent la fabrication sociale, historique et culturelle de la différence des sexes. Autour de ces travaux, le vieux débat concernant la place à attribuer à l’inné et à l’acquis se prolonge dans une controverse théorique aussi riche que passionnée entre essentialistes, qui considèrent que la masculinité ou la féminité s’établissent essentiellement en appui sur le biologique, et constructivistes, pour qui l’être de genre constitue un artefact produit par une volonté politique et sociale de normalisation des corps et des comportements sexuels (J.-P. Vidal, 2008, p. 128). Selon les partisans de ce mouvement le clivage masculin / féminin proviendrait d’une nomination différentielle construite par le discours dominant et normatif des hétérosexuels (ibid.). Ainsi, l’emploi de la notion de genre, inventée en 1955 par John Money, a-t-il fini par aboutir à la remise en cause, voire à l’effacement, de la réalité biologique. Le débat, impulsé autour de cette notion a le mérite de montrer l’insuffisance de la donne biologique, mais n’explique en revanche pas tout. S’il ne faut pas négliger l’influence des facteurs sociaux sur les conceptions et les stéréotypes qui habitent les individus quant aux attributs masculins et féminins, il paraît tout aussi important de ne pas dénier les conséquences psychologiques de la différence anatomique entre les sexes, ce fameux roc biologique dont traite Freud (1937). En plus de la notion de genre, il est indispensable de se munir d’autres outils conceptuels pour étudier comment le psychisme articule l’inné, lié au sexe biologique, et les représentations collectives forgées autour. Aussi proposons-nous d’utiliser la notion d’« identité sexuée ». Colette Chiland (2011, p. 262) la juge plus pertinente que celle d’« identité sexuelle ». L’adjectif « sexué » réfère en effet à la distinction entre les sexes, tandis que l’adjectif « sexuel » renvoie, lui, à l’orientation sexuelle des sujets, sauf à faire un amalgame entre l’identité de la personne et ses choix amoureux, précise l’auteur (ibid.).

5 Inscrite dans la perspective métapsychologique, la notion d’identité sexuée permet de rendre compte du fait qu’un sujet puisse agir à l’inverse de certains stéréotypes de genre que la société lui assigne tout en se sentant en harmonie avec son sexe biologique. Par exemple, une adolescente peut se comporter en « garçon manqué », faire un CAP de peintre en bâtiment, passer le permis moto, et faire du ball-trap le week-end, ou avoir d’autres attributs que la société rapporte au genre masculin tout en ayant une identité sexuée clairement féminine. Quant à la sexualité proprement dite, elle renvoie à la dimension libidinale qui se manifeste dans le choix d’objet. Le sexe réfère à l’anatomie, le genre au social, tandis que l’identité sexuée correspond à la façon dont le psychisme intrique, ou manque à intriquer, les données biologiques, pulsionnelles et la dimension intersubjective. Si la nature assigne en effet un sexe biologique à chacun, l’environnement familial et culturel influence les représentations qui lui ont trait. On ne naît pas homme ou femme, on le devient.

6 Il est connu que la pulsion informe la relation d’objet, mais il faut aussi considérer que l’identité sexuée s’ancre dans l’intersubjectivité. Pour paraphraser Piera Aulagnier (1975, p. 189), selon qui « l’investissement de l’enfant par le groupe anticipe sur celui du groupe par l’enfant », l’investissement du sexe de l’enfant par le groupe précéderait son auto-investissement. Si le sexué s’étaye sur le génital somatique, il résulte surtout d’une affiliation au groupe qui agit comme un contenant identitaire : au-delà du roc biologique, l’identité sexuée est une construction psychique groupale. La psychogenèse dépend de l’érotisation des relations parent-enfant, elle dérive d’un croisement entre le développement pulsionnel individuel et de la relation d’objet. Nous montrerons qu’inconsciemment l’imaginaire familial et social influence le travail du féminin et du masculin et que le Moi sexué se structure au fil des interactions entre l’enfant et son milieu.

Fille ou garçon ?

