1La famille constitue l’ensemble de ces autres humains que nous disons être « les nôtres ». Ainsi, la photo de famille enregistre-t‑elle le passage d’un assemblage hétéroclite à une assemblée familiale, d’un « tas » à un tout. En effet, comment se fait-il que cet attroupement de personnes d’âges, et de sexes différents, que cette déclinaison des générations réunie un instant pour une prise de vue, soient dits être une famille ? Pourquoi la photo de famille est-elle immédiatement identifiable comme une scénographie de la vie familiale ordinaire ? Cette immédiateté ne doit pas tromper. Elle n’est immédiate que dans le cadre d’une culture donnée qui fait oublier les précompréhensions dont cette image est investie. Proposer d’interpréter comme photo de famille telle image révèle combien on projette sur elle une imagerie stéréotypée (la famille nucléaire), des imaginaires (des identités et des rôles quant aux figures parentales, maternelle et paternelle, une certaine façon de tisser des liens, de les raconter et de les instituer dans des postures), mais aussi une idéalisation (ce que doit, devrait être une famille, d’où aussi ses blessures quand elle n’y parvient pas ; comment la famille réussit-elle à faire de l’unité sans étouffer les individualités ?, à faire encore exister du couple dans la difficulté des transmissions ?, etc.).
2La réponse tient à ceci que la photo de famille donne de voir, au-delà de la modélisation dominante d’un type de famille, le schème sans lequel il n’y a pas de famille : le principe généalogique. En effet, la photo de famille exhibe le principe grâce auquel un rassemblement indifférencié devient une assemblée familiale. Ce principe est celui du lien généalogique, d’une hospitalité généalogique dans et par laquelle chacun apprend à se reconnaître dans un lignage (J.-Ph. Pierron, 2009) : accueillir l’autre même lorsqu’il résiste en son altérité. La photo de famille donne à voir, en même temps qu’elle l’exprime, un type de collectif associant inextricablement l’axe horizontal des contemporains dans la communication les interactions et les transactions familiales – avec l’axe vertical des prédécesseurs et des successeurs, dans une activité de transmission. Mais ce qui fait qu’elle est photo de famille, et non photo rituelle d’une classe de conscrits, tient à ce que cette croisée des axes se fait sur fond d’appartenance lignagère. Sur la photographie, l’air de famille est à la fois une ressemblance physique et la reconnaissance d’une déclinaison généalogique. Cette plongée généalogique inscrit l’histoire d’une famille dans un temps long qui fait de la famille une réalité traditionnelle, au moins au sens de cette institution qui met en place une modalité du temps traversé ensemble dans laquelle on apprend à se comprendre comme étant de cette famille-là. Car à la croisée de la communication et de la transmission, la famille est bien engagée dans un travail de la reconnaissance : rendre compatible le même et l’autre, qu’il soit autre du sexe, de l’âge ou du désir. Il s’agit d’y inventer l’espace-temps d’«?une reconnaissance mutuelle, où la différence est compatible avec la similitude?» (P. Ricœur, 1969). Mais de quelle similitude s’agit-il et comment ces images que sont les photos de famille peuvent-elles contribuer à l’élaborer et l’expliciter?? La photo de famille sert-elle une réification de l’identité familiale par l’éloge de la ressemblance, ou vise-t-elle à promouvoir une herméneutique du soi et du nous familial faisant de la reconnaissance un parcours??
