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Article de revue

L'autorité familiale entre crise et conflit

Pages 135 à 147

Notes

  • [1]
    L’essai Un enfant est battu (1919) centralisait l’attention sur les effets tyranniques du Surmoi.

1L’homme occidental, bien décidé à gagner un maximum de liberté, utilise aujourd’hui une pédagogie qui offre un chemin plus ouvert à des jeunes moins réprimés. Comme en réponse de la « démocratisation » de la vie familiale qui en découle, une relative perte de repère semble pousser la nouvelle génération à provoquer violemment ses aînés.

2Il s’agira ici d’explorer les enjeux liés au statut métapsychologique de l’autorité à partir de la « situation anthropologique fondamentale » (J. Laplanche, 1997).

3Nous utiliserons l’observation clinique de la « crise » extrêmement précoce d’un garçonnet perturbateur pour approcher le sens profond du « conflit des générations ». Ce conflit vient en continuité des nouveaux liens familiaux qui caractérisent le stade anal ; nous mettrons au travail l’hypothèse selon laquelle les phénomènes dits de crise signent un défaut dans ces liens qui unissent l’enfant à l’autorité. L’exemple de Ti-Prométhée nous aidera à comprendre les problèmes qui peuvent se poser à l’intérieur du cercle vertueux où la haine infantile doit polariser une adversité, nécessaire au processus de transmission et d’affiliation.

4À l’horizon de ce travail des questions plus vastes se dessinent, interrogeant une cassure dans la continuité du pacte social qui légitime l’autorité familiale. M.-C. Solaar en signale les effets quand il chante : « Les temps changent, avant pour les gosses, les grands étaient des mythes, regarde... maintenant, c’est les parents qui flippent ! » Mais quand les jeunes s’attaquent à l’autorité de leurs aînés, ne serait-ce pas pour mieux la trouver ?

Matière à conflit

5Dans la construction du sujet, l’analité met l’accent sur l’accès au système des valeurs morales. L’idée de stade anal synthétise l’édification du Surmoi, en rapport avec les règles sociales dont la famille est le véhicule. L’image d’un bambin qui apprend à retenir ses selles pour se conformer aux attentes parentales dévoile l’apparition de l’autorité dans la vie psychique plus qu’elle ne nous parle de l’apprentissage de la propreté. Dans la nouvelle forme de jeu qui s’instaure avec son entourage, l’enfant découvre les limitations extérieures. Au cours des processus de l’analité, l’interaction dans laquelle l’enfant trouve un jeu d’obéissance/désobéissance contribue à l’introjection du principe de réalité. Dans cet échange le contrat social autorise la parentalité à conjuguer le soin avec une logique conflictuelle qui servira d’exutoire à la haine enfantine. Selon J. Bergeret (1984), la « violence fondamentale », présente dès le début de la vie, ne s’adresse pas véritablement à quelqu’un, mais alimente un principe binaire de type l’autre ou moi. Dans la perspective « soit moi, soit lui », seul l’enfant qui n’a pas l’impression d’avoir « tué » l’adulte peut s’autoriser à rêver de le faire.

6Pour R. Roussillon (1991), le sujet qui fait l’expérience de la non-survivance de l’objet réalise une destructivité qui perd du même coup « sa possibilité de localisation intrapsychique ». À l’inverse, si l’objet se montre capable de survivre à ce que nous nommons un conflit fondamental, l’adversité initiale sera réintrojectée par l’enfant qui n’aura pas à intérioriser l’image d’un objet détruit. Ainsi, en résistant aux attaques et en s’y confrontant, l’adulte a potentialisé un dialogue identificatoire non mortifère. Les interdictions (« On ne tape pas » ; « On ne mord pas ») permettent à la violence fondamentale de se dissoudre, dans un conflit à partir duquel émerge l’altérité. Ainsi le combat du type lui ou moi ne peut étayer le narcissisme dans ce combat pour la vie qu’à condition que le cadre relationnel où il se déroule empêche l’enfant d’éliminer l’autre adulte. En cela, l’autorité est synonyme d’une coexistence lui-moi qui s’impose à la vie psychique. Les limitations s’inscrivent dans un processus de traitement de la haine infantile.

