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Article de revue

Les liens intersubjectifs familiaux comme auxiliaires de la constitution subjective : Illustration par la « co-maternité »

Pages 123 à 135

Notes

  • [1]
    Comme dira John Bowlby (1969) dans le cadre de sa théorie de l’attachement revisitée par Howe (2011).

1 Depuis que la psychanalyse s’est ouverte aux influences des théories de l’intersubjectivité et au concept de lien, avancer qu’un travail de subjectivation est enraciné dans les liens intersubjectifs familiaux par exemple, est non seulement évident, mais frôle la banalité. Si, de ce fait, pareil constat n’est ni l’apanage ni l’apport principal de cet essai, ce dernier se penchera sur l’espace intersubjectif familial dans sa fonction de négociateur, de médiateur, entre les exigences de la culture et les besoins et désirs de ses sujets en devenir. La subjectivation étant un processus advenant dans trois espaces en synergie constante et simultanés de la constitution subjective : intrasubjectif, intersubjectif et transsubjectif (I. Berenstein et J. Puget, 2008) et progressant aux prises avec les possibilités de leur articulation, la fonction de l’enveloppe familiale peut se résumer à un filtre pour les influences culturelles qui coloreront l’intersubjectivité dans l’espace de la famille. En même temps, elle assure leur connexion et leur mise en résonance avec le parcours de subjectivation de chacun des membres du groupe familial.

2 Dans le contexte culturel de la Tunisie, encore largement communautaire, où j’ai une pratique clinique et de recherche auprès de couples et de familles, cette fonction de l’enveloppe familiale reste particulièrement patente. L’instance culturelle, dans sa conception et sa représentation du groupe familial comme tuteur de ses sujets, peut en entraver la subjectivation et sacrifier les désirs individuels pour faire prévaloir la « loi » du groupe. Réfléchissant à cette fonction de l’enveloppe familiale qui consiste à articuler des espaces aux exigences diverses, parfois contradictoires, j’ai pu constater l’insuffisance d’une lecture orientée par le seul paradigme classique du sujet singulier et la seule grille de l’intrapsychique pour rendre compte de la complexité du travail de subjectivation. Je dois, en grande partie, ce constat à des émergents cliniques rencontrés dans ma pratique. Il s’agit de configurations particulières de liens, culturellement connotées et colorées qui œuvrent à la mise en lien, à la recherche de compromis entre différents espaces de la constitution subjective. J’en retiendrai ici la configuration que je désignerai par la « co-maternité ». L’exposé qui suit prendra la forme d’un « avant-après » dans la lecture et l’approche de cette configuration. Il cherche de la sorte à rendre compte d’une expérience authentique, d’une pratique effectivement revue et corrigée par l’intégration de la dimension intersubjective. C’est en cela que « la co-maternité » viendra concrétiser l’idée d’une intersubjectivité qui serait à la source de la subjectivation et la nourrirait à des moments aussi significatifs que celui du passage de couple à famille par exemple, sur fond de mutations sociales et culturelles de surcroît. La « co-maternité » mettra ainsi à nu cette indéniable intrication entre le travail intrapsychique d’un sujet en devenir et son bain intersubjectif de liens de couple, de famille et de groupe social/culturel.

Que désigne la « co-maternité » ?

3 J’écrivais en 2007 qu’il s’agit : « d’une pratique éducative des plus courantes et des plus “anodines” qui me semble néanmoins digne de se voir octroyer une attention particulière » et qu’elle « décrit une situation de maternages concomitants par une ou plusieurs femmes qui “doublent” la génitrice dans son rôle de mère ». J’ajoutais que : « La co-mère est dès lors une femme qui materne avec et en même temps que la mère biologique. Cette situation n’est pas forcément liée à une quelconque infirmité de la mère qui la contraindrait objectivement à céder les premiers soins ou l’éducation de son petit, puis de son grand enfant, voire de son adolescent, à une autre femme qu’elle. La co-maternité dont je parle n’est pas non plus conséquente à la situation atypique d’avoir, pour l’enfant, une mère qui a conçu et une autre qui a porté, ni celle d’avoir une mère biologique et une mère adoptive, ni celle d’avoir une mère qui a décédé et où un substitut remplit le rôle de la mère, ni celle d’avoir une belle-mère, ni celle d’avoir “deux mères” au sein d’un couple homosexuel de femmes, quoique cette dernière configuration soit de loin la plus rare dans un contexte socioculturel et religieux qui lui est franchement hostile » (Mokdad, 2007, p. 60-61).