La photo de famille, en cela attachée à l’art du portrait, est révélatrice d’une double attente. Dans le rapport modèle/copie, la photographie cherche à rendre visible un rassemblement familial dont elle constitue, par l’art des poses et des mises en scène, une imitation, une extériorisation objective, soucieuse de ressemblance. Mais la photo de famille ambitionne également d’être un rendu de l’air de famille, c’est-à-dire d’élucider ce qui en fait une communauté singulière, de donner à voir l’intensité de ce qui lie entre eux ses membres. Elle est alors une expression, un moyen de la reconnaissance. La photo de famille est ainsi à la fois le témoin objectif d’un collectif qu’elle représente, en même temps qu’elle est un interprétant, un tiers médiateur grâce auquel ce collectif apprend à se déchiffrer, à se comprendre comme un «?nous?» singulier. La photo de famille interroge donc l’identité familiale, questionne le collectif qu’elle constitue, pour traquer ce qui en fait l’être profond. En effet, la famille est un «?nous?» avec lequel le «?je?» est solidarisé, bon gré mal gré. On ne fait pas famille tout seul. Cela rompt d’entrée de jeu avec l’idéologie individualiste du moi-je qui feint l’auto-engendrement, sans plébisciter pour autant le «?nous?» de la famille qui fait corps, au point d’être prise de corps (M. Foucault, 1982), aliénante, étouffante. Entre le je individuel et le on anonyme, il y a donc le nous des parentés et des fraternités. Mais comment rendre compte de ce nous, voire de cet entre-nous qu’est la famille puisque nous disons de ces autres qui la composent qu’ils sont les nôtres?? En quel sens ce tiers médiateur de l’image qu’est le portrait de famille, peut-il servir le projet de se comprendre comme étant de cette famille, et viser une reconnaissance qui soit, plus que l’identification d’une ressemblance, l’explicitation d’un «?se reconnaître dans un lignage?»??
La famille : entre temporalité et spatialité
3Pour penser et délimiter les contours de cette identité collective qu’est la famille, on peut soit privilégier l’importance de la temporalité, soit celle de la spatialité.
4Dans le premier cas, la famille est comprise comme une identité temporelle qui maintient son unité par une mise en récit du temps traversé ensemble, récits repris par le rôle des rites (anniversaires, rassemblements) qui ponctuent ce temps du vivre ensemble familial. Le récit est la tentative de synthétiser une diversité, une entreprise narrative qui veut avec du successif faire de l’unité. Le récit trouve dans le discontinu du temps une logique, sachant qu’il est en permanence à réélaborer. Le récit, le «?roman familial?», tente la suture de la synthèse ultime. Cette figure du roman présente sous une forme linéaire une traversée du temps moins homogène et lisse qu’il n’y paraît. Notons d’ailleurs que ce concept de «?roman familial?» initialement construit par Freud (1909), en psychanalyse, n’est pas vraiment assimilable à un récit, puisqu’il s’agit plutôt de productions fantasmatiques, conscientes et inconscientes, instaurant un espace de jeu entre famille réelle et famille fantasmée. Toujours est-il que le récit, au sens propre, travaille à une véritable politique de la mémoire familiale, au risque parfois de mémoires manipulées ou occultées. Il cherche à isoler, dans l’impossible «?une fois pour toutes?» en raison de la succession des générations, cette identité par laquelle ce qui ne serait qu’une simple juxtaposition d’histoires devient une histoire de famille. Ce sont les récits familiaux – épiques dans les gloires réelles ou fictives, de ses membres?; tragiques, dans la douleur des blessures, des séparations ou des décès?; ou comiques dans les jeux familiaux qui se déprennent du sérieux de l’esprit de famille –, qui font de la famille une histoire, au semblant d’unification et d’unité. La force du récit, parfois son coup de force, tient à ce qu’il dialectise passé, présent et futur de la famille. Il dialectise le rétrospectif – il a le dernier mot sur ce qui s’est passé et qu’il rassemble en la logique d’une histoire par une mémoire travaillée, parfois manipulée (les secrets de famille) – et le prospectif – il ouvre sur les attentes de la famille et sur ses secrètes espérances. Bref, le récit fait de ce qui pourrait n’être qu’une succession, une suite de générations unifiées dans un lignage, une généalogie.