« Nom » du père ?

7La séduction mutuelle, initiée par le biais des soins maternels suffisamment bons, évolue avec l’organisation anale. Il est de coutume de dire que cette période, marquée par l’interdit, inscrit l’enfant dans le registre symbolique. Cependant ce n’est pas un « non » symbolique qui fait intrinsèquement maturité : la symbolisation par l’interdit requiert préalablement la condition minimum du deux, dans une confrontation initiatique. Le non offre un préambule à la dualité.

8Pour Freud, dans Malaise dans la civilisation (1929), la société décrète ce que l’enfant doit se représenter comme « bien » ou « mal ». Cette « influence étrangère » lui offre les moyens d’expérimenter son ambivalence. Les règles qui sont édictées font ainsi office de discrets « outils », à partir desquels l’enfant pourra faire ce mal qui sert, inconsciemment, à se déprendre de la séduction mutuelle. Le rite du pot, par exemple, dessine une frontière entre le monde du bébé, synonyme de soin, et celui de l’enfance qui sera celui de l’éducation. En usant d’actes jugés mauvais (« caca ») par les adultes, il trouve l’occasion d’expérimenter le conflit fondateur d’une différenciation psychique.

9L’enfant étaye de cette manière sa construction identitaire sur les barrières placées devant son idée du mal. La conception kantienne de la justice en tant que bien négatif (obstacle à l’obstacle à la liberté) prend ici tout son sens car c’est la répression dont l’autorité est gardienne qui assure une liberté psychique (Kant, in Proust F., 1994, p. 23).

10Significative d’une indestructibilité de l’objet externe, la liberté psychoaffective lui confère une malléabilité interne et R. Roussillon (1989, p. 142), qui ne parle pas d’autorité stricto sensu, mais de « dressage de la pulsion », remet à l’ouvrage la thèse freudienne du meurtre du père : « Le père, écrit R. Roussillon, aurait dû/pu survivre, devra survivre, pour que l’histoire advienne, que l’historicité se constitue, que son héros se fasse connaître. »

11Les enfants fournissent un exemple de ce processus lorsqu’ils en appellent agressivement à la contenance des grands, qu’ils « testent ». Quelle que soit la forme que prend l’attaque, elle est le signe qu’une angoisse s’est fait jour. « Ce soi-disant grand qui joue avec moi est-il vraiment un adulte ou est-il un copain ? Qui suis-je par rapport à lui ? »

Conflit contre l’autorité ou crise d’autorité ?

12À travers le repas totémique imaginé par Freud, dans Totem et tabou (1912-1913), le parricide fantasmatique apparaît comme une nécessité, conception qui fera long feu dans les développements théorico-cliniques ultérieurs et semble avoir accru la controverse quant au rôle psychologique de l’autorité.

13Quand les adultes laissent échapper le rôle de décideur à leurs enfants, par angoisse de perdre leur amour, il se produit en retour une inquiétante inversion des places. La crainte croissante que fait peser le monde adolescent sur la société adulte en est la résurgence : elle témoigne d’un brouillage générationnel latent.

L’autorité : un vecteur de transmission indispensable

14La force et l’insistance avec lesquelles d’autres cultures inculquent le « principe de séniorité » (F. Héritier, 1981) à leurs descendants permettent un jeu riche de soumission/insoumission.

15Nous pensons que la relation d’autorité entre l’adulte qui commande et l’enfant qui doit obéir se trouve elle-même imbriquée et interdépendante d’un contexte social et culturel plus large. En famille, le besoin de légitimité (H. Arendt, 1972) qu’éprouvent les parents face à la désobéissance des enfants les conduit à émettre des ordres qui s’appuient sur la transmission générationnelle des valeurs, fonction de leur propre histoire avec l’autorité.

16Le poète William Wordsworth nous a légué la formule elliptique qui dit que l’enfant est le père de l’homme, en ce qui concerne ce thème du conflit, on peut dire que ce sont les exactions infantiles qui, dès le stade anal, font naître le parent autoritaire. Cependant, il est à noter que l’ordre qui légitime ce conflit d’autorité, ce conflit pour faire autorité, est aussi social.