« Avant-après » dans l’approche de « la co-maternité »

4 Ce fût une période où j’abordais la co-maternité du point de vue classique de la juxtaposition de plusieurs psychés singulières et non pas selon un paradigme intégrant l’intersubjectivité. Porter mon attention sur le « lien » entre sujets plutôt que des « sujets » en lien, encouragée en cela par la découverte de la psychanalyse du lien et sensible aux besoins différents des dispositifs pluriels de couple et famille, a changé la donne.

Vignette clinique objet de « l’avant-après »

5 Les rencontres avec la famille J. ont eu lieu à son domicile dans un cadre de recherche. Ces séances se sont étalées sur près de deux années. La famille J. se compose de M. et Mme J. et de leurs trois enfants : une fille de 24 ans, un garçon de 21 ans et le benjamin, âgé de 17 ans.

6 M. et Mme J. se sont rencontrés dans des circonstances de maladie, de mort et de deuil. Monsieur était le médecin traitant et un proche ami du frère de la future Mme J. En outre, les deux hommes portaient le même prénom. Le frère de madame est mort d’une leucémie et pendant toute la période où il était alité et mourant, ce sont principalement M. et Mme J. qui étaient à son chevet.

7 Si Monsieur avait d’emblée montré des signes d’attention à l’égard de Madame, cette dernière dit ne pas avoir été spécialement intéressée par ses avances et « n’avait pas du tout la tête à se marier » ; c’était « le dernier de ses soucis » et c’est surtout influencée par sa famille qu’elle a accepté enfin de s’allier à M. J. « Tout le monde l’aimait à la maison » et « on devait certainement tous lui savoir gré d’avoir été toujours présent dans les moments difficiles de la famille » précise-t-elle.

8 Le couple a la plupart du temps été uni, s’est consacré à des projets de famille comme la construction d’une maison, le haut investissement moral et financier des études des enfants. Le couple parle néanmoins de quelques périodes difficiles et tendues pour lesquelles madame incrimine sa belle-mère, « possessive et manipulatrice ».

9 Par contre, on remarque très vite le changement de ton, de l’intonation et la décontraction des mimiques du visage lorsque madame parle de sa propre mère et de ses deux sœurs. Célibataires, sans enfants et sans activité professionnelle toutes les deux, elles ont continué en prenant de l’âge à vivre sous le toit maternel et Mme J. dit être on ne peut plus chanceuse de les avoir, car elle a reçu leur aide précieuse et elles ont su (sa mère et ses deux sœurs) prendre soin de ses enfants comme elle l’aurait fait elle-même, « voire mieux », prend-elle la peine d’enchérir.

10 En effet, il est facile de noter, à travers les propos des membres de la famille au cours des entretiens, à travers l’élaboration du génosociogramme commenté et le récit des événements de vie familiaux, l’omniprésence de la grand-mère et des tantes maternelles. Est notoire le fait que, jusqu’à présent, les enfants maintenant jeunes adultes et adolescent sont restés très proches de leur grand-mère et tantes maternelles. Toutes leurs activités de la journée gravitent autour de « chez Mamie » : les pauses déjeuner, les copains et voisins du quartier, le sport, le coiffeur, les courses, les cours particuliers… sont « du côté de chez Mamie ». C’est là que l’on se donne rendez-vous, voire que les enfants passent la nuit quand ils ont des examens ou doivent sortir tôt le matin car « Mamie » habite « en ville » (il faut préciser qu’il est question d’une distance réelle de deux kilomètres et demi et d’un trajet parmi les mieux desservis de la région en bus, covoiturage et « taxis collectifs » ; mieux, la maman et l’aîné des garçons sont souvent motorisés) et que « chez Mamie, c’est toujours ouvert, il y a toujours quelqu’un ». J’ajouterai que Mme J. n’en reste pas peu impliquée dans les affaires de ses enfants ; elle est bien présente, assez autoritaire, suit de près les études de chacun. Ces liens et attachements apparaissent ainsi comme la continuation et la confirmation d’une co-maternité qui dure depuis toujours, dès les premiers jours de vie des enfants.