5Dans le second cas, l’autre façon de saisir l’identité familiale est de l’appréhender sur un mode spatial. La manière que l’on a de se poser dans l’espace lorsque des parents, père et mère s’installent et encadrent, mettre dans un cadre leur progéniture. Cette spatialisation est aussi une extériorisation / expression de l’être familial, qu’il s’agisse de l’installation dans la pièce où se déroule la thérapie familiale ou bien dans l’espace domestique (E. T. Hall, 1978).
6La photo de famille est ainsi une objectivation de l’être familial. Elle est la traduction en une figure spatiale de ce qui fait le cœur de l’être familial qu’elle expose ou, du moins, qu’elle médiatise en y faisant signe. Image séquentielle, la photo de famille est la figuration plastique grâce à laquelle se construit l’expression visible d’une donnée invisible : l’être ensemble d’une généalogie. La famille fait alors l’objet de représentations, de mises en scène, d’une scénographie, lesquelles privilégient cette fois-ci les images aux récits. Soyons même plus précis. Si les récits de famille privilégient des images mentales et activent des représentations psychiques, la figuration spatiale, en sa plasticité, dispose la famille par ses dispositifs matériels, par des images matérielles. Littéralement, l’espace épelle, par ses mises en œuvre, «?des identités?». C’est vrai pour l’architecture de la maison de famille qui en est comme la traduction matérielle. Ça l’est également pour le portrait de famille qui en est l’expression figurée par excellence. Celle-ci n’est pas qu’une caisse d’enregistrement, ni même une figure nostalgique à l’égard d’une famille qui n’est plus, mais a bien une dimension constituante. La photographie de famille travaille à l’élaboration d’une mise en image de soi, plus ou moins masquée, portant l’ambiguïté de tout masque : simulation et dissimulation. Il s’agira alors d’interroger les interactions existantes entre la photographie comme image matérielle, où déjà se lit une manière de transcription comme empreinte et sa réception comme trace, ses effets dans les images psychiques.
«?C’est l’existence du “fantasme dépressif” qui définit la différence essentielle entre “trace” et “empreinte” et qui institue l’image photographique comme trace. L’empreinte n’est que l’attestation d’un passage. Elle ne résulte pas du désir d’inscription, mais seulement de la mise en contact fortuite d’un objet avec une surface réceptrice. Au contraire, la trace atteste le désir qu’a eu celui qui l’a laissée de réaliser une “inscription”?» (S. Tisseron, 1999). La photo de famille devient alors l’image manifeste d’une famille rêvée ou fantasmée de façon latente. La photo de famille fait ainsi l’objet d’un exercice de style spécifique, qui a ses codes, ses rites et sa symbolique. Le code familial s’exprime dans le cadre du portrait. La logique des places, la mise en scène, le découpage objectif du cadre séparant ceux qui font partie ou non de la famille trouvent à se transcrire dans le rituel classique, presque incontournable sous nos latitudes, de la photo de famille. De fait, la famille a ses petites iconostases domestiques dans lesquelles les icônes des grands ancêtres voisinent avec les icônes des derniers venus prometteurs, dialectisant l’hier et le demain en ses visualisations. Petit sanctuaire, l’iconostase familiale encourage des sacrifices (la petite liturgie des installations photographiques), prépare des sacrilèges (les photos cachées, détruites, déchirées). Mais alors comment ces images contribuent-elles à faire de la famille un «?nous?», et de quel genre??
Transmission et transcription
7À une interprétation abstraite de la transmission familiale qui consisterait à dire que la famille se reconnaît à un ensemble de valeurs partagées et maintenues vivantes dans la suite des générations, ce que la sociologue Anne Muxel appelle des «?obstinations durables?» (1984), on peut vouloir opposer le souci des faits, de l’objectif. Bref, plutôt qu’au halo du subjectivisme, on préférera le souci objectiviste parti à la recherche des traces par le biais desquelles le nous familial prend corps. Si le monde humain, familial plus particulièrement, est un univers symbolique, on ne part jamais d’assez loin lorsque l’on cherche à rendre compte de ce dernier. S’attacher aux éléments objectifs qui le donnent à voir n’est donc pas secondaire. C’est ce que suggère la médiologie de Régis Debray (2009) pour lequel, il n’y a pas de transmission sans transcription. De la sorte, la famille et ce qu’elle transmet, cela doit se voir et se transcrire dans des médiations objectives : l’architecture intérieure de la maisonnée et sa logique des places?; les pratiques culinaires et leur transcription dans des gestes, des recettes de famille ou des tours de main?; les photos de famille et la logique de l’exposition, circulation, dissimulation à laquelle elles obéissent.