17Le problème que les parents, posés face à la difficulté de l’autorité nous adressent est d’envergure, car il n’est pas sans toucher les professionnels censés étayer les adultes dans ce conflit qui leur impose de passer pour « insuffisamment bons parents » aux yeux de leurs enfants. La culpabilité qui empêche parfois les grands d’affronter leur enfant dans ce conflit est parfois relayée par des professionnels eux aussi confrontés à la nécessité d’élaborer le souvenir des larmes qu’ils ont versées face à l’autorité de leurs parents. Nous allons en voir l’exemple avec une maman face à un fils et des professionnels quelque peu désemparés.

Ti-Prométhée de la crise au conflit avec l’autorité

18Dans le cadre de ma consultation à l’Aide sociale à l’enfance, une collègue éducatrice m’invita à prendre connaissance de la situation d’un petit garçon très perturbateur. Placé depuis l’âge de 6 mois dans une famille d’accueil, après que sa mère (à cette époque dépendante au crack) a demandé une assistance dans la prise en charge de son fils, il fait à présent beaucoup parler de lui. Sa maîtresse, notamment, s’est plainte de l’extrême agitation qui perturbe sa classe et déborde quelque peu son autorité.

19Au fil de la présentation que firent l’éducatrice et l’assistante familiale, qui veillaient sur ce garçon de 4 ans, me vint à l’esprit l’image d’une crise d’« ado-miniature ». Les ressentis « contre-transférentiels » de son entourage servirent de support préliminaire à l’investigation clinique des dimensions inconscientes de l’opposition effrénée de ce garçonnet à l’autorité. Le surnom que je lui fais endosser est lié au héros antique, devenu légendaire pour s’être rebellé en tentant de renverser de force le pouvoir séculaire.

20J’allais rencontrer Madame T., sa maman, durant une des visites qu’elle rendait à son fils. Nous décidâmes conjointement de ma participation hebdomadaire.

21Je souhaite rendre compte de l’évolution du travail, effectué de concert avec l’éducatrice, durant plus d’une année, pour comprendre le sens du comportement incommodant imposé par Ti-Prométhée au lien parental. Cet enfant « anarchiste » n’allait pas tarder à en éclairer la cause, à travers sa manière singulière de créer trouver le surmoi de Madame T.

22Autant il avait paru facile d’installer un climat de confiance avec cet enfant, dont les sourires et les rires soulignaient sa capacité au jeu, autant son style « d’intervention » vis-à-vis de sa mère problématisait la défaillance de leur lien. Tout était propice à montrer son besoin que sa mère soutienne ce conflit fondamental. À l’instar de son éponyme mythique qui tourna le père des dieux en ridicule, notre petit bonhomme tentait de pousser sa maman à bout. Les comportements qui conduisirent sa maîtresse à le percevoir comme un « prédélinquant en puissance » s’exposaient dans toute leur splendeur. Ti-Prométhée faisait un usage minime de la parole, mais le peu de mots utilisés étaient jetés au visage de Madame T. comme autant de coups de poing : « Maman-caca ; maman culé ; maman chien » ou « T’es pas ma maman ! Je t’aime pas ! » En guise de (non) réponse Madame T. restait murée derrière la façade d’une spectatrice souriante, tandis que les notes qui claquaient de la bouche de son fils frappaient l’oreille des spectateurs pantois.

23Pour lui tous les moyens étaient bons pour que s’engage une lutte acharnée. Il suffisait qu’un des garants du cadre s’absente quatre minutes de la pièce pour qu’il entame « le bal » : rythmé par la vibrante musique de ses poings et de cris résonnant dans tout le bâtiment. Un jour où j’étais exceptionnellement absent, je me vis délogé de la réunion à laquelle j’assistais deux étages plus bas par le fracas qui remontait jusqu’à nous.

24S’il se salissait les mains, le simple fait de lui demander d’aller se les laver le faisait entrer dans un accès de rage, ne trouvant son terme qu’après qu’un des protagonistes le conduise de force jusqu’au lavabo. Tout était prétexte à ce qu’une bataille s’engage !