11 Par ailleurs, Mme J., elle-même, a été « co-maternée » par sa sœur aînée. Elle plaint profondément sa mère d’avoir été débordée et bousculée, dans le corps et dans la tête, par des grossesses, accouchements et allaitements rapprochés. Elle trouve tout à fait naturel que sa mère n’ait pas fait preuve de plus grandes disponibilité et attention dans les soins et éducation de ses enfants. Elle dit avoir autant d’empathie et de compassion pour une mère aussi « épuisée » que de gratitude à l’égard d’une sœur aînée qui l’a « sauvée ». À la génération précédente, la mère de Mme J. n’a pas non plus été élevée exclusivement par sa mère ; celle-ci l’ayant eu bien jeune, s’étant séparée d’un premier mari et remariée, c’est sa mère qui a « généreusement » proposé de s’occuper de sa petite-fille.

12 Nous avons retenu cette vignette et nous y attarderons pour en faire le socle d’une lecture « intersubjectiviste » en raison de la profondeur et de la richesse de l’investigation lors du travail avec la famille J. : basé sur l’élaboration collective d’un génosociogramme commenté, la passation de tests projectifs à chacun des membres et sur des entretiens individuels, de couple et de famille, le matériel clinique recueilli auprès de cette famille se prête à l’exercice d’une lecture comparative, « à deux niveaux » : celui des « sujets singuliers » avec son cortège de fantasmes et relations d’objet et celui qui propose un complément en intégrant l’intersubjectivité dans l’analyse.

13 Nous insistons sur le fait que ces deux niveaux de lecture ne s’excluent pas, mais se complètent. La focalisation sur des « mondes intra psychiques » isolés peut mettre préférentiellement en lumière des contenus de souffrance, de blessure et de fragilité narcissiques. Si une telle lecture peut se montrer cliniquement fondée, elle nous fait aussi courir le risque d’induire l’idée de pathologie en montrant des psychés individuelles victimes de liens d’emprise, d’aliénation, d’engrènement (Racamier, 1995) ou encore prisonnières de pactes dénégatifs (Kaës, 1989). Si des pactes de ce genre, nuisibles à la subjectivation, peuvent exister, ils ne doivent pas faire écran aux apports simultanés de l’intersubjectivité. Le propre du contexte communautaire, groupaliste, est d’imposer de lourds tributs de restriction narcissique pour que la loi du groupe prévale, en même temps qu’il offre des voies de contournement à travers des configurations « prêtes à l’emploi » où le sujet peut bénéficier en retour d’une présence groupale constante, auxiliaire de son devenir-sujet. Je fais l’hypothèse que ce serait le cas dans la co-maternité et reviens interroger la vignette clinique pour poursuivre la réflexion.

Aperçu d’une lecture au moyen de l’intrasubjectivité : « Chacun son tour » face à la co-maternité

14 Ce premier niveau de lecture laisse entrevoir une Mme J. enfant et adolescente livrée à elle-même qui, tout en étant entre mère et sœur, ne pouvait investir ni complètement l’une ni complètement l’autre, condamnée ainsi à la dépendance jusque dans des épreuves aussi intimes que la mise en couple et la maternité. J’étais allée jusqu’à parler d’un « rapt d’enfants » (Mokdad, 2007, p. 64).