8Parler de transcription force tout d’abord à observer que la photo de famille n’est pas indifférente au procédé technique qui la rend possible ni au contexte social, politique et culturel qui la rend recevable : la peinture du portrait et une société d’ordres?; l’appareil photo reflex et la démocratisation du familial encore portée par des mœurs?; l’appareil numérique et la parentalité expression d’un individualisme hédoniste. Le portrait de famille élaboré dans la lenteur subjective du geste du peintre suppose, par la répétition des poses, un maintien des corps qui codifie, fixe, sinon fige la famille dans une posture. L’honneur d’être portraituré est marqué par le cérémonial qui l’entoure. Dans un mouvement dialectique, le code d’honneur de la famille trouve sa réplique iconique dans la codification du genre «?portrait de famille?» et de ses conventions. On pense alors au portrait de famille des souverains qui, au-delà du culte familial, exalte une identité politique, le portrait des grands devenant alors un dispositif de l’institution et du pouvoir.
9La photo de famille faite avec un appareil reflex, tirée sur film argentique, démocratise l’image de la famille, voire la fait proliférer, car elle est une image séquentielle, l’objectif et le temps de pause exigeant toutefois que l’on prenne encore la pose. L’enjeu sera alors de savoir comment donner à voir la famille dans l’espace alors qu’elle se donne dans le temps du successif. De ce point de vue, la photo de famille, reconnaissable entre toutes, a résolu le problème. Elle fera sauter aux yeux l’importance de la déclinaison généalogique par une sémiologie structurante, la logique des places.
10La photo de famille prise avec l’appareil numérique change encore de registre car cette fois-ci la rapidité de saisie met l’accent sur la captation d’un instant, sur le vif d’une émotion ou d’une situation plutôt que sur la codification d’une posture. Lorsque la famille n’est plus un code, ni une institution, la photo devient elle-même révélatrice, moins d’un statut que d’une ambiance on saisit plus qu’on ne scénographie –, comme le montrent les photos numériques, rarement exposées, mais éminemment installées dans la circulation et la fluidité des interactions relationnelles. Par-delà la diversité des techniques de prise de vue, la photo de famille donne forme, contribue à faire sortir ce qui ne pourrait n’être qu’un tas pour en faire un tout. Elle sort de l’indistinct pour entrer dans une logique de la distinction. Tout le monde ne peut pas en être, y être. Le contour de la photo de famille est normatif, prescriptif. La limite y est en même temps une règle.
On peut de cette observation tirer trois conséquences : les liens de la photo de famille avec l’espace privé sacralisant?; la sacralité attachée à la constitution d’un nous ayant valeur?; la fonction référentielle et symbolique de l’image comme visée d’une absence : l’unité familiale imaginée. Nous suivrons encore Régis Debray (2009) sur ce point :
- «?là où il y a du sacré il y a une enceinte. Et là où la clôture s’efface – ligne, seuil, ou dénivelé –, le sacré disparaît?» (p. 41)?;
- «?là où il y a un nous, il y a une sacralité?; et là où le nous se disloque, le sacré s’estompe?» (p. 61)?;
- «?il n’y a pas de sacralité sans une absence cruciale?» (p. 81).