25Dans ces cas-là, Ti-Prométhée me faisait penser à certains adolescents « en crise » dont les parents se plaignent. Ce bambin, peut-être comme un adolescent, paraissait demander à sa maman de faire jaillir d’elle une fermeté encore absente. Tandis que pour lui tout était matière à conflit, Madame T. présentait une sincère difficulté en restant invariablement tapie derrière un sourire figé. Son « pacifisme » masquait une sorte d’impossibilité à contrecarrer l’agressivité de cet enfant. Madame T. semblait éviter le conflit de peur de perdre l’amour de son fils. Cette crainte était le terreau d’un brouillage des codes générationnels.

26Trop « bonne » ? Son excès de douceur suscitait chez son fils un sadisme mortifère. Sa destructivité, restée sans support, ne pouvait que l’intoxiquer. L’agression, au lieu de se dissoudre dans le conflit, semblait, à l’instar d’un boomerang, se retourner contre le propre moi de Ti-Prométhée. Elle risquait de devenir une part maudite de lui-même.

27C’est pourquoi nos rôles se sont centrés sur l’étayage de la conflictualisation de cette dyade mère-enfant sachant que Madame était l’objet des soins d’un collègue psychiatre. Pour ce faire, il fallait préalablement aider cette maman à décrypter les ressorts positifs de l’interaction cruellement requise par son fils. Cet objectif ne fut pas des plus compliqués à atteindre, compte tenu de la sagacité de Madame T. et de la volonté farouche qu’avait cet enfant d’indiquer la voie à suivre.

28Rien n’était laissé au hasard par Ti-Prométhée durant cette heure de visite, qui tentait de prendre l’ascendant sur les adultes.

Autorité du psychologue ?

29La place que je tiens « habituellement » dans la médiation des rencontres parents-enfants consiste à questionner les difficultés qui s’expriment durant ce temps restreint de lien parent-enfant. Mon rôle ne consiste pas à faire à la place de l’une ou l’autre des parties concernées, mais à souligner ce qui se dit ou se fait. Pourtant, en ce qui concerne Ti-Prométhée et Madame T., j’ai pour ainsi dire transgressé la règle en effectuant un passage à l’acte éducatif. Lors de la troisième séance, tandis que l’enfant refusait bruyamment de ramasser les miettes de son goûter tombées à terre, je le repris en main, assez fermement, tout en expliquant les règles qui devaient être respectées. Le torrent de larmes passé, c’est un enfant plus apaisé que jamais qui, pour la première fois, vint me tendre spontanément la main lors de notre séparation. Je ressentis cet au revoir comme un remerciement où se façonnait plus distinctement le style de prise en charge à fournir. Mais si Ti-Prométhée avait poussé mes propres limites à bout en me faisant intervenir, mon acte eut une répercussion bénéfique, une fois resitué dans le contexte qui était le nôtre : celui du cadre des visites où les règles de vie se devaient d’être garanties par les adultes présents. L’exaspération que reflétait mon geste était entrée en résonance avec la problématique du garçonnet. La prise de conscience de cet agir contre-transférentiel me permit d’y mettre les mots qui aidèrent cette maman à concevoir le vide de son autorité.

30Il fallait orchestrer la scène de la demande d’autorité adressée à Madame, dans la direction proposée par F. Marty (2003, p. 223), d’un soutien au narcissisme parental, en tant qu’« étayage indispensable à la formation du psychisme de l’enfant ». L’évolution de ce traitement avec le familial en témoigna les bénéfices. L’enfant se mit progressivement à prendre plaisir à utiliser sa bouche pour autre chose que « mordre ». Il arrivait à enrichir et partager son monde interne. Ses journées, ses rapports à la famille d’accueil et à l’école, son plaisir d’aller à la piscine après la séance, devenaient l’objet d’une narration. Sa démarche d’attaque-rejet des adultes avait permis que s’entame une remise en ordre des places. Madame T. devait assumer son rôle d’adulte, qui ne dépendait pas simplement de sa compréhension du besoin de confrontation de son enfant, mais de sa capacité à y répondre. C’est-à-dire de se positionner en tant que suffisamment « mauvais-objet ».