7 Dominique Cupa et Serge Lebovici (1997) distinguent l’« enfant imaginaire », figurant dans les systèmes conscient et préconscient de ses parents, et l’« enfant fantasmatique », inscrit dans l’inconscient parental. C’est à ces deux niveaux que l’identité sexuée de l’enfant est façonnée par le lien à autrui. Une situation intersubjective originaire, dite « situation anthropologique fondamentale », est au cœur de la vie psychique (J. Laplanche, 1987). Dès sa naissance, les adultes envoient des messages au bébé. Une empreinte parentale inconsciente est posée sur son berceau. Les soins corporels que la mère dispense à son nouveau-né sont imprégnés de son inconscient sexuel. Sans s’en apercevoir, elle le berce et le caresse d’une façon différente, à des endroits différents, avec des mots prononcés différemment, selon son sexe. Peut-être s’attarde-t-elle plus longtemps sur le « petit oiseau » de son fils ? Peut-être répète-t-elle plus souvent à sa fille qu’elle est belle ? Une mère ne joue pas de la même façon avec un bébé fille et avec un bébé garçon, ils sont stimulés différemment. Les soins dont le nouveau-né est l’objet provoquent des excitations corporelles spécifiques, excitations qui ont pour origine la représentation que la mère se fait du sexe du nourrisson. Les visages de la mère et de la famille ont un rôle de miroir (D. W. Winnicott, 1975) en ce qui concerne le sexe du nouveau-né. C’est d’abord dans le regard et les gestes des autres qu’il apprend et sent qui il est. La reconnaissance de l’appartenance sexuée de l’enfant par les parents constitue une matrice identitaire. Un jeu d’identifications réciproques entre les parents et l’enfant s’organise. Ce jeu s’initie par une identification des parents à leur enfant, avant qu’à son tour, il ne s’identifie à eux. Plus tard, c’est la situation œdipienne qui marquera de son empreinte l’identité sexuée de l’enfant. À ce stade, par exemple, le petit garçon ne souhaite plus seulement ressembler à son père pour devenir aussi puissant que lui, maintenant l’espoir de posséder la mère l’amène à vouloir prendre sa place.

8 L’empreinte parentale joue également à un niveau conscient, par exemple, lorsque les parents choisissent les jouets de l’enfant en fonction de son sexe. On offrira peut-être à Jérôme un camion de pompier, là où Sophie aura une poupée. Pour prendre une image d’Épinal, les présupposés parentaux influencent la manière d’habiller le bébé – Sylvie en robe rose, Sylvain en tee-shirt Hulk – or, ce ne sont pas seulement les choix vestimentaires qui sont influencés, mais plus profondément la manière de l’habiller psychiquement. La façon dont les adultes regardent, portent et pensent leur enfant façonne son identité sexuée. Elle prend naissance dans l’esprit des adultes qui déclarent l’enfant à naître fils ou fille de leurs fantasmes (M. Perrault, 2009, p. 60). Le lien intersubjectif s’avère d’emblée sexué et sexuant (P. Benghozi, 2004, p. 36). Avant même de devenir parents, les êtres humains investissent par avance le sexe de l’enfant qu’ils s’imaginent avoir un jour. Par exemple, la petite fille qui joue à la maman donne des caractéristiques spéciales à son poupon, qu’elle voit fille ou garçon. Selon un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS), les stéréotypes garçons-filles se formeraient très tôt, avant l’entrée à l’école. Les auteurs constatent que les jouets, les activités choisies, les lieux d’accueil tels que les crèches sont autant d’éléments qui contribuent à une division des genres (B. Gresy & P. Georges, 2012). Il apparaît, entre autres, que les petites filles sont moins encouragées dans les activités collectives, tandis que leur apparence est davantage l’objet d’attention. Les jouets réservés aux garçons seraient plus nombreux que ceux des filles, qui de surcroît sont souvent réduits au champ des activités domestiques. Enfin, les auteurs du rapport stipulent qu’au cours des échanges verbaux, les professionnels observés interrompent plus fréquemment les filles que les garçons. On mesure à quel point le travail du féminin et du masculin reste dépendant des liens entre l’individu et son environnement.