Premier trait
11La photo de famille fait partie de ces dispositifs qui instaurent une séparation, une limite, un seuil, délimite non seulement du privé mais du sacré. Il y a du sacré là où il y a une séparation d’avec l’espace et le temps ordinaires, profanes. Ainsi la photo de famille obéit-t-elle à cette logique du sacré. Du point de vue temporel, la photo de famille obéit à des rites. Elle est elle-même l’objet d’un rite, valorisation du temps qu’elle fait sortir de son anonymat en y ponctuant un extraordinaire. La photo de famille s’élabore au rythme des rassemblements familiaux, des fêtes de famille. Elle est la trace et la synthèse iconique, maintenant la famille qui fait corps dans le temps, par le corps spatial de l’image. L’essentiel a besoin du rituel pour s’exprimer.
12Du point de vue spatial, la photo de famille est elle-même une enceinte qui, pour pouvoir l’être, exerce sa violence. Il n’y a pas de photo sans cadrage, et ce dernier n’est pas que fonctionnel. Il a en même temps une dimension de cadre herméneutique visant à faire apparaître une signification, en sortant de la confusion. Cette dimension de cadre fait de la photo une interprétation de ce qu’est la famille. Le cadre délimite, et pour cela inclut et exclut?; ouvre le cercle aux générations montantes, mais le ferme aux étrangers à la famille, et même aux familiers. La transmission familiale a ici une dimension d’amertume ou de tragique : les élections s’y paient du prix du sang des évictions, si l’on pense à l’imaginaire du sang pur ou impur qui lie les familles.
13La logique des places en famille impose à chacun d’être à sa place. Cette première spatialisation par le cadrage est elle-même redoublée par l’emplacement où les photos de famille seront disposées. La photo de famille est ainsi inscrite dans une série de lignes de forces spatiales qui en augmenteront la portée expressive. La poétique de l’espace domestique contribue à symboliser ce qui fait le cœur du familial, selon une logique de la concentration et du repli qui se resserre dans des rêveries d’intimité. Bachelard en parlera lorsque, rêvant sur l’image de la maison / nid, il parlera du nid comme de ce qui donne d’expérimenter «?les dynamismes d’un étrange blottissement, d’un blottissement actif, sans cesse recommencé?» (1957, p. 101). Les photos de famille et leur disposition spatiale dans l’espace de la maison participent de ce dynamisme : elles sont les plumes du bien-être qui élucident l’être familial. Tout d’abord le seuil de la domesticité élabore une première enceinte qui délimite le privé du public, l’intime du social. Les photos de famille sont inscrites dans le sanctuaire de la sphère privée où, de document d’archives, elles deviennent traces et mémoire vivante du corps familial, rappelant à la famille qu’elle est faite de plus de morts que de vivants, à savoir que tous ceux qui sont absents sur la photo l’ont rendue possible. Ensuite, au sein de l’intime, le séjour où les invités prennent place scénographie la famille par la disposition des photos que l’on aura choisies, élues. Dans la chambre, espace intime de l’intime sont installées des photos éminemment décisives mais non offertes à la publicité des regards. L’intensité et la valorisation de la photo de famille s’accroissent ainsi au fur et à mesure des emboîtements successifs qui l’enserrent, la médiatisent et la rendent par conséquent accessible ou visible.
14C’est enfin dans l’album de photos que la famille s’y livre et s’y configure ultimement. Prendre place dans l’album offre un surplus de sacralité, même s’il l’on trouve cela désuet. La photo de famille devient sacrée lorsqu’on l’aura enchâssée dans l’album qui en consacre la valeur. Ainsi par ces emboîtements successifs, qui ne devront pas faire oublier la dialectique de l’intérieur et de l’extérieur, la photo de famille sert-elle de révélateur au sacré domestique. Objet de rituel, avec l’album de famille, dans les iconostases familiales on pourra ainsi célébrer le sacrifice qui fait de la famille un nous. Ouvrir l’album, en tourner les pages fait de la relecture des images une reliure du nous. Mais cette sacralité se paie de la possibilité de sacrilèges altérant, déchirant, découpant littéralement les frontières entre ceux qui sont, et ceux qui ne seront pas exclus ou bannis du nid du nous…
La poétique de l’espace domestique à laquelle contribue la photo de famille en explicite donc la politique et la polémique. Photo officielle, elle est parfois manifestation d’une mémoire occultée – ceux que l’on a exclus –?; manipulée – ceux qu’on a admis ou assimilés par un coup de force –?; et parfois l’objet d’une mémoire heureuse – la reconnaissance mutuelle d’un lignage?; mais toujours une mémoire officielle, n’excluant pas qu’existe une mémoire officieuse dissimulée, cachée dans les portefeuilles, ou autres masques.