31Aujourd’hui Ti-Prométhée va d’autant mieux qu’il ne livre plus seul son combat de vie. Sa maman, luttant avec sa dramaturgie interne, prend jour après jour confiance dans sa capacité à prohiber les agressions faites à son encontre. Ce petit homme mettait en scène un renversement générationnel qui exprimait la crainte de faire s’effondrer son parent.

Le surmoi de Narcisse

32Cette situation familiale est loin d’épuiser les nombreuses questions et interprétations qui peuvent naître à l’issue de ce témoignage clinique, entre autres celle d’un fantasme infanticide chez Madame T. Nous pensons cependant que ce fantasme peut être mis au travail dans une direction nouvelle : si certaines exactions enfantines répondent à des désirs infanticides parentaux, certains comportements contre l’autorité représentent le revers d’une culpabilité parentale latente. Cette dernière peut provenir du fantasme selon lequel l’autorité des ancêtres a fait d’eux des figures monstrueuses. Ces figures parentales et ancestrales cruelles qui peuplent l’imaginaire collectif peuvent influencer le champ théorico-clinique et par là notre position de psychologue. Elles nous ont conduit à tempérer les images d’une rare violence que cette dyade mère-enfant avait suscitées en nous. C’est cette difficulté contre-transférentielle qui nous a amené à concevoir la nécessité d’une théorisation de ce lien d’autorité, en accord avec les idées d’A. Carel (2002, p. 24) quand il parle de « mutisme théorique ». D’après cet auteur, « Freud lui-même dans ses études relatives à la psychologie collective et au surmoi se saisit de l’autorité comme d’une donnée en soi, un fait de nature (ibid., p. 23) ». En 1919 [1], Freud fait référence à une « puissance parentale » dont il n’interroge pas le bien-fondé comme si la question ne se posait pas. Cependant, comme le chantait M.-C. Solaar, les temps ont changé...

33J. Bleger (1979, p. 262) mit en lumière le fait que les éléments primordiaux du cadre psychanalytique ne devenaient visibles que lorsqu’ils se cassaient ou cessaient d’exister. En suivant sa réflexion, nous disons que le problème de l’autorité devient d’autant plus criant que le cadre culturel qui le soutenait est en train de disparaître. Comme l’explique A. Carel (op. cit., p. 24), le désir que beaucoup ont de s’affranchir des exigences de l’autorité est à la mesure de leur besoin d’autorité. Une des qualités éminentes qui manque au moi des enfants requiert un objet résistant aux attaques pour pacifier le processus identificatoire. Le scénario qui consiste à tenter de devenir calife à la place du calife évoque un besoin : celui de palper conflictuellement un support générationnel à l’identité.

34Freud avait bien remarqué ce processus quand il écrivait que « moins l’homme devient agressif par rapport à l’extérieur, plus il devient sévère, c’est-à-dire agressif dans son moi idéal (1923, p. 228) ». Ti-Prométhée luttait ainsi pour expurger les éléments toxiques qui l’envahissaient, dans une quête d’« anaclitisme négatif » (J. Guillaumin, 2001, p. 26).

35Les éducateurs d’enfants difficiles évoquent le fait que ces derniers explorent leurs failles et cherchent constamment à s’engouffrer dans la brèche. L’adulte est testé quant à la consistance psychique qui fait son « potentiel identificatoire » (Aulagnier, p. 1975). Comme le montrent les attaques portées à Madame T. retirée derrière son sourire, le cadre ne sera internalisé qu’après avoir été éprouvé.