L’intersubjectivité à la source de l’identité sexuée

9 Quand un couple attend un enfant, les futurs parents se demandent à quoi il ressemblera, quel sexe il aura. Chacun envisage l’enfant à naître : la future mère espère peut-être une fille, pour pouvoir consacrer du temps à l’habiller (et éventuellement l’habiller comme elle, enfant, aurait souhaité qu’on l’habille), tandis que le père, lui, croise les doigts pour que ce soit un garçon, afin d’en faire le sportif professionnel qu’il aurait voulu être. Avant que l’enfant réel ne vienne au monde, les adultes projettent ainsi leurs envies, leurs espoirs et parfois leurs craintes sur l’enfant qu’ils attendent. Une fois le nouveau-né arrivé, il est pris dans une spirale relationnelle où les représentations de son entourage relatives à ce qu’est être un homme et être une femme jouent un rôle essentiel. Il n’est donc pas juste « bébé » mais fille ou garçon d’emblée (M. Jacquot, 2014, p. 78). Ainsi, il existe une préhistoire à l’identité du sujet. Depuis la conception jusqu’à la puberté, les attentes des adultes quant au genre de l’enfant jouent sur le devenir de son sentiment d’être homme ou femme. Plus profondément, les désirs et les angoisses que le sexe biologique de l’enfant réveille au niveau de l’imaginaire familial seront la source d’une succession d’interactions complexes entre eux, comme l’illustre cette situation clinique.

10 Lorsqu’il prend rendez-vous avec une psychologue pour son fils Nino, Monsieur D. se demande si ce garçon de quatre ans n’est pas en train de « verser du côté des filles » ; il s’inquiète et sollicite un avis professionnel. Selon le protocole habituel de la psychologue, la première séance a lieu avec Nino et ses deux parents. Lors de cette séance, le père évoque ses craintes : l’enfant a rencontré dans sa classe de moyenne section Mathilde, une camarade un peu plus grande que lui, dont il est devenu inséparable ; il la suit partout, et a même fait, pendant une sortie scolaire à la piscine, une crise en refusant d’aller dans le vestiaire des garçons, hurlant : « Je veux tout faire comme Mathilde. » Récemment, Nino a demandé qu’on lui achète une petite tête de chat à placer comme décor au bout de son crayon ; son père a refusé parce que Nino la veut rose, avec un petit nœud entre les oreilles, « comme la Kitty de Mathilde ». Aussi le père se montre-t-il angoissé à l’idée que son fils unique puisse adopter des attitudes perçues comme féminines : « Ce n’est quand même pas très sain de céder à un garçon qui s’intéresse à un nœud rose ! » Or, Nino présente par ailleurs un développement en tout point normal : il met en scène des jeux symboliques dans lesquels l’hélicoptère, le camion de pompiers, puis le shérif, son cheval et ses revolvers tiennent une grande place. Souvent, dans ces jeux au caractère très phallique, Nino sollicite la participation de son père qui s’implique quelques courts instants. Parfois, l’enfant s’interrompt pour écouter ce que ses parents disent de son histoire et de celle de sa famille ; dans ces moments, il s’assied entre eux et saisit à chacun une main, ou bien il se rapproche de sa mère en escaladant ses genoux. Cette dernière ne partage pas du tout les craintes de son époux et observe d’un œil favorable l’amitié qui s’est développée entre Nino et Mathilde, décrite comme une petite fille très posée : « Elle est attentive et appliquée en classe, depuis que Nino est assis à côté d’elle, il a beaucoup progressé, la maîtresse est très contente de lui. »