15 Monsieur J. est, de son côté, un père mis à l’écart, sa fonction lui est « dérobée » par les co-mères qui envahissent l’espace du couple et de la famille. Il est sous l’emprise d’un groupe féminin omniprésent et tout-puissant, cumulant mère intrusive et « harem » de co-mères qui lui barrent les chemins de la paternité et le condamnent à rester « fils ». C’est pour contrecarrer ce mouvement régrédient qu’il aurait « joué » à devenir médecin, pédiatre de surcroît. Faute de s’occuper de ses propres enfants, il sublime et compense professionnellement ses besoins de paterner/materner.

16 La mère de Mme J., une mère débordée, pourrait être perçue comme une « mère-robot » qui éduque dans l’urgence et le devoir et met au monde sans désir de multiples rejetons-faire-valoir, arme de prédilection pour s’opposer à un patriarcat maltraitant (Bouhdiba, 1975). Ayant obtenu le statut social de Mère et ses « bénéfices secondaires » sans vraiment en remplir la fonction, elle trouverait un plaisir narcissique dans la maternité : « reine de la ruche », elle occupe une place hégémonique dans la famille, se substituant à sa fille et compensant, le moment venu, son incapacité à procréer en maternant les petits-enfants, comme pour surseoir aux exigences biologiques.

17 Les sœurs, chacune de son côté, sacrifient leur intimité pour plaire à la famille, alourdies au point d’être incapables de fantasmer un « être en couple » ou « en famille » autrement que par voie de procuration.

18 La fille aînée du couple J. cherche sa mère dans cette co-maternité diffuse et répète l’histoire maternelle. La reproduction à l’identique viendrait marquer l’affiliation, tenter une « ré-origination », comme pour restaurer une maternité embrouillée (Mokdad, 2007, p. 65).

Aperçu d’une lecture au moyen de l’intersubjectivité : « Faire ensemble » dans la « co-maternité »

19 La gent féminine, « mère et filles », se soutient et s’auto-suffit dans la complétude. Être-mère est sacré, très apprécié par la grande famille et la société (Bouhdiba, 1975 ; Lacoste-Dujardin, 1985 ; Ben Miled, 1998). Elle enfante et c’est ce qui crée la famille et la fratrie ; il semble naturel qu’elle soit assistée par la grande fille qui, en contrepartie, est complimentée, initiée et garde une place privilégiée en tant qu’éternelle « mère-sœur », faisant son apprentissage de l’être femme et mère. Il s’agit d’une assistante « déclarée » aux yeux du monde, valorisation qui pourrait encourager des prétendants à se manifester. L’enfant co-materné jouit ainsi d’une présence qui, si elle ne garantit pas la mêmeté et l’exclusivité, sauve la constance ; « il y a toujours quelqu’un » pour l’enfant, exactement comme « chez mamie » (disaient les enfants J.). Ce système de substitution devient vite familier car il prend ses marques dès les liens premiers d’attachement. Une « disponibilité maternelle », un « caregiver » [1] est toujours à portée de main.

20 Dans ce type de lien, personne ne semble utilisé ou victime. Transparaît plutôt, du point de vue des liens intersubjectifs, une organisation selon une logique gagnant-gagnant au sein de laquelle chacun tire profit pour son travail propre de subjectivation. Mais alors que reflètent ces niveaux de lecture de la réalité psychique dans l’ensemble plurisubjectif familial et quelle est la fonctionnalité de configurations de liens comme la co-maternité en son sein ?

21 La logique gagnant-gagnant, apte à nourrir la mise en lien, n’explicite pas encore la nature de ces nouages intersubjectifs. Seraient-ils de l’ordre de la stratégie relationnelle ou de celui de l’alliance inconsciente ? Dans ce sillon d’idées, la co-maternité se présente comme une configuration de liens que le contexte culturel communautaire mettrait à la disposition de la famille pour « dédommager » le sujet des concessions et privations œuvrant pour l’hégémonie du groupe. Les moyens et les motivations sous-jacentes nécessaires à la mise en place de ce type de configurations restent à explorer. Ce qui suit tente d’apporter des éléments de réponse.