L’écriture collective du roman familial

36Les études menées sur l’évolution de la parentalité en Occident décrivent une déprivation de légitimité parentale. L’évolution sociétale qui a conduit vers ce que A. Roy (2006) qualifie de « démocratisation du cadre familial » semble avoir opéré un glissement des moyens de construction identitaire. L’asymétrie adulte-enfant par laquelle les pulsions infantiles rencontrent une barrière générationnelle se serait délitée. En retour, les adolescents d’aujourd’hui secouent les institutions emblématiques du pouvoir que n’exercent plus leurs parents. Ces attaques marquent le retour de ce qui a été délaissé d’une confrontation initiatique. Un infantile parental trop identifié à l’hédonisme juvénile empêche la construction d’un roman familial qui, pour rester source de fertilité imaginaire, doit garder pour cible une « conception hostile des parents » (Freud, 1909).

37Les actes que nous désignerons comme « antifamiliaux » (Chapellon, 2008 ; 2010) mettent en exergue ce fonctionnement de co-étayage entre normes familiales et normes sociales. Bergson (1932, p. 1), faisant référence à ses propres souvenirs, décrit la perception enfantine de ce qui s’apparente à une stratification groupale de la loi. « Nous ne nous en rendions pas nettement compte mais derrière nos parents et nos maîtres nous devinions quelque chose d’énorme ou plutôt d’indéfini, qui pesait sur nous de toute sa masse par leur intermédiaire. Nous dirions plus tard que c’est la société. »

38Les escalades antisociales adolescentes font rejaillir l’après-coup d’une cassure du roman familial collectif. Ils le concrétisent par un processus dans lequel l’inconscient se fait législateur et sanctionne, en quelque sorte, les adultes du sinistre causé par l’absence de « contre-œdipe parental » (F. Pasche, 1979). Un enseignement essentiel de Freud se perd, lorsque nous oublions que nos « romans familiaux » sont une force d’autonomie qui ne s’est pas construite sur les cendres des parents réels mais sur leur autorité imaginaire.

39Lors de notre dernière rencontre avec Ti-Prométhée, il tint à expliquer que sa maîtresse l’avait puni car il lui avait donné des coups de pied. D’abord inquiet par l’évocation de ce nouveau regain d’agressivité, je fus rassuré lorsqu’il s’avéra que c’était d’un rêve qu’il s’agissait. L’enjeu de ce rapport de force prométhéen est celui de l’internalisation de la violence qui, une fois déployée comme moteur à la vie mentale, étaye cette dernière. Pour cela il faut que la réalité ait agi avec suffisamment de consistance pour empêcher la concrétisation d’un roman familial qui, pour être pérenne, doit rester un fantasme.

Conclusion

40Un renversement des rapports adulte-enfant met actuellement la clinique aux prises avec l’absence d’un choc des générations. La recrudescence des pathologies limites questionne la place du roman familial d’un Occident de plus en plus enclin à interdire aux parents d’interdire. À travers la problématique du lien parental de Ti-Prométhée s’est ouverte la représentation paroxystique du malaise d’un lien de civilisation. Il s’agit de revisiter nos propres histoires inconscientes pour réélaborer la positivité d’un conflit dont il est plus facile de percevoir l’excès que l’absence. S’esquisse là un vaste travail de reconstruction de nos propres romans familiaux où la conception hostile des actes d’autorité de nos aïeuls nous porte à oublier la haine qu’ils ont prise en charge plus insoluble que certains souvenirs infantiles trop cuisants. C’est ce travail d’élaboration auquel m’a conduit la « non-violence » de Madame T. C’est non seulement un pan de nos histoires singulières qui doit être revisité, mais aussi celle des théories et des pratiques qu’elles inspirent. Psychologues, éducateurs, juges des enfants, toutes les personnes confrontées aux impasses de la parentalité y sont appelées. C’est le nouveau défi que semblent lancer les jeunes, lorsqu’ils font appel à notre complicité inconsciente : en dénonçant une maltraitance factice qui, à bien y réfléchir, semble se faire l’écho de celle subie par le roman familial de la modernité.

Bibliographie

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  • Bergson H. (1932), Les deux sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, 2008.
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Mots-clés éditeurs : ascendance, autorité, génération, conflit fondamental

Date de mise en ligne : 15/11/2011

https://doi.org/10.3917/difa.027.0135

Notes

  • [1]
    L’essai Un enfant est battu (1919) centralisait l’attention sur les effets tyranniques du Surmoi.

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