11 L’enfant ne présentant visiblement aucun trouble et semblant plutôt le symptôme d’angoisses familiales, la psychologue propose de poursuivre la prise en charge par des entretiens familiaux réunissant Nino et ses parents, plutôt que par des séances individuelles tournées exclusivement vers l’enfant. Il suffira de quelques séances pour montrer que l’enfant considère en fait Mathilde comme une sorte de modèle qui « peut tout réussir ». L’amitié qu’il a commencé à éprouver pour elle est apparue au moment où son père, directeur de la succursale départementale d’une entreprise régionale, a été contraint à démissionner parce qu’il s’estimait harcelé. Selon M. D., on lui reprochait l’insuffisance de ses résultats, tout en lui enlevant les moyens de faire mieux, sa hiérarchie « désirant en fait fermer la succursale afin de réaliser des économies de fonctionnement ». Depuis lors, seule la mère de Nino continue à travailler ; par sa joie de vivre et l’admiration qu’elle lui porte, elle a aidé son mari à traverser les moments de découragement induits par cet événement face auquel il s’était senti impuissant. Nino a été témoin de l’abattement de son père, dépouillé de sa puissance phallique par les agissements castrateurs de sa hiérarchie. Pour autant, cet homme reste bien un modèle d’identification pour l’enfant qui désire devenir aussi bon à l’école que Mathilde dans le but de « devenir écrivain comme papa ». Mme D. soutient ce processus d’identification en disant par exemple à Nino, sur un ton où l’admiration l’emporte sur l’agacement : « Tu es bien comme ton père, quand tu as décidé quelque chose, on ne te fait pas lâcher comme ça ! » Depuis la perte de son emploi, M. D. consacre en effet tout son temps à l’écriture d’un ouvrage l’amenant, depuis plusieurs années, à parcourir les campagnes de sa région pour interviewer des agriculteurs très âgés dont il recueille les souvenirs, les savoirs et les savoir-faire transmis par leurs grands-pères sur la vie dans le monde rural telle qu’elle était avant la Grande guerre. Dans cet appel aux ancêtres, M. D. laisse manifestement de côté la génération des pères, et ce n’est pas sans raison : il est lui-même le fils d’un agriculteur qui s’est suicidé après avoir sombré dans la maladie alcoolique suite à l’échec de sa reconversion comme ouvrier à la ville. M. D. a été élevé par sa mère et par sa sœur aînée ; il a réussi de brillantes études avant de s’investir totalement dans son activité professionnelle où, avant le harcèlement, les échelons qu’il gravissait lui donnaient l’expérience d’une forme de puissance dont il ne se sentait pas, auparavant, le détenteur naturel du fait de l’inconsistance de son identification à la figure paternelle. Au final, il apparaît que M. D. s’inquiète moins du fait que son fils s’identifie réellement à une fille, que du risque que lui, son père, manque à transmettre une virilité dont il semble craindre d’être dépourvu. C’est cette crainte que l’adulte projette sur son fils. Il semble en effet que M. D. interprète les faits et gestes de Nino à l’aune de sa propre sexualité, et sans doute des fantasmes homosexuels qui l’accompagnent. Sur ce point, il aurait été intéressant d’avoir accès à plus de matériel. Toutefois, le cadre de ces entretiens familiaux réalisés en présence de l’enfant n’a pas permis d’aborder cette thématique spécifique. Les éléments, certes restreints, auxquels nous avons pu avoir accès ouvrent néanmoins des pistes de réflexion concernant les fantasmes familiaux qui donnent un environnement à la construction du sentiment d’identité du sujet et y participent, en l’entravant parfois.

12 Qu’est-ce que cette situation nous apprend sur la façon dont l’enfant s’identifie aux vœux et aux craintes que ses parents fondent sur le devenir de son identité sexuée ? Dans le cas de Nino, les stéréotypes féminins ne semblent pas avoir de signification intrinsèque : aller dans les vestiaires des filles, être attiré par une petite tête de chat à nœud rose, ce n’est pas vouloir devenir une fille, c’est vouloir s’identifier aux modèles de réussite (scolaire, à travers Mathilde, professionnelle à travers sa mère) ; on notera que dans son objectif final de « devenir écrivain », l’enfant s’identifie inconsciemment au désir de restauration de la puissance masculine que nourrit son père (appel au savoir des ancêtres). Si Mme D. ne partage pas les inquiétudes de son époux, c’est sans doute parce qu’elle voit en son fils l’image de l’homme qu’elle aime, volontaire, animé d’un désir qui « ne lâche pas comme ça » ; et c’est bien de ce transfert de la figure du masculin véhiculée par la mère (de l’image du père et de l’homme dans l’esprit de celle-ci) que se nourrit Nino pour construire son identité sexuée.

Dis-moi qui Je suis

13 Avant sa naissance, l’enfant est déjà inscrit dans un « contrat narcissique » (P. Aulagnier, op. cit.). Il devra se conformer aux attentes parentales fixées par ce qui l’affilie au groupe et l’ancre à l’humanité. L’impact de l’environnement familial et social prévaut sur tout autre facteur, y compris les expériences qu’offre la réalité corporelle (F. Castagnet, 1985). Avant que le sexe biologique de l’enfant ne devienne un « sexe psychique », il doit prendre correctement place dans le discours et le regard de ses parents. Le corps a généralement valeur d’attribut narcissique (le petit garçon et la petite fille sont fiers de montrer leur sexe aux adultes) : selon qu’il plaît ou déplaît aux autres, il pourra ou non me plaire à moi. L’imaginaire parental est à la source de la satisfaction narcissique que l’enfant retirera, ou non, à l’idée d’être homme ou femme. L’érogénéisation du sexe passe par l’extérieur, elle est d’abord fonction du miroir, plus ou moins déformant, que forme le groupe auquel l’enfant se sent appartenir. Par sa reconnaissance d’une similitude, le parent de même sexe inscrit généralement l’enfant dans la lignée du semblable. Le garçon s’affilie ainsi au groupe des hommes, et la fille à celui des femmes.