Aperçu synthétique d’une « co-maternité » impliquée dans l’articulation entre espaces de la constitution subjective

22 E. Granjon (2014) écrit : « Pour se lier, pour faire groupe, les sujets, les individus, passent des accords, établissent des contrats, des pactes. Et selon ce que chacun y dépose et en attend, ces formations groupales nouent, attachent, articulent ou aliènent, mais font tenir ensemble et engagent les sujets qui se lient. » Nous voyons là le territoire élargi sur lequel intervient une psychanalyse des liens intersubjectifs. La co-maternité a servi dans ce cadre-ci à montrer l’incomplétude d’une lecture « un à un » ou « chacun son tour », en même temps qu’elle a permis de pointer les émergeants dans la quête du sens et le travail d’interprétation, lorsque l’attention est déplacée vers le « faire ensemble » (J. Puget, 2004, 2005 ; I. Berenstein et J. Puget, 2008).

23 Ayant proposé de faire un zoom sur l’intrapsychique, puis un autre sur l’intersubjectif, nous allons à présent nous intéresser à l’articulation de ces deux niveaux dans cadre de la co-maternité. Nous proposons de définir deux niveaux respectifs d’implication de cette configuration de liens :

  • le niveau des liens intersubjectifs, véhicules vers l’intrasubjectif et réciproquement ;
  • le niveau de l’enveloppe familiale qui jouxte l’enveloppe culturelle et négocie avec elle.

La co-maternité et les alliances inconscientes dans la famille J.

24 Mme J. était déjà unie à M. J. lors des soins palliatifs puis du deuil du frère. Se mettre en couple avec lui était une concession de sujet au service du groupe, la notion d’intimité sentimentale du couple ne présidait pas au mariage et Mme J. s’est mariée « pour plaire à sa famille ». Ses projets de couple, ceux concernant les enfants, semblent se tracer conformément aux attentes du groupe familial et du contexte culturel… Néanmoins, M. J. aurait constitué, pour Mme J. autant que pour sa famille, un substitut parfait du frère perdu, l’amitié entre les deux hommes et le partage d’un même prénom signant la légitimité d’un tel compromis pour une mise en couple. Grâce à cette alliance, madame fait d’une pierre deux coups : elle est le « porte-voix » du deuil familial, garantit à vie le soutien de sa famille d’origine et minimise les risques d’un échec dans le couple par le fait d’avoir « marié » toute sa famille à un homme qui l’affectionne déjà. Ayant déjà une mère intrusive, monsieur, quant à lui, ne sourcillera jamais face à cette omniprésence féminine et ne cherchera pas à s’en défaire. Il y trouverait même une soupape de sécurité : la multitude atténuerait par diffraction l’aspect effrayant de l’exclusivité et apporterait un supplément de bienveillance. Devenir mari, mais aussi « fils-frère », cela ne promettrait-il pas la pérennité du lien de couple ? D’une certaine manière, M. et Mme J. sont déchargés de leurs enfants ; ainsi « déparentalisés » l’un et l’autre, c’est comme s’ils se retrouvaient sur un pied d’égalité, moins exposés aux avatars d’une autonomie qui leur aurait imposé d’affronter seuls les conflits du couple et de la parentalité.

25 Dans cette dilution des liens et diffusion des responsabilités, les enfants ont de larges marges d’action sur leur environnement maternel : ce qu’ils n’obtiennent pas de l’une, ils en bénéficient auprès de l’autre. H. J., la fille aînée, dispose de voies d’identification féminines multiples et il est clair qu’autre aurait été son rapport à son corps, à sa féminité et à l’autre sexe si elle n’avait été que la « fille de sa mère ». Mme J. arrive de la sorte à satisfaire les loyautés dans les liens de couple et de famille, à « régler » ses dettes vis-à-vis de ses sœurs, à offrir à sa fille une co-maternité qui offre des garanties de verticalité et de transmission qu’elle-même n’a pas connues en étant co-maternée au sein de sa même génération.

26 Toute la famille J. se reconnaît ainsi dans ses origines en poursuivant un fonctionnement autour de « l’hégémonie des mères » qui dure depuis des générations et s’accompagne d’un « faire sans les hommes ». L’héritage transgénérationnel d’une aïeule mythique (jeune veuve ayant élevé seule ses deux enfants) a été transformé dans l’interfantasmatisation familiale sans être « démoli ».