Second trait
15Là où il y a un nous, il y a une sacralité. Les anthropologues y ont fortement insisté : ce n’est pas la société qui fait le symbolique, mais c’est le symbolique qui fait la société. Il y a du sacré dans la photo de famille parce qu’elle fait lien. Mais c’est le lien familial qui fait le sacré que la photo de famille cherche à faire voir, à épeler. Elle n’est donc pas uniquement élucidation de structures de parenté ou d’alliances objectivables. Ce qui est en jeu, c’est l’idée que la photo de famille est la célébration d’un nous reconnu comme valant inconditionnellement. Elle donne d’entrevoir la mise en place, par le lignage, d’une inscription d’un ombilic qui plonge en direction de l’origine («?icônes de l’ancestral?» et figures des grands ancêtres) et ouvre en direction des à venir (les «?icônes de l’espérance?» des générations montantes), comme dirait Ricœur (1985). On se demandera alors si le glissement sémantique allant de la famille à la parentalité ne signe pas la disparition d’un nous sacré, au profit de recompositions familiales?? La conséquence en serait-elle alors aussi la disparition de la photo de famille avec ses codes, au profit des impressions émotionnelles numérisées, moins formelles, plus interactives?? Cette disparition d’un nous ne doit pas être poétisée nostalgiquement à l’excès : il a ses violences dont il ne faut pas être dupe – on doit se souvenir du «?Famille je vous hais. Foyers clos?; portes refermées?; possessions jalouses du bonheur.?» de Gide (1897), rappelant l’existence de l’hostilité sous la pieuse hospitalité familiale.
Troisième trait
16Par sa dimension expressive et symbolique, la photo de famille est un signe qui fait signe : l’image qui épelle un air de famille est signe de l’esprit de famille. C’est à cet endroit que se dialectise le thème de l’air de famille pris entre une logique de l’identification (le reconnaissable) et une logique de la reconnaissance. La photo que l’on regarde est également une photo qui nous regarde. Non plus figée, mais réinscrite dans un parcours, elle devient une médiation. Elle est ce tiers médiateur devant lequel apprendre à se déchiffrer, se comprendre et se reconnaître. Cela se fait dans le cadre d’un parcours de la reconnaissance, allant des signes extérieurs visibles, identifiables et objectivables, pour aller progressivement en s’intériorisant, quittant les apparences pour approfondir ce qui peut faire de cette photo une apparition de ce sans quoi cette famille ne saurait être ce qu’elle est. Car on ne peut oublier que la photo de famille est toujours la photo d’une famille. L’universalité que porte en lui le lien généalogique est ouverte à des fraternités plus larges que celles du cercle familial, ne se déclinant pas ailleurs que dans la singularité historique d’une famille. Certes, à première vue, la photo de famille peut être vue, déchiffrée à partir d’un regard qui scrute et traque des ressemblances objectives, un nez, une posture corporelle, une couleur de cheveux qui font de l’identité familiale une somme d’identifiants objectifs. Repliant l’identité sur des identifiants, elle rabat la famille sur la horde, la tribu, la communauté. Mais on perçoit vite que ces identifiants sont eux-mêmes investis de valorisations qui invitent à rechercher les personnes sous les rôles, à dépasser le souci de la ressemblance pour expliciter ce qui fait le cœur de l’appartenance qui les lie. En effet, la photo de famille scénographie une généalogie, et rien dans la photo ne nous dit que l’apparente ressemblance physique soit l’essentiel de ce qui est à voir. Après tout la composition photographique présente comme une unité une réalité qui a pu connaître des recompositions familiales, des remariages, des adoptions.