14 Parfois, les attentes des adultes ne s’articulent pas au sexe d’assignation de l’enfant. Or, si le corps du sujet n’est pas investi narcissiquement par l’environnement, le travail du féminin ou du masculin s’en trouvera entravé. Il ne pourra être à l’aise dans sa peau d’homme ou de femme que si son corps a été suffisamment investi par son environnement précoce. Quand l’enfant réel diffère trop de celui attendu, les systèmes défensifs familiaux sont ébranlés par sa naissance qui constitue une violence faite aux parents. Lorsqu’inconsciemment ces derniers se sentent menacés par la venue au monde d’un enfant dont le sexe n’est pas celui qu’ils espéraient, il arrive qu’ils contre-investissent la réalité. Karl Abraham avait très tôt compris cela, puisqu’en 1920 il évoquait déjà l’existence de mères névrosées que le dégoût du sexe masculin conduisait à blesser considérablement le narcissisme de leurs fils. Le garçon remarque très tôt que sa mère évite la vue de ses organes génitaux, même si elle ne formule pas son rejet. Un clivage advient entre réalité anatomique et sentiment de soi, entre le corps du sujet et celui qui est désiré par l’environnement. Pour maintenir un sentiment de continuité narcissique, alimenté par l’amour de ses parents, le sujet peut parfois refuser le sexe qui est à l’origine du rejet qu’il pressent inconsciemment. C’est le cas de certains transsexuels, qui refusent leur sexe d’assignation biologique et demandent une intervention médicale dans le but d’obtenir le sexe auquel ils se sentent appartenir. Le transsexualisme se caractérise en effet par le refus du sexe biologique dans lequel la personne est assignée, assorti d’une demande de transformation hormono-chirurgicale du corps et de changement d’état civil (C. Chiland, 2014, p. 118).

15 La problématique du transsexualisme met en exergue l’influence des processus intersubjectifs dans la construction de l’identité. Colette Chiland (2002) postule qu’inconsciemment, l’environnement familial des transsexuels leur a fait très tôt sentir que l’image à laquelle ils devaient se conformer pour être acceptés ne correspondait pas à ce qu’ils étaient. La position ambiguë des parents à l’égard de la masculinité et de la féminité conduirait à l’émission de messages familiaux conduisant l’enfant à ne pouvoir se sentir aimé et donc à s’aimer lui-même qu’en appartenant à l’autre sexe (ibid., p. 78). Des recherches universitaires récentes ont par ailleurs témoigné de l’importance du rôle des parents, en tant que miroir et en tant qu’objet, dans la constitution de l’identité sexuée d’enfants nés intersexués. L’intersexuation résulte d’une anomalie de la différenciation sexuelle au cours de l’embryogenèse repérable par une malformation des organes génitaux internes et externes (M. Jacquot, op. cit., p. 75). Ainsi, à la différence de la problématique du transsexualisme, l’intersexuation est une pathologie somatique s’accompagnant de signes biologiques. Les enfants présentant cette anomalie de la différenciation sexuelle reçoivent des traitements médicaux destinés à leur assigner un sexe déterminé. En revanche, cette pathologie qui empêche de connaître le sexe du nouveau-né obère les possibilités que les parents ont de l’investir. Karinne Gueniche et Clara Duchet (2010) soulignent la brutalité de cette situation qui empêche aux parents de pouvoir désigner leur bébé comme leur « fille » ou leur « fils ».

16 Mélanie Jacquot (op. cit.) a, quant à elle, étudié les processus à l’œuvre dans la genèse de l’identité sexuée féminine chez des sujets nés intersexués et médicalement assignés filles. Cette auteure relève une « fragilité du sentiment d’être femme » issue d’une perturbation des relations précoces à des parents impactés par le choc visuel de la réalité de l’intersexuation. La découverte d’une ambiguïté sexuelle chez l’enfant provoque chez ses parents un effroi caractéristique du traumatisme. La mère en particulier ne pouvant pas reconnaître son bébé comme une fille faite à son image se trouverait inhibée dans son rôle de transmission inconsciente du caractère érogène du vagin, ce qui empêcherait l’enfant de s’inscrire dans une filiation féminine : « Tout se passe comme si le défaut de reconnaissance par la mère privait la fille de son inscription dans la lignée des femmes de la famille » (ibid., p. 84).