Induction d’aspects concrets, dans la co-maternité, d’une intersubjectivité qui alimente et sous-tend la subjectivation

27 Si la co-maternité est une configuration « prête à l’emploi », très répandue dans les familles tunisiennes, elle présente des spécificités selon les histoires généalogiques de chaque famille où se scellent des alliances inconscientes et des contrats narcissiques propres. Dans des familles dysfonctionnelles, la co-maternité peut être au service de processus pathologiques (incestuel, engrènement, pactes dénégatifs ou secrets) qu’elle peut aussi dissimuler. La co-maternité n’en reste pas moins l’illustration d’une configuration de liens intersubjectifs qui influence, pour le meilleur comme pour le pire, le processus de subjectivation.

28 Ainsi, la co-maternité confronte le couple à son enracinement originel dans une différence des sexes où les attributions liées au genre sont codées. En même temps, cette configuration familière peut l’aider à surmonter des conflits liés à la rivalité entre les sexes. La co-maternité organise un passage « encadré » de couple à famille, moment assez délicat qui occasionne souvent des crises dans le couple ou la famille d’origine, voire entre familles.

29 La co-maternité décentre le conflit qui se jouait à l’origine sur la scène du couple. Devenir parents peut fragiliser le lien de couple, confronté de manière inédite à la différence des sexes. Les co-mères contribuent à préserver l’harmonie dans le couple, atténuant les effets d’une franche sexuation des rôles parentaux. Les clauses du contrat social traditionnel s’en trouvent remises en cause. La co-maternité y œuvre à bas bruit et sans heurt, car basée sur des « déjà vus » culturels. Elle constitue un intermédiaire entre traditions et modernité, sans rupture brutale avec les organisateurs culturels traditionnels en voie de dépassement. Cela rejoint ce que Tisseron écrivait à propos de l’androgynie : « L’androgynie en tant que principe concerne la liberté de choisir sa sexualité, de remplir divers rôles sociaux, d’aller et venir entre masculinité et féminité. Cet idéal est bien entendu porteur d’utopie, mais il a permis aux femmes d’échapper à leur rôle traditionnel de gardienne du foyer et de faire usage de leur talent sans pour autant craindre d’adopter des comportements virils. L’androgynie a représenté le défi principal aux stéréotypes de la virilité et de la féminité » (Tisseron, 2002, p. 30).

La co-maternité et l’articulation du lien familial (l’intersubjectif) au culturel (le transsubjectif)

30 Réactualiser les liens de couple et de famille par le biais de la co-maternité est facilité par le fait qu’elle n’est pas étrangère aux pratiques familiales et que l’instance culturelle (Kaës, 1998) la reconnaît :

31 — La polygamie, légale en Tunisie jusqu’à la promulgation du Code du Statut personnel qui l’abolit en 1957, donnait à voir le paysage familier d’une maisonnée faite d’un seul homme, de plusieurs femmes et de plusieurs enfants. Nous observons qu’à l’heure actuelle, et en dépit des changements des statuts de l’homme, de la femme et de l’enfant, l’architecture familiale est restée la même, conservant une fonctionnalité confortable. La transformation se présente en ces termes : on ne partage plus le mari, ce temps est révolu, mais il n’y a aucun mal à se partager la maternité. « Épouse exclusive » mais « mère parmi et avec d’autres », ces formules confirment l’idée d’une configuration de transition où une partie change, l’autre résiste.

32 — Il existe un « déjà vu » culturel consistant en une distinction entre deux tâches de maternage : « mère qui a mis au monde » qui a porté et accouché dite « Al walada » et « mère de lait » qui allaitait, dite « Al mordhiaa ». Ainsi, il était jadis admis de voir se dédoubler le lien à la mère en « lien utérin » et « lien mammaire ». Le prophète Mohamed avait pour mère biologique Amina et pour mère de lait Halima. E. Ben Miled (1998) relève, dans le sillon de cette même idée, que : « Dans l’histoire du monde arabo-musulman, les mères ont cumulé le double pouvoir du sang et du lait. Les mères de lait qui ont offert seulement le sein, ont joui d’une vénération aussi grande que les mères biologiques » (p. 34).