Ce dernier aspect est décisif, la photo de famille présente spatialement un modèle d’unité dont on ne doit oublier qu’il est une modélisation. Si elle explicite sensiblement ce que la famille est – une unité élaborée par la reconnaissance dans le lignage –, elle est également ce qu’elle cherche à être. On sait que les unités peuvent être de façade, qu’elles sont parfois des feintes. Les photos de famille peuvent parfois enrichir ce que Michel Foucault (1982) aurait pu appeler des «?archives de l’infamie?». La photo peut être trompeuse en ce qu’elle constitue une unité tendant à faire oublier qu’elle est une unité conquise. Conséquence d’une identité en travail, elle ne peut faire l’économie du temps dans et par lequel des libertés apprennent à se reconnaître mutuellement et à consentir à ce site qu’est, pour elles, la famille. La photo de famille est trompeuse si on la réifie comme le modèle de l’unité familiale enfin instaurée et définitivement scénographiée. Élément objectif mais statique, elle ne peut être séparée de la dynamique temporelle des relations familiales. Faire de la photo de famille un interprétant, c’est alors la replacer dans l’espace-temps de la vie de famille. Si la nostalgie, la douleur des blessures familiales peuvent conduire à rêver la famille à partir des photos érigées en icônes vénérées, voire adorées, la vie des images, en famille, consiste plutôt à faire d’elles des moments dans une histoire. C’est que la photo de famille peut laisser croire que l’unité généalogique serait donnée dans l’immédiateté d’une pose. Mais ceci ne peut se faire qu’en enfermant la vie de famille, dirait Emmanuel Mounier (1962, p. 82.), sous cette «?épaisse concorde familiale?» qui donne la nausée et émousse l’esprit.
De la ressemblance à la reconnaissance lignagère ou l’hospitalité généalogique
17On le voit, face à une photographie, nous pouvons mettre l’accent soit sur une herméneutique de la production – celle attentive aux dispositifs qui ont contribué à sa mise en œuvre, à sa réalisation concrète en son pôle objectif –, soit à une herméneutique de la réception, interrogeant ce que peut signifier se comprendre comme étant de la famille devant telle ou telle image. Cette herméneutique de la réception retrouve alors le problème de la reconnaissance. Que signifie se reconnaître devant cette famille, se représenter comme étant de ce lignage, dans une généalogie?? À quelles mésinterprétations possibles de ce qui fait famille sommes-nous susceptibles de succomber lorsque nous interprétons une photo de famille??
18Ces questions surviennent en raison de la première signification attachée à la reconnaissance comprise comme identification, traque des signes objectifs qui nourrissent des ressemblances. On peut lire la photo de famille avec le souci d’identifier un air de famille – la forme d’un nez, la couleur des cheveux, les postures des corps. Nous sommes alors devant une entreprise sémiologique qui consiste à faire de la reconnaissance essentiellement une entreprise quêtant des indices érigés au rang de preuves. Ressemblance physique, identification génétique (puisque la cartographie du génome a pu être envisagée comme étant la «?véritable?» photo de famille, la nécessité de l’hérédité invisible persistant sous la surface visible trompeuse des apparentes ressemblances), mais aussi partage des signes sociaux de reconnaissance, se focalisent sur une reconnaissance qui ambitionne d’être surtout une connaissance. Cette première lecture est moins attachée à une histoire qu’elle ne fait de l’être familial la manifestation d’une nature ou l’objet d’une naturalisation possible : «?Celui-là tu ne peux dire qu’il n’est pas de toi?!?» Le coup de force idolâtre consiste alors à faire de l’image l’idole de la famille par une exaltation de l’apparence. Ce serait par l’extériorité, celle des traits physiques, que la famille prendrait corps puisque la transmission familiale, dans sa dimension sensori-motrice, opère aussi par des techniques du corps, au sens de Marcel Mauss (1934). Dans le postural s’expriment des signes d’identification (coupe de cheveux, manière de se tenir debout, etc.), des conduites programmées et synchronisées qui constituent un air de famille, des «?incorporats culturels?» dirait Jean-Claude Rouchy (1998).