17 Ces différents exemples témoignent du fait que, par-delà le sexe que la nature assigne, ou manque à assigner, à chacun, le travail du masculin ou du féminin s’effectue au sein du groupe. L’identité sexuée n’est pas un acquis biologique, mais un sentiment d’être qui se construit, ou plutôt se co-construit, avec l’autre. Plus que de correspondre à ce que son corps manifeste de lui, le sujet peut inconsciemment se conformer aux attentes du groupe, parfois en dépit de la réalité biologique. Si la naissance du sujet brise les attentes familiales, les parents vont parfois contourner la réalité : celui qu’on désirait appeler Martin deviendra Martine. Elle deviendra peut-être par la suite le garçon que ses parents espéraient qu’elle fût. Martine essayera d’être « Martin » en se comportant en « garçon manqué ». Elle se pliera inconsciemment à l’injonction familiale qui pèse sur elle en étant le « fils » espéré : peut-être va-t-elle devenir chauffeur routier et travailler dans l’entreprise de transports que le père a créée ; notons toutefois que cela ne présage en rien de ses choix sexuels : nous avons vu une « Martine » remiser chaque soir son jean et ses baskets en même temps que son camion avant de revêtir une robe et des chaussures à talons pour séduire son époux.

18 Les stéréotypes que les adultes entretiennent concernant le sexe de l’enfant influencent son « sentiment du Moi » (F. Houssier, 2003, p. 29). La tradition polynésienne des Fa’afafines illustre cela. Fafine signifie « femme » et Fa’a veut dire « être comme » ; les Fa’afafines vivent effectivement comme des femmes, bien que sur le plan strictement biologique « ils » sont des hommes. Ces individus acquièrent le sentiment d’être femmes après avoir été éduqués comme telles. Dans la société samoane, où une distinction tranchée est établie entre les hommes et les femmes, qui accomplissent traditionnellement les tâches domestiques, les parents décident de faire de leur fils une Fa’afafine s’ils estiment avoir déjà trop de garçons. Ils lui donnent alors un prénom de fille et l’élèvent comme une fille pour qu’« il » les soulage dans les tâches ménagères. L’enfant Fa’afafine deviendra progressivement une femme, en réponse à l’injonction familiale qui lui est faite d’en être une. Généralement, elle sera femme aussi dans son orientation sexuelle, la plupart d’entre « elles » disant chercher des partenaires masculins hétérosexuels. Cette tradition illustre le fait que l’identité sexuée repose sur une construction psycho-sociale : c’est moins la réalité du sexe biologique qui prime, que l’image que l’environnement renvoie à propos de celui-ci, signant bien le rôle déterminant de l’intersubjectivité dans la façon avec laquelle les individus s’approprient, ou non, leur sexe de naissance.

Conclusion

19 Le masculin et le féminin ne découlent pas simplement de données anatomiques, ils sont la conséquence des interrelations conscientes et inconscientes qui lient l’enfant et son environnement précoce. Avant même sa naissance, des processus inter- et transsubjectifs conditionnent la façon dont le sujet s’appropriera son sexe d’assignation. Le Moi sexué de l’enfant s’échafaude au fil d’échanges avec l’inconscient des adultes. Parents et enfants se trouvent conjointement impliqués dans le travail du féminin et du masculin. L’acquisition du sentiment d’être homme ou femme s’effectue au gré des fantasmes dont les interactions familiales, sociales et culturelles se font l’écho. La constitution de l’identité sexuée d’un enfant ne saurait donc être menacée par l’enseignement – s’il existait – de la théorie du genre, l’identité sexuée ne s’enseigne pas, elle se transfère ! Peut-être qu’à l’heure où l’individualisme semble gagner les esprits, il devient plus difficile d’admettre le fait que de même que la sexualité ne va pas sans l’autre, l’identité sexuée se construit avec lui.

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Mots-clés éditeurs : transmission, genre, identité sexuée, interactions inconscientes

Date de mise en ligne : 27/06/2016

https://doi.org/10.3917/difa.036.0077

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