33 La « co-maternité » permettrait une régulation des liens familiaux quand l’instance culturelle tombe en désuétude, l’ouverture sur un paysage familial nouveau où les liens entre sexes et générations sont moins nettement délimités et prédéterminés.

Conclusion

34 La « co-maternité » est, au sein des couples et familles tunisiens, au cœur d’une nouvelle structuration de liens : parento-filial, de couple et même entre familles parentes et alliées. Dans l’espace intrafamilial, elle touche ainsi au travail de filiation, de parentalité et à l’évolution du lien de couple à la lumière de son devenir famille. Son aspect « standard » est travaillé et approprié au sein des alliances inconscientes dans l’espace de la famille souvent pour en affermir l’enveloppe. Dans l’espace culturel et sociétal, il s’agit d’une configuration malléable qui se prête à une modulation par les changements vécus par la famille et qui accompagne l’adoption de nouvelles formes de rapports entre sexes et générations.

35 Si, par ailleurs et « loin de la dérive culturaliste » (B. Brusset, 2006), une part de restriction narcissique est toujours inhérente au nouage de lien entre sujet et groupe, ce type de configurations, en contexte communautaire notamment, peut contraindre le sujet à une « loi » du groupe familial, espace d’expression des règles culturelles, en laissant peu ou pas de marge à l’affirmation subjective. En outre, pareilles configurations présentent le risque de faire écran aux contextes pathologiques où elles banaliseraient aliénation, oppression et dépendance.

Bibliographie

Bibliographie

  • Ben Miled E. (1998), Les tunisiennes ont-elles une histoire ? ISBN-9973-807-04-9.
  • Benslama F. (2002), La psychanalyse à l’épreuve de l’islam, Paris, Aubier.
  • Berenstein I. & Puget J. (2008), Psychanalyse du lien : Dans différents dispositifs thérapeutiques, Ramonville-Saint-Agne, Érès.
  • Bouhdiba A. (1975), La sexualité en Islam, Paris, PUF.
  • Brusset B. (2006), Métapsychologie des liens et troisième topique, Revue française de psychanalyse, 70, 1213-1282.
  • Eiguer A. (2010), Liens du couple et leur articulation avec la différence des genres, Revue internationale de psychanalyse du couple et de la famille, 7, 16-25.
  • Ghorbal M. (1983), Aspect spécifique de l’activité psychique du maghrébin, L’Évolution psychiatrique, 48/3, 733-755.
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  • Kaës R. et al. (1998), Différence culturelle et souffrances de l’identité, Paris, Dunod.
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  • Lacoste-Dujardin C. (1985), Des mères contre des femmes : Maternité et patriarcat au Maghreb, Paris, La Découverte.
  • Mokdad M. (2007), Un pour toutes, Toutes pour un : de la co-maternité comme maltraitance, Champs : psychopathologies et clinique sociale, 5, 59-69.
  • Pichon-Rivière E. (1985), Teoría del Vínculo, Buenos Aires, Ediciones Nueva Visión, trad. fr., Théorie du lien suivi de Le processus de création, Ramonville-Saint-Agne, Érès, 2004.
  • Puget J. (2004), Penser la subjectivité sociale ? Psychothérapies, 24, 183-188.
  • Puget J. (2005), Dialogue d’un certain genre avec René Kaës à propos du lien, Le Divan familial, 15, 59-71.
  • Racamier P.-C. (1995), L’inceste et l’incestuel, Paris, Les Éditions du Collège.
  • Tisseron S. (2002), La rivalité, pourquoi faire ? Le Divan familial, 9, 25-33.

Notes

  • [1]
    Comme dira John Bowlby (1969) dans le cadre de sa théorie de l’attachement revisitée par Howe (2011).
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