19Mais la reconnaissance généalogique va au-delà de la ressemblance génétique. Elle reprend cette première signification, dans un travail réflexif consistant à faire de la photographie un tiers médiateur grâce auquel on devrait mieux se comprendre comme étant de cette famille dont on pourra dire qu’elle est la sienne. Cette fois, le parcours de la reconnaissance tient à l’écart entre cette photographie, faite à un moment du temps, présentant une image de soi, et la famille qui ouvre sur une temporalité plus vaste. Se comprendre devant l’image, c’est ainsi dissocier ce qu’il y a en elle de factuel, de médiations accidentelles (la date de prise, l’âge des protagonistes, leurs vêtements, la présence ou l’absence de tel ou tel membre de la famille sur la photo, etc.) et ce qui se maintient comme potentiellement ouvert à l’universel. Bref, l’écart entre le temps circonstancié de la photographie et ce qu’elle capte d’essentiel fait d’elle un tiers grâce auquel passer de la ressemblance dont on s’amuse ou s’inquiète à la reconnaissance mutuelle qui fonde et assure des identités. La photo du point de vue factuel rentre dans le temps des archives, elle n’est plus, bientôt, qu’un document historique. Mais du point de vue de la reconnaissance lignagère elle vise le temps long de l’origine dans l’ancrage du lignage (d’où venons-nous??), et de la destinée dans les attentes familiales (où allons-nous??), médiation entre une famille et l’histoire de la famille humaine. Dit plus fermement, la photo de famille est un tombeau pour les morts en honorant la mémoire vivante des ancêtres qui implicitement la rendent possible, en même temps qu’une trace pour les survivants des attentes que l’on a osé formuler pour demain, et que l’on a osé prendre et photographier. La photographie de la famille devient un tiers médiateur qui renvoie à une absence à laquelle elle fait signe, à savoir que la photo de famille est un relais imagé, reliant la famille représentée spatialement avec la famille que l’on se représente psychiquement en amont comme en aval. Ici l’image physique renvoie à des images psychiques.
20Se comprendre devant la photo de famille devient alors l’objet d’une interprétation de soi, qui quitte la question de la ressemblance pour porter son attention au paradigme généalogique. Lire la photo de famille en fait une image symbolique rendant compte de ce qui lie les différents membres entre eux, à savoir l’axe du successif, l’ordonnancement généalogique. Il n’y a pas de famille s’il n’y pas cette déclinaison du même dans l’autre des âges. Cette fois-ci la liaison est celle de la temporalité unifiée par la filiation.
Ultimement, c’est sans doute cela que nous apprend la photo de famille : déchiffrer l’identité familiale comme une mise en travail qui, en permanence, dialectise des signes d’identifications objectifs auxquels on est toujours prêt à se raccrocher pour se rassurer et l’altérité du jeu des libertés résistant aux assimilations hâtives, sous le prisme de la généalogie. La photographie devient ainsi un relais imagé pour unifier la trajectoire temporelle, qui pointe en direction de l’origine et en direction de la génération future, dialectisant ce qu’il en est du parcours de cette famille dans le temps vaste de l’histoire. La photo de famille rend alors visible son invisible de référence : une unité enfin réalisée mais jamais pleinement vécue. La famille que l’on voit sur l’image révèle l’unité d’une famille que l’on vise. Mais faire famille demeure une tâche.
Bibliographie
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : portrait de famille, reconnaissance, identification, photographie
Mise en ligne 01/12/2010
https://doi.org/10.3917/difa.024.0167